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Peut-on « considérer Marivaux comme un auteur subversif, et en quel sens ? » (Franck Salaün, p. 13). Pour tenter de répondre à cette question, Franck Salaün a réuni dans cet ouvrage vingt-cinq études réparties en quatre sections : analyses des formes (« roman », « journaux », « théâtre ») que Marivaux a explorées, analyses précédées d’interrogations sur « le langage et le système littéraire » de l’auteur. D’entrée de jeu, Henri Coulet ne manque pas de rappeler que, si Marivaux est subversif, c’est bien par le refus qu’il manifeste à l’égard d’une « répartition des styles en fonction de la répartition des genres », si contraire à la « liberté qu’il faut laisser au langage » (p. 21). On sait que, dès 1713, le jeune auteur mettait au défi ces « beaux esprits qui ne lisent un livre, pour ainsi dire, qu’avec la règle et le compas dans l’esprit […] et qui se feraient un scrupule de rire, s’ils n’avaient ri par méthode » : « Lisez ce livre, ne soyez point savants, mais simplement spirituels[1] », les exhortait-il. Si cette remarque se veut la manifestation d’un esprit rebelle cherchant à s’émanciper des règles dont se recommandait toute une tradition classique s’appuyant sur les Anciens, « elle confère une véritable cohérence à la poétique romanesque » (Jean Dagen, p. 49) qui marquera l’oeuvre de Marivaux, tout en résumant les enjeux fondamentaux de son écriture. Ces enjeux, ils se trouvent évoqués, dans la première partie de l’ouvrage, à la lumière d’études portant sur l’expression, la forme (Robin Howells) ou encore sur une esthétique dont, on s’en aperçoit, « les orientations propres et les poétiques particulières » (Jean Dagen, p. 52) sont déjà en place et théorisées dès les oeuvres dites « de jeunesse ».

La seconde section analyse les oeuvres narratives, avec, on le note ici également, un intérêt marqué pour les premiers romans. De ces premiers romans, Catherine Gallouët propose une « réflexion sur les modes de la fiction » (p. 87) en insistant sur la figure du narrateur qui « joue avec les conventions du genre » (p. 91). La dimension subversive de l’oeuvre romanesque de l’auteur est pareillement examinée au regard du rejet des modèles traditionnels, qu’on aborde la question de la « figure paternelle dans le Télémaque travesti » (Jacques Guilhembet), celle des « représentations de lectrices » chez le jeune Marivaux (Sandrine Aragon) ou encore celle de l’intervention du hasard qui concourt à « faire de la vie surprenante et imprévisible la norme effective » (Carsten Henrik Meiner, p. 104) de ses romans.

La troisième section de Marivaux subversif ? est, à ce titre, exemplaire de cette notion qui fait de l’expérience de la vie et du hasard des rencontres le critère incontournable de « l’analyse psycho-sociale » (Laurence Mall, p. 197) à laquelle se prête l’auteur des Journaux. Dans des études qui ne négligent ni le contenu ni la forme, on rappelle un Marivaux qui n’est « nullement arrêté par un quelconque principe d’autorité […] de l’oeuvre achevée » (Annie Rivara, p. 181) et où le discours, mû par une esthétique du « hasard et du caprice » (Éloïse Lièvre, p. 192), vient favoriser l’émergence d’une parole originale qui rend compte « du mouvement et de la variété » (Sarah Benharrech, p. 230) avec une audace qui affirme la « réhabilitation de la singularité entreprise par les Modernes » (p. 225).

Enfin, la quatrième section traite de l’oeuvre dramatique de Marivaux. Quelques problématiques récurrentes portant sur la sensibilité (Jean Goldzink, Jean-Paul Schneider, John C. O’Neal) et sur la visée sociale de certaines pièces (Martial Poirson, Éric Négrel) proposent une réflexion qui tend, ici, à nuancer « l’image traditionnelle qui fait de Marivaux un auteur à thème constant (l’amour) et à préoccupation exclusivement morale » (Martial Poirson, p. 296). Mais, de manière générale, Marivaux, s’il se veut « incontestablement original » (Jean Goldzink, p. 263), est toutefois peu suspecté d’être subversif. Aussi, si son théâtre s’affirme parfois comme une critique de la « volonté de domination » et des « passions qui, lorsqu’elles sont vécues comme une nécessité, rendent invivables » les hiérarchies sociales, le dramaturge ne récuse toutefois pas le principe qui fonde « la différence des conditions » (Éric Négrel, p. 2). L’auteur, dès lors, tout en jouant sur les registres de la « confusion des sentiments » et sur la confusion « des classes » (John C. O’Neal), offre moins son oeuvre dramaturgique tel un quelconque symbole de subversion qui tendrait à vouloir « renverser l’ordre existant des valeurs établies », mais plutôt, comme le souligne Martial Poirson, pour « réaffirmer la profonde nécessité du monde comme il va » (p. 308).

Pour conclure, on conviendra que, malgré la qualité inégale des contributions et même si certaines analyses ne proposent rien de neuf à la réflexion, l’intérêt de cet ouvrage demeure incontestable, car il offre l’avantage, en s’intéressant aux questions « sociales et morales » (Franck Salaün, p. 13) qui traversent l’oeuvre de Marivaux, de nous présenter un auteur, sinon toujours subversif, du moins toujours susceptible de mettre en évidence les enjeux essentiels d’une écriture qui entend être le témoin de son époque.