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Le visible n’est qu’un exemple du réel.

Paul Klee

Le malheureux hasard gisait inanimé.

Jean Echenoz, Le méridien de Greenwich

Miss Marple, la vieille dame très digne des romans d’Agatha Christie, affirmait que les gens ne sont ni bons ni mauvais, mais simplement rusés. Les spécialistes des différentes disciplines scientifiques ne composent pas une catégorie à part. Comme l’écrit à juste titre Yves Coppens :

Un scientifique est […] un homme ou une femme comme un ou une autre, doté seulement souvent de qualités de curiosité et d’un esprit logique que son activité de recherche ne fait que développer, mais chargé aussi parfois de défauts d’amour-propre et d’un esprit narcissique que son obligation de signature ne fait qu’exacerber [2].

Ainsi, les praticiens des sciences ne se signalent pas toujours par leur pureté, leur intelligence ou leur objectivité, et sont parfois davantage alléchés par les espèces sonnantes et trébuchantes que par les nobles sentiments que requiert l’éthique de leur discipline. On évitera cependant d’en tirer des affirmations hâtives sur la recherche scientifique, qui relèveraient de la démagogie. À partir de là, il n’est possible, au fond, que d’en venir à deux conclusions : il y a parmi les différentes disciplines propres aux sciences pures des individus imbéciles, paresseux ou malhonnêtes qui y travaillent, ni plus ni moins sans doute que dans le reste de la société (bien qu’il faille souligner que ces chercheurs ont généralement plus de pouvoir que le menuisier, le professeur de littérature ou le graphiste) ; le pouvoir des scientifiques fait en sorte que des individus ou des institutions riches peuvent facilement attirer certains d’entre eux grâce à l’appât du gain. Il arrive que ceux-ci dérogent pour cette raison à l’éthique à laquelle ils devraient normalement se conformer. Ainsi, certains « vrais » scientifiques sont des faussaires — qu’on ne confondra pas avec les charlatans et autres nouvel-âgistes, même si dans un cas comme dans l’autre on s’interdit de « rendre objective une partie de la réalité, [de] construire un ensemble de faits cohérents en essayant d’introduire le moins de distorsion possible », comme l’écrit Michel de Pracontal [3]. Les faussaires, en refusant de se pencher sur le réel, s’imposent (et imposent aux autres) une science imaginaire, qui peut prendre différents aspects. C’est sous cet angle que j’aborderai le premier roman de Jean Echenoz, Le méridien de Greenwich [4]. Mais je voudrais d’abord donner des exemples de différents types de faussaires ou d’hurluberlus scientifiques, pour essayer de situer dans un contexte social particulier celui qu’Echenoz met en scène dans son roman.

Du délire à la tricherie organisée

On peut défendre la raison sans croire pour autant qu’objectivité scientifique et rationalité vont nécessairement de pair. Ce n’est pas parce qu’on dit qu’on objectivise des données qu’on devient pour autant rationnel. Un parcours de textes littéraires contemporains où se retrouve la figure du chercheur (parfois plus proche du « savant », semblable à l’ancien alchimiste) permet de rencontrer un spectre très large de personnages dont souvent le seul point commun est une attache institutionnelle ou un intérêt personnel pour des disciplines scientifiques. Ce qui, au-delà d’un goût pour une certaine logique, peut signifier également des comportements délirants, obsessionnels, ou tout simplement a-scientifiques. On sait depuis la célèbre affaire de « la malle » que Newton s’adonnait à l’alchimie autant qu’à la physique et aux mathématiques [5], et que Kepler adorait l’astrologie. On rétorquera peut-être que les frontières entre sciences et parasciences étaient à l’époque moins nettes ; on répondra que Rabelais et Montaigne, en leur temps, ridiculisaient déjà ces bêtises. Une formation scientifique ne garantit pas nécessairement un sain scepticisme.

Le public tend parfois à croire que les sciences contemporaines se consacrent sans cesse à des recherches fondamentales qui conduisent tout droit à l’amélioration inévitable de l’ensemble de la condition humaine. Affirmer que « c’est scientifique » consiste généralement à dire que c’est sérieux et qu’il serait oiseux de revenir sur ce sujet.

On pourra ébranler cette conviction bien ancrée en jetant un coup d’oeil sur certains gagnants des IG Nobel (pour « ignoble Nobel ») remis par la revue américaine Annals of Improbable Research [6], concernant des recherches publiées et très souvent dûment subventionnées. Signalons, parmi de multiples exemples étonnants, deux études statistiques : le physicien Robert Matthews, un Britannique, a étudié la loi de Murphy en démontrant que les toasts tombent généralement sur le côté beurré ; quant au mathématicien Robert Faid, de Caroline du Sud, il a calculé les cotes pour connaître les possibilités que Mikhaïl Gorbatchev soit l’antéchrist (pour ceux que les statistiques intéressent, voici les résultats : 1 chance sur 8 606 091 751 882).

On peut regretter que des sommes parfois importantes soient investies dans ces recherches. Cependant, cela ne porte pas vraiment à conséquence. Il y a des cas plus graves. D’abord, il a existé, il existe et il existera des tricheurs. Le phénomène ne date pas d’hier : Ptolémée, considéré comme le grand astronome de l’Antiquité, a truqué plusieurs de ses chiffres pour que les résultats concordent. Au xxe siècle, on en trouve à foison [7].

Il faut par ailleurs abattre le mythe des scientifiques qui seraient tous rationnels. Les sciences sont envahies par des individus qui s’enfoncent avec bonheur dans les eaux glauques de la parascience, du Nouvel Âge ou du syncrétisme tous azimuts (le phénomène rapporte). À commencer par l’immarcescible gloire de Frijtof Capra qui, avec Le Tao de la physique, a lancé la mode de ce qu’on pourrait nommer la « mystique quantique », en établissant une corrélation entre la physique moderne (relativité, théorie quantique) et les traditions mystiques orientales. Selon Costa de Beauregard, ancien disciple du physicien Louis de Broglie, la télépathie, la psychokinèse et la communication avec les esprits seraient inscrites dans le formalisme de la physique quantique. Joseph Rhine, docteur en physiologie végétale et père de la parapsychologie scientifique, crut déceler un pouvoir télépathique chez une pouliche nommée « Lady Wonder ». Même quand on se rendit compte qu’il ne s’agissait que d’une question de dressage (la pouliche répondait à un message), Rhine continua à y croire et publia un article intitulé « Enquête sur un cheval lecteur de pensée ». Puis, pendant une quarantaine d’années (de 1927 à 1965), il mena des expériences de divination des cartes dans son laboratoire de l’université Duke. La liste pourrait s’allonger.

À un degré plus élevé dans la bêtise, retenons les théories scientifiques qui reposent sur les idées reçues, les dogmes entretenus, ou encore, plus platement, le racisme. Les prix Nobel (les vrais, pas les « ignobles » !) n’y échappent pas. William Shockley, prix Nobel de physique en 1956 pour l’invention du transistor, lança une campagne ouvertement eugéniste en proposant de payer les individus ayant un faible QI (cette arnaque pseudo-scientifique) pour qu’ils se fassent stériliser. Quant au physicien allemand Philip Lenard, prix Nobel de physique en 1905, il affirma sans hésitation que la théorie de la relativité ne tenait pas la route lorsqu’elle se voyait confrontée à la réalité, pour la simple raison qu’Einstein était un « savant cent pour cent juif » et que la compréhension de la vérité fait défaut aux Juifs. Ce qui, on en conviendra, est une preuve scientifique plutôt faible.

On pourrait croire que de pareilles choses sont impensables aujourd’hui. Et pourtant, à l’ère du tout génétique, que faut-il penser de certaines recherches récentes ? Comme l’écrit François Féron, « l’idée rousseauiste d’un homme conditionné par son environnement a cédé la place à une vision calviniste d’une prédestination par les gènes [8] ». Après la traque du gène de la violence et de l’alcoolisme, c’est celle du gène de l’homosexualité qui fut à la mode au cours des années 1990. « Qu’importe que l’échantillon statistique soit insuffisant, les conditions de l’expérience douteuses et les interprétations fantaisistes, les revues scientifiques les plus prestigieuses, d’ordinaire très critiques, s’arrachent ce genre de révélations [9] ».

Le sens de l’éthique ne fait sans doute pas plus défaut aux chercheurs scientifiques qu’aux citoyens qui travaillent dans d’autres disciplines — et on peut même poser l’hypothèse qu’il s’impose davantage qu’ailleurs, à cause des normes très contraignantes qu’imposent les protocoles scientifiques. Il n’empêche que des raisons idéologiques, politiques, ou plus prosaïquement économiques peuvent expliquer certains choix, certaines décisions aussi bien que certains errements, qui débordent largement d’une position strictement objective, si tant est que ce terme puisse avoir un sens lorsqu’il s’agit d’analyser ce qui détermine les agissements des êtres humains, qu’ils soient scientifiques ou non. Comme l’écrit Gerald Holton, l’activité scientifique est

[u]n « événement » situé à l’intersection de certaines trajectoires se dessinant dans l’ordre historique : on envisagera ainsi la trajectoire suivie par l’activité scientifique de l’individu, relevant en grande partie de déterminations intimes, privées ; celles des connaissances scientifiques « publiques », fonds indivis de la communauté ambiante ; celles des conditions sociologiques présidant à l’évolution d’une discipline ; voire celle de l’ambiance intellectuelle, de la culture d’une époque […] [10].

Dans ce contexte, comment un scientifique peut-il profiter de son statut, s’il devient fraudeur ? J’ai mentionné plus haut l’expression « science imaginaire » à propos de l’utilisation de la science par des faussaires. Le sens qu’un écrivain donne à cette expression peut prendre une tout autre dimension, et c’est pourquoi j’aimerais examiner comment, autour d’un fraudeur, un romancier peut réfléchir l’image de la science, laissant apparaître en creux la réalité sociale du scientifique. Venons-en donc au roman d’Echenoz, Le méridien de Greenwich.

La science invisible

« L’imaginaire de la science, et de la physique en particulier, selon Jean-Marc Lévy-Leblond, a été principalement, mais pas seulement, un imaginaire visuel. En ce sens, le mot « imaginaire » est bien choisi, fondé sur notre appréhension directe et visuelle, sur nos images du monde qui nous entoure [11] ». Le problème tient à ce qu’une partie importante de la science, notamment en physique, a commencé à se faire de plus en plus invisible à partir de la fin du xixe siècle. Pour reprendre l’expression d’Alan Chalmers, la science aujourd’hui répond largement à un « réalisme non figuratif », « dans la mesure où il ne contient pas une théorie de la correspondance de la vérité avec les faits. Le réalisme non figuratif ne suppose pas que nos théories décrivent des entités dans le monde, comme les fonctions d’onde ou de champs, à la manière dont le sens commun comprend que notre langage décrit les tables et les chats [12] ». En ce sens, l’imaginaire scientifique repose sur de nouvelles images qu’on a encore du mal à se représenter. « Il était certes nécessaire d’expliquer, mais comment expliquer que pour ce qu’il voyait, lui, et cherchait à voir, il n’existait littéralement pas d’image, qu’il voyait des choses dont il n’y avait pas d’images, sinon des images conventionnelles et formalisées selon une représentation rigoureuse, aussi arbitraires et puissantes, par rapport aux choses, qu’un alphabet », se demande Brahé, jeune chercheur de pointe en physique des particules dans le roman Atlas occidental [13]. Et d’ailleurs, ne pourrait-on pas dire que l’usage des symboles en science, « empruntés aux alphabets latin, grec, hébraïque, témoigne d’un véritable imaginaire de la lettre [14] » ?

J’avancerai comme hypothèse que l’ensemble du roman de Jean Echenoz, remarquablement structuré, proposant une narration chaotique où pourtant tous les éléments s’emboîtent et se répondent, tient dans cette tension entre visibilité et invisibilité ; entre ce qui est visible, crédible, et ce qui se dérobe ou laisse des failles dans le raisonnement. Et en ce qui concerne l’invisibilité de la science, elle se manifeste métonymiquement par la question suivante : où se cache le chercheur Byron Caine ? Et surtout, comment entrer en possession de son invention ?

Le roman s’ouvre sur des images de cet homme, Byron Caine, images d’un film qui semble avoir été tourné clandestinement. Il se trouve avec une femme exactement à l’emplacement du méridien de Greenwich. Très vite, on comprendra que le roman repose sur une traque : « Un chercheur des laboratoires a disparu avec un document que monsieur Haas désire récupérer. Il semble que la fille de monsieur Haas soit également partie avec lui. Monsieur Haas désire également la récupérer, bien que les deux problèmes soient évidemment distincts » (MG, p. 16). Les notes données dans un premier temps à celui qui doit retrouver Caine relèvent de la froide notice biographique qui cerne le parcours d’un chercheur scientifique :

Nom Caine, lut-il, prénom Byron. Né en 1929 à Baltimore. Études à l’université de Chicago, où il rencontre puis épouse Kathleen Evans. En 1958, séjour de quelques mois en clinique psychiatrique. Engagé en février 1959 dans un laboratoire qui travaillait pour nous en sous-traitance. Son travail est remarqué par Gibbons, qui était à l’époque responsable de ce secteur, et il est engagé dans une filiale de la firme en 1962. Travaille pour nous aux États-Unis jusqu’en 1970, date à laquelle il arrive à Paris pour continuer ses recherches ici. Vit séparé de sa femme. C’est tout.

MG, p. 30-31

Ces quelques lignes factuelles font ressortir, dans leur sécheresse même, un événement marquant : un séjour de quelques mois dans un hôpital psychiatrique, signalant que le rationnel chercheur de laboratoire a peut-être aussi quelque chose du savant fou… Ce que son ex-femme viendra confirmer à sa manière, en réponse à l’un des employés de Haas : « Il est toujours pénible de parler de ces choses, mais je crois que votre mari avait fait l’objet d’une sorte d’examen psychiatrique. L’éventualité d’une rechute. — Byron ne peut pas rechuter, coupa-t-elle, il a chuté une fois pour toutes, vraisemblablement en naissant » (MG, p. 77). C’est également en ces termes que le définira spontanément un membre d’un groupe qui le recherche. Il parlera d’un « mutant », d’« un inventeur », d’« une sorte de savant fou qu’ils ont trouvé » (MG, p. 84). Voilà qui expliquerait peut-être l’instabilité de cet homme, disparu du jour au lendemain, qu’il faut abattre après avoir récupéré les papiers compromettants, dans l’espoir que ceux-ci ne soient pas tombés dans les mains d’un concurrent. Caine travaillait sur un projet « extrêmement confidentiel », intitulé « Prestidge », nom de code dont on peut souligner ironiquement l’aura publicitaire. Et d’ailleurs, selon un des principes d’une publicité réussie, une rumeur se met à circuler et le projet Prestidge est mentionné par une foule d’individus, bien que personne ne sache vraiment de quoi il retourne. Aucune précision sur « l’occulte projet Prestidge » (MG, p. 206), rien ne traverse « ce halo de mystère et de considération dont [il] était nimbé » (MG, p. 209), sauf vers la fin du roman, mais de manière si générale que cela ne peut rien signifier de concret :

[Projet] sur la fonction duquel circulaient les opinions les plus diverses, ce qui laissait présumer soit de la fausseté des opinions, soit de la polyvalence de l’accessoire. Avaient ainsi couru des rumeurs concernant une énergie de synthèse, un moteur autarcique, on avait parlé de domestication bactérienne, de réduction de la masse, de fission de l’atome, d’idiome informatique, de documents volés aux uns, de microfilms confiés aux autres, de recyclage de déchets, d’arme absolue.

MG, p. 208

Autant de syntagmes figés qui ne peuvent que renvoyer à une sorte de néant sémantique. « Les choses qu’on ne peut pas atteindre, on se dédommage en les nommant » (MG, p. 137), affirme un personnage qui semble parler de tout autre chose que du projet [15].

Cependant, à partir de ce point de départ relativement simple (je reviendrai sur la fausse simplicité des premières pages du roman), la narration échappe totalement au lecteur qui s’attendrait à une enquête procédant selon les méthodes classiques de la déduction (et s’apparentant en ce sens à une approche « scientifique »). D’un chapitre à l’autre, de nouveaux personnages apparaissent, s’immiscent dans l’affaire. Se multiplient les agents doubles, triples (!), les leurres, les mensonges, les couvertures, les meurtres et les enlèvements injustifiés a priori, avant de devenir compréhensibles au bout de dix, cinquante, voire cent pages [16]. La complexité d’une telle intrigue s’explique par le besoin de clandestinité des opérations, qui sont elles-mêmes exposées d’une manière on ne peut plus obscure. Ainsi en est-il du discours pédagogique tenu par un dénommé Carrier à un de ses nouveaux agents. Le discours semble lui-même singer ironiquement le discours scientifique, en ce sens que la précision des explications ne rend pas le sens plus clair pour le néophyte :

Je vais vous expliquer, articula Carrier d’un ton pédagogique. La différence entre Lafont et moi, c’est que je suis plus au courant que lui du travail que nous menons actuellement, et pour lequel nous avons besoin de vous. Lafont constitue entre nous deux un stade intermédiaire, une sorte de filtre. Je lui ai donné des informations pour qu’il vous les communique aujourd’hui. Si je vous les communiquais moi-même, l’absence de ce filtre dans le dispositif pourrait perturber l’ensemble du système. Vous finiriez par en savoir trop, ou alors pas assez. Suis-je assez clair ?

MG, p. 69

« Permettez-moi d’être sceptique », réplique son interlocuteur, et le lecteur ne peut qu’agréer. S’ensuivent des propos de Carrier qui ne sont pas sans rappeler ceux de Dupin dans « La lettre volée » s’adressant à son ami narrateur pour lui expliquer la nécessité d’une compréhension scientifique de l’intellect des adversaires dans un débat, accréditant le rapprochement que je propose avec les effets du discours de la science.

Le lecteur se trouve au milieu d’un chaos — si l’auteur voulait donner à travers son texte une idée de l’instabilité des systèmes dynamiques, on pourra dire qu’il y est parvenu —, mais la raison d’être de celui-ci tend à se dissoudre. En effet, au milieu de cette parade de savoir-faire criminel, Byron Caine échappe à tous sans bouger, confiné dans une île où, sous la responsabilité (et la surveillance) de deux hommes qui s’occupent de ses besoins, il doit mettre au point le projet Prestdige. Il semble néanmoins plus pressé de terminer un puzzle que de s’atteler à son invention révolutionnaire.

Si les résultats de la science sont de plus en plus invisibles aujourd’hui, réduits à l’indescriptible, ils le sont ici littéralement, puisque le scientifique joue profil bas et que, de la science, il ne reste qu’un vague simulacre. Le projet Prestidge repose sur le pouvoir qu’on lui accorde (et déclenche selon un principe de causalité de vrais flots de violence), mais son nom (« Prestidge ») n’est qu’un nom sans contenu. Le projet n’existe que dans l’esprit de ceux qui l’ont fantasmé et dans la rhétorique allusive de Caine. Car ce dernier n’a aucun projet à soumettre. En réponse à l’un de ses deux gardiens qui lui déclare, agacé, « Vous ne connaissez rien », il déclare : « C’est vrai […], je sais tout et je ne connais rien » (MG, p. 40). Il n’est pas certain que son interlocuteur entende toute l’ironie de cette phrase. En effet, Caine mesure sa valeur, sait parfaitement ce qu’il représente ; cependant, il est incapable de former l’idée, le concept, l’image d’un projet qui n’est qu’une fumisterie. Il sait ce qu’il représente, il ne connaît rien de ce qu’on lui demande. Parce que ses recherches n’avançaient plus et « pour justifier son improductivité, camoufler sa stérilité, il avait eu l’idée de reprendre un vieux projet inabouti et laissé pour compte, et de le présenter à Georges Haas comme une recherche en cours » (MG, p. 218). À partir de là, tout s’enchaîne : de manière étonnante, Haas accorde des crédits financiers démesurés à ce projet en s’appuyant sur la réputation du chercheur ; puis Carrier, attiré par l’intérêt de Haas, lui offre encore plus. Caine accepte, non par ambition, mais simplement pour changer d’air (Carrier lui offre de continuer ses recherches à l’étranger). Bombardé concepteur d’une invention sensationnelle, Caine constate que personne ne pose la moindre question sur la valeur de ses propos fort approximatifs. Il arrive que la société (entendre : le public en général) craigne les découvertes des scientifiques ; il arrive beaucoup plus rarement qu’elle remette en question le sérieux de leurs propos. Comme l’écrit Pierre Bourdieu, « [l]e capital scientifique est une espèce particulière de capital symbolique, capital fondé sur la connaissance et la reconnaissance. Pouvoir qui fonctionne comme une sorte de crédit, il suppose la confiance ou la croyance de ceux qui la subissent parce qu’ils sont disposés […] à accorder crédit, croyance [17]. »

Le prénom de Caine, Byron, lui sied bien mal. On peut difficilement imaginer figure moins aventureuse, moins romantique que celle de cet homme apathique dont on peut croire, dans un premier temps, qu’il agit avec lenteur par simple procrastination. Mais la réalité se révèle plus grave : il n’a simplement aucune idée de ce qu’il doit faire. Quand il sent qu’on devient un peu pressant et sceptique devant le manque d’avancement des travaux, il « joue » avec plaisir au scientifique :

Comme un moine enlumineur, l’inventeur éprouvait une inconnue jubilation à combiner les axiomes viciés, les propositions vaines et les lemmes véreux, à calligraphier des cohortes de formules tordues et à dresser de foisonnants schémas, dont jamais nul ne saurait que l’allure et la complexité n’étaient fonction que du nombre et de l’état d’usure des crayons de couleurs qu’il avait sous la main.

MG, p. 221-222

L’opacité des signes abolit la frontière entre le vrai et le faux. La langue de Caine est une langue purement imaginaire, jouant de ses propres codes, grâce auxquels il peut flouer ceux qui l’entourent. « Le schéma épistémologique des sciences exactes, écrit Habermas, définit ces dernières comme empiriques et analytiques, c’est-à-dire qu’elles mettent en oeuvre le contrôle par l’expérimentation (ou la simple observation) et la formalisation logico-mathématique de théories hypothético-déductives [18] ». De cela, il ne reste, chez Caine, que la formalisation logico-mathématique, sans hypothèse. Autrement dit, une image-fantasme de la science, une icône : les caractères indéchiffrables, à la limite kabbalistiques, d’une langue pour spécialiste. En s’enfermant dans sa tour d’ivoire, en s’arrangeant pour ne pas avoir à confronter ses recherches avec d’autres spécialistes, il devient faussaire dans un monde idéal, où lui seul peut se remettre en question, et ainsi regarder « avec un visage résigné, empreint de condescendance et de scientificité » (MG, p. 98) ceux qui l’interrogent. L’image projetée, socialement, du savant, lui permet d’avoir les coudées franches. Cet homme distrait, on le croit en pleine réflexion ; cet homme paresseux, on l’imagine patient. Il semble n’aboutir à rien, on s’imagine qu’il a besoin de beaucoup réfléchir. Le travail intellectuel d’envergure demande certes une réflexion intense, mais Caine ne fait vraiment rien, parce qu’il n’a aucune idée de ce qu’il devrait faire. Cet homme est « vide », mais c’est autour de ce vide que se construit le roman. Sans son projet inexistant, le roman lui-même n’existe pas. Mais ajoutons que cette frénésie autour d’un centre vide ne peut exister que dans la mesure où il s’agit d’un scientifique. C’est son statut qui déclenche tout, qui lui permet de masquer la fumisterie aussi longtemps.

Le « projet Prestidge » l’auto-désigne : son statut de chercheur scientifique lui donne beaucoup de prestige, mais lui n’a aucun projet (existentiel), aucune ambition, aucun intérêt. Véritable oxymore (chercheur sans recherches), Caine est un hapax scientifique : faussaire par défaut en quelque sorte, il ne cherche ni la gloire, ni le pouvoir, ni l’argent, ne défend aucune valeur éthique et n’a aucun intérêt pour la recherche. Il veut passer inaperçu, et à cause de cela se retrouve avec tout le monde à ses trousses. Il se tait. Et sa force réside dans son silence. Contrairement à de nombreux cas de véritables faussaires scientifiques qui usent à satiété des médias, conspuent la science officielle pour mousser leur publicité, s’affichent comme des êtres d’exception dont on ne reconnaît pas le génie, se trouvent un créneau très ciblé ou proposent des réponses imprécises à de grandes questions extrêmement vagues, Caine préfère s’enfermer dans son secret, ce qui s’avère en définitive beaucoup plus efficace. Carrier l’a bien compris lorsqu’il fait l’éloge du secret, sans se rendre compte qu’il expose ainsi la méthode avec laquelle Caine se joue de lui :

[I]l faut préserver le secret, pas tellement d’ailleurs pour ne pas le dévoiler, mais pour qu’il continue à produire. Le secret, théorisa-t-il, n’est pas le dernier voile qui dissimule un certain objet au bout d’un certain parcours, il est ce qui anime la totalité de ce parcours. La ruse du secret, c’est de vous faire croire qu’il n’est qu’un masque, alors qu’il est un moteur. Et c’est ce moteur qu’il faut entretenir parce qu’il vous fait marcher. Si je vous révélais le moindre fragment du secret, vous n’en sauriez pas beaucoup plus et cela risquerait de casser quelque chose dans le moteur, personne n’y gagnerait.

MG, p. 116-117

On peut également lire dans ce passage un motif du fonctionnement de la narration échenozienne, de la même manière qu’on en verra des traces dans la fameuse machine mise au point par Caine. La description de celle-ci, développée sur deux pages, est telle qu’on comprend mal qu’elle puisse être prise au sérieux. On croirait presque la machine du magicien d’Oz : « Tout espoir de compréhension, d’abord encouragé par la reconnaissance au sein de ce fatras de quelques unités mécaniques conventionnelles, se diluait ensuite, s’éparpillait et renonçait enfin à suivre cette accumulation de relais hétéroclites, d’accouplements techniques contre nature, si l’on peut dire, d’apparents contresens d’objets » (MG, p. 99). Elle s’imposera même comme une véritable machine dadaïste, ou peut-être plutôt tinguelyenne, au moment où il l’utilisera sans ménagement pour bloquer une entrée : « Quant à la machine […], supposée témoigner de l’essor de ses spéculations, elle témoignait en effet : c’était n’importe quoi. Caine avait fabriqué une sorte de collage, un conglomérat de matériaux de récupération qu’il assemblait entre eux selon le principe arbitraire mais rigoureux du tirage au sort » (MG, p. 222). Pourtant, cette machine impossible, moteur du secret, possède une forme de cohérence qui fascine, au moins autant que le pouvoir de démiurge du scientifique :

Cette accumulation d’objets divers agglutinés sur un cylindre choquait à première vue par son apparence désolante d’objet inachevé. Mais cet inachèvement était si flagrant, si insistant, si parfait en tant qu’inachèvement, que l’on pouvait penser qu’il constituait le principe même de la machine, qu’il en était la fin en soi ; et, dans ces conditions, la perfection de son inachèvement rendant l’objet achevé puisque inachevé, on pouvait le supposer fini, prêt à fonctionner, fonctionnant même peut-être déjà ; on pouvait considérer que dès lors toute amélioration que l’on apporterait à la machine ne saurait plus consister qu’en un perfectionnement de son inachèvement même.

MG, p. 100

Dans ce roman où la duplication (sans compter la duplicité) se manifeste de multiples manières, la machine de Caine apparaît aussi comme une mise en abyme du roman. La description de celle-ci s’impose comme une manière détournée pour l’auteur de présenter sa propre poétique, non seulement de ce roman, mais d’une oeuvre qui se construit depuis maintenant plus de vingt ans. La tension entre l’inachèvement et l’achèvement, le réel et le signe, l’image-reflet ou l’image-copie de celui-là, se modèle sur la science et traverse entièrement Le méridien de Greenwich.

Le réel en images

L’île où se trouve le méridien de Greenwich ne peut, en toute logique, être un lieu parfaitement semblable aux autres. « Outre sa division en deux parties par les soins du méridien de Greenwich, et perpendiculairement à celle-ci, l’île était encore coupée en deux par un ruisseau inconsistant qui prenait sa source sur la côte orientale » (MG, p. 94), lit-on. Dans cette île ainsi quadrillée, les choses se séparent, se découpent, selon une logique à la fois artificielle et arbitraire, tout en répondant à une méthode hautement scientifique. La division du monde en fuseaux horaires correspond à une certaine interprétation du monde, mais ne repose sur aucune réalité empirique. Le seul moment de colère (ou, à tout le moins, d’agacement) de Caine est provoqué par le méridien :

Ce méridien, c’est un scandale, dit-il, c’est un constat d’échec […] D’ailleurs, savez-vous pourquoi on a décidé de faire passer la ligne du changement de date par ici, où il ne vient jamais personne ? […] C’est parce qu’on la cache, expliqua-t-il, on a honte. On a honte de ne pas pouvoir faire courir le temps sur une sphère autrement qu’en recourant à une sorte d’artifice intellectuel, un méridien abstrait et arbitraire, chargé de découper à la fois terre et durée, et qui n’a pas plus d’existence que l’horizon. Pourtant sans cette ligne, le temps n’a pas de forme, pas de norme, pas de vitesse. Il devient innommable. On a honte de ne pas pouvoir faire mieux.

MG, p. 193-194

Faut-il le rappeler, le titre renvoie à ce fameux méridien, et le roman s’ouvre de plus sur une scène se déroulant sur l’île où il se situe, donnant une importance particulière à cette affirmation de Caine. Présentée ainsi, la science donne l’impression de construire le réel, de donner un sens à ce qui n’en a pas, de manière artificielle. L’arbitraire de la science éclate dans ce passage, par la bouche du scientifique Caine, et celle-ci apparaît comme une fumisterie. « Et pourtant, pour utiliser parodiquement la phrase apocryphe de Galilée, elle tourne aussi, la science », elle permet à notre monde d’organiser le réel de manière à pouvoir fonctionner de manière efficace. Arbitraire peut-être, mais un arbitraire sur lequel le consensus semble suffisant pour ordonner la vie commune.

On ne s’étonnera pas, dans ce contexte, que la question de la représentation soit omniprésente dans le roman de Jean Echenoz. Donner un sens (une direction) au monde qui nous entoure, si cela peut apparaître dans une certaine mesure arbitraire, ne signifie pas, comme on a pu le lire dans certaines théories au cours des dernières décennies, que le réel est une invention, que chacun le construit à sa guise. Cependant, il nécessite une cohérence, des contraintes sans lesquelles le relativisme envahirait entièrement nos sociétés et empêcherait toute organisation sociale. Il est vrai également qu’on prend parfois comme une réalité (ou ce que l’on nous impose sous ce nom) des phénomènes qui sont, à tout le moins, partiellement construits.

Dans cette perspective, la réflexion sur la science et les scientifiques dans le roman est indissociable d’une réflexion sur le réalisme en littérature et sur l’arbitraire du signe, aussi bien que sur le statut social des individus. Le problème esthétique du réalisme en littérature et celui, plus général, concernant le rapport entre texte et réel, ne sont sans doute pas du même ordre, mais ils se rejoignent du moins dans la volonté de penser de manière explicite les liens entre la fiction et le monde de l’expérience concrète. « Si le signe constitue un moyen d’économie des opérations mentales, le symbole — et l’imagination symbolique — se réfère à un sens, non à une chose sensible [19] ».

Il existe un imaginaire social de la science, qui conduit à projeter une certaine image, construite, figée, du scientifique, dont Caine va profiter. Cette représentation sociale a sa contrepartie dans le roman à travers un travail métatextuel où le réel se construit grâce à des médiations. Métaphoriquement, c’est justement l’image, comme processus de reproduction, mais aussi d’invention de la réalité que le roman propose au lecteur. Si on peut considérer l’imagination comme la faculté de mise en image, elle prend dans Le méridien de Greenwich un sens explicite.

Le roman commence avec la référence à un tableau (« Le tableau représente un homme et une femme, sur fond de paysage chaotique »). Ce « paysage chaotique » sera celui qui domine dans l’ensemble du roman. Quelques lignes plus bas, « On imagine [que cette femme] pourrait prendre l’allure d’une allégorie d’on ne sait quoi ». Cette référence à une « image [je souligne] littéraire dont le phore est appliqué au thème […] élément par élément, ou du moins avec personnification [20] » est une réduplication. Si un tableau propose une image, celui-ci convoque déjà une mise en abyme. Mais les choses se complexifient davantage quand le narrateur éveille chez le lecteur un soupçon :

Que l’on entreprenne la description de cette image, initialement fixe, que l’on se risque à en exposer ou supposer les détails, la sonorité et la vitesse de ces détails, leur odeur éventuelle, leur goût, leur consistance et autres attributs, tout cela éveille un soupçon. Que l’on puisse s’attacher ainsi à ce tableau laisse planer un doute sur sa réalité même en tant que tableau. Il peut n’être qu’une métaphore, mais aussi l’objet d’une histoire quelconque, le centre, le support ou le prétexte, peut-être, d’un récit.

MG, p. 7-8

A priori, cette remarque, au début du roman, semble indiquer une sorte de mode d’emploi, quasi didactique. Pourtant, on le verra rapidement, il contient des leurres et quelques trompe-l’oeil (un mot clé du roman). Au-delà de la dimension métatextuelle évidente, où l’image se présente comme « image d’autre chose » et où la possibilité même du réalisme est mise en cause, on peut y lire davantage. On constate, par exemple, que les discussions entre l’homme et la femme concernent le méridien de Greenwich et le point de vue assez critique d’un scientifique sur celui-ci (« C’est un méridien tordu, […] tordu et nageur. Il se faufile dans l’eau d’un pôle à l’autre, sans passer sur aucune autre terre » — (MG, p. 10), critique qui sera reprise et développée aux pages 193 et 194, déjà citées. Dans ce contexte, on peut toujours lire a posteriori dans ce passage sur la description de l’image une réflexion sur l’invisibilité de la science et sur la difficulté à proposer un « réalisme figuratif », pour revenir à la proposition d’Alan Chalmers. L’impossibilité d’obtenir à la fois « la vitesse » ou « la consistance » d’un tableau apparaît en effet étonnant et on pourrait croire à une métaphorisation, qui ne concernerait pas uniquement un récit, mais aussi la science aujourd’hui. Mais pourquoi cette étrange expression : « initialement fixe » ? Le lecteur le comprendra quelques pages plus loin, en découvrant abruptement que ce tableau, à partir duquel le narrateur donne l’impression d’imaginer une scène, s’avère en réalité (sic !) un film : « Alors, en lieu et place de tout cela, défilèrent à vive allure les chiffres six, cinq, quatre, trois, deux, un et zéro en épais caractères […] ; puis, abruptement, l’espace ne fut plus qu’un rectangle blanc très lumineux, nettement découpé sur fond noir. […] Point de roman, donc ; un film c’était » (MG, p. 12-13). Du tableau au film, de l’image fixe à l’image en mouvement, le lecteur est mis en présence, dès les premières pages, de deux vecteurs essentiels de la narration qui serviront d’embrayeur générique [21], mais aussi de médiation avec la réalité.

Ponctuellement, le cinéma vient faire vaciller le réalisme (déjà très relatif) de la narration. « Elle ressemblait à Dorothy Gish » (MG, p. 21), « Mac Gregor ressemblait, disons, à Gary Cooper » (MG, p. 33) : les personnages ont moins des caractéristiques renvoyant à eux-mêmes qu’à des icônes hollywoodiennes. Le réalisme, déjà fortement ébranlé dans le roman, est sans cesse remis en question par la référence filmique qui vient médier le réel : « Quand la vie se met à ressembler au cinéma, dit Albin, il suffit de mettre la radio pour avoir la musique du film » (MG, p. 86) ; « Ils […] ressemblaient beaucoup aux pilotes que l’on voit […] dans les films de guerre américains » (MG, p. 103) ; « — à l’aéroport de Roissy, fit-elle d’une voix précipitée, comme elle l’avait bien souvent vu faire au cinéma. Le chauffeur mit son compteur à zéro, le feu passa au vert et le taxi démarra souplement, également tout comme au cinéma. » (MG, p. 151) ; « Lui vient à l’idée qu’il était d’usage, du moins au cinéma, de fermer les paupières des défunts » (MG, p. 167), etc. L’explosion que provoque Caine sur l’île, vers la fin du roman, est filmée comme s’il s’agissait de garder sur pellicule un autre film-catastrophe, et au moment de la dernière scène avec Haas, quelques pages avant la fin, on constate que celui-ci regarde encore un film qui lui permet d’épier quelqu’un.

À cela s’ajoute la présence de nombreux tableaux dans le roman, notamment la description détaillée du supplice de Prométhée, toile devant laquelle a lieu une rencontre déterminante. On sait à quel point la figure de Prométhée est souvent associée au scientifique et à une vision apocalyptique de la science. Depuis le Frankenstein de Mary Shelley (sous-titré, rappelons-le, « Le Prométhée moderne »), nous avons assisté à une laïcisation progressive de cette figure, qui s’est cristallisée dans celle du scientifique [22]. Byron Caine, lui, ne regarde pas des tableaux. Il se trouve plutôt aux prises avec une autre sorte d’image, en l’occurrence un puzzle, qui s’intitule comme par hasard Visite d’une galerie. « Les morceaux de carton assemblés reconstituaient un tableau figurant une vaste galerie aux murs de laquelle étaient suspendus une multitude de tableaux, dont certains représentaient encore d’autres tableaux ; la mise en abyme s’arrêtait là, le peintre ne s’étant pas aventuré plus loin dans l’emboîtement des représentations » (MG, p. 140). Trompe-l’oeil qui ne peut que renvoyer à sa propre pseudo-invention, cette machine « n’était qu’une sorte de trompe-l’oeil technologique, avec juste assez de moteurs et de mystères » (MG, p. 222). Un des employés qui s’occupe de Caine fait la réflexion suivante, qui déborde du cadre du puzzle :

Je comprends votre intérêt pour les puzzles, dit Tristano après un temps de transition. Mais il me semble que ce qui est important, ce n’est pas l’image elle-même, l’image finie, reconstituée. Une fois assemblée, on ne doit plus lui trouver d’intérêt. Ce qui est plus séduisant, c’est que chaque fragment de cette image ne représente rien, la plupart du temps. Un fragment de puzzle, c’est informe, c’est abstrait, c’est presque identique à n’importe quel autre fragment, et d’ailleurs ça pourrait faire partie de n’importe quelle autre image [23].

MG, p. 164

Non seulement le tout n’est pas la somme des parties, mais les parties, à la limite, ne signifient rien pour le tout. L’image terminée, l’image complète, oblitère des détails qui ont une tout autre valeur et un tout autre intérêt lorsqu’ils se trouvent noyés dans le tout. Le fragment constitue une image chaotique, un réel non figuratif, pour reprendre cette idée de Chalmers, encore une fois. Elle s’oppose au réalisme figuratif de l’image globale, à cette impression (au sens photographique) selon laquelle tout s’emboîte normalement et forme un tout logique. Cette opposition entre fragment et totalité, visible et invisible, hasard et déterminisme, concepts qui dans le cadre du roman ne peuvent que prendre une connotation scientifique, organise toute la narration.

Une narration sous tension

Byron Caine est un « vrai » scientifique, disposant des connaissances requises dans son domaine de recherche et pouvant les appliquer avec certitude, jouissant de la reconnaissance de ses pairs et possédant un statut social clair. Malgré cela, pourtant, Caine est un chercheur flou. Rien dans sa carrière ne laisse croire au chercheur passionné par sa discipline, ni à un être ambitieux qui cherche le pouvoir, pas plus qu’à un être véreux, même pas un habile fonctionnaire, un tâcheron de la science sans envergure. Aucune de ces images, plus ou moins stéréotypées, ne convient à Caine qui, pour le dire crûment, s’en moque. Et c’est bien pourquoi il paraît aussi flou. Sa pensée donne l’impression d’être aussi aléatoire que la machine qu’il met au point avec un manque total d’éthique professionnelle (mais passablement de savoir-faire, suffisamment du moins pour donner l’illusion à ceux qui ne veulent pas être déçus qu’il poursuit le travail de manière adéquate).

L’imprécision, l’incertitude, le flou, l’aléatoire, voilà bien des notions qu’on jugerait a priori contraires à la démarche scientifique. Pourtant, le hasard a fait un retour remarqué dans les sciences au xxe siècle, en physique en particulier, mais également en mathématiques où « les équations du chaos introduisent de l’erreur et de l’imprévu dans les domaines les mieux quadrillés, à cause de la «dépendance sensitive aux conditions initiales» — c’est le nom savant du phénomène «petites causes, grands effets» [24] ».

Entre ce savant flou et ces clients floués, entre la rigueur d’organisations fonctionnant sur des modèles scientifiques et les hasards qui produisent de fréquentes déflagrations dans la linéarité narrative, le lecteur a l’impression qu’Echenoz propose une narration qui joue à créer une tension entre causalité prévisible et pur illogisme, déterminisme et hasard trop stupéfiant pour être honnête. À l’inverse de Caine, le narrateur donne l’impression de ne pas savoir ce qu’il fait, alors même qu’il sait exactement où il va.

« La logique de l’enchaînement » (MG, p. 171) semble agencer tous les fragments de cette histoire diffuse, sinon confuse, selon un déterminisme implacable. Comme deux pièces d’un puzzle a priori sans rapport et qui soudainement se soudent comme si cela allait de soi, les éléments de cette histoire chaotique paraissent à certains moments s’agencer pour introduire une linéarité d’une logique imparable. L’aberrant tient à ce que cela se produise en même temps de manière insensée. Par exemple, des groupes organisés engagent du personnel grâce au chantage, leur révélant des événements sur leur vie qu’ils ne peuvent pas connaître. Ainsi, Carrier explique à Selmer que son groupe sait tout de l’assassinat qu’il a perpétré sur trois Américains (de manière totalement irrationnelle). Carrier va même jusqu’à dire qu’ils ont, en réalité, fomenté ce triple assassinat :

— Vous ne pouvez pas savoir, commença-t-il. Essayez de comprendre.

Carrier eut un nouveau rire déprimant, qui fit comme un pneu qui se dégonfle.

— Je ne connaissais personne, dit Selmer, j’étais là par hasard. Personne ne me connaissait. Je ne parlais à personne, je n’étais lié à personne. Vous ne pouvez pas savoir ça.

Mais que c’est vain, pensa-t-il. Il s’essoufflait ; l’autre riait encore.

— Je ne travaillais même pas, argumenta-t-il. Je ne travaillais quand même pas pour vous  ?

— Bien sûr que si, dit Carrier. […] Nous avons commencé à nous intéresser à vous au moment de l’incident de l’ONU, vous savez, le sac en papier, vous vous en souvenez ?

Théo se souvenait ; il hocha la tête. Où en sommes-nous, s’interrogea-t-il à la première personne du pluriel présent.

— Eh bien voilà, fit Carrier avec une sorte de gêne, comme s’il tentait d’expliquer un théorème à un trisomique. Voilà, c’est très simple. À partir de là, nous vous avons observé quelque temps. Et puis, quand nous avons eu l’impression que vous réagiriez comme il était souhaitable, il a suffi de faire en sorte que les Américains prennent le même autocar que vous.

MG, p. 72-73

Des explications suivent pour justifier la méthode du groupe, mais sans jamais rendre celles-ci plus réalistes. La comparaison avec le théorème (qui se définit comme une proposition démontrable qui résulte d’autres propositions déjà posées) paraît d’autant plus ironique dans ce cadre où la logique de l’argumentation ne parvient pas à masquer l’impossibilité de la relation causale en jeu.

On pourrait multiplier ainsi les exemples où le déterminisme apparent masque l’arbitraire le plus complet, comme s’il s’agissait de calculer les « équations du chaos » pour mieux juguler le hasard : « Tout cela n’expliquait rien. On pouvait lever des armées d’hypothèses », comme l’indique le narrateur (MG, p. 125). Ce qui fait qu’on ne s’étonnera pas, après tout, que la puissance irrationnelle de ces « enchaînements logiques » se manifeste dans un texte où des termes comme « hasard », « libre-arbitre », « fatalité » apparaissent aussi régulièrement et où la figure du labyrinthe s’inscrit de manière aussi appuyée, sous différentes formes. Comment savent-ils ? Qu’importe, après tout. C’est le propre d’une organisation bien structurée de « savoir », comme c’est le propre du chercheur scientifique de « connaître ». On pourrait croire à du bluff de la part de Carrier et de son organisation ; en même temps, ils ont en leur possession trop de détails, ils argumentent de manière trop méthodique et systématique pour que le lecteur ne rende pas les armes. La croyance l’emporte sur la raison.

Toute la structure de la narration, son emboîtement rationnel et déterministe, malgré ses illogismes et ses éléments inexpliqués (et inexplicables), mime la logique de la science, l’image qu’on lui confère, de la même manière qu’au plan diégétique on voit Caine, dans une parfaite adéquation, mimer les gestes de la science, une sémiologie de la méthode scientifique qui se révèle totalement vide.

Il y a une sorte d’ambiguïté structurale du champ scientifique (et du capital symbolique) qui pourrait être le principe objectif de « l’ambivalence des savants » […] : l’institution qui valorise la priorité (c’est-à-dire l’appropriation symbolique), valorise aussi le désintéressement et « le dévouement désintéressé à l’avancement de la connaissance » [comme l’écrit Merton]. Le champ impose à la fois la compétition « égoïste » et les intérêts parfois forcenés qu’elle engendre, à travers par exemple la peur d’être devancé dans ses découvertes, et le désintéressement [25].

Caine joue de cette ambiguïté, mais pour imposer aux autres son désoeuvrement. Se servant de l’importance du projet Prestidge (et de l’escalade concurrentielle qu’elle provoque à partir de rien, selon un modèle publicitaire capitaliste éprouvé), il fait en sorte qu’on le laisse travailler en paix dans la mesure où il n’apparaît justement pas comme un compétiteur « égoïste », mais comme un chercheur solitaire et désintéressé (du moins selon les critères traditionnels du champ scientifique). Égoïste, on peut pourtant dire qu’il l’est, à sa manière, strictement intéressé par sa propre tranquillité. En ce sens, par rapport aux différents modèles éprouvés présentés au début de cet article, on peut avancer que Jean Echenoz a créé un faussaire scientifique atypique, ne reculant devant rien… pour ne rien faire. « La ruse de la raison scientifique, écrit encore Pierre Bourdieu, consiste à faire de la nécessité avec de la contingence, du hasard, et à faire de nécessité sociale vertu scientifique [26] ». Caine, qui connaît bien les règles du jeu, use de celles-ci pour déjouer ceux qui connaissent le champ scientifique, en déréglant justement le jeu, à son profit. Bien qu’il n’en retirera pas grand chose : il se suicidera quand même à la fin, se faisant sauter avec des masses d’explosifs, entraînant par la même occasion la destruction totale de la maison qui lui servait de laboratoire, ainsi que tous les gens qui s’y trouvaient.

Ainsi, tant dans son contenu diégétique que dans son organisation narrative, Le méridien de Greenwich laisse apparaître la science en creux, projetant des modèles, des signes, des méthodes, une rhétorique qui tournent à vide. Pure façade, trompe-l’oeil, image apparaissant à la surface des choses, la science n’offre à voir ici qu’un enchaînement de signes abstraits dans lesquels chacun s’abîme. La « vraie » science demeure invisible aux protagonistes du roman qui construisent autour d’elle une réalité à l’image de la réalité romanesque : un pur mensonge, dans laquelle ils se complaisent avec avidité.