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Les Essais de Montaigne sont à la fois le point de départ et le point d’arrivée de l’étude comparative que nous propose Philip Knee dans cette lecture méticuleuse et fouillée, chevauchant plus de deux cents ans d’écriture philosophique. Knee interroge l’oeuvre de Montaigne en la soumettant à l’épreuve d’un fécond dialogue avec quatre figures essentielles de la pensée européenne. À chaque étape de cette démarche dialogique, la mise en rapport s’articule patiemment sur deux aspects particuliers du grand corpus montaignien. À la vision politique, suscitée par la lecture de Machiavel, se succèdent d’autres paradigmes aux allures plus contemporaines, tels religion et jeu social chez Pascal, autofiction et vérité chez Rousseau, identité et dramatisation de soi chez Diderot. Ces comparaisons successives sont précédées d’un chapitre introductif où sont décrites les composantes du jugement individuel, pierre angulaire de la subjectivité morale chez Montaigne.

Dans ces premières pages, Knee s’attarde, en effet, aux tensions entre vérité et apparence qui forment le coeur de l’argumentation de Montaigne. L’auteur des Essais fait « de l’incertitude et de l’inachèvement les tremplins d’une recherche dont l’ignorance est la seule fin, mais qui n’en reste pas moins tendue vers la vérité comme sa possibilité propre » (p. 29). Cet extraordinaire paradoxe autorise alors, selon Knee, un déplacement du discours politique et une transformation radicale des représentations du pouvoir. Montaigne se trouverait à la charnière de deux mondes exclusifs. Puisant chez les Anciens la source des transformations à venir, il n’acquiescerait pas encore tout à fait, cependant, à cet « esprit d’égalité » dont Daniel Jacques, dans son livre Nationalité et modernité (Boréal, 2000), nous assure qu’il constitue le « théâtre nouveau où se déploiera bientôt la politique révolutionnaire » (Jacques, p. 67). Dans La parole incertaine, Knee reprend, en le précisant, le modèle historique mis de l’avant par Jacques. Alors que ce dernier avait repéré chez Pascal la notion centrale d’« inachèvement », idée-seuil pour toute la modernité, Knee la reporte plutôt sur Montaigne et sur sa critique pyrrhonienne de l’histoire. La construction du sujet occidental à la Renaissance aurait donc signifié la fin des certitudes et le renoncement aux idéaux de perfection qui avaient animé jusque-là l’Europe chrétienne.

Pour Philip Knee, Montaigne est la clef de voûte de cet important renversement des perspectives. Dans le discours sur l’amitié, que Knee convoque d’ailleurs à son tour par la structure dialogique de son livre, Montaigne avait incarné son entreprise dans la perte tragique de son ami Étienne de la Boétie, emporté très jeune par la maladie. Selon Knee, « cette perte met en évidence une figure qui structure toute la démarche des Essais : l’homme est libre mais il est faible, il est capable de jugement mais il semble incapable de certitude » (p. 9). Dans le rapprochement qu’il cherche à effectuer entre plusieurs « épistémès distinctes », Knee suit à la trace cette notion même d’incertitude qui fracture une fois pour toutes, à partir des Essais, le discours philosophique. À ses yeux, cette rupture fonde la modernité politique européenne et l’avènement des démocraties occidentales.

Quelle a été la fortune, comme on le disait autrefois, de cette « parole incertaine », mise en oeuvre par Montaigne ? Dans l’ouvrage de Philip Knee, c’est le chapitre sur la pensée politique de Machiavel qui, à n’en pas douter, brille singulièrement par la nouveauté et l’intelligence de l’analyse. Le rapprochement entre l’auteur des Essais et celui du Prince permet de souligner l’originalité étonnante du projet de Montaigne et les vacillements qu’il provoque au sein du discours philosophique. Contre « la perspective d’une politisation intégrale de l’existence, portée par l’anthropologie de Machiavel, Montaigne opère une critique partielle de la politique par les rapports qu’il établit entre vie publique et vie privée, entre nature et coutume et entre morale et politique » (p. 66). Il en ressort une analyse remarquable de l’émergence du concept même de dissidence morale dans lequel s’enracine aujourd’hui la capacité du sujet politique d’exercer son jugement et de critiquer le pouvoir. À la moralité des apparences où se profile, selon Machiavel, la pérennité du pouvoir politique, Montaigne établit les assises d’une conscience subjective en décalage qui, sans remettre en question le fondement moral de l’autorité politique, se permet d’en dénoncer les abus et les instances oppressives.

Bien qu’il soit tout aussi fructueux, le rapprochement que Knee effectue ensuite entre Montaigne et Pascal nous paraît moins étonnant, car l’univers pascalien, nous le savons, est inséparable de celui des Essais. Cependant, dans La parole incertaine, le regard inquiet de Pascal devant la perfection divine et « l’obligation de statuer dogmatiquement sur la vérité » (p. 126) s’oppose à celui, chez Montaigne, d’une subjectivité civile, ouverte aux ambiguïtés de la conscience sans Dieu. Ce que Pascal rejette comme une source intolérable de confusion obtient chez son prédécesseur une prudente adhésion, dans la mesure où Montaigne craint les « effets pervers d’une exigence de moralisation excessive » (p. 116).

Les chapitres 2 et 3 de La parole incertaine, sur Rousseau et sur Diderot respectivement, délaissent plus largement la comparaison avec les Essais. On sent, en effet, que les épistémès, trop distantes, se prêtent moins bien au dialogue et que la méthode adoptée par Knee arrive mal à rendre compte d’imaginaires historiques et culturels somme toute très différents. Ainsi, il est difficile d’admettre que les perspectives de Diderot sur le théâtre, dans Le paradoxe sur le comédien, puissent se rapporter aux quelques passages épars des Essais de Montaigne sur la question. Certes, l’oeuvre de Montaigne repose sur une approche générale de la représentation et, dans les Essais, la « peinture du moi » opère un dédoublement théâtral du sujet. Il est vrai que l’essai intitulé « De l’exercitation », dans lequel Montaigne relate l’épisode marquant d’une chute à cheval au cours de laquelle il a failli perdre la vie, instaure une dissociation fondamentale au sein de la conscience. Cette impression de dédoublement, celle « de sentir comme en songe ce qui se faict autour de nous » (Essais, II, vi), renvoie à une construction onirique de la subjectivité qui s’apparente effectivement à l’expérience fracturée de la scène. Mais le rapprochement avec Le paradoxe sur le comédien reste tout de même artificiel, car Montaigne n’élabore jamais une véritable théorie de l’acteur et de la présence scénique. L’impression d’étrangeté, laissée par la chute du cavalier, annonce bien davantage, me semble-t-il, les dissociations internes du sujet psychologique que la psychanalyse reprendra beaucoup plus tard sous d’autres formes.

Dans sa conclusion, Philip Knee réitère la possibilité de situer la signification historique des Essais de Montaigne dans le contexte de la lente construction de la modernité politique occidentale : « On peut voir dans le dédoublement de la conscience qu’ils décrivent une figure psychologique caractéristique de ce qu’on peut appeler l’ère démocratique » (p. 192). En effet, par son appel aux notions d’identité, de représentation et de pluralité des perspectives, l’ouvrage de Knee nous convie à repenser les Essais comme le lieu diffus où se dessine pour la première fois un sujet libre et ouvert au monde. En dépit des limites évidentes de la structure dialogique des chapitres en fin de parcours, La parole incertaine est un ouvrage d’une admirable clarté. Le décloisonnement important dont il retrace l’histoire permet de redonner à l’oeuvre de Montaigne son entière pertinence politique.