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J’aimerais aborder la question de la dérivation entre les textes — ce que, depuis Gérard Genette, on appelle l’hypertextualité, ou comment à partir d’un texte source, qu’on nommera A (l’hypotexte), est composé un texte B (l’hypertexte), qui en est dérivé. Genette a ouvert un champ considérable de recherches à poursuivre et à discuter [1]  : dans le prolongement de ces travaux, je voudrais plus précisément interroger des textes apocryphes anciens, ceux de la Bibliothèque copte de Nag Hammadi, écrits au début de l’ère chrétienne, dans la mesure où ils posent des problèmes particuliers. On peut se demander, en effet, s’il est pertinent de transposer dans ce champ d’étude les catégories modernes de relations entre les textes et si celles-ci peuvent faire saisir les liens unissant ces apocryphes aux hypotextes dont ils dérivent. Les phénomènes intertextuels étudiés par la critique moderne sont la plupart du temps empruntés à des oeuvres d’auteurs appartenant à la littérature classique et moderne, c’est-à-dire d’auteurs très connus. Cette critique prend parfois en compte certaines oeuvres de l’Antiquité (Homère, Virgile, les tragiques grecs), mais là également il s’agit de « classiques » et d’écrits dont le statut hypertextuel est manifeste. Elle ne se réfère pratiquement pas à des oeuvres anonymes. Or les textes de Nag Hammadi sont anonymes et sans prétention littéraire affichée.

Ne serait-ce que parce qu’elles obligent les spécialistes de littérature ancienne à se poser des questions nouvelles, les études relevant de la critique littéraire sont précieuses. Elles ont mis en lumière diverses modalités de dérivation entre les oeuvres, diverses possibilités à partir desquelles on peut réexaminer les oeuvres anciennes. Cela permet de les aborder sous des angles inexplorés et, par là même, de définir ce qui en fait la spécificité, c’est-à-dire d’en noter la pertinence et la non-pertinence. Il ne s’agit pas de suggérer de nouvelles catégories, ni d’essayer de faire entrer strictement les oeuvres anciennes dans les catégories connues, mais plutôt d’essayer de montrer le travail de ces écrits sur leurs sources, afin de mieux les comprendre.

Présentation des textes de Nag Hammadi et de leur diversité foisonnante

En 1945, dans la région de Nag Hammadi en Haute-Égypte, non loin de Louxsor, fut exhumée une jarre renfermant douze codices formés de cahiers de papyrus ainsi que les restes d’un treizième. C’est un paysan qui la découvrit sur l’emplacement d’un monastère de saint Pacôme, un des fondateurs du monachisme égyptien au ive siècle. Ces treize livres contiennent une cinquantaine d’écrits en langue copte, copiés du grec. Leur rédaction originale en grec remonte aux iie et iiie siècles de notre ère. Ils ont été ensuite transcrits dans les codices au ive siècle, après leur traduction en copte. On connaissait, dès la fin du xixe siècle, d’autres oeuvres apparentées à celles de Nag Hammadi, telles celles du codex de Berlin 8502.

La découverte du codex de Berlin ainsi que celle de la bibliothèque de Nag Hammadi multiplient les sources disponibles pour la reconstruction du christianisme primitif. C’est à l’Université Laval, plus précisément au sein de sa Faculté de théologie et de sciences religieuses, que s’effectue l’édition de ces manuscrits, avec traduction française et commentaire. Leur étude par une équipe de chercheurs et de professeurs a produit à ce jour 38 volumes. C’est l’une des particularités de cette équipe que de les aborder sous un angle littéraire, et encore depuis peu. Les spécialistes des textes de Nag Hammadi ont eu tendance jusqu’à aujourd’hui à surestimer l’origine au détriment des réécritures, à rechercher avant tout les sources et à avoir une perception plutôt négative de l’évolution des textes. Par exemple, selon l’introduction à la première édition de The Nag Hammadi Library in English, de 1977 — demeurée inchangée en 1988 —, tout élément secondaire introduit dans un écrit est une corruption : il y a recherche du texte pur [2].

Suivant une attitude qui est maintenant dépassée dans les études bibliques et classiques, l’histoire littéraire des textes gnostiques est souvent perçue comme un appauvrissement. Les traductions du grec vers le copte n’auraient fait en outre que déformer les originaux, de même que la transmission manuscrite, les scribes copiant des exemplaires de plus en plus fautifs. On souligne enfin la dégradation matérielle, la détérioration avant et pendant leur enfouissement, jusqu’à leur mise sous plexiglas, vers 1970, au Musée copte du Caire. Bref, tout ce qui fait problème pour l’édition : réécritures, manipulations, traductions, transcriptions à la faveur de copies, tout cela explique que peu d’études littéraires ont été effectuées, par pessimisme et parce qu’était privilégiée l’étude des sources. En ce sens, l’idée d’intertextualité, et toute forme de transtextualité, est intéressante en ce qu’elle met l’accent sur l’intégration et l’interprétation des matériaux traditionnels plutôt que de s’en tenir exclusivement à la critique des sources.

Si l’on aborde ces écrits selon une perspective diachronique, on note l’existence de remaniements et de réécritures. Aspérités, ruptures et contradictions peuvent alors être l’indice de leur grande circulation et de leurs transformations subies dans les différents milieux qui les ont remaniés afin de les adapter à de nouvelles visions du monde [3]. La panoplie des figures de rhétorique offre une classification utile des types d’altérations subies par des textes au cours du processus intertextuel. Les différentes sortes de manipulations ou d’opérations de réécriture furent en effet codifiées par Quintilien au ier siècle de notre ère dans son Institution oratoire [4]  : remplacement ou substitution, ajout, suppression, déplacement, ellipse ou reprise tronquée d’un texte, amplification ou développement d’une oeuvre originelle. Les textes ont une vie mouvementée.

On peut parfois trouver plusieurs de ces procédés à l’oeuvre dans un même texte, qui a connu plusieurs remaniements de types différents au cours de sa transmission. Il ne s’agit donc pas dans ce cas de copies mais de réécritures. Car la collection de Nag Hammadi contient des doublets, voire des exemplaires multiples, plus nombreux encore. Par exemple, le Livre secret de Jean, dont nous possédons quatre versions, montre des remaniements qui ont consisté à ajouter ou à retrancher une ou des parties significatives. On peut observer ce phénomène par la comparaison des versions brèves (NH III, 1 et BG, 2) et longues (NH II, 1 et IV, 1). Bernard Barc, l’éditeur, voit une différence telle entre les versions longues qu’il pense les éditer séparément.

Pour explorer le phénomène de dérivation entre les textes anciens, je m’appuierai sur deux exemples tirés de cette collection, afin d’illustrer quelques-unes des transformations effectuées et de mettre en lumière la valeur attribuée par l’hypertexte à son texte source. Le premier est tiré de l’écrit nommé De l’origine des Archontes, dont un des hypotextes est le début de la Genèse ; le second, du traité intitulé Eugnoste, qui a lui-même subi plusieurs réécritures et est ainsi devenu l’hypotexte d’un autre traité, la Sagesse de Jésus-Christ [5].

De l’origine des Archontes (NH II, 4)

Les Archontes tinrent conseil les uns avec les autres, ils dirent : « Allons ! faisons tomber un sommeil sur Adam. » Et il s’endormit. Or le sommeil, c’est l’ignorance qu’ils ont amenée sur lui ; et il s’endormit. Ils ouvrirent son côté semblable à une femme vivante et ils construisirent son côté en chair, pour la remplacer. Et Adam devint entièrement psychique. Et la Femme spirituelle vint vers lui, elle parla avec lui, elle dit : « Lève-toi, Adam ! » Et lorsqu’il la vit, il dit : « Tu es celle qui m’a donné la vie ; on t’appellera la Mère des vivants » (NH II p. 89, 3-15)… elle devint arbre… [6].

NH II p. 89, 25

Malgré sa brièveté, cet extrait laisse deviner son texte source : il reprend un épisode de la Genèse dont il suit généralement la trame narrative (Gn 2, 21-22 ; 3, 4-5 ; 3, 20). Le discours et le récit à cette époque s’élaborent en se fondant sur des corpus textuels établis (la Bible, Homère, Platon). Pour les Juifs et les Chrétiens, c’est avant tout la Bible qui s’avère être une source commune où l’on va puiser les hypotextes : sa diversité, son caractère lapidaire, voire parfois son obscurité sont un appel à la réécriture. La réécriture se présente et comme une amplification et comme une interprétation dans le texte gnostique qui adopte, pour ce faire, une forme littéraire connue dans le judaïsme et le christianisme ancien : celle du midrash haggadique.

Midrash est un terme hébreu, formé sur le verbe darash, qui signifie « chercher », « scruter ». Le midrash est un effort d’exploration et d’approfondissement des sens de l’Écriture, autres que purement littéraux. C’est à la fois une forme d’exégèse et les productions littéraires qui en résultent. On trouve deux formes de midrash : la halaka et la haggada. La halaka, qui signifie « voie à suivre », désigne l’exégèse juridique ou légale, une méthode d’interprétation qui conduit à des décisions pratiques d’application de la Loi. La haggada, qui renvoie à l’idée de « narration », de « récit », explicite et enrichit les parties narratives de la Bible. Elle se rapporte aux récits bibliques en cherchant à dégager la signification des événements fondateurs de l’histoire ou de la préhistoire (Genèse). C’est une lecture créatrice de significations nouvelles, actualisante et, en tant que production écrite, une réécriture amplificatrice [7]. Pour écrire un midrash de type haggadique, un auteur peut reprendre, sans le dire, des termes, expressions, images bibliques dont il fait le matériau de son commentaire.

C’est ce que fait l’écrit gnostique sur les Archontes, dans lequel une mosaïque d’éléments bibliques, reformulés tels quels ou à peine modifiés, sont intégrés comme matériaux dans le récit. En utilisant la forme midrashique, l’auteur ne se contente toutefois pas d’amplifier, de combler les lacunes ou d’exploiter les silences du texte biblique : il le transforme en un sens particulièrement subversif. Il suffit de comparer l’extrait cité plus haut avec le texte de la Genèse, selon la version grecque de la Septante.

Après le modelage d’Adam (Gn 2, 7), est annoncée par Dieu une aide pour cet homme né de la terre : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Faisons-lui une aide qui lui corresponde. » Suit alors la création des animaux appelés « âmes vivantes ». Un peu plus loin, on peut lire : « Et Dieu jeta un égarement sur Adam et il l’endormit ; et il prit un de ses côtés et il substitua de la chair à sa place. Et le Seigneur Dieu édifia le côté qu’il avait pris à Adam pour en faire une femme et il l’amena à Adam. Et Adam dit : “C’est maintenant l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci sera appelée femme parce que c’est de son homme qu’elle a été prise” » (Gn 2, 21-23). Ensuite a lieu l’épisode du serpent et de l’arbre interdit, dont les fruits sont mortifères, ce qui occasionne la chute et la malédiction divine (Gn 3, 17-19) : Ève enfantera ses enfants dans la souffrance et Adam retournera à la terre d’où il a été pris « parce que, dit Dieu, tu es terre et que tu t’en iras dans la terre. Et Adam donna à sa femme le nom de Vie parce qu’elle est la mère de tous les vivants » (Gn 3, 20) [8].

L’auteur du traité de Nag Hammadi a effectué plusieurs transformations dont l’une des plus évidentes est le déplacement de Gn 3, 20 : la déclaration d’Adam, située après la chute dans la Genèse, est mise dans sa bouche bien avant, au sortir de son sommeil : c’est alors qu’il attribue à sa femme le nom de « Vie » et celui de mère. Ève n’est plus subordonnée à Adam, mais elle est celle qui l’éveille et le rend vivant. De plus, dans l’ensemble du texte, il est possible de déceler, par rapport au texte biblique, des « anomalies » qui présentent des similitudes entre elles, une série de mots contraignant le lecteur à recourir à un intertexte : le terme « psychique », par exemple, qui caractérise Adam dans son sommeil. L’auteur reprend l’opposition paulinienne entre l’homme psychique, incapable de saisir les réalités spirituelles, et l’homme pneumatique ou spirituel (1 Co 2, 12-16). Le sommeil d’Adam est identifié à l’état d’ignorance du psychique. L’auteur est un chrétien qui interprète le texte de la Genèse à partir des lettres de Paul, du moins à partir de certaines d’entre elles.

Cet exégète chrétien raconte l’« endormissement » d’Adam par les « Archontes », c’est-à-dire les Puissances du monde matériel qui cherchent à assoupir son esprit, à le persuader qu’il n’est que le produit des lois de la nature, et rien de plus. Or l’homme ne se réduit pas à cela, il est aussi celui qui peut être engendré d’en haut, enfanté de l’Esprit. Le texte montre ces Puissances à l’oeuvre dans le monde. Ces aides dans l’oeuvre de création ne poseraient pas problème si elles ne prétendaient être des dieux, en affirmant qu’elles seules existent, ou encore si nous, les humains, ne les prenions pour des dieux. Il faut donc, selon l’auteur, aller au-delà du récit apparent dont les affirmations, indignes du vrai Dieu, incitent à rechercher un sens plus profond. En lisant le texte de la Genèse, l’auteur est convaincu que s’y trouve l’Esprit. Mais il est voilé.

S’abritant sous l’autorité de Paul, il en propose une interprétation spirituelle. Plus précisément, selon mon hypothèse, il donne du récit fondateur une interprétation typologique. Dans le christianisme ancien, la typologie est une forme d’« exégèse » qui discerne, dans les personnages et les événements de la Bible, des « types » qui anticipent le salut à venir en préfigurant la personne de Jésus et son oeuvre de salut. Son arrivée a ouvert les Écritures. Par exemple, Adam est la préfiguration prophétique du Christ, comme le passage de la mer Rouge par les Hébreux l’est du baptême. Mais, au lieu de la forme plus habituelle du commentaire exégétique, dans le texte gnostique l’interprétation prend celle d’un midrash de type haggadique. Celui-ci amplifie et remanie le récit fondateur afin d’en donner cette interprétation typologique. Autrement dit, il réécrit le récit de la création pour montrer, au-delà du sens apparent, la préfiguration des événements du salut.

C’est cette hypothèse d’une lecture typologique des Écritures qui rend le mieux compte, selon moi, des transformations effectuées par l’auteur. Celui-ci reprend la « traduction » que la Bible grecque donne du nom de la première femme. En effet, le grec utilise le nom de Zoè, la « vie », pour rendre le jeu étymologique de l’hébreu entre le nom d’Ève et l’idée de vie. Or, l’appellation de « Vie » et de « mère des vivants » y suit la chute. Elle désigne Ève comme l’origine des générations humaines qui vivront dans la douleur et la mort, en dehors du paradis. Mais selon le midrash gnostique, lors du sommeil d’Adam, il y a « ouverture » de son « côté ». C’est alors que se révèle la « Vie », identifiée un peu auparavant avec l’incorruptibilité, terme paulinien étroitement lié à la résurrection (1 Co 15, 42 et 52-54). Une Ève spirituelle, ou l’Esprit, apparaît au moment de la mort de l’homme psychique et charnel et de sa séparation d’avec lui. C’est alors qu’elle engendre spirituellement un autre type d’homme en lui disant : « Lève-toi, Adam ! » Adam préfigure une collectivité spirituelle, celle des vivants enfantés par l’Esprit [9].

Chez les Chrétiens anciens, un sens typologique était donné au sommeil d’Adam : il préfigurait la mort du Christ qui, lors de sa Passion, laisse sortir l’Esprit de son côté ouvert, ce qui est le commencement de la résurrection pour l’Église (Jn 19, 34) [10]. Puis l’Esprit se fait arbre, arbre de Vie dans le Paradis. Le thème du Christ ou de la croix comme arbre de Vie est fréquent dans la littérature chrétienne ancienne [11]. Alors que, selon la Genèse, Ève en était écartée, ici elle se joint à lui et porte des fruits incorruptibles. La croix n’a pas valeur de mort mais de vie et de connaissance. En un renversement parodique, le sommeil destiné à faire mourir spirituellement Adam est ce qui, en libérant l’Esprit, va permettre le salut.

L’auteur gnostique poursuit en ce sens dans les passages suivants, en abordant le thème du serpent et de la manducation des fruits de l’arbre de la connaissance, mais nous l’abandonnons ici pour revenir à ce qui était le point de départ de la réflexion : saisir les liens qu’il entretient avec son hypotexte.

Ces liens sont ambigus. L’auteur connaît les procédés de l’exégèse juive traditionnelle et, s’il suit la Genèse, son récit est truffé d’allusions à des textes chrétiens ainsi qu’à des événements fondateurs du christianisme, comme la résurrection et l’eucharistie [12]. Il fait appel à la mémoire du lecteur qui connaît à l’avance tous ces textes. Quel est son but ? Montrer que le message chrétien était déjà présent sous le texte de l’Ancien Testament, voilé et caché. Le salut est préfiguré en Adam, mais seuls peuvent le discerner ceux qui possèdent l’Esprit. L’auteur désire donner à ses lecteurs une compréhension spirituelle de la Genèse. Il conteste une exégèse littérale qui n’y verrait que le récit d’une création purement matérielle, sans espoir de salut [13]. À cette fin, il effectue une amplification narrative, ce que Genette appelle une transposition. Cette transposition est aussi bien formelle que thématique, car elle concerne le cours de l’action, les motifs de la conduite des personnages, la valeur attribuée à leur action. Il y a donc à la fois reconnaissance de la valeur et de l’autorité du texte biblique et contestation, à la fois continuité et rupture.

Une autorité est reconnue au texte dans la mesure où il est perçu comme une source de révélation. Ainsi le lecteur est-il susceptible de le connaître et, surtout, de reconnaître l’effet intertextuel. Toutefois, la réécriture laisse transparaître une sorte d’appropriation du texte source qui est remanié et défiguré. Mais, comme l’écrit Sophie Rabeau, dans les deux cas, l’autorité du texte premier est nécessaire. L’utilisation de l’autorité comme garantie n’empêche pas son détournement : la charge ou la polémique la plus incisive ou la plus efficace a besoin, pour atteindre les buts qu’elle se propose, que le texte ait une autorité [14]. En fait, dans le texte de Nag Hammadi, l’autorité est à la fois revendiquée et moquée.

Dans cette forme de réécriture, il n’y a pas de distinction certaine entre transformation sérieuse et transformation polémique ou parodique. Il n’y a pas non plus de distinction vraiment sûre entre hypertextualité et métatextualité, terme qui désigne un autre type de relation avec un texte originel, celle du commentaire. Par l’interprétation de type midrashique, c’est l’hypertexte qui permet d’éclairer l’hypotexte et non le contraire, selon le processus habituel. L’hypotexte ne prend sens qu’à partir de ses réécritures successives. C’est donc en fonction de la relation spécifique entre l’hypertexte et son hypotexte que la signification doit être envisagée, et non en fonction de l’hypertexte seul.

Eugnoste (NH III, 3 et V, 1) : un exemple de respect du texte source

Le traité appelé Eugnoste subsiste en deux versions coptes : c’est le troisième traité du codex III et le premier du codex V, tous deux compris dans la collection de Nag Hammadi. Il a fait l’objet de plusieurs réécritures. Tout d’abord, la version du codex V diffère à certains égards de celle du codex III. Celle-ci a été finement remaniée, sans que l’économie générale en soit changée. Mais Eugnoste a aussi été transformé beaucoup plus radicalement. Il montre une étroite parenté avec la Sagesse de Jésus-Christ (SJC) dont on possède également deux versions coptes parallèles ainsi que des fragments en grec [15]. Le caractère secondaire de la Sagesse de Jésus-Christ est aujourd’hui généralement admis [16].

Eugnoste se présente comme un discours de révélation et s’inspire d’un genre littéraire connu dans le platonisme des premiers siècles de notre ère, celui du discours sacré. Bien que chrétien, il en reprend le contenu ainsi que les caractéristiques. Ce genre de discours philosophique est « épidictique » : il prend la forme d’un éloge. De nature hymnique, il se caractérise par la brièveté ou la concision de l’enseignement et sa louange s’adresse aux principes divins de l’univers. Eugnoste, pour sa part, dévoile comment du Père inengendré se révèle un second principe sauveur, le salut se déroulant en trois étapes : commencement, milieu et achèvement. Or, la Sagesse transforme ce genre littéraire et lui confère la forme d’un dialogue entre Jésus et ses disciples après la résurrection. La structure simple d’Eugnoste a été intégrée dans un cadre artificiel, dans lequel les dialogues entre le Sauveur ressuscité et ses disciples ont servi au découpage du texte source dont la doctrine est alors conçue comme réponse du Sauveur à des questions des disciples. C’est le dialogue qui fournit le plan de la Sagesse de Jésus-Christ, où l’unité littéraire et théologique et le style homogène d’Eugnoste se trouvent brisés par des ruptures stylistiques. L’hétérogénéité des matériaux introduits par elle en provenance d’autres sources et la maladresse de certains raccords, tout cela fleure la réécriture.

Je ne détaillerai pas le contenu des transformations effectuées par la réécriture. Je désire seulement réfléchir aux relations existant entre les deux textes, en notant qu’ils ont été placés côte à côte dans le même codex III.

En modifiant le genre littéraire d’Eugnoste, la Sagesse de Jésus-Christ n’a pas seulement réorganisé sa structure générale : plusieurs des autres remaniements effectués — les amplifications, les déplacements ainsi que les rares amputations — s’expliquent également bien par ce changement de genre. Elle recadre le texte d’Eugnoste, mais enlève aussi tout ce qui est de nature philosophique : elle ne présente plus Dieu (père et fils) comme Principes de l’univers, brouille la triade philosophique que l’on y trouve (inengendré, autoengendré, engendré) et fait disparaître les spéculations arithmologiques ainsi que les éléments cosmologiques. Le recadrage est de nature rhétorique : il se justifie en fonction d’un nouvel horizon d’attente, d’un nouveau contexte de réception.

Eugnoste a vraisemblablement été écrit à Alexandrie au début du second siècle de notre ère, pour des lecteurs d’origine juive épris de philosophie, des lecteurs désirant devenir chrétiens ou l’étant depuis peu. La doctrine qu’il présente est chrétienne, mais elle ne s’appuie pas explicitement sur les autorités scripturaires du christianisme. L’auteur se fonde sur des doctrines platoniciennes ainsi que sur ce qui deviendra peu à peu l’Ancien Testament, afin de montrer à ses destinataires qu’il est possible d’en donner une autre lecture : celle qu’il défend. Le milieu du judaïsme alexandrin, dans lequel les écoles philosophiques respectaient la discipline de l’arcane, a influencé sa forme laconique et ésotérique. Les lecteurs de la Sagesse de Jésus-Christ (notons le changement de titre) sont tout autres. Ils sont explicitement chrétiens et proviennent d’un milieu non philosophique : à la faveur de la circulation du texte, un facteur externe, une situation nouvelle, a donc provoqué une fonction nouvelle du texte.

C’est également un problème de discussion interne au christianisme qui a dû provoquer la réécriture et l’adoption du genre littéraire des dialogues de révélation, que partagent plusieurs autres écrits gnostiques. À cause de la diversité des interprétations du message, il était important, face à d’autres groupes de Chrétiens, de montrer que cette forme de christianisme (celle prônée par Eugnoste) était la vraie et de lui conférer par conséquent une origine apostolique. Aussi la Sagesse met-elle en scène les apôtres et disciples recevant du Sauveur lui-même sa révélation. Elle montre ce Sauveur s’intériorisant en chacun sous la forme de l’Esprit afin de lui transmettre son enseignement. Ce qui est en jeu, c’est la question de l’authenticité de l’interprétation du message. À l’origine de ce genre littéraire chez les gnostiques, il y a la conviction qu’après la résurrection, l’Esprit a été répandu et qu’il permet de comprendre les Écritures (Jn 14, 26). La réécriture met l’accent sur l’Esprit qui, seul, donne la véritable interprétation et confère ainsi une autorité à la doctrine d’Eugnoste face aux critiques d’autres groupes.

Non seulement les deux textes ont-ils été placés côte à côte dans le même codex III, mais le fait de conserver et de respecter les passages d’Eugnoste a produit une certaine incohérence dans la Sagesse de Jésus-Christ. Selon moi, cela dénote de la part de cette dernière un grand respect du texte source. Il est légitime de croire que ses lecteurs connaissaient Eugnoste, ou du moins que celui qui a composé la Sagesse le respectait et qu’il ne pensait pas à faire oeuvre de plagiaire en s’en prétendant l’auteur, sans compter que la notion d’originalité est une notion moderne [17]. En outre, est-il possible de concevoir une intertextualité qui porterait sur un écrit qui ne soit doté d’aucune autorité ? Dans le cas contraire, le travail intertextuel ne consisterait-il pas à en inventer une à son hypotexte [18]  ?

Un texte source provoque la création d’un second texte qui n’est compréhensible que par rapport au premier. Toutefois, la réécriture influence à son tour la compréhension du premier, laconique et ésotérique, en prenant la forme d’une explicitation et d’une amplification. Elle en développe les possibilités. Par exemple, le thème de l’aliénation en ce monde de l’homme, qu’Eugnoste ne fait qu’évoquer en passant, car son objectif principal est de décrire l’histoire du salut, est abondamment développé par la Sagesse qui raconte sa chute. Le second écrit a pour fonction d’exploiter les éléments implicites ainsi que de recontextualiser la tradition, par désir de la développer face à une nouvelle situation historique et de nouveaux lecteurs. Le texte d’Eugnoste demeure le cadre de compréhension dans lequel il élabore son récit, ce qui montre une capacité rhétorique de se reformuler et de se développer sans dogmatisme [19].

*

Toutes les époques n’ont pas la même conception du texte et surtout les mêmes rapports avec la tradition qui les précède. L’étude d’oeuvres d’autres temps permet de montrer la diversité des enjeux intertextuels. Dans le type de littérature que j’ai abordé brièvement, les questions qu’il est pertinent de poser sont les suivantes : quels sont les liens qui unissent les hypertextes à leurs hypotextes ? quelle est la valeur que ces hypertextes accordent aux hypotextes et quelle est la nature de la relation qui s’établit entre eux ? sommes-nous devant un détournement ou un respect de l’autorité du modèle ? quelle est la fonction des hypertextes face aux hypotextes ?

Pour le premier texte, De l’origine des Archontes, l’ambiguïté de la relation s’explique historiquement : jusqu’au milieu du iie siècle de notre ère, il n’existe, pour les premiers chrétiens, qu’une Écriture inspirée et sacrée, et c’est la Bible, qui sera nommée par la suite l’Ancien Testament. Mais la « lettre » de l’Écriture, c’est-à-dire l’interprétation juive, est alors conçue comme ombre et « figure » des réalités à venir.

Plus encore, l’auteur du texte gnostique est également influencé par l’interprétation allégorique grecque dont le but était de « sauver » les mythes homériques. Leur façon de parler des dieux paraissait aux anciens indigne et immoral. L’étrangeté, l’apparence mythique et, avant tout, l’apparence du blasphème contre Dieu était l’indication d’un sens allégorique qu’il fallait chercher. Mais alors que, dans l’exégèse allégorique, on délaissait le sens littéral pour ne conserver qu’un sens second, dans l’écrit gnostique, le sens spirituel second n’abolit pas le sens premier : les passages indignes correspondent, selon lui, à une certaine réalité du monde matériel. Il montre une variante agressive de ce que Genette nomme la transposition thématique : il corrige le rôle et la valeur de certains personnages, et inverse des éléments du récit [20]. Dans le cas d’Eugnoste et de la Sagesse de Jésus-Christ, on constate que les développements de pensée ne doivent pas se comprendre uniquement en termes d’opposition linéaire. Il faut évaluer de façon adéquate un processus différencié et complexe qui respecte l’intégrité littéraire et la visée théologique. La reprise d’une tradition présuppose ici un accord avec elle.

Bref, ce que les études critiques effectuent sur l’hypertexte, il faut également le faire sur le ou les hypotextes. Encore une fois, c’est en fonction de la relation spécifique entre l’hypertexte et son hypotexte que la signification doit être envisagée, et non en fonction de l’hypertexte seul. En guise de conclusion, je trouve séduisante l’idée de Paul Bénichou, qui remet en question l’opposition entre littérature populaire, susceptible de variantes à l’infini, et grande littérature, où ne s’écriraient que des créations originales [21]. Il propose de considérer les chefs-d’oeuvre comme des remaniements tout autant que des créations et la tradition comme un ensemble de variantes possibles qui attendent d’être actualisées par des auteurs. La création est alors non seulement une invention originale mais aussi un choix entre des possibles qui préexistent à l’auteur. Il existe dans les oeuvres des pierres d’attente qui appellent d’autres textes. C’est ce que l’on pourrait nommer une incomplétude féconde.