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La facture instrumentale occidentale est un artisanat redevable à plusieurs siècles de développements et d’influences étrangères. Depuis les percussions classiques, d’abord mises à profit dans les passages orchestraux à la turque, jusqu’à la guitare moderne, héritière d’une confluence de luths originaires d’un peu partout au monde, la facture instrumentale de tradition européenne a peu à peu canonisé des instruments non européens au sein de formes musicales occidentales. Les xixe et xxe siècles sont des périodes cruciales dans ce processus, les fabricants d’instruments en ayant standardisé certains (le piano) et les inventeurs en ayant introduit de nouveaux (le saxophone, les ondes Martenot, le thérémine). Certains instruments, comme le marimba, originaire d’Afrique via l’Amérique latine (Eyler 1985), ont été développés par la facture occidentale jusqu’à s’introduire de façon permanente dans des expressions musicales sans lien avec l’instrument d’origine[1]. Les premiers facteurs à expérimenter avec cet instrument sont les Américains Ulysses Grant Leedy et John Calhoun Deagan (Kubik et collab. 2001). Ce dernier, via sa compagnie J. C. Deagan Company, fabrique les premiers marimbas modernes à partir de 1910, lesquels sont devenus incontournables dans la pratique des percussionnistes classiques.

Certains instruments nouveaux, inventés au début du xxe siècle, tombent rapidement en désuétude et ne s’insèrent que marginalement dans la pratique musicale occidentale. C’est le cas du deagan organ chimes, breveté par la J. C. Deagan Company dix ans avant la commercialisation du marimba. Cet instrument a la particularité frappante d’être pratiquement identique à l’angklung indonésien, si ce n’est de sa construction en métal plutôt qu’en bambou. L’organ chimes, qui demeure aux États-Unis une curiosité musicale, n’est cependant pas promu du vivant de son inventeur comme une américanisation de l’instrument originaire d’Asie du Sud-Est. L’absence de mention de cette influence est curieuse, considérant les origines africaines et latino-américaines avouées des multiples marimbas commercialisés à l’époque par Deagan. Vraisemblablement une appropriation culturelle brevetée comme invention, l’organ chimes n’a pas soulevé de controverse puisque tombé dans l’oubli. Ironiquement, l’angklung connaît en Indonésie une renaissance au cours du xxe siècle, alors qu’il était devenu folklorique à l’époque de l’invention de l’organ chimes.

Si la ressemblance frappante entre les deux instruments a déjà été soulignée plusieurs fois (Hopkins 1993 ; Spiller 2015, 48), elle n’a fait l’objet d’aucune étude approfondie. Dans le présent article, les savoirs relatifs à ces deux instruments seront mis en parallèle afin de mieux les comparer. De plus, j’aborderai l’Exposition universelle de Chicago en 1893, premier événement à diffuser massivement la culture javanaise et sundanaise aux États-Unis. Je positionne cet événement comme élément déclencheur de circonstances ayant pu permettre à John Calhoun Deagan de développer sa gamme d’instruments. À défaut de pouvoir prouver hors de tout doute que l’inspiration derrière le deagan organ chimes ait bel et bien été l’angklung, j’avancerai que le contexte colonial de l’époque était propice aux appropriations culturelles sans réprimande pour un inventeur américain. Plus généralement, le cas du deagan organ chimes sert de point d’ancrage à une réflexion plus large sur l’histoire de la facture instrumentale ainsi que sur l’éventuelle décolonisation de celle-ci. Renversant le récit du deagan organ chimes comme invention nouvelle, je proposerai l’appellation d’angklung américain.

J.C. Deagan et l’organ chimes

Fondée en 1880 à Saint-Louis par John Calhoun Deagan, la compagnie J.C. Deagan était spécialisée dans la facture d’instruments de percussion, notamment des instruments à clavier tels les xylophones, les vibraphones et les marimbas. Cette spécialisation amènera notamment l’inventeur à créer plusieurs instruments hybrides, tels le nabimba, le tubaphone et le vibraharp[2]. Sa propension à créer des instruments faits de métaux l’oriente également vers la manufacture de cloches tubulaires ainsi que de divers modèles d’instruments en acier. Stimulé par une recherche acoustique, son travail contribue largement à populariser et standardiser le marimba aux États-Unis et ailleurs[3]. Un jalon important de sa carrière est sans doute la création d’un orchestre de 100 marimbas, manufacturés par la J.C. Deagan Company, à l’occasion d’un concert donné lors de l’Exposition universelle de 1933 à Chicago. La compagnie est toutefois rachetée par Slingerland Drum Company en 1977, puis absorbée à nouveau par Yamaha en 1986. Bien que certains instruments fabriqués par cette dernière compagnie portent encore le nom Deagan, la J.C. Deagan Company n’existe plus sous sa forme originale et ses inventions ont été retirées du marché.

Au tournant du xxe siècle, John Calhoun Deagan développe par ailleurs une série d’instruments inventés, étiquetés comme novelties. En plus des tubaphone et nabimba, les deagan organ chimes étaient promues comme innovation du moment (figure 1). Dans le catalogue H de la J.C. Deagan Company, l’instrument est décrit en ces termes : « Les Deagan Organ Chimes sont universellement considérés comme étant la plus grande nouveauté instrumentale jamais inventée, et peuvent être jouée par d’un à six interprètes selon leurs tailles et registre[4] » (« Deagan Catalogue “H” »).

Instrument resté relativement impopulaire parmi son catalogue, en comparaison à ses cloches tubulaires et ses marimbas, il est remarquable en raison de sa forme inusitée. Un ensemble d’organ chimes est constitué d’une série d’idiophones de type sistres[5], chacun étant constitué de tubes résonateurs montés sur un cadre. Ces instruments étaient fabriqués tant en métal nickelé qu’en aluminium. Bien qu’il en existe des variations, la construction typique d’un organ chime implique quatre tubes résonateurs. Le plus grand d’entre eux donne le son fondamental et est disposé à une des extrémités du cadre. Ensuite, le second tube produit la même note à l’octave supérieure. Finalement, les deux derniers tubes produisent tous deux la deuxième octave supérieure par rapport à la note fondamentale (Hopkins 1993). Disposé sur un support, chaque sistre devient l’élément d’un carillon pouvant être joué par un seul musicien[6]. Lorsqu’enlevés de leur support, les sistres individuels peuvent être confiés à plusieurs musiciens s’échangeant la tâche de faire résonner telle ou telle note, générant collectivement une mélodie. Un ensemble complet comprend les douze sons chromatiques du tempérament égal et peut couvrir d’une octave et demie à trois octaves et demie. Les plus grands modèles d’organ chimes comportent quarante-quatre sistres individuels.

Figure 1

Croquis du deagan organ chimes tiré du brevet du 6 mars 1900 (No. 644,817)

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Comme bien d’autres instruments développés par cette compagnie, le deagan organ chimes n’est désormais plus sur le marché. Bart Hopkins estime à un peu plus d’une douzaine les instruments encore existants aux États-Unis, pour la plupart des objets intégrés à des collections privées (Hopkins 1993). Leur utilisation contemporaine la mieux connue dans l’espace public est sans doute celle qu’en fait le groupe déambulatoire The Dapper Dans[7]. Cet ensemble consiste en un quatuor vocal de type barbershop, un style de chant populaire américain plus ou moins contemporain à la mise en marché de l’organ chimes. Ce groupe de musiciens interprète ainsi de nombreux morceaux vaudeville, en s’accompagnant occasionnellement à l’organ chimes dans le parc de Disneyland à Anaheim, en Californie. Dans ce contexte, chaque musicien utilise deux sistres, permettant à l’ensemble de combiner huit notes de façon tant mélodique qu’harmonique. Chaque sistre fait résonner sur trois octaves un degré de la gamme de do majeur. Si l’on considére que la musique de ce groupe est passivement entendue par des milliers de visiteurs à chaque jour, l’emploi de cet instrument obscur par l’ensemble The Dapper Dans ne fait que renforcer le caractère démodé et distinctif de l’organ chimes.

L’angklung, un idiophone ouest-javanais

De l’autre côté du pacifique, et plusieurs siècles auparavant, s’est développé un instrument nommé angklung dans la région maritime de l’Asie du Sud-Est. Cet idiophone fait de bambou est, à l’instar de l’organ chimes, un sistre de forme plus ou moins rectangulaire. Sur son cadre, deux à quatre tubes résonateurs sont maintenus en place par de minces tiges de bambou rattachées à une base cylindrique. Les extrémités inférieures des tubes résonateurs s’emboîtent dans les entailles de la base grâce à de petites saillies prolongeant les tubes. Le musicien tient l’angklung par son cadre et met le met en branle en le secouant. Les tiges verticales ne sont pas fixées rigidement au cadre, ce qui permet aux tubes résonateurs de bouger librement. Le son est donc produit par le contact entre les tubes résonateurs et la base de l’instrument. Généralement, les tubes résonateurs d’un angklung reproduisent un même ton sur plusieurs octaves, ce qui enrichit le timbre de l’instrument.

Ainsi, l’angklung individuel doit s’agencer à d’autres instruments pour produire une mélodie. Ces mélodies s’articulent selon des échelles de deux à cinq notes, le plus souvent tirées des modes pentatoniques slendro et pelog répandus dans les musiques javanaises et sundanaises[8]. Traditionnellement, chaque angklung était confié à un musicien différent, chacun étant responsable de faire résonner une note spécifique[9]. Ce partage de la tâche nécessite une synchronisation entre les musiciens, puisque ce n’est qu’en vertu d’une alternance réussie qu’une mélodie peut être produite. Rosyani souligne qu’un certain aspect aléatoire quant à la mélodie était caractéristique des formes traditionnelles associées à l’angklung dans l’ouest de Java. Bien que cette propriété soit encore présente dans les rituels de la communauté baduy de la région de Kanekes, d’autres traditions d’angklung ont évolué vers l’élaboration de mélodies déterminées (Rosyani 2012, 33). Le mode de jeu traditionnel de l’angklung nécessite donc de jouer des mélodies en hoquet, produisant une texture musicale qui n’est pas sans rappeler celles des mélodies imbriquées chères au gamelan indonésien[10]. Si ces façons de jouer l’angklung sont encore répandues, un autre mode de jeu plus récent consiste toutefois à suspendre tous les angklungs d’une échelle mélodique donnée sur un même support. Cette disposition côte à côte permet à un seul musicien de jouer les angklungs à la manière d’un carillon[11].

Figure 2

Ensemble d’angklungs utilisés par l’ensemble de musique balinaise Giri Kedaton à l’Université de Montréal.

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L’époque et le lieu exact de l’invention de cet instrument font l’objet de débats, mais on estime que l’angklung existe depuis le xiie siècle dans l’ouest de Java (Perris 1971) et qu’il s’était déjà répandu ailleurs dans l’archipel quelques siècles plus tard (Rosyadi 2012, 32-33). Dans la société sundanaise, le bambou occupe une place importante (Rosyadi 2012, 29-31). Le bambou, produit par la plante awi, est surtout répandu à l’ouest de Java, où il participe notamment à la stabilisation de l’écosystème de la région. Il est également utilisé en cuisine, dans la construction de bâtiments, ainsi que pour fabriquer divers objets du quotidien comme des outils ou des instruments de musique. Les usages de l’angklung traditionnel sont variés, allant du divertissement aux fonctions rituelles, et ont été adaptés aux différents contextes de divers villages dans la région sundanaise (Pasundan). L’instrument a une importance notoire dans les rituels de fertilité du sol (Baier 1985). Rosyadi identifie une dizaine de formes traditionnelles distinctes et toujours existantes sur l’île. Aujourd’hui province de l’Indonésie, la région sundanaise est la terre natale des Javanais du centre et de l’est de l’île, un groupe ethnolinguistique distinct ayant d’ailleurs résisté au pouvoir et à l’hégémonie culturelle javanaise (Spiller 2004, 135-141). C’est entre autres cette dynamique qui incite les artistes sundanais à adapter des traditions musicales javanaises comme le gamelan et à en créer des variantes régionales. À l’inverse, nous verrons comment la jeune nation indonésienne adopte l’angklung sundanais au cours de la seconde moitié du xxe siècle.

Développements et transformations de l’angklung indonésien

Avec les transformations du monde entraînées par la colonisation européenne, la survivance de de nombreuses expressions artistiques traditionnelles a été mise en péril. L’angklung sundanais et son répertoire ne font pas exception. Les Indes Néerlandaises, nom colonial de l’actuelle Indonésie, ont été les principales terres d’exploitation mercantile de marchands hollandais pendant plus de trois siècles. Tombé en désuétude au cours de cette époque, l’angklung est relayé au rang de jouet d’enfant durant les années 1920, puis à celui d’accessoire d’un art de rue dix ans plus tard (Perris 1971). Contrairement à la tradition aristocratique du gamelan, qui suscite très tôt l’intérêt d’officiers coloniaux[12], le répertoire de l’angklung est jugé comme étant de piètre qualité par les Hollandais (Sumarsam 2013, 77-114). Cette stigmatisation de l’instrument est entre autres due à une crainte que l’angklung puisse servir de symbole de résistance contre l’empire colonial (Rosyadi 2012, 32). Dans la même logique de contrôle, le système d’éducation implanté par les Pays-Bas impose l’apprentissage du solfège et des instruments occidentaux dans l’éducation formelle, laquelle n’est toutefois accessible qu’aux classes élevées de la société (Perris 1971).

Les échelles diatoniques utilisées en musique européenne se sont donc graduellement insérées dans la culture musicale des générations d’Indonésiens éduquées dans les écoles hollandaises. C’est ainsi que l’enseignant Daeng Soetigna (1908-1984), ayant lui-même reçu son éducation dans ce contexte, entreprend de développer des angklungs accordés selon une échelle diatonique dès la fin des années 1930. Fasciné par l’instrument traditionnel et désireux de le réactualiser, il apprend à sculpter des angklungs pentatoniques auprès d’un vieil homme nommé Pak Djaja. C’est à partir de ce savoir qu’il construit ensuite des ensembles diatoniques (Rosyadi 2012). Propices à l’apprentissage d’un répertoire de chansons variées, allant des mélodies traditionnelles aux morceaux populaires européens, Soetigna reconnaît rapidement l’accessibilité et la valeur éducative de ces instruments (Perris 1971).

Au départ, Soetigna avait introduit cette nouvelle gamme d’instruments auprès des scouts de la région de Kuningan. Durant l’occupation japonaise de 1942 à 1945, les prestations d’angklungs par les élèves de Daeng Soetigna sont bien reçues par les officiers en charge de la région, lesquels ont même intégré ce type de spectacle à des événements officiels. Dans les années suivant l’indépendance de l’Indonésie, Daeng Soetigna continue de former de jeunes enfants et de les faire participer à des cérémonies et événements officiels, insérant progressivement cette tradition dans la culture nationale. Sous sa tutelle, des groupes d’angklungs sont également amenés à jouer lors d’événements diplomatiques internationaux. Vers la fin de sa vie, Soetigna reçoit une série de certificats honorifiques le remerciant pour sa contribution à la culture indonésienne (Rosyadi 2012, 35-38). Il décède en 1984.

Soetigna a fait germer de son vivant une tradition qui se poursuit encore aujourd’hui. Un des étudiants de Soetigna, Udjo Ngalagena, prend le relais en développant dès 1966 un centre d’interprétation et d’apprentissage de l’angklung à Bandung. Le Saung Angklung Udjo accueille régulièrement des centaines de personnes pour participer à des ateliers d’apprentissage de l’angklung et présente de nombreux spectacles touristiques (Hynson 2016). Au fil du temps, l’instrument s’est répandu dans l’archipel indonésien et y est devenu un symbole national, ainsi qu’un outil d’éducation officiel reconnu par le gouvernement depuis 1968. L’angklung a été enregistré par l’UNESCO en 2011 comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité. À travers ces développements, ce sont surtout les instruments comme tels qui ont gagné en présence, leur utilisation musicale ayant grandement changé. Bien que les répertoires traditionnels de l’angklung existent encore, l’instrument s’est adapté à divers usages et a souvent été intégré à différents genres musicaux, indonésiens ou non[13].

À quelques détails près, les deux instruments discutés ci-haut fonctionnent selon le même principe et leur fabrication est semblable. Ils se distinguent essentiellement par le matériau avec lequel ils sont construits, le choix des échelles mélodiques et des registres ainsi que les contextes culturels fort différents dont ils sont respectivement le produit. Le deagan organ chimes, développé aux États-Unis à une époque où l’angklung indonésien diatonique n’existait pas encore, remplace les modes pentatoniques de cet instrument par une échelle tempérée et chromatique. Deagan abandonne également le bambou et opte pour le nickel et l’aluminium, matière plus accessible et plus en phase avec la production générale de la compagnie. Le bambou, qui abonde à travers l’archipel indonésien, est également vulnérable lorsqu’il est exporté dans un climat beaucoup plus sec, comme celui des États-Unis (Perris 1971). Ceci n’en fait pas un matériau idéal pour la manufacture d’instruments de musique hors d’un climat tropical. Ces différentes propriétés reflètent ainsi les réalités culturelles, environnementales et matérielles de leurs lieux de fabrication respectifs.

Point de contact : L’Exposition universelle de 1893 à Chicago

Le développement d’une conscience de Java et de sa culture dans la population américaine peut être rattaché au contexte colonial d’il y a plus d’un siècle. En 1893 se tient la première exposition universelle aux États-Unis, à l’occasion du 400e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb sur le continent américain. Deux nouveaux espaces urbains sont aménagés à Chicago, qui souhaite ainsi s’imposer comme ville à la fine pointe de la modernité américaine. D’une part, la Cité Blanche (White City) est constituée de bâtiments au style néoclassique européen servant à mettre en valeur la stature de la ville par sa planification architecturale. L’avenue Midway Plaisance est par contraste un espace aménagé en « parc d’attractions ». Ces « attractions » prennent la forme de villages ethnoculturels diversifiés, sorte de catalogue vivant des possessions coloniales de l’époque. Plus généralement, les installations à Midway Plaisance ont comme projet ethnographique de représenter divers peuples à l’état « primitif », par opposition à la « civilisation » célébrée par la Cité Blanche (Rydell 2005). Parmi ces différentes reproductions figurent des villages turc, germanique, égyptien, inuit et javanais[14].

Sous le couvert de la célébration de ces cultures, la modélisation de tels villages sert notamment à promouvoir des produits cultivés et vendus par les colonisateurs. Organisé par le Chicago-Java Village Syndicate, le village javanais a pour objectif principal de vendre du café et du thé javanais (Spiller 2015 ; Clendinning 2020 ; Fishman 2021). Concrètement, il s’agit d’un village construit de toutes pièces par plus de 125 paysans des plantations ouest-javanaises Parakan Salak et Sinagar et dont la conception est calquée sur ces dernières. Parmi les nombreux artistes et artisans figure une troupe d’artistes et d’athlètes solonais de la région centrale de l’île de Java (Spiller 2015, 30[15].) Le village javanais est de loin l’attraction la plus populaire de cette exposition, attirant des centaines de milliers de visiteurs au cours des six mois de sa tenue (Spiller 2015 ; Fishman 2021).

En plus du billet d’entrée au village, les visiteurs ont l’option de payer vingt-cinq cents supplémentaire afin d’assister à un spectacle d’une heure de danse, musique et théâtre. Ce programme, dont la musique est interprétée sur le premier gamelan à atteindre l’Amérique du Nord, est constitué d’un mélange d’oeuvres sundanaises et javanaises adaptées à un public non averti, ainsi que d’interprétations de chansons populaires américaines. Hors de ce contexte, la musique est présente sous plusieurs formes à l’intérieur du village javanais. Tout visiteur peut y entendre les sons d’instruments éoliens en bambou, d’un gamelan rudimentaire ainsi qu’une troupe de musiciens déambulatoires (Spiller 2015, 31-41). Cette dernière prend régulièrement la forme d’un petit groupe de musiciens jouant des angklungs de bambou afin d’attirer l’attention des foules vers le spectacle payant.

Le village étant conçu pour être fonctionnel et permettre aux visiteurs d’observer la vie courante javanaise, les artisans s’y adonnent à la confection de divers objets exposés et mis en vente. Parmi ces objets, des instruments de bambou tels des flûtes suling et des angklungs sont vendus et deviennent partie intégrante de collections privées. Ces retombées matérielles de la présence des musiques sundanaises à Chicago s’accompagnent également d’impacts intangibles. Selon Spiller, la musique entendue à l’exposition a eu des retombées considérables sur la manière dont l’image de Java s’est façonnée chez les Américains, une image jamais vraiment mise à l’épreuve par des mouvements migratoires indonésiens vers les États-Unis (Spiller 2015, 47-55). Toutefois, l’impact de la musique sundanaise sur celle produite aux États-Unis est plus discret qu’en France, où la musique de Debussy témoigne d’une influence ouverte du gamelan après sa visite de l’exposition de 1889 (Cook 2013). Ce n’est que plusieurs décennies plus tard que le gamelan s’insèrera fermement dans la conscience et la pratique musicale états-uniennes, notamment dans les programmes universitaires en musique (Clendinning 2020).

Néanmoins, cette exposition a contribué de façon marquée à la dissémination des cultures de peuples colonisés. L’exposition façonne notamment l’image de la culture javanaise dans l’imaginaire de centaines de milliers d’Américains. En plus de laisser de nombreux objets d’artisanat au pays, cet événement d’une magnitude sans précédent perpétue les perceptions orientalistes de Java dans les arts et la presse américaine pour les décennies à venir (Spiller 2015).

De l’importation à l’appropriation

S’il n’existe pas de preuve matérielle de l’influence directe qu’ont pu exercer les importations culturelles et humaines de l’Exposition universelle de 1893 sur les inventions de John Calhoun Deagan, l’importance de l’événement dans l’histoire des États-Unis (Rydell 2005), ainsi que la proximité géographique et temporelle entre l’inventeur et ce « musée vivant », en font le point de contact le plus plausible entre l’angklung et l’organ chimes. Spiller note que rien n’atteste la présence de John Calhoun Deagan à l’exposition elle-même, celui-ci n’ayant emménagé à Chicago qu’en 1897 (Spiller 2015, 48). Toutefois, la presse de l’époque montre qu’un certain nombre d’angklungs sont demeurés dans la ville à la suite du démantèlement du village javanais (Cooper 1985, 177). Ces objets artisanaux utilisés et fabriqués sur place sont donc achetés durant l’exposition et continuent par la suite à circuler dans la ville, permettant leur découverte a posteriori.

À l’époque de l’Exposition universelle, Chicago vient tout juste de se classer comme la deuxième ville en importance du pays, avec une population de 1 099 850 habitants. Ce sont plus de 27 millions de visiteurs qui se promènent à travers l’exposition entre le premier mai et le 30 octobre 1893, soit plus de 40 pour cent de la population totale des États-Unis. Le village javanais reçoit pour sa part autour de 670 000 visiteurs, dont 82 000 ont payé pour voir les spectacles présentés par la troupe d’artistes résidents (Clendinning 2020). Toutefois, les manifestations sonores du village javanais résonnent bien au-delà de ces chiffres. D’une part, comme mentionné plus haut, une panoplie d’instruments de musique pouvaient être entendus en dehors des spectacles payants. Ces sonorités se fondaient dans un paysage sonore entre autres teinté par l’appel à la prière de la mosquée.

Ces musiques de rue, jouées par un groupe déambulatoire ou par des musiciens seuls, en plus d’être ouïes au moins passivement par les visiteurs du village javanais, sont aussi audibles pour les passants qui se contentent de l’observer à travers la clôture. Un aperçu de ce paysage sonore prend également la forme d’un spectacle « international » donné dans la Cité Blanche à au moins une reprise (Spiller 2015, 32). Ce spectacle inclut notamment des joueurs de tarawangsa (vielle), de suling (flûte), de tarompet (trompette), de dog-dog (tambour) et d’angklung (Spiller 2015, 35). Force est de constater que les sonorités de la musique du village javanais se sont faites entendre bien au-delà des visiteurs y ayant mis les pieds. L’angklung, représenté dans un contexte déambulatoire, est potentiellement l’un des instruments sundanais le plus vus et entendus.

Par ailleurs, le contexte colonial dans lequel s’est déroulé cet événement met en perspective les mentalités à la source d’appropriations culturelles comme celle de l’angklung sundanais. Dans son compte rendu détaillé de l’exposition, Spiller discute du climat anthropologique de l’époque ; il stipule que le regard occidental était jugé à l’époque comme suffisant pour comprendre l’autre et sa culture (Spiller 2015, 52-55) :

Et la perception d’un regard unidirectionnel — les Américains regardaient et écoutaient avec grand intérêt mais évitaient ou banalisaient tout échange bilatéral — ont modélisé un sentiment américain de droit à l’emprunt, à la prise ou à la réinterprétation de tout ce qu’ils ont pu retirer de l’exposition, tangible ou intangible[16].

Spiller 2015, 54

Dans ce climat, il était aisé pour un inventeur de calquer un instrument de musique sur une curiosité d’outremer et de s’emparer des droits d’auteur d’ailleurs inexistants. Breveté à Chicago moins de sept ans après l’exposition, le deagan organ chimes est entré dans l’histoire écrite en tant qu’invention. La documentation légale attribuant la propriété intellectuelle de cette innovation à la J.C. Deagan Company témoigne de la vulnérabilité des patrimoines culturels non occidentaux, alors non protégés par un cadre légal.

Repenser le discours sur la facture instrumentale

Somme toute, le deagan organ chimes représente un chapitre marginal de l’histoire de la facture instrumentale. À peine une vingtaine d’années après le début de sa fabrication, l’instrument a été retiré du marché. Cette impopularité peut s’expliquer par l’inaccessibilité de l’instrument et ce, à plusieurs égards. Le catalogue H de la compagnie J.C. Deagan révèle qu’un ensemble d’organ chimes recouvrant une octave et demie est vendu au coût minimum de 175 dollars américains. Le prix d’un ensemble équivalent en aluminium descend à 95 dollars, une somme encore faramineuse pour l’économie de l’époque, la gamme de prix montant jusqu’à 650 dollars pour un ensemble couvrant quatre octaves. L’organ chimes était manifestement destiné à être vendu à des institutions et non à des particuliers. Le jeu de cet instrument étant inhabituel, il est aussi possible que cet aspect l’ait rendu moins attrayant pour les orchestres et universités que les multiples instruments à clavier développés par la même compagnie[17]. Devenu une curiosité peu de temps après son invention, l’organ chimes ne s’intègre ainsi à aucune forme d’expression musicale américaine.

Paradoxalement, l’angklung indonésien n’a fait que croître en popularité et en influence, alors que sa contrepartie américaine est tombée dans l’oubli au cours du xxe siècle. Durant cette période, son développement se fait sentir ailleurs en Asie alors que l’instrument est naturalisé dans plusieurs pays d’Asie du Sud-Est et devient une pratique interculturelle au sein des diasporas indonésiennes (Huang 2019). L’angklung moderne tel que réimaginé par Daeng Soetigna fait même son entrée aux États-Unis après l’indépendance de l’Indonésie. Soetigna y dirige notamment des concerts d’angklungs à l’Exposition universelle de New York en 1964 pendant huit mois (Rosyani 2012, 38). Cet effort s’inscrit dans la démarche d’instrumentalisation de l’angklung et des autres arts par le gouvernement indonésien, afin d’en faire des outils diplomatiques sur la scène internationale (Hynson 2016 ; Cohen 2019). Perris (1971) identifie également plusieurs ensembles d’angklungs aux États-Unis au début des années 1970. De plus, l’instrument se dissémine dans la conscience collective par l’entremise du gamelan, dont la popularité dans les universités nord-américaines est en croissance depuis 1954. Les angklungs y sont parfois utilisés dans ce contexte comme une alternative moins couteuse, ou un complément aux genres orchestraux indonésiens (Hynson 2016 ; Clendinning 2020, 71). De surcroît, l’engouement notoire pour les arts performatifs chez les artistes, chercheurs et publics occidentaux ont permis à l’angklung de s’insérer définitivement dans la conscience des « javaphiles » (Spiller 2015).

Le cas du deagan organ chimes est intéressant dans la mesure où il permet de repenser l’histoire de la facture instrumentale. Comme plusieurs autres inventions musicales en Occident, cet instrument tire ses origines d’un instrument plus ancien et issu d’une culture non européenne. Pour aller plus loin, il serait instructif de scruter davantage la généalogie d’autres instruments, notamment les percussions l’orchestre occidental, et d’en faire ressortir les origines diverses. En les rassemblant dans un ouvrage encyclopédique à l’ambition décolonisatrice, la recherche pourrait réellement faire émerger un discours alternatif à celui de l’innovation européenne et nord-américaine. Comprendre, par exemple, la provenance des divers gongs, cymbales et instruments à claviers utilisés, leurs précurseurs ainsi que leur évolution ailleurs dans le monde, nous forcerait à adopter une vision davantage transculturelle de la musique en Europe. Ceci permettrait par le fait même de nuancer la place accordée à la musique orchestrale dans l’histoire telle qu’elle a été écrite par les musicologues. Sans doute, ce nouvel abord permettrait-il de réfuter la prétendue « pureté » du canon occidental, qui est en réalité plus syncrétique qu’il n’y paraît.