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Introduction

Au Québec, les situations pouvant compromettre la sécurité et le développement des enfants doivent être signalées par les citoyens et tous les professionnels témoins ou au fait d’une situation problématique (Québec, 2010). Actuellement, les directeurs de la protection de la jeunesse connaissent une recrudescence du nombre de signalements d’enfants maltraités et une pénurie de main-d’oeuvre. En effet, de 2016 à 2020, les signalements traités par les DPJ sont passés graduellement de 87 800 à 118 316, ce qui représente une hausse cumulative d’un peu plus de 34 % (Association des centres jeunesse du Québec, 2016 ; Québec, 2020). Cette hausse des signalements pourrait correspondre à une conscientisation plus importante du public à l’égard de la maltraitance infantile (Lévesque, 2017). Selon d’autres auteurs, ce phénomène s’explique également par la diminution de l’accessibilité aux services et une dégradation des conditions de pratique des intervenants sociaux de la première ligne et en protection de l’enfance (Le Pain, 2020 ; Grenier, Bourque et St-Amour, 2016). Cette détérioration est d’autant plus visible depuis les récentes réformes de la santé et des services sociaux[1]. L’accessibilité complexifiée aux services sociaux a contribué à l’accroissement de certaines problématiques sociales vécues par les familles (CSDEPJ, 2020). Ces alourdissements des problématiques sociales génèrent des situations de compromission pour les enfants et engendrent davantage de signalements (Le Pain, 2020).

Un signalement est souvent synonyme de situation où les parents vivent des problématiques complexes, chroniques et persistantes dans le temps (Drapeau et al., 2014). Si le signalement est retenu, des intervenants en protection de l’enfance seront attribués à la famille. Cette situation peut être vécue comme une intrusion dans une sphère privée de la vie quotidienne par les familles. Ainsi, en raison du contexte parfois involontaire des interventions, c’est-à-dire que les parents ne sont pas nécessairement les demandeurs de services, ces derniers ont régulièrement des comportements de méfiance et de colère à l’égard des intervenants (Ferguson et al., 2020 ; Drapeau et al., 2014). Ces interactions sont donc complexes à gérer et peuvent même être vécues de manière souffrante par les intervenants. Particulièrement du fait que les intervenants doivent obligatoirement évaluer et suivre la situation familiale jusqu’au moment où la sécurité et le développement de l’enfant ne sont plus compromis selon la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), et ce, peu importe le contexte, la complexité, la gestion du risque, la réceptivité des personnes visées par le service ou les différentes charges émotionnelles présentes lors des interventions.

D’ailleurs, l’intensité de la violence et les types de violence auxquels sont exposés les intervenants en protection de l’enfance sont rapportés dans plusieurs études, dont plusieurs spécifiques au Québec (Le Pain et al., 2021 a ; Jauvin et al., 2019 ; Institut universitaire en santé mentale de Montréal, 2014). Cette exposition aux comportements hostiles de la clientèle peut générer certaines difficultés émotionnelles chez l’intervenant. Par exemple, l’étude de Jauvin et collaborateurs (2019) rapporte que ce sont plus de 80 % des intervenants qui estiment que leur travail en protection de l’enfance est émotionnellement épuisant. De plus, selon l’étude de Ferguson et collaborateurs (2020a), un nombre important d’intervenants considèrent que l’impact de la violence et de l’hostilité à leur égard a été minimisé et mal géré par leurs gestionnaires ; ce qui affecte leur pratique et la qualité de la protection que reçoivent les enfants. L’étude de Le Pain (2020) montre aussi que les intervenants expliquent leurs difficultés émotionnelles au travail par une série de facteurs externes à eux-mêmes, dont la majorité sont de nature organisationnelle, tels que la surcharge de travail, la diminution de l’autonomie professionnelle et le faible niveau de soutien de la part des gestionnaires. Selon cette étude, les intervenants en protection de l’enfance considèrent que leurs conditions de pratique ne sont pas adéquates pour répondre aux besoins de services des enfants et des familles et nombreux sont ceux qui quittent temporairement ou définitivement leur fonction. La Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (CSDEPJ) sous la présidence de madame Régine Laurent abonde également en ce sens (2021).

Or, les conditions de pratique des intervenants orientent également leur capacité à produire le travail émotionnel nécessaire à l’occupation de leur fonction. Cet article s’intéresse donc aux conséquences des difficultés émotionnelles (DÉ) des intervenants sur leurs relations avec l’enfant et la famille suivis en mettant en lumière les contraintes organisationnelles qui empêchent le travail émotionnel dans les relations d’aide. Dans le cadre de cet article, nous entendons par difficultés émotionnelles (DÉ) l’ensemble des malaises et des souffrances psychologiques (p. ex. anxiété, crainte, envahissement, nervosité, insomnie, stress au travail, processus de burn-out, de traumatisme vicariant, de traumatisme secondaire ou de fatigue de compassion) vécus par les intervenants dans le cadre de leur travail (McFadden, Campbell et Taylor, 2015). En nous appuyant sur un cadre d’analyse inspiré de la sociologie interactionniste des émotions (Hochschild, 1983) et plus spécifiquement sur sa conceptualisation du travail émotionnel (emotional labour), nous présenterons et analyserons les propos de 31 intervenants sociaux de la Protection de la jeunesse. L’analyse mettra en lumière la responsabilité des dynamiques macrosociales et des structures organisationnelles dans la mise en oeuvre du travail émotionnel ; cette forme de savoir-être et « ce don de soi » souvent pris pour acquis et invisibilisés chez les intervenants dans le cadre des relations avec l’enfant et la famille suivis.

Dans la section suivante, nous aborderons le cadre théorique ayant guidé notre démarche, à savoir la sociologie interactionniste des émotions (Hochschild, 1983). Selon cette théorie, les intervenants produisent un travail de nature émotionnelle afin d’entrer en relation d’aide avec la clientèle (Lhuillier, 2006). Ce travail requiert des conditions de pratique particulières pour être correctement déployé. Les difficultés émotionnelles entravent les capacités à produire convenablement le travail émotionnel nécessaire à la relation d’aide. De ce fait, comme nous le verrons subséquemment, les DÉ des intervenants en protection de l’enfance engendrent une forme d’incapacité fonctionnelle (p. ex. accomplir une tâche assignée) qui se répercute sur leurs interactions avec les enfants et les familles. Ainsi, il devient impératif de comprendre les besoins des intervenants en matière de conditions de pratique, afin qu’ils puissent répondre au mandat qui leur est octroyé du mieux qu’ils le peuvent, et cela sans mettre leur santé mentale à risque.

Le travail émotionnel en protection de l’enfance

La théorie de Hochschild (1983) est maintenant considérée comme le point de départ de la recherche moderne sur l’émotion dans les structures et les organisations du travail (Barry, Olekalns et Rees, 2019). La sociologie interactionniste des émotions, telle que développée par Hochschild (1983), nous offre ainsi les moyens théoriques de nous pencher sur les dynamiques interactionnelles qui entrent en jeu dans le travail des intervenants au moment où ils expérimentent des DÉ. En effet, pour faire face à cette fonction particulière qu’est la relation d’aide, un éventail complexe de compétences sont requises, parmi lesquelles se retrouve une forme de régulation de soi et des émotions (aussi nommé le travail émotionnel). Cette gestion active des émotions devient centrale dans le cadre du travail d’intervention (Melou et Dagot, 2018 ; Monier, 2017). Dans les milieux de pratique comme dans les milieux de formation, on associe régulièrement cette compétence particulière à une capacité d’agir « sur l’“être” et non sur le “faire” : un “savoir-être”, plus qu’un “savoir-faire” » (Dussuet, 2011, p. 31). Ainsi, lorsque transposé sur le terrain, l’intervenant est appelé à incarner certaines émotions prescrites autant par son environnement de travail que par sa formation et ses expériences.

Toutefois, il existe une pénurie de recherche sur le travail émotionnel (TE) effectué pour des travailleurs de la relation d’aide, et plus spécifiquement en protection de l’enfance (Winter et al., 2019). Or, selon la classification de Hochschild (1983), le travail en protection de l’enfance est susceptible d’impliquer des niveaux élevés de TE dans le cadre des fonctions. De plus, rares sont les études qui s’intéressent aux répercussions des DÉ, et donc à l’altération de la capacité à générer un travail émotionnel dans la relation avec les enfants et la famille. Au mieux, la plupart des études qui se penchent sur le phénomène des DÉ soulèvent des impacts négatifs sur le bien-être de l’intervenant et sur son objectivité, et ce, d’une façon homogène et sans analyse détaillée (Auxenfants-Bonord, 2017). D’ailleurs, ces travaux utilisent majoritairement la notion de contre-transfert, développée par l’école de pensée de la psychothérapie psychodynamique, qui explique les phénomènes transfériels décrits comme étant un mécanisme de défense inconscient chez l’intervenant (Collins et Long, 2003). Selon cette perspective, et en concordance avec la conception initiale de Freud, la réaction de l’intervenant face aux usagers émergerait de ses propres conflits non résolus (Dane, 2002). Mais comme le souligne Hochschild (2003) à ce sujet :

La perspective en termes de gestion des émotions diffère du modèle freudien en faisant porter son attention sur l’éventail complet des émotions et des sentiments, ainsi que sur les efforts conscients et volontaires, afin de façonner les sentiments. Dans cette même perspective, nous considérons également que le « sentiment inapproprié » possède un volet social aussi important que le volet intrapsychique.

Hochschild, 2003, p. 30

Afin de combler les lacunes du modèle psychanalytique, Hochschild s’est inspirée de l’interactionnisme dans la compréhension des émotions, en puisant plus spécifiquement dans les écrits du sociologue Erving Goffman sur la « présentation du soi » (Hochschild, 2003), c’est-à-dire la manière dont les individus cherchent continuellement, dans le cadre de leurs interactions (professionnelles, amoureuses, etc.), à présenter une image de soi positive. Selon l’auteure, les individus peuvent diriger et façonner activement et donc consciemment leurs émotions de manière à répondre ou réagir adéquatement à la situation. Hochschild vient donc compléter la théorisation goffmanienne en considérant l’émotion comme une production de l’individu, indissociable de l’interaction. Comme elle le remarque : « L’approche de Goffman doit simplement être élargie et approfondie en démontrant que les gens ne tentent pas seulement de se conformer extérieurement, mais aussi intérieurement » (Hochschild, 2003, p. 26).

C’est en puisant dans ces deux modèles théoriques que Hochschild (1983) mettra en lumière, à la fois empiriquement et théoriquement, les façons dont les gens au travail s’engagent dans un « travail émotionnel », c’est-à-dire dans une gestion des sentiments et des manifestations d’émotion afin de se conformer aux attentes de l’employeur, aux règles et aux exigences de l’emploi (Barry et al., 2019). En effet, Hochschild considère que cette gestion des émotions, bien qu’elle soit consciente et active, demeure également influencée et contrainte par ce qu’elle désigne comme les « règles de sentiments » qui peuvent être entendues de manière générale comme un ensemble de normes et de règles qui indiquent aux individus comment ils doivent ressentir et exprimer leurs émotions dans une situation donnée. Il existe maintenant un large consensus scientifique sur un modèle de base du TE et de ses conséquences (Weaver, Allen et Erks Byrne, 2019 ; Diefendorff, Richard et Yang, 2008). En effet, le TE est généralement considéré comme une réponse à des règles d’affichage professionnel (afficher certaines émotions prescrites dans le cadre de l’emploi), qui sont des normes du système social qui cherchent à guider l’expression émotionnelle afin d’en faire bénéficier l’organisation – généralement en augmentant la satisfaction de la clientèle, tout en faisant la promotion d’une image positive de l’organisation elle-même (Weaver et al., 2019 ; Diefendorff, Richard et al., 2008 ; Hochschild, 1983). Le TE est donc l’expression des émotions au service du travail (Barry et al., 2019 ; Soares, 2003).

Dans les dernières décennies, les chercheurs se sont concentrés sur une meilleure compréhension du processus du TE (p. ex., Grandey, 2003). Plus spécifiquement, les travaux portent sur la perception des règles d’affichage émotionnel (p. ex. les exigences émotionnelles de l’organisation, de la profession, des pairs, des usagers, de la société), la régulation des émotions afin de se conformer aux règles de sentiments et les expressions émotionnelles réelles à l’intention des clients (la performance ou l’affichage) (Barry et al., 2019 ; Gabriel et al., 2015 ; Hochschild, 1983). Ainsi, lorsque les émotions de l’intervenant naturellement ressenties (p. ex. le dégoût) ne sont pas conformes aux règles des sentiments attendus (p. ex. éprouver de l’empathie), les intervenants doivent déployer un effort et une énergie considérables (le travail émotionnel) et recourir à deux stratégies possibles pour diminuer leur dissonance émotionnelle (similaire à une dissonance cognitive).

La première stratégie consiste en la production du TE en profondeur (deep acting) qui demande d’invoquer les sentiments nécessaires dans l’interaction et de modifier les réactions et les gestes expressifs afin de modifier le sentiment intérieur (Lee et Brotheridge, 2011 ; Hochschild, 1979 ; 2003). La deuxième stratégie est celle du TE en surface (surface acting) qui requiert de cacher le sentiment réel et de feindre les émotions affichées. L’effort ciblé pour le TE en surface consiste à effectuer une restructuration cognitive et à modifier les symptômes somatiques, physiques ou tous symptômes liés à l’émotion (p. ex. le tremblement de la voix et des mains), afin de les aligner avec les émotions qui sont attendues dans le cadre des fonctions (Lee et Brotheridge, 2011 ; Hochschild, 1979 ; 2003). Il faut également savoir qu’il existe une concurrence entre ces deux stratégies (les intervenants utilisent le jeu en surface ou le jeu en profondeur) et une complémentarité (ils peuvent utiliser le jeu de surface et le jeu en profondeur), dépendamment de la situation et des nécessités (Gabriel et al., 2015). Le TE implique donc que l’intervenant ressente des émotions ou encore feigne des émotions afin que l’affichage présenté à la personne avec laquelle il est en relation d’aide soit conforme aux exigences de l’institution lui ayant attribué ce rôle. Or, nous savons que la divergence entre le sentiment réel (p. ex. la peur devant les propos hostiles) et celui qui est feint (p. ex. l’assurance et le calme) par l’intervenant est difficile à maintenir sur une longue période, puisque la dissonance émotionnelle (indicateur du jeu en suface) entre le sentiment réel et celui qui est organisé (et donc feint) ou projeté provoque une tension (Öngöre, 2020 ; Hochschild, 2012).

Plus spécifiquement, les travaux de Wharton et Erickson (1993) ont permis de comprendre qu’il existe différents types de TE. Le TE peut être : 1) intégrateur, c’est-à-dire que l’accent porte sur l’expression de l’amabilité, du sourire, de la gentillesse ; 2) dissimulateur, c’est-à-dire que l’expression des émotions doit rechercher la neutralité ; 3) différenciateur, c’est-à-dire que d’une façon volontaire, le travailleur cherche à exprimer l’irritation, la méfiance, l’hostilité pour créer un sentiment de malaise, de préoccupation ou de peur chez le client (Lhuillier, 2006 ; Soares, 2003 ; Wharton et Erickson, 1993). À ce propos, il est également reconnu qu’à l’intérieur d’une même profession, lorsque les trois types de TE définis par Wharton et Erickson (1993) sont exercés, la gestion des émotions devient plus complexe et augmente par conséquent la charge du TE sur l’intervenant (Soares, 2003).

Dans le cadre de l’intervention en protection de l’enfance, nos précédents travaux ont également montré que s’ajoutent deux autres types de TE (Le Pain, 2020). Les intervenants font : 4) un travail émotionnel délimitant, qui est particulièrement visible en contexte d’intervention en rapport avec des comportements hostiles de la clientèle, puisqu’il existe alors une forme de lutte de pouvoir entre l’intervenant, son cadre légal et le parent réfractaire à tout encadrement. Le rôle et les attitudes de l’intervenant dans ce cas consistent à établir des règles claires, concrètes, constantes, cohérentes et congruentes face aux menaces et agressions contre son intégrité physique et émotionnelle. À cet effet, l’intervenant doit éviter les excès de fermeture à l’autre ou de laisser-aller dans les comportements contrevenant aux règles relationnelles. Il doit également faire la distinction entre la colère contre une situation (ou les services) et la colère projetée à son égard. Il doit savoir dédramatiser certaines situations anxiogènes et surmonter les sentiments de peur ou de rejet que suscite en lui ce genre d’événement. L’intervenant fait également preuve de recul et canalise l’hostilité de l’interlocuteur vers un travail de déstructuration de l’utilisation de la violence, en essayant d’atteindre les autres émotions sous-jacentes. Il doit se sentir suffisamment confiant pour introduire de nouvelles données (informations) dans le système familial, et ce, afin de poursuivre son accompagnement et mobiliser les membres de la famille dans le but de mettre fin à la situation de compromission au niveau de la sécurité et du bien-être de l’enfant. Les intervenants produisent également : 5) un travail émotionnel neutralisateur et il est particulièrement visible lors des situations de crise. Ce type de travail émotionnel consiste à absorber la réponse émotionnelle de la personne avec laquelle l’intervenant est en interaction et à mettre en oeuvre rapidement une série de moyens pour calmer les sentiments et les émotions déstabilisateurs chez l’interlocuteur. Ainsi, l’intervenant doit répéter les choses pour s’assurer que la personne a bien compris, offrir une écoute active, porter attention au ton de sa voix (non agressif et débit lent), à son expression faciale et à sa posture (Fanzolato, 2003). Il doit également maintenir un contact visuel et démontrer de l’intérêt et du calme (Le Pain, 2020 ; Fanzolato, 2003).

Sans le nommer ainsi, l’employeur exige qu’un travail émotionnel soit produit lors de l’interaction avec la clientèle. Et ce travail, comme toutes autres tâches, doit être effectué selon certaines directives de l’employeur, c’est-à-dire qu’il existe des règles à suivre, mais souvent ces règles sont implicites, camouflées derrière des procédures, des attentes de résultats, par exemple. Dans ce sens, l’intervenant doit d’abord tenter de déchiffrer ces règles et ensuite, produire un travail émotionnel conforme aux exigences de son employeur. Cependant, ces règles peuvent être contradictoires (p. ex. être empathique et objectif, investir la relation d’aide par une proximité émotionnelle et conserver une distance professionnelle). Elles peuvent aussi se heurter aux valeurs, à la morale ainsi qu’à d’autres séries de règles (découlant de la formation ou des ordres professionnels) et engendrer un sentiment de dissonance (Hoschschild, 1983). De plus, la dissonance émotionnelle est susceptible d’engendrer un sentiment d’inauthenticité et d’augmenter le niveau d’exigence dans l’accomplissement du travail émotionnel (Soares, 2003). La dissonance émotionnelle affecte également la santé du travailleur et, comme le souligne Monier (2017), elle peut être considérée comme un facteur de stress dans le secteur des services. Toujours selon l’autrice, la puissance de la dissonance est également liée à la réponse émotionnelle de l’interlocuteur. En effet, le malaise devient plus important lorsque le client se montre agressif ou harcelant, contrairement aux cas où la personne exprime des émotions plaisantes (Monier, 2017). D’ailleurs, plusieurs recherches (Alarcon, 2011 ; Dagot et Perié, 2014 ; Lourel, 2006) confirment que la dissonance émotionnelle est associée à un épuisement professionnel et à un taux de roulement de personnel et d’absentéisme important (Machado et Desrumaux, 2015). En somme, l’expérience d’une dissonance à long terme peut générer des DÉ, qui viendront paradoxalement réduire les capacités de l’intervenant à produire un travail émotionnel permettant la relation d’aide.

Nouvelle gestion publique au coeur des malaises

Dans le cadre de cet article, l’utilisation d’un modèle psychologique et de la notion de transfert/contre-transfert pour examiner les conséquences des DÉ sur les relations auprès des enfants et des familles occulterait, à notre avis, les conditions psychosociales nécessaires à la relation d’aide entre l’intervenant et la famille, ainsi qu’une mise en lumière de règles des sentiments défaillantes dans leur actualisation dans la pratique (Lhuillier, 2006). Nous avançons plus particulièrement cela puisque nous avons également montré que les principaux facteurs identifiés par les intervenants, et en cause dans le phénomène des DÉ, concernent plus spécifiquement les facteurs organisationnels (Le Pain et al., 2021 a). Le phénomène des DÉ étudié dans le cadre de ce projet, loin d’être une problématique liée à une incapacité individuelle dans l’adaptation au stress ou à une exposition trop prolongée à la souffrance d’autrui, laisse plutôt transpirer une problématique de détérioration de la santé liée aux conditions de travail et à une domination de la philosophie de la nouvelle gestion publique (NGP) dans les services sociaux (Le Pain et al., 2021a-b).

En effet, la NGP, fondée sur l’amélioration de l’efficience, de l’efficacité et de l’économie grâce à l’application de stratégies de gestion de rendement impliquant des niveaux élevés de surveillance, d’inspection, de réglementation et de standardisation des pratiques (Grenier et Bourque, 2018), a fortement influencé les récentes réformes de la santé et des services sociaux. Ainsi, nous postulons que les conditions de travail actuellement offertes découlent en partie de cette philosophie néolibérale et que les principes de la NGP ne permettent pas d’offrir un environnement de travail favorisant une production adéquate du travail émotionnel nécessaire à la relation d’aide en contexte de protection de l’enfance. Dans ce sens, nous avons montré antérieurement que la plus récente réforme de la santé et des services sociaux (la loi 10) a provoqué l’appauvrissement de l’identité professionnelle, organisationnelle (celle des DPJ anonymisées dans les instances des CISSS et des CIUSSS) et des services sociaux (relégués au second rang par rapport au domaine sanitaire) (Le Pain et al., 2021 a-c). Or, comme le souligne Ruch (2012), il existe dans la philosophie de la NGP une prévalence des incongruités entre les attentes quant à la façon dont la pratique doit être gérée et ce qui est réellement géré ou a besoin d’être géré dans la pratique. Malgré un discours où l’on dit reconnaitre la complexité, la gestion du risque, l’incertitude et l’ambiguïté, les directives gouvernementales contredisent fréquemment cette affirmation (Ruch, 2012). Et c’est en ce sens que la CSDEPJ (2021) recommande de rétablir un leadership fort au sein des services sociaux, notamment en adaptant le modèle des CISSS-CIUSSS à la réalité de ces derniers. La CSDEPJ (2021) recommande également de créer une direction des services professionnels psychosociaux, ainsi que de scinder les conseils multidisciplinaires pour permettre la création d’un conseil professionnel des intervenants psychosociaux.

Soulignons également que de la loi 10 découlent plusieurs facteurs organisationnels problématiques comme la pression de productivité et l’obligation de fournir des résultats statistiquement mesurables, conduisant à une surcharge de travail. La loi 10 a également avalisé une poursuite de la déconsidération de la protection physique des intervenants sociaux, en rendant complexe l’obtention de l’autorisation de travailler en dyade ou en présence de gardiens de sécurité dans les situations difficiles, dangereuses ou émotionnellement exigeantes (Le Pain et al., 2021 c). En effet, le droit des intervenants à être protégés est offert après une analyse budgétaire et de productivité, particulièrement depuis que le gouvernement sous-traite le service de « protection physique » à des firmes privées et qu’une forte pression s’exerce pour réduire les listes d’attente (Le Pain et al., 2021 c).

La culture organisationnelle, d’où découlent en partie les règles de sentiments, laisse aussi entrevoir une banalisation notable des situations de violence dans le cadre des fonctions. Or, comme le souligne Ferguson (2018), l’on doit favoriser le travail en dyade et des visites conjointes à domicile, puisque le travail en protection de l’enfance est parfois trop exigeant pour un seul intervenant, notamment lorsqu’il doit recourir à davantage de soutien physique et émotionnel pour sa propre sécurité. À ce travail trop exigeant pour être fait seul s’ajoutent également le fait que la construction et le développement du TE nécessitent du temps au quotidien pour gérer ses émotions, faire une syntonisation (mieux se comprendre et s’ajuster à la situation), organiser la logistique d’une intervention sécuritaire et ventiler et diminuer les effets de la charge émotionnelle reçue (Le Pain, 2020 ; Hoschild, 2012). Il faut également du temps en termes de mois et d’années où l’intervenant expérimente différentes situations et différents types de TE, afin de les intérioriser et d’utiliser davantage la stratégie du TE en profondeur (deep acting) que celui en superficiel (surface acting). Or le temps et l’espace pour faire ce TE manquent aux intervenants, d’autant plus que le TE doit aussi être encadré par des règles des sentiments cohérentes et respectueuses du bien-être de l’intervenant et de la famille suivie (Le Pain, 2020 ; Hoschild, 2012). Comment alors penser le TE dans ce contexte de rationalité gestionnaire ?

Dans les sections qui suivent, après avoir exposé la méthodologie, nous présenterons les discours des intervenants portant sur les conséquences des DÉ sur leur relation avec les familles et les enfants suivis. Nous mettrons en lumière comment leurs conditions de pratique (auxquelles sont associées, plus ou moins implicitement, les règles des sentiments prescrites par l’employeur) viennent contraindre leur capacité à produire le travail émotionnel et comment cette incapacité peut venir affecter leurs interventions. En effet, leur contexte de travail les empêche concrètement de respecter les règles des sentiments requises et de ce fait, ils font l’expérience d’une dissonance émotionnelle ; ces dissonances impliquées dans le phénomène des DÉ.

Cadre méthodologique

Les données qualitatives de cette étude ont été recueillies, dans le cadre d’un projet doctoral, auprès d’un échantillon de 31 intervenants sociaux oeuvrant dans des directions de la protection de la jeunesse et des centres jeunesse (formation d’origine : 21 en travail social, 5 en psychoéducation, 4 en criminologie et 1 en psychologie). Ils ont été recrutés à partir de deux régions administratives, dont l’une plus urbaine et l’autre davantage rurale. L’ensemble des participants ont été rencontrés sur leurs lieu et temps de travail, à partir de plusieurs points de services du CISSS et du CIUSSS. Des entretiens d’environ 60 minutes ont été menés durant l’été 2019, dans le cadre d’une thèse doctorale (Le Pain, 2020). Les participants ont reçu des informations sur la nature et les objectifs de la recherche, ainsi que sur les procédures et les aspects éthiques. Les intervenants interrogés oeuvrent au sein des équipes de l’évaluation-orientation (n = 20) et de l’application des mesures (n = 11) dans le cadre de la Loi de la protection de la jeunesse (LPJ). Ils ont majoritairement plus de 12 années d’expérience de travail au sein des organisations en protection de l’enfance et sont tous intervenus dans une ou plusieurs situations de violence physique, sexuelle ou psychologique. Les intervenants ont rapporté vivre des DÉ et des souffrances psychologiques (p. ex. anxiété, crainte, envahissement, nervosité, insomnie, stress au travail, processus de burn-out, de traumatisme vicariant, de traumatisme secondaire ou de fatigue de compassion) au moment de l’étude, ce qui était l’un des critères de sélection. Le thème principal abordé lors des entretiens était : les conséquences des difficultés émotionnelles sur les autres personnes impliquées dans les relations professionnelles (la nature des interactions entre l’intervenant, ses collègues, ses collaborateurs, la structure hiérarchique de son organisation d’attache, ainsi que les enfants et les membres de la famille suivis). Nous avons aussi abordé le sujet des prescriptions perçues quant aux comportements, attitudes et émotions recherchés dans chacune des interactions professionnelles (selon le répondant et selon ce qu’il perçoit des exigences de l’employeur). À partir de ces entretiens, nous avons cherché dans le cadre de cet article à répondre plus spécifiquement à la question suivante : quelles sont, du point de vue des intervenants en protection de l’enfance, les conséquences des DÉ sur les relations avec l’enfant et la famille suivis ? Les entretiens ont été transcrits puis analysés selon la méthode d’analyse de contenu thématique (Paillé et Mucchielli, 2016). Cette analyse a d’abord mis en lumière les facteurs qui ont, selon la perspective des intervenants, généré leurs DÉ. Ces facteurs sont de nature individuelle, organisationnelle et conjoncturelle. Les facteurs organisationnels ont été nommés en plus grand nombre et plus fréquemment que les autres types de facteurs (Le Pain et al., 2021 a). Cela nous porte donc à réfléchir aux conditions de pratique nécessaires au maintien de la santé mentale des intervenants, mais également à celles permettant la mise en oeuvre d’une relation d’aide de qualité avec les enfants et les familles suivis.

Dans la section qui suit seront présentés les discours des intervenants portant sur les conséquences des DÉ sur leur relation avec les familles et les enfants suivis. Cela permettra de mieux comprendre comment leurs conditions de pratique (auxquelles sont associées, plus ou moins implicitement, les règles des sentiments prescrites par l’employeur) viennent contraindre leur capacité à produire le travail émotionnel et comment cette incapacité peut venir affecter leurs interventions.

NGP et travail émotionnel compromis : les conséquences sur les relations avec les enfants et les familles

Sur le terrain et dans la pratique, les intervenants décrivent le travail émotionnel comme étant « leur filtre, leur carapace, leur bouclier », c’est-à-dire cette chose intangible, ce « don de soi » loin d’être gratuit et intarissable et qui les protège et protège les autres d’une contagion d’émotions intenses. Et cet investissement d’émotions et de sentiments exige un effort considérable pour l’intervenant, lors de la répression (l’empêchement) ou de l’évocation (façonnement) d’un sentiment (Fortino, Jeantet et Tcholakova, 2015). Comme le souligne Kim : « C’est drainant. » Or, lorsque les intervenants sont en DÉ, la capacité de gérer les charges émotionnelles en provenance de l’interlocuteur s’amenuise, comme le souligne Maria : « S’il n’est pas disponible émotionnellement, bien, il ne sera pas capable de recevoir la charge parce que… la charge émotionnelle des clients, parce qu’ils nous en transfèrent toujours une. Il ne sera pas capable de la recevoir, il va mal la gérer. »

Dans le cadre de ce projet, l’ensemble des participants ont identifié une ou plusieurs conséquences des DÉ sur les relations professionnelles avec les enfants et les familles suivis. Ils ont également identifié les facteurs organisationnels les empêchant de produire le travail émotionnel nécessaire à l’interaction professionnelle avec la clientèle. La prochaine section présente les conséquences identifiées par les intervenants, ainsi que le pourcentage de participants y ayant fait référence lors de leur entretien.

Diminution de l’intensité des suivis et des rencontres

Les résultats de l’étude montrent que ce sont 71 % (N = 22) des participants qui utilisent un comportement d’évitement dans plusieurs contextes précis. Comme le rapporte Sarah[2] : « Des fois, ça peut aller jusque-là : d’éviter une situation qu’on ne sera pas capable de gérer. » Tom explique que lorsque la situation le permet, ils vont éviter de faire certaines rencontres en se limitant aux exigences minimales de l’employeur : « C’est sûr qu’il peut y avoir des coins ronds qui peuvent se faire. […] Un appel, qui si ça avait bien fait à un moment donné, bien, c’est ça, tu ne vas pas le [faire], tu vas le mettre de côté pour t’en enlever, tu sais. T’enlever de la charge. » Au moment où ils vivent une surcharge de travail, Geneviève explique également qu’ils vont éviter, par exemple, de faire une rencontre et d’approfondir les vérifications nécessaires, et ce, particulièrement lorsque la situation est susceptible d’exiger d’autres actions subséquentes : « Admettons que j’approfondissais peut-être moins la patente ou tu sais, là j’aurais une visite-surprise à faire dans telle situation, mais là si je vais là samedi matin, puis que finalement, il faut que j’aille placer le jeune, admettons, là ça génère que je n’aurai pas mon samedi de congé, je vais être encore plus fatiguée… tu sais, moi, je suis un peu là-dedans. »

Les intervenants vont aussi éviter certains types de clients susceptibles d’alourdir la charge émotionnelle (comportements hostiles, lourdeur de la problématique, exposition à la souffrance), ainsi que repousser l’obligation de l’intensité des suivis jusqu’à la limite des normes acceptables, comme l’explique Zoé : « On va éviter les clients difficiles. Moi, en tout cas, je fais ça. […] les situations plus fragiles ou les situations qui viennent plus nous chercher des fois, on va les éviter, je pense que oui. » Geneviève raconte qu’ils vont également privilégier les rencontres téléphoniques au détriment des rencontres physiques : « Moi, j’ai vu des collègues indiquer qu’ils faisaient des entrevues, puis je sais qu’ils ont fait des téléphones. Pour s’éviter d’aller faire ces entrevues-là. Moi, ça, je l’ai vu ici. » D’ailleurs, en ce qui concerne spécifiquement les comportements hostiles des usagers et les comportements d’évitement des intervenants, Ferguson (2005) décrit le phénomène à travers la notion de « captivité professionnelle » ; c’est-à-dire l’impact psychologique sur les intervenants de la violence et de menaces à leur égard et la dynamique liée au fait de devoir endurer impérativement ce genre de relation.

Ainsi, les capacités de protéger l’enfant sont diminuées en ce sens que les intervenants ne sont pas en réelle relation avec ce dernier, puisque l’agresseur contrôle et orchestre la relation professionnelle et la suite des interventions (Ferguson, 2005). Ferguson (2005) note alors que la préoccupation de l’intervenant quant à sa sécurité devient tellement puissante que le seul fait de survivre et d’être en sécurité se transforme en satisfaction. Dès lors, ne pas visiter l’enfant en danger ou ne pas prendre des mesures conséquentes n’est pas une question de non considération de l’enfant, mais une question d’apaisement, de soulagement pour l’intervenant (Ferguson, 2005). Il note également que les intervenants pourraient saboter inconsciemment (ou consciemment) le dossier en avisant les parents, par exemple, qu’une visite à domicile sera effectuée (Ferguson, 2005). Conséquemment, cette façon de faire de la part de l’intervenant donne l’occasion à l’agresseur d’être présent ou absent, ou de camoufler la réalité, et ce, dans le but d’éviter une autre séance de « torture » avec des parents en colère ; ce qui renforce l’ambivalence relationnelle avec l’agresseur (Ferguson, 2005). En somme, nos résultats vont dans le sens de la recherche ethnographique menée dans les services de la protection de l’enfance en Angleterre effectuée par Ferguson et ses collaborateurs (Ferguson et al., 2020a ; Ferguson et al., 2020b). Ces derniers montrent que les intervenants perdent de vue l’intérêt des enfants et des familles parce qu’ils ne veulent plus s’impliquer et travailler avec des usagers difficiles. Disney et ses collaborateurs (2019) rapportent également des évitements et une distance avec la clientèle, en raison de la pression et de la surcharge qu’implique ce travail.

Mise en oeuvre de relations blessantes entre l’intervenant et les usagers

Les relations blessantes se composent d’échanges émotionnels et comportementaux qui s’inscrivent dans une lutte de pouvoir ; c’est-à-dire que l’usager ou l’intervenant utilise des habiletés et des stratégies afin d’imposer son pouvoir, tandis que son interlocuteur perçoit clairement cette imposition ou cette intention (Pullen-Sansfaçon et Cowden, 2012). Plus précisément, dans le cadre de cette recherche, les relations blessantes réfèrent à un échange qui se caractérise par une intention ou une menace de domination ou d’agression émotionnelle, psychologique et comportementale. Or, ce sont 71 % (N = 22) des participants qui évoquent l’existence de relations blessantes lorsqu’il est question des relations avec l’enfant et la famille. Par exemple, l’intervenant peut subir une charge émotionnelle « blessante » ou encore faire subir ce genre de charge émotionnelle en retour. Au moment où les intervenants vivent des DÉ, ils peuvent avoir le sentiment que le « bouclier » permettant de protéger en temps normal leur intégrité physique et émotionnelle (par la gestion des émotions) s’amenuise ou s’effondre. Cet extrait du verbatim de Geneviève dégage bien ce phénomène : « Le filtre n’est plus là, puis c’est déjà dur à la base quand tu es solide. […] je me dis quelqu’un qui est dans cet état-là pendant 6, 9, 12 mois… Tu sais, ça fait un employé qui va partir en maladie. Puis il ne partira pas en maladie deux semaines. Il va être sur le cul. »

Cet échange émotionnel « blessant » a pour effet de placer l’intervenant en position inférieure dans la relation d’aide (victime de l’agression ou de la domination), et ainsi l’intervenant se voit blessé par la charge émotionnelle reçue de plein fouet, comme l’explique Jovette : « Ça rentre dedans. Bien, je le sentais comme ça, tu sais, moi c’est : je me mets à shaker, j’ai le coeur qui débat. Bien, il y a des fois que j’aurais peut-être dû mettre des mesures de protection avant […]. Ça ne me tentait pas. Je n’avais pas l’énergie. Je n’avais pas l’énergie pour encaisser la décharge qui allait venir avec le fait de mettre ma mesure. » Ils peuvent ainsi réagir par une certaine passivité et le laisser-aller volontaire de cet échange émotionnel, malgré les obligations professionnelles. Cet extrait de l’entretien avec Adèle expose ce phénomène : « C’est comme on va être moins… tu sais, on va être plus comme passive […] ou c’est ça, d’être comme moins proactive. […] le client là c’est comme te rentre dedans, puis tout ça, c’est comme t’encaisses parce que tu te dis je n’ai pas d’énergie à comme le recadrer. »

Lorsqu’une telle situation se produit, l’intervenant peut osciller entre la soumission face à ce qu’il perçoit comme des agressions, ou de l’opposition. Marcel fait ressortir cette polarisation : « Moi, je pense que tu figes ou tu réagis en te défendant. » Ainsi, les intervenants peuvent réagir en reprenant le contrôle des situations ou de l’échange émotionnel, en se positionnant, comme l’explique Gabrielle, à partir de l’agressivité : « Bien, moi, ça me rend agressive […] J’ai envie de me mettre au même niveau que la personne, puis c’est la pire affaire à faire. […] Ça se peut qu’on lâche un sacre, ça se peut : “Là, câlisse, c’t’assez !” Ça m’est déjà arrivé. Zéro professionnel. » Dès lors, Amélie souligne que les participants sont en mode réactionnel et peuvent « renvoyer » la charge blessante avec la même intensité : « Je vais être moins conciliante. Je vais être moi aussi plus prime, tu sais, comme le client va être prime. » Kim parle également des propos tenus par l’intervenant comme pouvant être à la limite des comportements éthiques requis, des comportements qui respectent les normes professionnelles : « Je le sais qu’il y en a qui peuvent être à la limite de l’éthique, tu sais, dans ce qu’ils disent aux clients. » Kim explique aussi que tout peut également se passer dans le ton et non dans le propos : « Bien, on reste poli dans le… mais des fois, ça va être plus sec. Tu sais, moi, je sais que je peux être plus sèche. » D’autres vont perdre patience, comme dans l’exemple que donne Dominique : « On peut pogner les nerfs, on peut se fâcher. On peut être impatient envers des clients. […] Bien, on va être plus expéditif dans nos entrevues, dans nos questions on va être… on va avoir envie de répéter moins. »

Sandra expose également que les décisions peuvent devenir punitives : « […] de contre-attaquer, puis de dire : bon bien là, c’est fini. C’est fini, puis là je prends une décision, puis on va au tribunal. Mais il y a autrement à faire que d’être tout de suite dans le légal puis on coupe court. » Or, lorsque ces comportements se produisent, les intervenants sont conscients qu’ils participent à la dynamique de violence en se mettant en mode de confrontation, comme le souligne Amélie : « Je vais plus rentrer dans la confrontation. Oui, on est en confrontation. Vraiment intolérante dans le fond. » Les propos d’Annie vont également dans ce sens : « Puis même si des fois, il faut les recadrer, puis tout ça, je pense qu’il y a vraiment une approche qu’il faut avoir, puis des gants blancs, puis un peu de tact. Si on veut à un moment donné que ça marche. Mais ça, on n’en a pas quand on est écoeuré. »

Les intervenants ont conscience des règles et des attentes quant à leurs obligations professionnelles au moment d’intervenir dans des dynamiques de violence ou de lutte de pouvoir (telles que les instituent par exemple la LPJ, les protocoles de pratique ou les codes déontologiques). L’extrait du verbatim de Gabrielle nous en donne un bon exemple :

On pète les plombs, puis notre parole va beaucoup plus loin que ce qu’on aurait voulu. Puis c’est dur à rattraper par la suite. Il y a certains clients pour lesquels ça va les saisir, puis [ils vont] dire : « Ah oui, elle en a dedans la petite. » Il y en a d’autres qui vont dire : « Elle est faite, la maudite. Je vais aller faire une plainte. » Fait que c’est un couteau à double tranchant.

Les intervenants sont également conscients qu’inévitablement, la participation aux dynamiques de violence a des répercussions sur les enfants suivis. C’est ce qu’exprime Rachelle, par exemple : « Moi, ça me confronte beaucoup de dire tu sais, que… tu sais, qu’on fait vivre ça à des enfants. Tu sais, qui ont, c’est ça, qui sont dans nos services. »

Ainsi, nos résultats vont dans le sens des travaux de Ferguson et ses collaborateurs (2020a) sur les relations avec une clientèle aux comportements hostiles, où les clients, en reprenant une analogie de Kahr (2019), sont décrits comme des « lanceurs de bombes » dans les rencontres qui provoquent des « éclats psychologiques », à travers lesquels les intervenants et les clients doivent trouver des moyens pour survivre. Paradoxalement, bien que Ferguson et ses collaborateurs (2020a) reconnaissent que les travailleurs sociaux peuvent consciemment canaliser leur colère à l’égard des parents, du même souffle ils relèvent qu’ils peuvent retourner inconsciemment la haine projetée par les usagers en devenant punitifs, tout comme ils peuvent être blessés émotionnellement et devenir l’ombre d’eux-mêmes. Nos données montrent plutôt que les intervenants sont conscients du moment où ils font un TE et de l’instant où ils ne le produisent plus.

Diminution de l’aide et repli dans le rôle de contrôle

Au moment où les intervenants éprouvent des DÉ, 65 % (N = 20) d’entre eux rapportent être moins enclins à investir la relation d’aide avec l’enfant et la famille suivis. Geneviève raconte à ce sujet : « Mais c’est clair que moi, je me sentais moins disponible à entendre les clients. J’étais moins empathique peut-être. Je faisais les coins plus ronds. » Lorsque les habiletés et les préoccupations empathiques s’amenuisent en raison des DÉ, le phénomène a également pour conséquence l’évitement de la prise en charge des besoins émotionnels (telle que la détresse) des enfants et des parents, comme l’explique Nicolas : « On n’est pas disponible pour tout l’aspect émotionnel que le client vit quand on est surchargé nous-même émotionnellement de stress ou autre chose. Tu sais, on n’est pas capable de… lui, le client, il vit quelque chose, puis on n’est pas capable de répondre à ça. »

Nicolas ajoute également que cette situation peut réduire de façon importante la qualité du travail en protection de l’enfance : « Mais je pense que je peux passer à côté d’affaires sans m’en rendre compte. Juste parce que moi, je vais faire mon travail, mon travail c’est en masse, puis c’est ça. » L’une des conséquences des DÉ chez les intervenants est donc le repli vers le refuge identitaire qu’offre en partie le mandat de contrôle et de surveillance de la Loi. Jovette explique : « Des fois, tu as tendance, tu veux aller plus dans le contrôle pour te faciliter la vie. Bien, c’est plus facile de dire je limite les accès à votre enfant tant de temps, le temps que je fasse mon éval, que d’aller faire des visites-surprises à tout bout de champ. »

Sarah va également dans ce sens : « Fait qu’on est moins dans la relation typiquement aide, mais on va être beaucoup plus dans le contrôle du mandat. » Le repli dans le rôle du contrôle implique aussi une diminution de la gestion du risque[3], c’est-à-dire que l’on ne prend aucun risque, comme le mentionne Nicole : « C’est un extrême resserrement du contrôle. On n’en gérait plus, de risques. […] Ça veut dire que dès qu’on a un doute, on place. On retire. » Isabelle tient des propos semblables : « Puis probablement qu’en bout de ligne, tu gères moins le risque aussi. » Jovette, en parlant de ce qu’impliquerait le fait de faire davantage de rencontres ou de supervisions des visites entre les parents et les enfants, afin d’éviter un placement, souligne l’importance du regard des collègues sur le temps investi auprès des parents et des enfants : « Puis après ça, être obligé de justifier à tes collègues pourquoi tu es partie, genre, à 14 h à chaque jour du bureau. Puis que tu n’es pas revenue. […] Fait que c’est ça, tu as tendance à vouloir mettre plus de contrôle, puis moins à l’écoute, puis moins dans l’aide. » Ainsi, le besoin d’appartenance au groupe a aussi un impact sur le choix de se rabattre sur le rôle de contrôle social au détriment de l’aide à offrir.

Sur ce plan, nos résultats vont dans le sens de l’étude de Liebling et Tait (2011) sur la tension entre le rôle « d’aide » et le rôle de « contrôle » dans le métier de gardien de prison ; tension similaire entre le rôle « d’aide » et le rôle de « contrôle » des intervenants en protection de l’enfance. En effet, les auteures soulignent que l’adoption du travail basée sur des règles administratives et bureaucratiques protège mieux les travailleurs (axées sur le contrôle) (Liebling et Tait, 2011), puisqu’il offre un refuge identitaire pour ceux et celles qui luttent avec les ambiguïtés du double mandant (aide et contrôle) et les DÉ liées à l’exercice des fonctions (Liebling et Tait, 2011).

Diminution de la qualité du travail et des capacités d’intervenir (52 %)

Les intervenants notent également, dans une proportion de 52 % (N = 16), que les DÉ engendrent une diminution de la capacité réflexive et du jugement professionnel. Comme le souligne Audrey, lors d’une intervention qui aurait pu la mettre elle et la mère en danger : « Y a une mère elle avait été violentée par son conjoint pis y fallait qu’elle retourne à son appartement. Pis je suis retournée avec elle, en sachant pas si le père allait être là. J’étais pu en état de pouvoir anticiper les choses. Dans le ici et maintenant. » Dominique, pour sa part, mentionne une perte d’objectivité face aux problématiques et aux nombreuses dynamiques familiales traitées : « Je pense qu’on peut plus facilement personnaliser des situations. […] Bien, moi, je pense que si ça touche le parent, on peut avoir tendance à banaliser. Puis si ça touche l’enfant, on peut avoir tendance à dramatiser. » Ces symptômes peuvent également se traduire, comme le rapporte Audrey, par des notes au dossier incomplètes et des rapports psychosociaux bâclés. Selon Nicole, au moment où les intervenants éprouvent des DÉ, ils vont davantage penser à court terme (pression de service) et en silo (ce n’est pas à moi de faire ça), ce qui aurait possiblement pour effet de contribuer à l’augmentation des signalements (situation à nouveau signalée) : « Tout le monde essaie de retourner dans les petites cases pour arriver à rendre ce que l’employeur attend, toujours en termes de productivité. Oui, fait qu’on se lance les balles, puis ça, ça a un impact sur les gens. Ça a un impact sur le resignalement, ça a un impact sur la vie des enfants. »

Nos résultats à ce sujet vont dans le sens des travaux de Figley et Ludick, (2017) ; Chapelle (2016) ; Duron et Cheung (2016) et McFadden et al. (2015), à savoir que les DÉ provoquent une diminution des capacités objectives des professionnels.

Discussion conclusive

À la lumière des résultats exposés dans la section précédente, où les principales conséquences des DÉ sont présentées, deux principales règles des sentiments se dessinent : 1) l’intervenant doit être détaché de sa propre personnalité, de ses émotions et de sa réalité au travail et 2) l’intervenant doit se conformer avec enthousiasme aux exigences de productivité émises par les hautes instances. Ces règles de sentiments rappellent continuellement le contexte dans lequel elles sont mises en vigueur, c’est-à-dire que la nouvelle gestion publique, responsable de l’augmentation de la productivité et de l’isolement des travailleurs, place ces derniers dans des conditions qui rendent plus difficile l’établissement d’une relation d’aide de qualité.

« Ne prends pas ça à coeur, prends ça à l’heure »

Cette expression, entendue maintes fois par les participants de la part de leur gestionnaire ou de leurs collègues au moment où ils rapportaient leurs difficultés émotionnelles, réfère à un discours banalisant les émotions vécues au travail en protection de l’enfance. La philosophie de la NGP appuie ce type de discours, visant la productivité au détriment du bien-être des employés. Soulignons également toute l’incapacité de la NGP à reconnaitre les dimensions complexes, contingentes et toute la dimension des relations humaines dans la pratique. Intégré dans des principes fondamentaux d’efficience, d’efficacité et d’économie, ce qui devient privilégié dans le comportement humain ce sont la cognition, la rationalité et la prévisibilité (Ruch, 2012). Et inversement, moins d’attention est accordée à l’émotionnel, car cette dimension est perçue comme irrationnelle et imprévisible (Ruch, 2012). De ce point de vue, la loi 10 s’inscrit dans la poursuite de la déconsidération des besoins émotionnels des intervenants qui a cours depuis les années 1980 (Ferguson, 2005). Ainsi, l’analyse des données laisse paraitre toute une série de prescriptions quant à l’obligation de contrôler, de façonner, voire de supprimer les émotions et les sentiments personnels dans le cadre de ses fonctions. D’ailleurs, comme la majorité de ses collègues, Nicolas considère que l’intervenant « idéal » selon l’employeur, sur le plan émotionnel, serait sûrement « un robot », tandis que Geneviève remarque de son côté que cet intervenant « au niveau émotionnel, c’est une machine ». Cette perception rejoint également quelques facteurs liés à l’émergence des DÉ, soit : la surcharge de travail, le manque de soutien de la part des cadres, le manque de soutien clinique, le tabou des DÉ (perçues comme une faiblesse, une incompétence) dans la culture organisationnelle (Le Pain et al., 2021 a). En effet, comme le souligne Geneviève, l’employeur souhaite « un employé qui est très productif, qui va dire oui à ses demandes, ça, c’est clair ». Gabrielle perçoit également cette exigence de productivité et de performance, et ce, malgré le manque de ressources (internes et externes), le nombre insuffisant d’employés et des équipes instables et inexpérimentées : « L’organisation attend de nous qu’on soit des superhéros, qu’on ne plie jamais au combat, il faudrait qu’on ait 8 bras, 22 jambes, puis 8 cerveaux. » Les intervenants mettent en évidence l’obligation de se soumettre de façon volontaire (voire avec enthousiasme) aux règles de productivité émises par les hautes instances, qui consistent à ne pas se plaindre, s’adapter, demeurer en santé. L’exemple de Sandra souligne cette injonction : « L’intervenant parfait, c’est lui qui ne se plaint jamais de l’employeur, on est en réunion d’équipe, qui ne se plaint pas, puis qui dit oui à tous les dossiers, qui ne se plaint pas de la lourdeur […] puis qui n’est jamais malade, puis que, tu sais, un employé qui se débrouille tout seul, puis c’est ça. »

Ainsi les participants perçoivent spécifiquement que l’intervenant recherché dans le cadre des fonctions en protection de l’enfance est celui qui est détaché de sa propre personnalité, de ses émotions et de sa réalité au travail. C’est d’ailleurs ce qui ressort de la « résolution » prise par Audrey, lors d’un retour de congé maladie lié à des DÉ, de faire comme plusieurs collègues en faisant seulement ce qui est visible dans les statistiques compilées par l’employeur :

Quand je suis revenue, c’est pathétique à dire, mais c’est ça : […] je m’étais dit je vais faire comme tout le monde, là. J’étais pas capable. Je suis pas capable. Je l’ai travaillé ça en thérapie. Je m’étais dit ça, pis j’avais travaillé là-dessus. […] En me disant d’autres le font, je vais le faire. Mais je suis pas capable. Mon éthique professionnelle me le… j’suis pas capable, j’ai beau me parler, mais non.

La philosophie de la NGP a un effet non seulement sur les conditions de travail et les services offerts aux enfants et aux familles vulnérables, mais également sur le bien-être des intervenants, obstruant ainsi la production d’un TE approprié.

L’improductivité, l’inefficacité et la non-rentabilité de la nouvelle gestion publique

Au-delà des conséquences spécifiques sur les relations avec les usagers qui ont été relevées dans cet article, la culture de la performance, les mesures d’austérité, les compressions budgétaires, les fortes pressions pour donner la priorité aux différentes situations à évaluer ou à traiter (vider les listes d’attente) rendent difficile l’octroi d’un soutien aux familles dans le besoin pour les intervenants et les gestionnaires (Ferguson et al., 2020). D’ailleurs, cette intensification du travail a également favorisé l’instauration de relations plus tendues avec les gestionnaires et avec les collègues moins disposés à l’entraide et à la coopération – des éléments essentiels au bon fonctionnement des équipes de travail (Le Pain et al., 2021 b). En ayant affaibli les collectifs de travail, l’on favorise une recrudescence de l’isolement professionnel, c’est-à-dire un travail effectué en solitaire, coupé du soutien des gestionnaires et des collègues, chez les intervenants sociaux en souffrance (Le Pain et al., 2021 b). Or, le TE se construit et se développe à travers les interactions et les collaborations avec les collègues de travail et les gestionnaires (Hoschschild, 2012). De plus, une culture organisationnelle qui permet aux employés de parler ouvertement des exigences du TE ou qui soutient l’expression d’émotions authentiques, peut en atténuer les conséquences sur les employés, car pouvoir s’exprimer est nécessaire, au même titre qu’un temps de récupération après une performance de TE (Barry et al., 2019 ; Melou et Dagot, 2018). Et comme le souligne Dussuet (2011, p. 123) :

Les discussions sur le travail, et tout particulièrement sur le travail émotionnel, permettent de revenir sur les difficultés rencontrées et d’élaborer des règles, impossibles à figer tant elles doivent toujours être ajustées à des situations singulières, mais qui, lorsqu’elles légitiment les positions parfois transgressives prises par les salariées dans leur travail, apportent une reconnaissance au travail effectué.

Les organisations qui soutiennent émotionnellement et qui endiguent les émotions en étant à l’écoute peuvent transformer les expériences de peur, d’anxiété, de colère, de frustration en une ressource pour la pratique, plutôt qu’une source de désengagement (Ruch, 2007). En répondant aux besoins émotionnels, la pensée critique est plus susceptible de se mettre en oeuvre, si les aspects réflexifs et analytiques des pratiques (supervision « clinique ») sont discutés séparément des aspects « administratifs » où l’accent est mis sur les cibles de rendement et le contrôle de la productivité des intervenants (Ferguson, 2018). En permettant des discussions en groupe, les organisations donnent un « temps d’arrêt » et un lieu « libérateur quant aux exigences du rôle » et des règles d’affichage des sentiments qui guident les comportements, permettant ainsi aux participants de laisser tomber leur garde, et d’afficher leurs vrais sentiments et d’en discuter librement (Weaver et al., 2019), tout en ayant une prise sur les règles des sentiments lacunaires et désajustées au regard de la réalité sur le terrain. Cet exercice peut alors se traduire par une amélioration de l’authenticité du climat de travail (Grandey et al., 2012), ainsi que de la qualité des relations entre les collègues (Brotheridge et Lee, 2003). Enfin, plus les intervenants ont la possibilité de réfléchir et d’analyser leurs sentiments et leurs relations avec les clients involontaires, moins il y a de risques que les relations deviennent des relations hostiles et plus les décisions importantes (y compris le retrait des enfants) se font de manière éthique et exempte de haine et de représailles (Ferguson et al., 2020a).

Reconnaitre le TE en protection de la jeunesse

La qualité de la relation d’aide entre l’intervenant, l’enfant et la famille suivie est influencée par les DÉ de l’intervenant et les capacités subséquentes à produire le TE exigé dans le cadre du suivi en protection de l’enfance. Comme nous pouvons le constater, le TE agit comme un « bouclier », afin de se protéger et de protéger les autres des émotions et des sentiments destructeurs dans le cadre de ses fonctions. Il est également ce qui incite à prioriser l’aide à la famille au détriment du contrôle social. Il apparait donc nécessaire de reconnaitre d’abord que les émotions sont au coeur des interventions des praticiens. Ensuite, le TE doit être reconnu et « calculé » comme faisant partie intégrante de la charge de travail des intervenants en protection de l’enfance. Une avenue primordiale serait également de cesser d’exploiter « ce don de soi » sans offrir les conditions de pratique nécessaires. Cela nécessite par ailleurs de considérer que la construction du TE est le fruit d’un apprentissage réalisé à la fois dans les milieux de formation et dans l’exercice du travail au quotidien, à travers une variété de situations et d’échanges d’émotions, dans les relations avec les usagers et au contact des collègues et des gestionnaires au travail et lors des rencontres et des formations de soutien. Nous mettons également en lumière la nécessité de revoir le réalisme et la cohérence des multiples règles des sentiments qui gouvernent la réalité sur le terrain, en redonnant une autonomie aux professionnels et en favorisant également un retour de la pleine autonomie des organisations en protection de l’enfance dans leur communauté. Au même titre que nous mettons en garde contre ce désir d’uniformiser le « savoir-être » et les réactions professionnelles attendues sans tenir compte de l’unicité des intervenants et des contextes d’intervention, puisque cela ne ferait qu’accroitre les dissonances émotionnelles. En somme, si l’on souhaite protéger adéquatement les enfants signalés, il faut considérer que la protection des enfants est liée directement aux besoins émotionnels des intervenants, aux conditions de travail et au retrait de la philosophie de la NGP (productivité au détriment de la qualité de la relation d’aide) dans les pratiques managériales et dans les pratiques d’intervention au sein des services sociaux. Comme le souligne la CSDEPJ (2021), il faut un retour en force du leadership de la philosophie propre aux services sociaux dans toutes les instances décisionnelles.

Pour conclure, l’intérêt de cet article porte sur la perspective de la gestion des émotions en tant que lentille qui permet d’examiner le moi, l’interaction et la structure organisationnelle, politique et sociétale (Hochschild, 2003). En effet, en raison du pourcentage élevé d’intervenants qui parlent des mêmes conséquences des difficultés émotionnelles sur la relation avec l’enfant et la famille, il n’était pas envisageable de réduire la compréhension des données à une lecture individualisante et psychologisante, qui mène la plupart du temps à une analyse où le problème qui est vécu par l’intervenant est rapporté à une usure de la compassion ou à un burn-out. Nous postulons au contraire que les manifestations de DÉ agissent comme des symptômes d’un problème social, structurel, organisationnel, institutionnel qui dépasse largement les facteurs individuels. D’autant plus que l’on renvoie constamment la responsabilité de l’insuccès du mandat de protection des enfants directement sur les intervenants.

Enfin, soulignons que les intervenants agissent à l’intérieur des prescriptions de la Loi de la protection de la jeunesse (LPJ) et doivent adopter et appliquer divers codes de conduite qui orientent leurs interventions tout en les rendant responsables de leurs actes professionnels (Geoffrion, Morselli et Guay, 2016). Et face à ce travail émotionnel fortement imposé et parfois contradictoire, Hochschild (2003) souligne qu’il est possible de se rebeller contre une position idéologique à l’égard d’un sentiment par le biais d’une émotion ou d’un sentiment inapproprié (p. ex. lors de la mise en oeuvre de relations blessantes) ou en refusant de se plier aux exigences de la gestion des émotions (p. ex. en diminuant l’intensité des suivis et des rencontres). Dès lors, nos regards se transposent sur les instances politiques et institutionnelles décisionnelles et ayant voix au chapitre, afin qu’elles se responsabilisent en oeuvrant à l’adoption de conditions de travail favorisant le TE, ainsi que sur les attendus au regard des besoins et des situations particulières dans les services de la protection de l’enfance. La qualité des relations d’aide dépend directement du bien-être des intervenants et incidemment, la production du TE améliore le bien-être des enfants et des familles suivis.