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Introduction

Pour l’Organisation mondiale de la santé, la violence commise par un partenaire intime se définit par « tout comportement au sein d’une relation intime qui cause un préjudice ou des souffrances physiques, psychologiques ou sexuelles aux personnes qui sont parties à cette relation » (2012, p. 1). Selon l’Enquête sociale générale de 2014, au Canada, 4 % des personnes ayant un conjoint ou un ex-conjoint ont déclaré avoir été victimes de violence physique ou sexuelle de la part de leur conjoint (Burczycka, 2016). La violence conjugale n’est donc pas un phénomène rare. De plus, ce chiffre ne reflète que deux formes de violence (physique et sexuelle), alors que d’autres types de violences peuvent être exercés par un partenaire ou un ex-partenaire, notamment les violences psychologiques et économiques. On peut donc penser que ces chiffres sous-estiment largement les violences et qu’un taux plus élevé de violences au sein des couples serait plus proche de la réalité. De nombreuses recherches portent sur les violences conjugales en s’intéressant notamment à la prévalence du phénomène, mais elles prennent généralement peu en considération les paramètres de cette violence, comme les variations possibles au fil du temps. Pour pallier cette lacune, la présente étude avait pour objectif, à partir de la méthodologie des calendriers d’histoire de vie et d’un questionnaire inspiré du Conflict Tactics Scale (CTS2) élaboré par Straus, Hamby, Boney-Mc-Coy et Sugarman (1996), de décrire les différents paramètres (durée, intensité et gravité) des violences physiques, sexuelles, psychologiques et économiques subies sur une période de trois ans chez des femmes victimes de violences conjugales.

Violences en contexte conjugal

De nombreuses études ont été menées sur la problématique des violences conjugales ; cependant, parmi celles-ci, beaucoup s’intéressent à un événement précis et ne prennent donc pas en considération le fait que cet épisode de violence appartient à une séquence d’événements, une trajectoire qui va varier en fonction du contexte et du temps. Pourtant il est reconnu que pour ce genre de violence, les événements peuvent se répéter dans le temps (Piquero, Brame, Fagan et Moffitt, 2006). Le premier modèle à s’être intéressé à la dimension temporelle des violences conjugales est celui de Walker (1984/2016). Dans le cycle de la violence, Walker décrit trois phases variant dans le temps et en intensité pour les couples. Le cycle commence par une phase de tension durant laquelle la répétition des actes de violence va créer une escalade de la tension entre les partenaires, jusqu’à la phase d’explosion qui va permettre de décharger ces tensions. Après cette seconde phase où les violences se font plus graves, il peut y avoir une accalmie. Durant cette dernière phase sans violence (ou peu), l’auteur des violences peut exprimer ses regrets, présenter ses excuses et faire la promesse qu’il ne recommencera plus. Au fil du temps, les cycles vont se répéter et la troisième phase aura tendance à diminuer au profit notamment de la première, augmentant ainsi les périodes de violences. Bien que ce modèle prenne en considération la dimension temporelle des violences, l’évolution de ces dernières n’est vue que de manière ascendante alors qu’elles peuvent rester stables, voire diminuer (Piquero et al., 2006).

D’autres études ont d’ailleurs montré que la répétition des faits n’est pas forcément une règle et ne touche pas tous les couples (Barnham, Barnes et Sherman, 2017 ; Kerr, Whyte et Strang, 2017 ; Ouellet, Blondin, Leclerc et Boivin, 2017). Lorsqu’il y a répétition des faits, cela ne veut pas non plus forcément dire une aggravation des actes commis. Piquero et ses collaborateurs (2006) indiquent que les personnes commettant des violences conjugales ne commettent pas toutes des actes de plus en plus graves, mais celles dont les violences sont les plus graves au départ sont celles qui continueront à les exercer. Barnham et ses collaborateurs (2017) ont étudié plus de 140 000 incidents entre 2010 et 2015 en Angleterre et leurs résultats ne permettent pas de prouver une augmentation de la gravité des actes commis/subis au fur et à mesure de la répétition des événements. Les résultats de Kerr et ses collaboratrices (2017) indiquent que lorsqu’il y a récidive des comportements violents, alors le délai entre les événements diminue et ce d’autant plus que le nombre d’événements rapportés augmente. La gravité des événements aurait, elle, tendance à augmenter jusqu’au sixième événement de violence exercé/subi – au-delà, les résultats obtenus par ces chercheures sont moins nets, indiquant des diminutions et des augmentations de la gravité. Les résultats des différentes études vont donc dans le même sens concernant le fait que la récidive des comportements violents ne touche pas tous les couples. Cependant, concernant l’aggravation des actes commis, le consensus n’est pas encore présent.

Yakubovich et ses collaborateurs (2018) ont réalisé une méta-analyse des recherches longitudinales sur les facteurs de risque et de protection des violences au sein du couple. Il ressort de cette dernière que bien souvent les recherches sont uniquement axées sur les violences physiques, ne prenant donc que peu en considération la cooccurrence avec les autres types de violence qui peuvent être subis. Que les données proviennent des victimes ou des auteurs des violences, les recherches montrent une cooccurrence des victimisations psychologiques, physiques et sexuelles chez les femmes victimes de violences au sein du couple (Basile et Hall, 2011 ; Sullivan, McPartland, Armeli, Jaquier et Tennen, 2012). À partir d’un échantillon d’hommes ayant été arrêtés pour agression physique envers leur partenaire, les résultats de Basile et Hall (2011) indiquent que 96,8 % des participants déclarent avoir exercé les quatre types de violence examinés par l’étude, à savoir les violences psychologiques, physiques, sexuelles et le harcèlement criminel. À partir d’un échantillon de femmes victimes de violence de la part de leur partenaire, Sullivan et ses collaborateurs (2012) indiquent que le type de violence le plus retrouvé est la violence psychologique et que les violences physiques et sexuelles apparaissent quasi systématiquement avec de la violence psychologique. Les résultats de ces études démontrent la pertinence de s’intéresser aux quatre types de violence de manière simultanée tant les risques pour les victimes de subir plusieurs d’entre eux sont élevés.

Yakubovich et ses collaborateurs (2018) indiquent également que la plupart des études portent sur la relation entre les caractéristiques des femmes et leur victimisation et que peu s’intéressent aux facteurs de risque liés aux auteurs de ces violences ou au contexte. De plus, d’après ces mêmes auteurs, lorsque ces recherches prennent en considération des éléments du contexte, ceux-ci ne sont pas relevés à plusieurs reprises, mais uniquement lors d’un instant précis. Peu d’études ont des données sur plusieurs types de violences, la plupart explorant une multitude de comportements se rapportant à une seule forme de violence (Hall, Walters et Basile, 2012), et finalement, bien peu font un portrait des violences, ce qui rend compliquée la compréhension des distinctions et des similitudes entre les différents types de violence.

Pour pallier certaines lacunes dans ces études longitudinales, certains auteurs utilisent une autre méthodologie. Avec celle-ci, il est possible d’obtenir les trajectoires des personnes interrogées et donc de prendre en considération les changements temporels, de contexte et les séquences d’événements, en cherchant à saisir la dynamique des événements. Un certain nombre d’études en criminologie ont utilisé cette méthodologie avec succès (Sutton, Bellair, Kowalski, Light et Hutcherson, 2011). Hayes (2018) indique que la méthode des calendriers d’histoire de vie permet d’obtenir plus de données détaillées longitudinales concernant des situations de victimisation. Yoshihama, Gillespie, Hammock, Belli et Tolman (2005) ont comparé deux méthodes d’obtention de données auprès de femmes afro-américaines victimes de violence conjugale. Ces deux méthodologies étaient l’entrevue structurée et la méthode des calendriers d’histoire de vie. Il ressort des résultats que plus d’événements étaient rappelés avec la méthodologie des calendriers qu’avec l’entrevue structurée. Pour son étude, Hayes (2016) s’appuie sur les données de la Chicago Women Health Risk Study (CWHRS). Cette étude, grâce aux calendriers de vie, a permis de recueillir des informations sur les dates des incidents de violence physique et sexuelle entre les partenaires intimes actuels et anciens ainsi que sur la peur de retourner chez soi, pour l’année précédant l’enquête, plus précisément pour chaque jour de ladite année. Les résultats indiquent une corrélation positive entre la gravité de l’événement signalé comme étant le plus grave et la fréquence des événements signalés. De plus, les personnes ayant signalé un plus grand nombre d’incidents étaient plus susceptibles de signaler une gravité plus importante de l’événement le plus grave. Concernant le délai entre les événements violents, les résultats trouvés par Hayes (2016) vont dans le même sens que ceux de Kerr et ses collaboratrices (2017), à savoir une diminution du nombre de jours entre les événements violents au fur et à mesure de la répétition de ces derniers.

Présente étude

Les différentes formes de violence peuvent apparaitre, perdurer, s’intensifier et cesser de manière simultanée ou non. Comme l’ont montré Blondin, Ouellet et Leclerc (2018) pour les violences physiques, des variations temporelles existent. On peut donc s’attendre à observer de telles variations pour les autres violences (sexuelle, psychologique, économique). On peut également vérifier la cooccurrence des types de violence et la simultanéité ou non de leurs évolutions respectives. L’objectif de la présente étude est de décrire les différents types de violences subis au sein des trajectoires des femmes victimes de violence conjugale. Les analyses descriptives réalisées apporteront des informations sur différents paramètres, dont notamment la durée, l’intensité et la gravité des violences.

Méthodologie

Les données utilisées dans cette étude ont été obtenues à partir d’entretiens réalisés entre 2014 et 2016 auprès de 75 femmes victimes de violence conjugale. Dans le cadre de cette recherche, les conditions de recrutement étaient : être une femme, avoir 18 ans ou plus au moment de l’entretien et avoir été victime d’au moins un type de violence au sein du couple (physique, sexuelle, psychologique, économique) au cours des trois années précédant l’entretien. Les participantes ont été recrutées par l’intermédiaire de plusieurs institutions et organismes de la province de Québec : maisons d’hébergement du Québec, services d’aide aux victimes, services correctionnels, organismes communautaires, maisons de thérapie, et aussi par voie d’affichages et de publicités. La pluralité des lieux de recrutement permet une meilleure diversification des trajectoires de violence. La durée moyenne des entretiens était de deux heures et demie (pour plus de détails, voir Ouellet, 2018).

Le questionnaire, administré en face à face, comporte deux parties. Dans la première, les informations collectées concernent les caractéristiques individuelles des participantes : données sociodémographiques et familiales, limitations psychologiques et physiques, événements de vie (par exemple l’historique des violences émises et subies au cours de la vie), opinions et attitudes sur divers sujets (par exemple le sentiment de sécurité, le milieu judiciaire, la violence et la responsabilité). La seconde partie se concentre sur les violences au sein du couple survenues au cours des 36 mois précédant l’entretien et sur les circonstances de vie les accompagnant. Les données ont été collectées à l’aide de la méthode des calendriers d’histoire de vie. Cette méthode fournit des données détaillées à court terme, par exemple sur une base mensuelle ou annuelle, et s’est révélée fiable (Sutton et al., 2011). Elle permet d’améliorer la qualité des données rétrospectives, notamment avec la synchronisation des événements, et de rendre compte de la séquence d’événements et de changements pouvant survenir dans les trajectoires individuelles (Freedman, Thornton, Camburn, Alwin et Young-DeMarco, 1988). Dans cette étude, les thèmes traités ont été sélectionnés pour leur pertinence théorique ou empirique. Selon cette méthode, l’ordre dans lequel les thèmes sont abordés commence par les événements les plus faciles à mémoriser et continue progressivement avec ceux dont le rappel est plus difficile. La structure de collecte des données à l’aide de cette méthode est adaptée à la structure de la mémoire autobiographique des participantes (Belli, 1998). Les thèmes sont les suivants : 1) le lieu de résidence, 2) les circonstances de vie, 3) les expériences de victimisation (autres que celles en contexte conjugal), 4) les contacts avec le système de justice, 5) la situation professionnelle et économique, 6) la criminalité, 7) la relation conjugale et ses caractéristiques, 8) les caractéristiques du partenaire, 9) la violence conjugale (type, fréquence, gravité, réciprocité), 10) les réactions de la victime, 11) les expériences avec le système de justice, 12) la consommation d’alcool et de drogues. Le but recherché est de reconstruire pour chaque participante sa trajectoire de victimisation en recueillant des informations pour chaque mois de la période étudiée.

Structure des données et exposition aux risques

Les données utilisées dans cette étude sont à mesures répétées. L’unité de mesure utilisée étant le mois, chaque variable est colligée pour chacun des 36 mois de la période étudiée. La période fenêtre correspond à la période étudiée, c’est-à-dire aux 36 mois pour lesquels de l’information a été recueillie pour chacune des participantes (75 x 36 = 2700 mois observés). Pour qu’une participante soit considérée comme ayant vécu de la violence physique, il faut que durant les 36 mois de la période fenêtre il y ait eu au moins un épisode de ce type de violence. Il en va de même pour les autres types de violence (sexuelle, psychologique, économique). L’objectif de l’étude étant d’examiner la survenue des violences entre partenaires intimes, il faut donc obligatoirement étudier les mois durant lesquels des violences sont susceptibles d’avoir eu lieu. Pour qu’un mois soit considéré comme à risque (N = 2277), il faut que 1) les femmes soient en relation conjugale (n = 2031) ou 2) les femmes soient en contact avec un ex-partenaire (n = 294)[1]. Les mois sans contact avec un partenaire ou un ex-partenaire sont exclus des analyses.

Participantes

Le recueil des données a été réalisé auprès de 75 femmes. L’âge moyen des participantes au début de la période fenêtre est de 32,7 ans (E-T = 9,7 ; min. = 16 ans, max. = 55 ans). Durant la période étudiée, 78,7 % des participantes ont eu une seule relation et 21,3 % ont eu deux relations conjugales. Le nombre moyen d’enfants est de 1,7 (minimum de 0 et maximum de 7). Concernant le niveau d’études, 70 % d’entre elles ont terminé leur secondaire et 19 % ont obtenu un diplôme universitaire. Plus des deux tiers ont occupé un emploi durant la période fenêtre (69,3 %). Pour 57,3 % des participantes, au moins un séjour en maison d’hébergement a eu lieu durant les trois années étudiées et 17,3 % des participantes ont fait un séjour en maison d’hébergement avant la période fenêtre.

Résultats

La première partie de l’analyse vise à décrire les quatre types de violence (physique, sexuelle, psychologique et économique) subis par les participantes à l’aide de dimensions telles que la prévalence, l’occurrence. Dans les faits, cooccurrence et gravité/intensité étaient présentées en deux parties distinctes, d’où ce changement.

Prévalence et occurrence

Le tableau 1 présente la prévalence et l’occurrence des différents types de violence.

Tableau 1

Statistiques descriptives de la prévalence et de l’occurrence de la violence conjugale

Statistiques descriptives de la prévalence et de l’occurrence de la violence conjugale

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La prévalence s’intéresse à la présence ou l’absence de chaque type de violence dans les trajectoires des femmes. Elle consiste à relever le nombre de femmes de l’échantillon qui ont subi, durant la période fenêtre, au moins un acte de violence et ce, pour chacun des quatre types de violence. Le tableau 1 montre que la totalité des participantes a subi de la violence psychologique, alors que la violence physique a été présente chez 84 % des participantes. La violence économique est quant à elle présente dans les deux tiers des cas (68 %). Enfin, même si la prévalence de la violence sexuelle est moindre par rapport aux autres types de violence, elle est tout de même observée chez la moitié des femmes interrogées (49,3 %).

L’occurrence s’intéresse quant à elle au caractère isolé ou récurrent des violences et consiste donc à regarder sur combien de mois à risque chaque type de violence était présent. En pratique, l’occurrence de la violence a été calculée en divisant le nombre de mois avec de la violence par le nombre de mois à risque des participantes ayant subi ce type de violence. Cet ajustement permet de prendre en considération le risque réel pour ces femmes. Le tableau 1 montre cette fois que dans les trois quarts des mois à risque (76,1 %), de la violence psychologique a été observée. Lorsqu’elles sont à risque, les femmes rencontrées ont subi de la violence économique dans 64,2 % des mois examinés. Les violences sexuelles et physiques sont présentes dans plus du tiers des mois où les participantes étaient à risque (respectivement 39,6 % et 36,5 %).

Comme l’analyse de l’occurrence montre des variations mensuelles importantes dans les violences, il semble pertinent de s’intéresser à l’aspect longitudinal de cette occurrence. Pour ce faire, trois formes de trajectoires (voir Figure 1), basées sur l’occurrence des violences à travers le temps, ont été définies. Lorsque dans la trajectoire il n’y a qu’un seul sommet de violence (1 à 2 mois consécutifs), alors elle correspond aux trajectoires épisodiques. Les trajectoires intermittentes se définissent par plusieurs épisodes de violence et d’arrêt durant la période fenêtre ou des violences s’étalant sur plusieurs mois consécutivement (entre 2 et 17 mois consécutifs maximum). En revanche, la trajectoire continue implique un minimum de 18 mois consécutifs au cours desquels de la violence a été signalée, soit la moitié de la période fenêtre[2].

Figure 1

Exemple de trajectoires épisodique, intermittente et continue

Exemple de trajectoires épisodique, intermittente et continue

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Le tableau 2 montre que la violence psychologique est majoritairement continue (62,7 %). C’est le seul type de violence pour lequel aucune trajectoire n’est épisodique. Lorsque la violence économique est présente, elle est très majoritairement continue (70,6 %), sinon intermittente (23,5 %), et dans très peu de cas elle est épisodique (5,9 %).

Tableau 2

Statistiques descriptives des formes de trajectoires en fonction du type de violence subi

Statistiques descriptives des formes de trajectoires en fonction du type de violence subi

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La violence physique est quant à elle intermittente dans un peu plus de la moitié des cas (57,1 %), continue pour un quart des participantes (25,4 %) et enfin épisodique pour le reste d’entre elles (17,5 %). La violence sexuelle, qui est le type de violence le moins présent dans notre échantillon, est intermittente pour 48,7 % des participantes, continue pour 35,1 % et épisodique pour 16,2 %.

On peut conclure de cette première section que tous les types de violence sont relativement présents dans les trajectoires des femmes, puisque chacun des types est présent dans au moins la moitié des trajectoires, et que l’analyse d’occurrence indique que tous les types de violence sont récurrents plutôt qu’isolés. Par contre, bien que ces violences soient récurrentes, elles ne sont pas systématiques et ne surviennent pas dans tous les mois à risque. Il ressort également de ces résultats que la répartition longitudinale de l’occurrence varie en fonction du type de violence, bien que l’on observe des similitudes entre les violences physique et sexuelle (majoritairement intermittentes) et entre les violences psychologique et économique (majoritairement continues). La prochaine section s’intéresse plus spécifiquement à cette cooccurrence qui peut exister entre les différents types de violence.

Cooccurrence des violences

Il n’est pas rare que les femmes subissent plusieurs types de violence. En effet, le tiers de l’échantillon (32 %) a subi les quatre types de violence durant la période fenêtre. Quatre femmes sur dix (40 %) ont subi trois types de violence. Le trio de violences le plus observé est composé de violence physique, psychologique et économique (18 participantes, soit 24 %). Le quart de l’échantillon (25,3 %) a subi deux types de violence, le duo de violence le plus fréquent étant constitué de violence physique et psychologique (13 participantes, soit 68,4 % de celles qui ont subi deux types de violence). Seules deux femmes ne rapportent qu’un seul type de violence, à savoir de la violence psychologique dans les deux cas.

La cooccurrence de plusieurs formes de violence au sein des trajectoires ne s’actualise pas toujours par une cooccurrence quotidienne de ces violences. Durant la période fenêtre et dans 18,2 % des mois à risque, aucun événement violent n’a été signalé. Pour les mois durant lesquels un seul type de violence est exercé (25,5 % des cas), il s’agit majoritairement de violence psychologique (21,5 %)[3]. La cooccurrence de deux types de violence représente 29,4 % des mois à risque, celle de trois types de violence 21,2 %, et enfin, celle des quatre types de violence représente 5,5 % des mois à risque[4].

Pour résumer, on observe que la violence subie est diversifiée et qu’il existe fréquemment des associations entre les différents types de violence (dans plus de la moitié des mois à risque). La prochaine section se penche sur la gravité des actes physiques et sexuels ainsi que sur l’intensité des violences psychologiques et économiques.

Gravité et intensité

Les actes de violence sexuelle et physique ont été classés en deux catégories, soit les violences de gravité mineure[5] et majeure[6], en reprenant le classement de Straus et al. (1996)[7].

Comme l’indique le tableau 3, chez les 63 participantes ayant subi de la violence physique, 85,7 % ont eu au moins un acte de gravité majeure au cours de la période fenêtre. La violence physique grave a été exercée dans le quart (24,7 %) des mois à risque. Le nombre d’actes de gravité majeure subis par mois varie considérablement d’une femme à l’autre, allant de 1 à 180, avec une médiane de 4[8]. Pour ce qui est des violences physiques de gravité mineure, elles se retrouvent chez 62 participantes et sont présentes dans 35,5 % des mois à risque[9].

Concernant les violences sexuelles, dans plus de la moitié des cas (54,1 %), au moins un acte de gravité majeure a été signalé durant la période étudiée. Les actes de violence sexuelle de gravité mineure, observés chez les 37 participantes victimes de ce type de violence, sont présents dans 39,6 % des mois à risque[10]. Les actes de gravité majeure, au nombre total de 2140 (médiane de 4 par mois à risque parmi les mois contenant des actes de violence sexuelle de gravité majeure[11]), subis par 20 participantes, sont observés dans 18,2 % des mois à risque.

Tableau 3

Statistiques descriptives des violences physique et sexuelle de gravité majeure, psychologique et économique d’intensité élevée

Statistiques descriptives des violences physique et sexuelle de gravité majeure, psychologique et économique d’intensité élevée

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Pour les violences psychologiques et économiques, il a été demandé aux femmes ayant été victimes de ces types de violence de se prononcer, chaque mois, sur l’intensité des actes subis (faible, moyenne, élevée). Dans les statistiques descriptives, c’est l’intensité la plus élevée qui a été prise en considération dans la trajectoire de la participante. Si la participante a mentionné ne serait-ce qu’un mois de violence plus intense (intensité élevée) dans sa trajectoire, alors elle apparait dans le nombre de femmes ayant vécu de la violence d’intensité élevée, ce qui ne veut pas dire que tous les mois avec de la violence sont des mois de violence d’intensité élevée.

Pour plus des trois quarts des femmes ayant vécu de la violence psychologique (80 %), l’intensité des violences a été considérée comme élevée à un moment de leur trajectoire. Concernant les autres trajectoires (20 %), les violences ont été au plus d’intensité moyenne. En portant notre attention sur les mois avec présence de violence en fonction de l’intensité de celle-ci, il s’avère que les mois d’intensité faible apparaissent chez 50 participantes et représentent 12,3 % des mois à risque. Les mois d’intensité moyenne sont retrouvés dans les trajectoires de 70 participantes et dans 45,4 % des mois à risque, et enfin les mois d’intensité élevée représentent 18,4 % des mois à risque et apparaissent dans les trajectoires de 60 participantes.

Pour les 51 participantes ayant vécu de la violence économique, l’intensité la plus haute est moyenne dans 62,7 % des trajectoires et élevée dans 37,3 % de celles-ci. Plus précisément, les mois de violence économique d’intensité faible sont présents pour 13 participantes et dans 5,6 % des mois à risque. Ceux d’intensité moyenne se retrouvent dans les trajectoires de 48 participantes et représentent 51,7 % des mois à risque. Enfin, les mois de violence économique de haute intensité, retrouvés chez 19 participantes, représentent 6,9 % des mois à risque.

Force est de conclure que les violences physiques ou sexuelles graves et les violences psychologiques ou économiques d’intensité élevée ne sont pas rares puisqu’elles sont présentes respectivement dans la moitié et les trois quarts des trajectoires des femmes. Or, l’évolution temporelle de ces actes varie grandement d’une trajectoire à l’autre. Ces résultats, combinés à ceux présentés précédemment, soulignent la diversité des trajectoires des femmes. Non seulement les femmes ne subissent pas les mêmes types de violences, mais la forme que prennent ces violences varie également en termes de durée ainsi que de gravité ou d’intensité. Il semble difficile, à partir de ces résultats, d’identifier un cycle ou une séquence se produisant avec régularité et ce, chez toutes les femmes.

Discussion

Bien que de nombreuses recherches aient été menées sur la problématique des violences conjugales, cette étude est l’une des seules à utiliser la méthodologie des calendriers d’histoire de vie. L’objectif poursuivi était de mieux comprendre la violence au sein des trajectoires de violence conjugale. Les données recueillies permettent de dresser plusieurs constats.

D’abord, les analyses descriptives montrent l’ampleur des violences ; toutes les participantes ont indiqué avoir vécu de la violence psychologique, plus des trois quarts de la violence physique, plus des deux tiers de la violence économique, et enfin, la moitié rapporte de la violence sexuelle. Le taux de violence sexuelle est similaire à celui rapporté par Yoshihama, Hammock et Horrocks (2006), mais s’éloigne considérablement des infractions rapportées à la police puisque ce ne sont que 3 % des infractions sexuelles déclarées qui seraient commises en contexte conjugal. Les résultats révèlent également que les trois quarts des femmes ont cumulé au minimum trois types de violences. Ces résultats soulignent toute l’importance de la diversité et du cumul des violences subies par les femmes.

Ensuite, les analyses ont pu montrer que ces violences étaient récurrentes, mais non systématiques, un résultat similaire à celui de Yoshihama et ses collaboratrices (2006). Bien que la majorité des violences psychologiques et économiques aient été continues et que la majorité des violences physiques et sexuelles aient été intermittentes, ce n’est pas le cas dans toutes les trajectoires. On observe par exemple que pour certaines participantes, les violences physiques et sexuelles n’ont lieu que durant un ou deux mois consécutifs durant la période fenêtre (respectivement 17,5 % et 16,2 % – Tableau 2), ce qui confirme les résultats de Barnham et coll. (2017), Kerr et coll. (2017) et Ouellet et coll. (2017), à savoir que les violences ne se répètent pas systématiquement. Ces résultats soulèvent l’importance de comprendre d’une part ce qui distingue les violences épisodiques, intermittentes et continues, mais aussi, d’autre part, ce qui se passe au sein des trajectoires pour que ces violences s’arrêtent (pour la violence épisodique) ou s’arrêtent pour reprendre par la suite (pour la violence intermittente).

Finalement, on trouve cette même hétérogénéité lorsque l’on s’attarde à la gravité ou l’intensité des événements. Bien que la très forte majorité des femmes aient subi des événements violents graves, la prévalence et l’occurrence des gestes graves varient grandement d’une trajectoire à l’autre, certaines femmes connaissant un nombre particulièrement élevé de gestes de gravité majeure.

Comme toute recherche, cette étude a ses limites. Tout d’abord, l’unité temporelle d’analyse choisie (mensuelle) peut occulter des variations plus fines se produisant à l’intérieur de chaque mois. Ensuite, la période d’observation utilisée ne peut représenter la totalité de la trajectoire de victimisation d’une participante, les violences ayant pu être vécues sur une période plus longue que celle observée et dans plusieurs autres relations. Enfin, les analyses réalisées dans cette étude ne permettent pas de savoir si les actes subis s’aggravent au fil du temps, ni de mettre en évidence des liens causaux. Pour cela, d’autres analyses statistiques seront nécessaires. D’autres analyses statistiques pourraient également être menées au sujet des facteurs associés à cette fluctuation de la gravité des violences physiques et sexuelles dans les trajectoires des femmes.

Conclusion

Les analyses portant sur les paramètres des quatre types de violence ont permis de mettre en évidence une hétérogénéité importante dans les trajectoires des femmes, mais également au sein des différentes trajectoires. Bien qu’il existe certaines tendances plus générales, les femmes ne sont pas victimes des mêmes violences et leurs violences n’évoluent pas de la même manière avec le temps. On peut difficilement parler d’un cycle de la violence qui serait commun à toutes les femmes. Au contraire, on devrait aider les femmes à comprendre les propres cycles de leur trajectoire de violence. Sachant que les femmes ne réussissent souvent à quitter leur mari qu’après plusieurs tentatives, il devient important pour tous les intervenants d’aider les femmes à réduire la prévalence, l’intensité ou la gravité des violences qu’elles subissent, et les résultats de cette étude donnent à penser qu’il n’y a pas une recette miracle.

Les futures analyses apporteront d’autres réponses concernant les facteurs expliquant l’évolution à travers le temps et plus précisément les revictimisations, ou encore l’impact des prises de décision des femmes (appel à la police, demande d’aide, etc.) sur la poursuite ou l’arrêt des violences.