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Dans son livre Errata, le critique littéraire George Steiner rapporte une discussion autour d’une question posée par György Lukács, sur ce qu’il nomme « l’extraterritorialité politique de la musique[1] ». Steiner s’interroge sur l’usage politique de la musique, et au sujet de l’immunité de certains compositeurs, dont Wolfgang Amadeus Mozart, face à la manipulation de leur oeuvre. En réponse, son interlocuteur joue au piano quelques notes de l’aria « Der Hölle Rache » de la Reine de la Nuit, et estime impossible de transformer la musique de Mozart en vecteur de propagande. Par opposition notamment à Wagner ou à Beethoven, Steiner soutient l’idée selon laquelle la manipulation politique de la musique de Mozart n’est qu’une bizarre contingence politique : les arts musicaux seraient au-delà du bien ou du mal. Après avoir lu Mozart 1941, la naïveté de Steiner lorsqu’il postule l’extraterritorialité politique de la musique paraît évidente.

Les autrices de Mozart 1941 examinent la Semaine Mozart du Reich allemand à Vienne en 1941, une célébration du 150e anniversaire de la mort du compositeur né à Salzbourg. Divisé en cinq chapitres et un épilogue, le livre retrace la Semaine Mozart, depuis « ses sources d’inspiration » en 1931 (p. 21) jusqu’aux conséquences, dans l’après-guerre, pour les 22 invités français dont certains sont jugés et sanctionnés pour leur participation (p. 203-206). Le premier chapitre retrace l’essentiel de l’histoire de l’organisation du festival viennois, les conflits entre les factions du iiie Reich, et les efforts de propagande. Le deuxième et le troisième chapitre sont consacrés à la présence de la délégation française, à la composition de son effectif, et à l’accueil qui lui a été accordé à Vienne. Dans le chapitre 5, les autrices examinent la presse française, notamment les articles écrits par les membres de cette même délégation. Elles y expliquent la rhétorique de la propagande du iiie Reich, dont le discours sur Mozart est analysé dans le quatrième chapitre. Enfin, l’épilogue est dédié aux conséquences, dans l’après-guerre et la période de dénazification, de la collaboration des invités français à la propagande nazie.

Après l’armistice avec la France en 1940, la victoire britannique lors de la bataille d’Angleterre et les succès initiaux de l’invasion de l’Union soviétique durant 1941, le iiie Reich consolide son emprise sur les territoires déjà annexés. L’expansion agressive de l’armée allemande à l’ouest et vers l’est exige des approches différenciées auprès des populations en territoire occupé, en l’occurrence la destruction à l’est et la persuasion à l’ouest. À l’est, le mépris à l’endroit des populations et de leurs cultures entraîne un programme génocidaire de destruction, de déportations et d’aryanisation. En ce qui concerne la France occupée, la stratégie comporte plusieurs volets : la répression de la résistance, l’appel à la collaboration et la propagande basée sur l’idée de paix entre les deux pays. L’effort de persuasion se traduit alors par une alliance culturelle, renforcée par la séduction des élites, ainsi que par une apparence de continuité et de normalité politique et culturelle pour la population (p. 75-76). C’est dans le cadre de cet effort de séduction que les bureaux de propagande du iiie Reich organisent des voyages d’artistes sur ses territoires, notamment la venue d’une délégation de musiciens, compositeurs, musicologues et journalistes français à Vienne à l’occasion de la Semaine Mozart.

Sur le plan de la propagande, la caractéristique la plus frappante qui ressort de l’étude de Benoit-Otis et de Quesney est la transformation de Mozart en icône du iiie Reich. Joseph Goebbels (le ministre de l’Éducation du peuple et de la propagande) et son bureau s’efforcent de présenter Mozart comme un compositeur germanique dont le génie universel présage et incarne le renouvellement culturel et martial de l’Allemagne. Ces évènements se déroulent au moment où les armées nazies rencontrent des difficultés dans l’offensive contre l’URSS. Ainsi, le compositeur dont la biographie et l’oeuvre attestent d’une singulière ouverture aux influences musicales et culturelles de toute l’Europe est converti par le Reich allemand en symbole aryen, en un « symbole guerrier » culturel, à la fois populaire et représentatif de la culture humaine la plus raffinée (p. 132). C’est dans cet esprit que l’ouverture de Don Giovanni et la Symphonie n° 41 (« Jupiter »), deux compositions de Mozart toutes aussi populaires que monumentales, sont présentées à l’ouverture du festival, accompagnées par le discours officiel de Baldur von Schirach, gouverneur (Gauleiter) de la région de Vienne et l’un des responsables de l’organisation du festival.

La mobilisation de l’art est un objectif central du régime nazi dès son arrivée au pouvoir en 1933. Celui-ci exhorte les artistes à se joindre au nouvel ordre national et met en place un appareil de répression, de censure et d’exclusion des manifestations artistiques indésirables. L’institution encadrant ces opérations est la Chambre de la culture du Reich, ou Reichskulturkammer (RKK), dirigée par Goebbels. À l’image de l’idéologie du parti nazi (NSDAP — Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, Parti national-socialiste des travailleurs allemands), alors que le processus de transformation de la culture et de l’ensemble de la société allemande est connu comme la Gleichshaltung (mise au pas ou synchronisation). Selon celle-ci, toute opposition au régime nazi, en pratique tout comme en principe, doit être éliminée pour garantir la perfection du projet d’un Reich, d’un Volk et d’un Führer proposé par Adolf Hitler. Les sphères politique, économique, religieuse et culturelle doivent dorénavant se soumettre à l’encadrement des institutions politiques et sociales imposées par le gouvernement. Toutes les manifestations artistiques sont donc soumises aux disputes politiques internes du NSDAP à l’échelle locale et régionale, ainsi qu’aux jugements esthétiques, parfois contradictoires, émis par Hitler, Goebbels ou Rosenberg[2]. La RKK est notamment chargée d’éliminer de la société allemande l’influence du « Bolchévisme culturel » et de « l’art dégénéré », lequel fait l’objet de la fameuse Entartete Kunst (Exposition de l’art dégénéré) de 1937. Cette dernière est organisée par la Chambre des arts visuels du gouvernement, en contre-exemple d’une autre exposition exaltant cette fois le nouvel art qui devait être privilégié selon le iiie Reich.

Von Schirach et Goebbels sont respectivement responsables des programmes de la Semaine Mozart et de la Semaine du Reich de 1941. Les autrices soulignent toutefois que plusieurs parallèles peuvent être établis entre ces festivités de 1941 et les célébrations planifiées à Vienne par Heinrich Damisch en 1931. Avec un programme musical très similaire, le festival de 1941 est en « continuité formelle » (p. 29) avec celui organisé dix ans plus tôt. Ces deux événements ont en commun la scène viennoise, l’encadrement politique de la musique, les commémorations symboliques, de même que les concerts et les évènements académiques. C’est plutôt sur le plan symbolique et politique que le iiie Reich introduit des changements importants, en redéfinissant la figure du compositeur, très populaire, de façon à le faire correspondre à la propagande raciste et impériale du régime hitlérien.

Dans le chapitre 4 Benoit-Otis et Quesney exposent magistralement la portée de ce changement de l’image et de l’oeuvre de Mozart. D’une part, le régime entreprend d’effacer les contributeurs juifs et les références maçonniques dans l’oeuvre du compositeur, à tout le moins de les minimiser et de les dénigrer (p. 136). Cette stratégie permet de manipuler la réception et l’interprétation de l’oeuvre — par exemple, en préconisant l’utilisation de la traduction « aryanisée » de Schünemann dans les représentations des opéras italiens —, sans l’interdire complètement. D’autre part, le régime entreprend de faire de Mozart, tout comme il le fait pour d’autres compositeurs, un symbole de l’éthos martial des nazis et de leur projet d’hégémonie culturelle. Les discours des responsables de l’appareil de propagande — Goebbels et Von Schirach — supposent un lien inextricable entre le projet totalitaire du Reich et la promotion du génie culturel allemand représenté par Mozart. L’appropriation du nom du compositeur devient ainsi un facteur de légitimation de l’invasion allemande, à savoir la volonté d’imposer par les armes un ordre culturel.

Toutefois, pour que cette image soit cohérente, la propagande nazie propage l’idée que Mozart, en tant qu’importante figure germanique, incarne le renouvellement du « vrai » Volk, par « son caractère populaire, car éminemment accessible » (p. 147), et son mépris des élites corrompues de Vienne au xviiie siècle. Dans ce cadre, Mozart serait un vénérable représentant de la renaissance du peuple allemand sous le nouveau régime — une idée issue du mouvement Völkish, caractérisé par son anti-modernisme et son antisémitisme. Pour rendre cette idée explicite, les responsables de la Semaine Mozart mobilisent les organisations encadrant la vie sociale sous le régime nazi, notamment celles liées à la jeunesse dans le domaine politique (comme les Jeunesses hitlériennes) et musical (comme les choeurs d’enfants).

Le Mozart germanique est ainsi réaffirmé comme « génie » universel tout en démontrant la supériorité d’une culture, ce qui représenterait un motif suffisant pour mener la guerre selon le régime nazi. La propagande nazie s’efforce donc de relier Mozart à la conquête. La guerre trouve sa justification dans la volonté d’affirmer la vitalité allemande contre le bolchevisme, le judaïsme et le libéralisme. Mozart serait alors le symbole de la « nouvelle Europe musicale, guidée par une Allemagne désormais fédératrice » (p. 195), c’est-à-dire par ses aspirations civilisationnelles et par l’universalité du soi-disant génie aryen.

Ce projet de propagande et d’hégémonie culturelle exige que d’importantes ressources financières et politiques soient dévouées aux arts pendant la guerre. Selon l’historien Alan Steinweis, les artistes sont appelés à participer à l’effort de guerre, soit directement dans le cadre des programmes de divertissement des forces armées, soit dans leur rôle de contributeurs au maintien de la morale et du bien-être publics[3]. Le festival Mozart de 1941 offre un bon exemple des compromis auxquels le Reich doit se résoudre : financer un festival tout en composant avec la pénurie de musiciens occasionnée par leurs propres politiques de persécution raciale et de censure.

Les autrices consacrent ensuite une partie de l’ouvrage à la participation d’un groupe de Français invités aux évènements de la Semaine Mozart. La délégation française qui fait l’objet du cinquième chapitre fait partie d’un vaste groupe d’individus conviés de partout en Europe. Leur invitation a pour but de « transformer les visiteurs étrangers en messagers de la grande réussite du Reich » (p. 163). Ceux-ci sont chargés de traduire ce message en termes clairs pour les médias et les publics européens, que leur territoire soit occupé ou non. Cette traduction se présente comme une critique culturelle et un témoignage d’un hommage historique à Mozart. Une des grandes réussites du Reich est d’avoir organisé une commémoration d’aussi grande envergure pendant la guerre, et d’en avoir fait un véritable pèlerinage culturel. Les membres des élites européennes invités deviennent ainsi des acteurs d’avant-garde dont le rôle consiste à apposer leur marque de légitimité culturelle à la propagande nazie. La nouvelle, « vraie figure de l’Europe[4] », serait alors celle d’une hégémonie allemande.

Dans le cinquième chapitre et l’épilogue, les autrices démontrent que les efforts de propagande s’orientent vers la recherche de l’assentiment du public. Le festival Mozart constitue un projet civilisationnel, une concrétisation de la vision du monde nazi. Dans un processus à ce point idéologiquement chargé, l’argument d’une prétendue autonomie de l’art, de celle de la musique en particulier, n’est que le masque de l’instrumentalisation systématique de l’art par le régime. En exaltant le génie universel de la musique allemande, le régime nazi présente le festival Mozart, ainsi que la présence de musicologues et journalistes français, comme la démonstration d’une alliance basée sur le partage de valeurs culturelles. Les articles rédigés par les invités font part de la magnificence de la célébration et de l’esprit allemand. Certains de ces écrits reprennent des propos de la propagande nazie, comme la dérision de la musique et de l’esthétique modernistes, ou le renouvellement de la passion pour le génie de Mozart grâce au pouvoir rassembleur de la célébration à Vienne. Les recherches de Benoit-Otis et Quesney sur la presse musicale nous permettent également de constater que la Résistance, sous les coups de la répression, n’hésite pas à condamner la collaboration, d’ailleurs confirmée dans les procès d’épuration d’après-guerre (p. 200-201).

Affirmer l’extraterritorialité politique d’une musique, ou tenter de figer l’interprétation d’une figure, d’une oeuvre ou de sa place dans le monde des idées, sont des projets problématiques. D’une part, nos perceptions esthétique, sociale et politique d’une oeuvre et d’un artiste se transforment grâce au travail des musiciens, des musicologues, des historiens et des biographes : certaines oeuvres sont réévaluées, récupérées, par exemple par une nouvelle appréciation artistique. D’autre part, les représentations changeantes d’une oeuvre reflètent son appropriation à chaque moment historique. Ces opérations sont, elles aussi, idéologiquement et culturellement chargées, bien qu’elle ne le soit heureusement pas toujours dans l’intérêt d’une exaltation monumentale et oppressante.

Les nazis n’ont pas réussi à réduire Mozart à une représentation construite par la propagande, non plus qu’à faire sombrer dans l’oubli Mendelssohn ou Mahler. Toutefois, comme le soulignent les autrices, le travail d’effacement antisémite a longtemps persisté dans les traductions allemandes des libretti de Da Ponte pour les opéras de Mozart. Cela nous montre qu’une réinterprétation idéologique pose le risque d’être normalisée, voire canonisée, même si le travail de reconstruction de la mémoire n’est jamais figé. Ainsi, l’image de Mozart européen célébrée dans le bicentenaire du compositeur (en 1991) est, elle aussi, le résultat d’une construction ou d’une « instrumentalisation » (p. 209). Les différences idéologiques déterminent les idées projetées sur la figure historique.

Selon le philosophe slovène Slavoj Zizek, l’idéologie est d’autant plus visible qu’elle ne se présente sous la forme de représentations trop littérales[5]. Nous voyons cet effet dans le cas du festival Mozart de Vienne et de ses « échos parisiens », où le compositeur est transformé en véhicule de l’idéologie et de l’esthétique national-socialiste. Dans cet ordre d’idée, une ontologie de la musique qui présente cet art comme expression universelle de valeurs intemporelles ignore souvent les aspects concrets sa production et de sa réception. Ces aspects historiques sont remplacés par une image idéalisée d’un art transcendant, comme pure expression nationale et intemporelle du génie individuel. L’étude de Benoit-Otis et Quesney met en évidence l’effacement de l’histoire en tant que phénomène politique et historique, en présentant les étapes de construction du Mozart « nazi » et le rôle du festival de 1941 à Vienne dans la projection internationale d’une image de la culture allemande sous le iiie Reich. Dans une abondance de détails issus d’un admirable travail de recherche d’archive, les autrices présentent la transformation idéologique de l’image et de l’oeuvre de Mozart dans le cadre d’un évènement démonstratif de l’assujettissement de la culture par le régime nazi.