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Les nouvelles exigences identitaires suscitées par les mouvements migratoires vers l’Europe, l’exil, les pesanteurs idéologiques de l’époque postcoloniale et, surtout, l’hybridité culturelle née de la rencontre de plus en plus ouverte avec le monde semblent apporter des modifications notoires dans le patrimoine génétique du roman africain. Des mutations profondes dans le projet littéraire voient le jour, qui n’affectent pas seulement les problématiques à l’oeuvre dans les récits, mais se proposent comme une véritable sclérose de la forme par des reconfigurations tous azimuts du genre romanesque, une partition ininterrompue à la fois de l’espace textuel et du discours littéraire, une mise à l’honneur de l’exercice vingtiémiste du collage, du cut up, comme s’il s’agissait de développer une convergence esthétique avec l’époque postmoderne du chaos, du désordre, de l’éternel recommencement. Chez un grand nombre d’écrivains africains se révèle cette volonté d’infléchir le roman dans le sens du composite, de l’hybridation et du micmac sous le coup d’une réalité fortement assujettie à l’iconoclastie et aux désordres de tous genres. L’objet de cette étude est d’interroger, à travers quelques exemples, les diverses stratégies par lesquelles le fragmentaire s’impose comme une mode dans le romanesque africain ainsi que les enjeux qui le sous-tendent.

La fabrique de l’informe

Dans Le plaisir du texte [1], Roland Barthes montre comment l’acte d’écrire peut procurer à l’écrivain une jouissance d’ordre esthétique capable de conduire au délire de la forme, car l’écriture est le lieu où se déplie l’expérience profonde de la liberté. La forme peut « nous ouvrir à la fatalité du monde [2] » mais aussi à sa richesse. Dans les Afriques de la postcolonie, l’oeuvre littéraire, surtout celle des écrivains confrontés aux réalités de l’ailleurs européen pour cause de migration, fonctionne comme la mémoire d’un chaos extérieur et intérieur, et met en mouvement un mécanisme de représentation, une scénographie du réel qui n’incite pas à remanier le désordre sociopolitique, mais à le simuler, du moins scripturairement, en vue de créer une « intertextualité » plus ou moins consciente entre le réel et le fictionnel.

Avec la nouvelle génération d’écrivains — tels Sami Tchak dans ses deux premiers romans, Place des fêtes (2001) et Hermina (2003) ; Kossi Efoui dans La Polka (1998) et La fabrique de cérémonies (2001) ; Abdouhraman Wabéri dans Cahier nomade (1996), Moisson de crânes (2000), Rift routes rails (2001) et Transit (2003) ; ou Kangni Alem dans Cola Cola Jazz (2002) —, il se joue, au niveau de l’écriture, une révolution pacifique de déstructuration qui, en même temps qu’elle brouille l’identité africaine des textes [3], fait éclater les frontières des genres et, surtout dans le roman, procède à un émiettement continu du récit et à une implacable violence exercée sur la forme.

Cette technique n’est pas une originalité en littérature africaine, même si depuis les deux dernières décennies elle est presque devenue le mode par excellence de la représentation du texte. Le fragmentaire, qui a acquis ses lettres de noblesse avec l’Apologie de la religion chrétienne (1658) de Pascal [4], a pris, depuis lors, la dimension d’une rhétorique allant du Partiel au Tout ou encore visant le Tout par le Partiel qu’un grand nombre d’écrivains, tels Marguerite Yourcenar, Robert Musil, Francis Ponge, Marcel Schwob, Kateb Yacine, Claude Simon, etc., pratiqueront avec bonheur. C’est le lieu où l’écriture, comme une partition musicale, associe plusieurs tempi, plusieurs instruments pour créer un tout harmonieux, comme chez Boubacar Boris dans Le temps de Tamango (1981), Wêrêwêrê Liking dans son roman-chant Elle sera de jaspe et de corail (1983), Henri Lopes dans Le pleurer-rire (1985) ou Yodi Karone dans Nègre de paille (1982), où seule l’intention romanesque reste le fil conducteur d’un récit multiforme, fortement fragmenté jusqu’au niveau graphique. La démarche rappelle la « forme même du vouloir-écrire » qui est, selon Roland Barthes [5], la parfaite définition du roman, car elle permet de suivre le monde comme objet littéraire dans ses fuites. Par ailleurs, Barthes affirme éprouver dans la vie de tous les jours, pour tout ce qu’il voit ou entend, « une sorte de curiosité, presque d’affectivité intellectuelle qui est de l’ordre du romanesque ». Il pourrait, explique-t-il par la suite, se saisir de l’occasion pour composer, comme ce fut la mode il y a un siècle, des romans réalistes. « Mais, avoue-t-il, je ne m’imagine pas aujourd’hui composant une histoire, une anecdote, avec des personnages portant un nom propre, bref, un roman [6]. » Il y a, chez lui, une condamnation des « “racontages” trop délayés et trop volumineux [7] » qui ne rendent pas compte de l’insaisissabilité de la vie, des écarts entre inspiration et expression. Le romanesque gagnerait alors à être une suite d’instantanés, l’éventualité d’une écriture fuyante, non finalisée, qui joue sur le vif et l’infini, bref, à répéter la nature fragmentaire de la vie. Telle pourrait être l’essence de la fragmentation comme projet d’écriture, que Sophie Rabau explique comme relevant de la modernité et se déclinant sur des modes propres à chaque écrivain :

On sait que le geste de la fragmentation comme brisure est un geste moderne qui se traduit dans la représentation du réel et dans l’écriture elle-même.

Mais la fragmentation moderne apparaît également dans le rapport à la tradition qui est littéralement mise en éclats dans les pratiques de l’hypertextualité. La fragmentation peut intervenir dans le cadre d’une réécriture. Dans ce premier cas, les modernes opèrent un émiettement du texte par une dispersion de l’hypotexte dans leur propre réécriture [8].

En ce qui concerne la littérature africaine francophone, l’hypotexte et l’hypertexte en question relèvent généralement d’un rapport d’autolecture chez les écrivains qui semblent ainsi se répéter, se plagier eux-mêmes suivant une perspective borgésienne, en remodelant, en réactualisant et, au besoin, en recyclant les différents segments qui nouent la trame événementielle. Il n’y a pas chez eux, comme chez James Joyce, Jean Giono, Jorge Luis Borges ou Alberto Moravia faisant éclater en fragments personnalisés L’Odyssée d’Homère au point de diluer l’hypotexte dans un magma de parodies, de références sporadiques, d’inventions, un emprunt de l’hypotexte à une tierce personne. Hypertextes et hypotextes appartiennent au même registre d’écriture, n’entretiennent aucun rapport d’antériorité, mais peuvent s’alimenter à plusieurs sources (savoirs et cultures). Le récit se disperse en plusieurs hypotextes entretenant des rapports plus ou moins discontinus entre eux et donnant à la progression narrative une impression de patchwork, de collage qui fait du texte un assemblage de (dé)bris autonomes qui simulent matériellement une homogénéité sous le nom générique de « roman ». Un grand nombre d’oeuvres proposent le fragmentaire comme une rhétorique du chaos engendré par les régimes despotiques. Ainsi, elles adoptent l’informe comme forme, tel Le pleurer-rire.

Le composite événementiel et graphique

Avec Le pleurer-rire, Henri Lopes a donné un exemple extrême de cette fabrique de l’informe romanesque. « Un roman, des histoires », telle sera d’ailleurs la formule adoptée par Séwanou Dabla dans son essai Les nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération pour définir le projet du fragmentaire adopté par le romancier congolais. L’analyse de ce roman (p. 144-153) s’organise autour de la difformité constitutive du récit, matériellement dense (315 pages), traversé par plusieurs séquences narratives indépendantes, agencées dans un puzzle informe où non seulement les voix narratives se relaient, mais créent un concassement de trames événementielles à l’emporte-pièce. Le récit central porte sur la vie politique du Pays, un pays imaginaire d’un coin d’Afrique sur lequel règne avec torpeur un bouffon sanguinaire, le Maréchal Bwakamabe Na Sakkadé, « soldat assez simplet, curieux hybride de la tradition archaïque et de la colonisation qui finit par s’enfermer dans la folie et la solitude [9] », parvenu à la magistrature suprême à la faveur d’un coup d’état. À cette trame principale se greffent trois autres récits. Le premier est une somme de détails insignifiants provenant du journal intime du narrateur, maître d’hôtel bien capricieux qui livre les fantasmes libidineux que lui inspirent sa femme et ses maîtresses, dont la femme légitime du président, ses rapports secrets avec un haut fonctionnaire en exil qui tient le rôle de critique intradiégétique, ses révélations sur la vie privée du maréchal-président. Le deuxième, selon l’analyse de Dabla, couvre huit chapitres du livre, disséminés dans le cours du récit principal comme des faits divers. Il est l’histoire de l’infortuné capitaine Yabaka, déchu sous le règne de l’ancien régime, réhabilité par le Maréchal qui le fera ensuite arrêter et exécuter pour complot contre l’état. Le troisième présente quelques tranches de vie d’un révolutionnaire pacifique du nom de Tiya dont les idées sont partagées par la jeunesse.

Ces différents récits sont, plus que des digressions fantaisistes à fonction dilatoire, des romans en miniature dans le roman. Ils jouent sur la précarité et l’évanescence du réel soumis à des intrusions, des ruptures, des diffractions de toutes sortes. La tyrannie de l’intrigue unitaire dans le roman classique, qui fut à la mode chez les écrivains de la première génération (Félix Couchoro, Paul Hazoumé, Camara Laye, Aké Loba, Bernard Dadié, Cheikh Hamidou Kane, etc.), est ainsi mise à rude épreuve, l’intention du romancier étant de décrire la pathologie du pouvoir totalitaire dans ses différentes composantes et dans ses méandres qui, apparemment, ne relèvent d’aucune logique. Chaque récit est un ensemble de fragments éparpillés dans le récit principal, de façon sporadique mais véritablement travaillée pour aboutir à un tout lézardé, où l’imagination et l’imaginaire aussi bien du lecteur que de l’écrivain peuvent se donner libre cours. Tel est d’ailleurs le sens que semble conférer Pascal Quignard à la notion de fragment, qui devrait être susceptible de refléter, dans son essence disparate, l’image de la totalité, de l’homogénéité. Il compare les fragments à « ces petites flaques d’eau qui sont déposées sur le chemin après l’averse et que la terre n’a pas bues. Chacune d’entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l’océan, n’auraient répété le ciel qu’une fois [10] ».

Henri Lopes pousse même plus loin l’entassement « des flaques d’eau » par un jeu de mutations dans la morphologie du texte qui alterne plusieurs niveaux graphiques et événementiels. Ainsi, la fragmentation ne se donne pas seulement à lire comme une manipulation du récit, mais comme une recherche d’effets visuels devant conduire le lecteur à un mouvement discontinu de va-et-vient à travers le texte, suivant les ressemblances graphiques entre les différents segments. Le lecteur peut, s’il le veut, se laisser aller à un mouvement de zapping, comme devant le téléviseur pour choisir les chaînes ou les rubriques qui l’intéressent et passer outre ce qui, pour lui, relèverait du superfétatoire. Aussi, non seulement l’écriture procède-t-elle d’une dissémination de bris, mais elle induit encore une lecture fragmentaire par le jeu graphique qui combine italique, caractère normal, gras et encarts de journaux, stratégies qui amènent le lecteur à se soumettre à la bigarrure du tissu textuel. Les différents niveaux typographiques n’exigent pas un ordre de lecture suivie, mais favorisent une liberté de parcours, de sauts dans le texte, d’autant que les fragments ainsi juxtaposés sont des entités autonomes, comme des nouvelles qui portent en leur creux d’autres éclats. Dans une note infrapaginale, Dabla établit des correspondances entre les différents segments et les caractères typographiques adoptés pour expliquer ce qu’il qualifie, dans le roman de Lopes, de « structure de mosaïque circulaire » qui n’a ni début ni fin :

Le livre indique ainsi un texte principal englobant les histoires de Bwakamabe, de Yabaka, de Tiya, et les confidences du Maître à propos de ses amours. Un second texte en italique restitue les phantasmes du narrateur, tandis que le dernier texte en petits caractères présente les lettres échangées entre le Maître et son ami en exil [11].

Le maître d’hôtel, narrateur principal, fait l’aveu des amputations et des rognages auxquels il soumet son texte, confirmant sa conscience de la nature « désordonnée » du produit romanesque qu’il propose au narrataire et qui a dû subir les effets de sa pudeur et de son autocensure :

À ce stade du récit devait venir une scène de rencontre avec Ma Mireille, grâce à la complicité de Cécile, sa dame de compagnie. Je l’ai effectivement écrite, mais, en la relisant, j’ai moi-même frémi, non pas, je le précise, en raison des talents d’imagination de l’auteur de ces pages, mais bien à cause de la richesse créatrice dont Ma Mireille fait preuve entre les doigts de son amant.

Ainsi, toutes choses bien considérées, ai-je préféré éviter un affrontement inégal avec la censure [12].

Le narrateur passe sous silence des segments attendus pour briser l’homogénéité et l’historicité du récit, affirmant qu’il veut alléger la tâche du lecteur :

Je fais grâce au lecteur des longues pages de rhétorique où mon jeune compatriote, ancien directeur de cabinet, au nom de la pudeur révolutionnaire, s’en prend à la littérature érotico-pornographique. Certains regretteront sûrement ces morceaux d’éloquence où la plume d’un polémiste talentueux exécute dans une dialectique implacable les tendances dépravées d’une bourgeoisie en déliquescence et qui s’obstine à contaminer l’Afrique vierge par l’exportation systématique de moeurs dissolues. Mais je n’aurais pu les publier sans les faire suivre de mes propres réflexions sur ces leçons de morales édifiantes. À sa vénérable et doctorale éthique et à mes banalités et platitudes, tour à tour ridicules dans leurs convictions de s’imaginer révéler des vérités nouvelles, j’ai préféré la voix oubliée du bonhomme de Diderot [13].

Il apparaît que, outre les quatre unités narratives parallèles analysées par Dabla, le récit reste truffé d’une multitude de fragments à valeur explicative ou emphatique. Il s’agit, entre autres, d’une véritable écriture de la jouissance dans laquelle le Maître d’hôtel joue au « narrateur sans qualités » qui tient le récit dans Cola Cola Jazz de Kangni Alem [14]. Il manque de confiance en lui, se confie à des voix plus autorisées comme celle de son compatriote exilé, ou à des oeuvres classiques comme Jacques le Fataliste de Denis Diderot, dont un pan entier est convoqué comme un corps étranger (p. 254-256) sur lequel le lecteur peut passer, dans le cours du récit, sans compromettre la compréhension de l’oeuvre. Par ailleurs, les dépêches et des commentaires de la presse alimentent le micmac sous forme d’encart (p. 271-273).

L’expérience du narrateur incertain qui refuse de céder à la fausse omniscience connaît, au regard de quelques exemples spécifiques, une véritable fortune. Boubacar Boris Diop dans son premier roman, Le temps de Tamango [15], en fait un usage plus exigeant qui participe d’une fragmentation absolue du récit. Subdivisé en trois grandes parties — chaque partie est à son tour scindée en chapitres : cinq pour la première, huit pour la deuxième et cinq pour la troisième —, le récit fait intervenir un critique intradiégétique dont les propos sont des métadiscours sur les motifs et modalités narratifs du narrateur. Ses propos interviennent en guise de bilan, de notes et de remarques à la fin de chaque partie, entérinant ou infirmant ce qui vient d’être dit par le narrateur, et brisent ainsi la construction méthodique du romanesque par l’apport d’éléments nouveaux, de preuves et de contre-arguments qui font douter de la sincérité du narrateur.

Au fur et à mesure que se développe le discours du critique, l’homogénéité du tissu textuel se dénucléarise dans l’épreuve de comparaison au réel à laquelle le critique soumet le fictionnel. Visiblement, plusieurs narrateurs coexistent dans cette oeuvre dans un rapport conflictuel qui mutile le récit, le nourrit de redites, de réajustements, d’hésitations, de surcharges plutôt que d’une logique temporelle et événementielle suivie. Dans « Notes sur la première partie [16] », on peut lire :

Une étude minutieuse de ces notes me permet de dire que le Narrateur se défend vivement de faire de la littérature. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’a même pas essayé de romancer des événements historiques réels. Les personnages dont il est question ici sont connus. […]

Sans vanité aucune, je crois avoir mérité de la science en réussissant à mettre de l’ordre dans ces notes éparses et bien souvent illisibles. Le lecteur exigeant sera fort irrité de n’avoir pas compris certaines choses. […] Au contraire, le grand drame du Narrateur c’est de ne pouvoir montrer les choses comme ça, sans prétention et sans se soucier de savoir si c’est contradictoire ou non, si on comprend ou si on ne comprend pas. C’est ce qu’il voudrait mais il est assez sage pour savoir que notre temps épris de clartés simples préfère les sentiers battus [17].

Ces « notes » qui viennent clore chaque partie constituent, en réalité, des regroupements thématiques qui balisent, au premier plan, une autre critique du pouvoir politique postcolonial, la désillusion autour de laquelle s’organise le récit. La fragmentation, ici, est une stratégie de déstructuration à la fois du discours littéraire et du discours politique. Typographiquement, les fragments critiques se distinguent des récits du narrateur par le caractère en italique qui marque, comme c’est aussi le cas dans Cola Cola Jazz, une sortie de la fiction.

L’effet-recueil

Le morcellement du récit en petites unités narratives a été illustré, avec Les soleils des indépendances (1968) d’Ahmadou Kourouma, par un projet spécifique auquel nombre d’écrivains vont, par la suite, se référer. Le récit a une structure de double fragmentation : d’abord, un premier niveau constitué de trois parties ; ensuite, un deuxième niveau avec la répartition des parties en chapitres (au nombre de onze pour les trois parties) avec des titres qui n’entretiennent aucun rapport entre eux et donnent même l’impression d’un recueil de textes épars. Les titres ne se conforment pas à la même typologie. Certains sont de vrais fragments au sens d’une « écriture concentrée, verticale, rapide, introspective du monde, répondant au principe mystique de la coagula [18] », comme cette maxime qui sert de titre au premier chapitre de la troisième partie : « Les choses qui ne peuvent être dites ne méritent pas de nom ». D’autres compriment, en en dégageant les grandes lignes, le récit à venir : « Le molosse et sa déhontée façon de s’asseoir. » Dans tous les cas, l’écriture postule, dans ses brisures narratives et à grand renfort de titres fortement performatifs dans leur formulation, la fragmentation des espoirs mis dans les indépendances. Une telle démarche a comme objectif de contourner le « roman-fleuve » pour offrir une perception dynamique de l’histoire sous forme d’instantanés, de recueil.

Il y a comme un effort progressif d’ébrèchement des protagonistes du récit, « une dramaturgie de la pique de Caractère », comme le propose Alexandre Gefen à propos de Pascal [19]. Le projet fragmentaire de Kourouma semble répondre à une poétique de l’atomisation où c’est par un travail de réagencement que le lecteur arrive à reconstituer l’intimité du prince déchu Fama Doumbouya. Le récit ne se donne pas à lire comme un ensemble homogène, mais comme un système complexe de motifs à reconstruire. Sans cesse happée par le cours fragmenté de la vie, l’histoire de Fama Doumbouya et de l’échec des indépendances se dérobe à la linéarité narrative et à la soumission aux normes. L’écriture reprend à son compte la pluralité informe des événements pour créer sa propre forme avec des fragments condensés et pour annoncer, en quelque sorte, le temps des questions et des doutes, fait d’un mélange d’espoir et d’angoisse face à l’avenir d’une Afrique mal indépendante. Éric Hoppenot affirme d’ailleurs que

Le temps de l’écriture fragmentaire est donc d’abord celui de la parole anonyme, de la rumeur et du bruissement, parole de tous, pour tous, uni dans ce que Blanchot nommera plus tard « La communauté inavouable », autrement dit, la communauté de ceux qui n’ont rien à partager si ce n’est la proximité du prochain mourant [20].

L’impression de coq-à-l’âne qui se dégage à la lecture du Soleil des indépendances crée un effet de répétition-variation qui réitère un plaisir de distorsion reflétant le désordre sociopolitique à l’oeuvre dans le récit. Un tel projet réactive les convulsions intérieures de l’écrivain face au drame sociopolitique dont le romanesque veut reconstituer les différents niveaux à travers l’effet cinématographique de la succession des séquences.

Telle sera également la démarche adoptée en 1975 par Mohamed Alioum Fantouré avec son roman Le récit du cirque… de la Vallée des Morts. L’oeuvre adoptait le ton d’un « roman-théâtre » subdivisé en sept « chapelets » où scènes de coulisse, représentation, voix off, effets scéniques, réactions du public, effets de théâtre dans le théâtre, textes déroulant sur un écran géant et plages de silence transcrites par de nombreux points de suspension s’entrelacent dans un récit sclérosé, violemment fragmenté par une superposition graphique saccadée de majuscules et de minuscules. En somme, un roman du melting pot typographique et événementiel dont les artifices se retrouveront tout au long de l’oeuvre du romancier guinéen, construite thématiquement autour de la dramaturgie du pouvoir politique (dans un contexte de despotisme) et esthétiquement dans un dédoublement de la forme fragmentaire.

En effet, il y a comme un grand livre impossible à écrire dans la forme pensée qui se désagrège en segments. Ce grand livre, c’est « Le Livre des Cités du Termite » de Fantouré, annoncé en 1979 et dont l’histoire s’étale sur quatre oeuvres : L’homme du troupeau du Sahel (1979), Le voile ténébreux (1985), Le gouverneur du territoire (1995) et L’arc-en-ciel sur l’Afrique (2001). Chaque roman du grand roman s’éclate aussi en morceaux dispersés dans une écriture typographiquement hétérogène qui agresse la vue. Chants, rapports confidentiels (notamment dans L’arc-en-ciel sur l’Afrique), extraits de presse, séquences mémorielles, etc., alternent indéfiniment, participant à l’émiettement du corps textuel. On y retrouve plusieurs paliers typographiques annonçant des territoires textuels bien délimités. Dans Le voile ténébreux, le personnage de Mainguai, mandaté pour retrouver Le livre des ancêtres — mémoire d’une identité collective perdue [21] —, se lance dans une quête mouvementée dont le récit intègre la trame d’ensemble comme un corps étranger. L’intériorité du héros s’ouvre au lecteur dans une confidence dont la singularité et la pertinence se remarquent au niveau de la mise en relief typographique. Dans la composition du texte alternent majuscules, gras et italique, combinant ainsi différents niveaux dans la fiction. La stratégie de concassage du récit rappelle la bigarrure narrative du Récit du cirque… de la Vallée des Morts. Avec ce premier roman qui porte la fragmentation à un degré exceptionnel, Fantouré a voulu proposer, par le biais d’une écriture bouleversée et bouleversante, la désintégration des valeurs dans une société à réinventer, par-delà toutes les normes d’une mise en scène ratée du pouvoir politique [22] dans une Afrique à la fois réelle et fictive où :

[…] naît doucement

rapidement

sûrement

cyniquement

férocement

cruellement

négativement

LE CIRQUE… DE LA VALLÉE DES MORTS [23].

Avec Le Récit du cirque…, le récit se joue justement dans une salle de spectacle où vient de commencer la représentation d’une pièce écrite et mise en scène par Saibel-Ti. Au cours du spectacle, un spectateur proteste contre le genre de théâtre proposé au public. De la salle retentit un coup de feu. Le protestataire est abattu. Le public refuse de livrer l’assassin et il s’ensuit un démêlé. Tout le projet du metteur en scène s’effondre. Désormais, il estime que son rôle n’est plus d’inventer une histoire toute faite pour le plaisir du spectacle, mais d’inviter tous les habitants de ce pays dominé par le « Rhinocéros-Tacheté » à exprimer ce qu’ils ont vu et vécu, ce qu’ils sont. Ce projet ambitieux du metteur en scène aux prises avec la fiction et son double social est aussi celui de Fantouré lorsqu’il refuse de produire un « roman » et lui préfère un récit tentaculaire, hybride jouant sur le romanesque pour inventer un lieu de représentation de la vie dans ses sens et contresens. Tout se passe comme si le lecteur était invité à « suivre un film » en cours de tournage où le régisseur — ici l’écrivain — n’est nullement tenu de se conformer à un fil conducteur. Tout s’improvise comme une fiction dans la fiction, y compris les protagonistes dont l’un se définit, à juste titre, comme « la somme d’une vie imaginée par [s]on auteur [24] ». Le héros de Fantouré est une figure défaite que l’écriture cherche à reconstituer au fil des pages, comme l’écrivain lui-même tente, dans la traversée des espaces de l’exil, de reconstruire une unité identitaire. Il n’est jamais un être tout fait.

La Polka sur fond de fragments

Cependant, si avec Lopes ou Fantouré chaque récit dans son évolution en spirale participe de la totalité du récit, de la même façon que la page d’accueil d’un site Internet — ici le récit central — propose des ramifications qui vont dans plusieurs autres textes, avec Efoui, les fragments sont des intentions romanesques inachevées, mieux, des invariants romanesques repris d’une oeuvre à l’autre, d’un genre à l’autre. Il s’agit d’une écriture strictement de rupture-continuité où, sans jamais s’épuiser, s’enchaînent des fragments. Les romans de Kossi Efoui, La Polka (1998) et La fabrique de cérémonies (2001), sont composés de fragments de fragments, combinant, dans un enchevêtrement parfois délicat à délier, des séquences de textes antérieurs. Ainsi, des éclats de textes préalablement écrits se recomposent ou se décomposent dans une autre oeuvre pour donner naissance à une nouvelle harmonie, harmonie sur l’importance de laquelle Roland Barthes insiste dans l’écriture fragmentaire : « Le fragment a son idéal : une haute condensation, non de pensée, ou de sagesse, ou de vérité (comme dans la Maxime), mais de musique : au “développement”, s’opposerait le “ton”, quelque chose d’articulé et de chanté, une diction : là devrait régner le timbre [25]. »

Le projet littéraire de Kossi Efoui propose le fragment comme une ébauche achevée, un modèle réduit irisé d’un sentiment du moment auquel, néanmoins, le temps ou l’espace peut imposer une autre retouche. Il en est de même des personnages conçus comme des motifs narratifs, au destin échafaudé et inachevé, englué dans un pastiche de fragments qui finissent par les faire oublier, mais pas pour longtemps puisqu’ils refont surface dans d’autres oeuvres pour de nouvelles expériences. En clair, chez Efoui, la pratique fragmentaire est une expérience de l’inachèvement et de la déterritorialisation. Inachèvement parce que tout est en fuite, y compris l’instant même, et l’écriture ne peut être qu’une esquisse, une ébauche, non pas d’une quête de la perfection mais d’une tentative de fixation du fugace, de l’insaisissable, dans le sens où l’entend Daniel Charles lorsqu’il s’interroge sur la notion même d’ébauche, qui serait un fragment de l’infinitude :

Qu’est-ce en effet qu’une ébauche, sinon un premier jet, un premier dégrossissage, qui ne fournit guère comme la maquette ou l’esquisse, un croquis de l’oeuvre à parfaire, mais confère à cette oeuvre même, dans sa matérialité, une façon qui ne soit rien de plus qu’une entamure et ne puisse oser se présenter comme définitive [26] ?

Mais aussi déterritorialisation en ce qu’elle procède, souvent avec violence, d’une stratégie de renaissance textuelle. Les textes subissent des amputations et des greffes inattendues, brisant leur homogénéité par l’imposition de séquences prélevées sur d’autres textes ou encore tirées du corps de l’oeuvre en cours. C’est avec son premier roman, La Polka, que la technique de greffe-amputation constitutive de la fragmentation est portée à sa perfection.

Le récit est une profonde allégorie qui se joue dans la tête d’un narrateur-conteur. La Polka, c’est le nom de guerre de Nahéma, une jeune fille d’une vingtaine d’années, particulièrement agitée, dont la mère est décédée en couches et dont l’histoire du père inconnu reste une énigme qui alimente les commentaires et les discussions au Bar M., carrefour de ce petit monde de paumés en permanente quête de délassement. Nahéma do Nacimento, dite la Polka, décide un jour de partir pour la mystérieuse ville de Saint-Dallas ; puis Pape Solo, instituteur et grand animateur de funérailles, laisse ensuite tomber la nouvelle : la Polka est morte. Certes, Pape Solo sait débrider l’imagination avec ses récits disséminés dans le récit comme les traces d’une autre mémoire, mais le corps de la Polka, retrouvé pendu, est bien identifié et rendu à sa famille. La douleur prend tout le monde de court. Le vide soudain éprouvé transforme la mémoire du narrateur en une vaste hallucination qui nourrit le récit d’un permanent chevauchement entre réel et fiction, où sont mis en pièces passé, émotions et pensées philosophiques. Le mot « événement » revient fréquemment dans les propos des personnages, mais l’écriture, elle, rêveuse et fortement émiettée, n’en propose pas un seul avec rigueur. Tout tourne en spirale, le temps comme l’espace. Les mots s’empilent et se vident de sens, renvoyant secrètement au discours saccadé de désespoir et de pessimisme, à l’imagination débridée de ce petit monde paumé dont la vie est un éternel recommencement. Ce carnaval de mots et d’éclats de souvenirs ressuscite l’inquiétant soupçon de la mort facile, « qui laisse sans voix ni geste, sans le moindre chant, la moindre dernière parole ou danse d’agonie [27] » auquel le texte refuse de céder en fixant une ligne narrative. Le récit lui-même se donne toutes les libertés en se répétant et en anéantissant tout effet de construit, de formel. Tous ces multiples souvenirs, événements mutilés, deviennent des cauchemars et surgissent dans la narration, telles des échappées de la conscience du narrateur. La trame romanesque cherche à rester entièrement fidèle au souvenir de la Polka, immortalisée par une carte postale qui revient fréquemment dans le cours du récit comme un fragment symbolique, la geste d’une mémoire imprécise.

Je ne sais pas parler de Nahéma autrement. Il m’est souvent arrivé de jouer avec ce souvenir, commençant par la fin, revenant au début, reprenant par petits bouts, remettant tout pêle-mêle dans ce lieu de première rencontre pour me persuader que jamais mon rêve ne saurait demeurer si longtemps précis [28].

Sur le plan de l’écriture, La Polka constitue une zone de contact entre les différentes oeuvres (nouvelles et pièces de théâtre) produites par Efoui depuis 1988, et une homogénéisation de différents fragments pris isolement dans chaque oeuvre. Cette mise en ordre n’obéit cependant à aucun ordre, et c’est plutôt le hasard du patchwork qui leur assure une certaine vitalité d’ensemble. L’unité narrative dans La Polka résulte ainsi de la fusion des nouvelles, « Les coupons de Magali » (1990) et « La Tomate farcie et l’horreur du vide » (1991), et des pièces de théâtre comme Carrefour (1989) et Le petit frère du rameur (1995). Car la Polka, c’est avant tout Magali — le nom surgit d’ailleurs dans le récit (p. 64) pour disparaître sous l’ombre des mots, laissant en suspens une histoire à peine amorcée —, cette figure vaporeuse et insaisissable, morte dans des conditions non élucidées, comme Kari dans Le petit frère du rameur dont la mort non moins spectaculaire plonge tout le monde dans des interrogations mitigées sur une société en ruine. Le récit, dans La Polka, est en tous points étrange, avec des personnages énigmatiques comme la Polka elle-même ou l’Homme-Papier (une autre version du poète dans Carrefour ou du rameur dans Le petit frère du rameur), grand voyageur dont l’extraordinaire et grossière érudition n’épargne aucun détail, aucun espace, aucune ombre de l’histoire. Tout se passe comme dans un film où le scénario reste le même, dans un temps compact où « les jours passent à plusieurs [29] ».

Similaire est la démarche adoptée dans La fabrique de cérémonies. L’histoire est une traversée de l’histoire et de plusieurs géographies mettant en scène deux ex-étudiants en ex-Union soviétique, Edgar Fall, habitant un grenier à Paris, vivant de traductions en russe de roman-photos pornographiques et rêvant de réaliser un documentaire autofictionnel avec supplément de pensées, et Urbain Mango, curieux philosophe débitant des proverbes à chaque coin de rue, qui se retrouvent en Afrique de l’Ouest pour le compte de Périple Magazine, un journal de voyage à sensation, genre presse de boulevard. Délicate mission qui les conduit dans un véritable cirque, sur les ruines de cinq États, dans une hallucination d’images et d’impressions fugaces. Edgar Fall, rattrapé et rejeté par son propre passé, devient une somme de sensations, d’apparitions, de rêves qui constituent des fragments d’un récit composé.

Quatre des douze chapitres qui composent le récit de La fabrique… (chapitres III, VII, VIII, IX) portent le même titre : « La nef des fous (détail) », comme s’il s’agissait d’une réécriture du même. Dans les deux romans, les personnages sont des ébauches ontologiques en perpétuelle reconfiguration, comme pour atteindre, un jour, l’être idéal. Ils traversent les oeuvres sous le même nom (Pape Solo, la Polka), se métamorphosent dans la même oeuvre en changeant d’identité, à l’instar de ce curieux personnage de La fabrique… qui, à chaque apparition dans le récit, s’assigne une dénomination nouvelle :

Je me suis dit : James Elawolé dit Jacob (c’est mon nom), va voir ce type.

p. 161

Je me suis dit Jacob (James Elawolé, dit Jacob), c’est mon nom.

p. 162

James Elawolé (Sila dit Jacob) est resté dans le coin…

p. 164

D’autres personnages meurent dans l’inachèvement, comme Magali déjà en morceaux dans la nouvelle « Les coupons de Magali », avant de mourir dans La Polka.

Chez Efoui, le fragmentaire est un art de la répétition-variation qui institue une coprésence du tout et du rien, du construit et du bazar, de l’ordre et du désordre. C’est là un plaisir poétique par lequel le romancier exploite la dimension de l’infinitude du monde et des balbutiements de l’imprévu, de l’in-su, en tout cas de la nature provisoire et apocalyptique des êtres et des choses soumis à la variabilité. Un souci de son écriture est de retourner à son propre passé dans un élan de régénérescence, d’où chez le lecteur l’impression, sans doute paramnésique, d’un « déjà lu », avec des segments indéfiniment repris en leitmotive le long du texte. Quant aux personnages, ils sont des fragments, les pluriels d’une unité difficile à réaliser, ainsi que le démontre le premier chapitre de La fabrique…, intitulé « Buste : fragment d’un personnage ».

D’autres écrivains de la génération de Kossi Efoui, tels Sami Tchak et Abdouhraman Wabéri, choisissent un morcellement plus visible en recourant à l’art du roman en clips qui s’écarte du détail pour fixer l’instant en quelques pages.

L’effet polaroïd : Abdouhraman Wabéri et Sami Tchak

L’écriture fragmentaire constitue un espace hétérogène auquel chaque écrivain essaie de donner une cohérence, soit par un découpage en parties ou chapitres dans un semblant de complétude (Kangni Alem, Sami Tchak, Kossi Efoui, etc.), soit par la désignation générique de « roman » en couverture ou en page de garde. En somme, il y a un consensus implicite ou explicite par lequel se fait l’homogénéité du récit fragmenté. Mais tel n’est pas toujours le cas. Abdourhaman Wabéri, dont les premières oeuvres s’inscrivent dans une fragmentation faisant alterner rupture et continuité, semble de plus en plus rompre avec l’illusion d’homogénéité assurée par la mention « roman ». En choisissant comme désignation générique pour Rift routes rails (2001) la mention de « variations romanesques », l’écrivain cherche, en effet, à garantir le caractère hétérogène et non réductible de son écriture à un genre. Françoise Susini-Anastopoulos relève d’ailleurs le caractère relatif de la désignation générique de l’oeuvre :

Attribuer un nom à un texte, procéder à son baptême, ne garantit en effet nullement contre les dérives qui affectent une grande partie des noms des genres réutilisés à des époques et par des écrivains différents. Par ailleurs, ces noms mènent deux modes d’existence bien différenciés, selon que l’identification générique se fait de façon endogène, par l’auteur ou l’éditeur, ou de manière exogène par la critique, ce qui ne va pas sans entraîner des conséquences pour le statut de l’oeuvre elle-même [30].

Il est clair que Wabéri, en ce qui le concerne, a voulu se retrancher dans le chaos des identifications génériques qui déclinent à la fois une écriture de l’inachèvement, de la fragmentation, de la diversité, en somme un texte infini qui s’ouvre à toutes les manipulations. En proposant d’appeler ce livre « variations romanesques », Wabéri donne le change d’un exercice d’écriture qui infléchit le roman vers une oeuvre de laboratoire, une ébauche constamment en chantier dans une conscience d’imperfection, de mouture où l’inspiration perpétuellement ébréchée paraît n’avoir pas trouvé son expression adéquate. Un tel travail renvoie à Boileau, qui conseillait de remettre cent fois sur le métier l’ouvrage ; cependant, il ne s’agit pas ici d’un « tout » à parfaire, mais d’un ensemble de clichés du même objet pris à des moments différents, loin d’un perpétuel recommencement à la Sisyphe. Sans doute, avec la mention « variations », Wabéri voudrait-il faire sien l’aveu de faillibilité de l’expression par lequel Pascal justifiait son choix du fragmentaire : « En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois, mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j’oublie à toute heure. Ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée car je tiens à connaître mon néant [31] ».

Pour Wabéri, il s’agit d’écrire des impressions, des sentiments dans leurs variations, comme c’est le cas avec Moisson de crânes où l’enjeu est d’innerver l’écriture des émotions, de l’angoisse, de l’étouffement que le voyage sur les sites du génocide rwandais a suscités en lui. Onirisme, réalité, réflexions philosophiques, etc., tout se mêle et se malaxe en une écriture sans forme dont la seule évidence est d’être romanesque sans être un roman. L’écriture offre ici la possibilité d’un sentier infini où l’inspiration manipule à sa guise l’écrivain en en révélant son inaccessibilité.

Sur son pays natal, Djibouti, Wabéri propose un panorama séquentiel à l’occasion d’une trilogie annoncée dans deux recueils de textes : Le pays sans ombre (1994) et Cahier nomade (1996), et qui se termine sur le roman Balbala (1997), véritable traversée de la mémoire où histoire coloniale, légendes, situations sociopolitiques se recoupent et s’éloignent dans une polyphonie musicale. Les voies de la mémoire étant imprévisibles, le narrateur ne cache pas sa difficulté à acheminer le récit vers une unité d’action :

Longtemps, j’ai pensé que la mémoire servait à se remémorer le passé, à remonter le cours entier du temps pour déambuler dans les ruelles d’à présent. Ah, grossière erreur ! J’ai enfin compris que la mémoire sert surtout à occulter le temps d’antan, à oublier la blessure trop vive en l’encombrant de souvenirs qui chamboulent l’ordre initial des événements [32].

Au total, 28 chapitres constituent cet ensemble romanesque composé de 4 parties distinctes : « Waïs, la piste, l’envol » (p. 11-79) ; « Djilleyta, la vie comme un poème » (p. 81-123) ; « Docteur Yonis dans tous ses états, tous ses éclats » (p. 125-162) ; « Anab, femme-fruit, fleur de bidonville » (p. 163-188). La composition en recueil rapproche le roman des précédents recueils de nouvelles où l’exigence fragmentaire semble être liée à un rapport discontinu avec le temps et l’espace. On pourrait penser à une cartographie du récit qui délimite des espaces à chacun des quatre protagonistes principaux : le marathonien de renommée internationale Waïs, le poète Djilleyta, le médecin Yonis et sa compagne Anab. Chaque espace ainsi créé comme un gros plan, dans ce petit quartier de Djibouti du nom de Balbala, est fissuré en plusieurs endroits pour laisser s’incruster des clins d’oeil à l’histoire et à des références de toutes sortes. Wabéri offre au lecteur une espèce de fast food romanesque à travers de petits fragments à déguster entre deux occupations.

Dans « Rails », la troisième partie de ses « variations romanesques », il donne comme titre à un ensemble de six fragments « Petits morceaux pour lecteurs debout » (p. 77-80), configuré sur le modèle d’un disque vinyle avec deux « faces » contenant chacune trois « morceaux ». À l’instar de toute l’oeuvre, la fragmentation prolonge l’appétit de lecture par une rhétorique du minimal et inscrit l’écriture dans le discontinu et le distractif, mais affirme aussi un désir d’hybridité narrative où le montage thématique participe d’une « esthétique de la réception ». Il s’agit de ce que Françoise Susini-Anastapoulos appelle la beauté du « peu textuel » par opposition à la « laideur du prolixe [33] » que constituerait le roman classique, linéaire et bavard. À partir de petits morceaux apparemment épars, l’écrivain, loin d’exhiber des talents de grand romancier inventeur de vastes univers fictionnels à la Balzac, recherche un pacte singulier avec le lecteur, fondé sur le charme de l’instantané.

Trois motifs principaux soutiennent cette écriture fragmentaire qui constitue tout le projet de Wabéri. D’abord créer un effet polaroïd, c’est-à-dire une écriture en clips qui ne se donne pas la prétention d’épuiser le sujet, encore moins de proposer une quelconque philosophie, mais de saisir l’inspiration dans tous ses caprices. Le fragmentaire serait ici une métaphore de la retenue et une rhétorique de l’instant, plus coercitive et plus attractive parce que facile à retenir. Les deuxième et troisième motifs constituent le point d’ancrage de l’étude du fragment développée par Dirk Schröder dans sa thèse sur la poétologie du fragment au xviiie siècle [34] et dont Susini-Anastopoulos reprend, dans son essai, les grandes articulations [35]. Il s’agit notamment de rendre alléchant, accessible et lisible le texte en lui conférant une forme brève et fragmentée. Ensuite, de garantir au lecteur l’assurance d’une oeuvre courtoise qui respecte ses disponibilités sans se soumettre à la tyrannie du linéaire.

Les treize fragments de « Rails » sont des variations romanesques sur la vie des « forçats du quotidien » pris dans les mirages des migrations et de l’exil tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Afrique. Ils fonctionnent comme des cartes postales qui fixent l’instant pour le rendre immortel en jouant sur l’économie du temps et de l’espace ainsi que sur la pertinence du peu. Le narrateur de la variation « La vie liquide des spectres » (p. 55-59) a bien conscience du pouvoir locutoire du fragment qui avance : « En quelques traits et paroles je peux te brosser le tableau de la vie chez nous [36]. »

Ce qu’il convient d’entendre par la notion d’effet polaroïd, c’est cette chaîne d’instantanés qui subjectivisent le sujet en en faisant un lieu de saisie du fugace, du discontinu, du moi. C’est aussi le régime d’une écriture de la fatigue, du flottement identitaire, comme dans l’oeuvre de Sami Tchak, fortement fracassée, où chaque chapitre tente de fixer un moment dans « les vies sans horizon » des migrants africains en Europe (Place des fêtes, 2000), des errants pris au piège des utopies (Hermina, 2003), des angoisses de l’entre-deux identitaire (La fête des masques, 2004). À l’instar de Wabéri, qui avertit de l’allure de coq-à-l’âne que revêt son récit par la mention de « variations », Sami Tchak, dans l’incipit de Place des fêtes, fait le même aveu de discontinu d’un récit qui, au regard du sujet abordé, ne peut être ordonné, c’est-à-dire se conformer à un « textuellement correct » :

Mais, est-ce que je vous ai dit de quoi je vais parler ? Non ? Pardon, j’avais cru l’avoir déjà fait. Eh bien, il s’agit de vies sans horizon. Or, une vie sans horizon, c’est un peu comme une variation autour de la même merde et du même sourire qui s’enlacent et s’entrelacent à la manière des serpents qui font l’amour pour pondre des oeufs des petits déjà prêts à s’en aller ramper leur destin où ils peuvent. Une vie sans horizon, c’est une variation autour du même truc aussi bleu qu’une marine. On ne peut que la raconter dans tous les sens parce qu’elle n’a aucun sens. On ne peut que la répéter parce qu’elle-même se répète. On ne peut que la tordre, parce qu’elle-même est tordue [37].

Dans cet incipit se trouve énoncé tout le projet littéraire de Sami Tchak, qui se veut un chaos scriptos où tout est désordre, répétition, violence, bris et débris. Un regard sur le processus fragmentaire donne le tableau suivant : Place des fêtes, 73 chapitres pour 292 pages (4 pages par chapitre en moyenne) ; Hermina, 60 morceaux pour 338 pages (5,6 pages par chapitre en moyenne) ; La fête des masques, 20 chapitres pour 105 pages. Une fragmentation aussi extrême du tissu romanesque donne à l’ensemble des récits une allure de fondu enchaîné où la forme devient informe, difforme.

Chez Wabéri et Tchak, la notion même de genre est aléatoire. Ce sont des romanciers-nouvellistes dont l’écriture reflète, en tous points, leur propre situation entre deux cultures, dans l’émiettement du social, de la mémoire et de l’histoire. Les oeuvres sont à prendre comme des miroirs qui veulent rendre compte, refléter ce qu’André Belleau décrit en ces termes : « Le désarroi d’un peuple intérieurement défait […] désormais impuissant à trouver la forme en lui-même dans une tradition cassée, et condamnée de ce fait à l’informe de toutes les formes [38]. » L’énonciation répond à une rhétorique de l’atemporalité où tout est répétition dans un au-delà de la continuité. Pour Éric Hoppenot, la fragmentation comme projet littéraire est liée à une certaine représentation du temps :

C’est peut-être en ligaturant le fragmentaire à la question du temps que le fragment peut justement se définir en dehors de toute continuité. Le fragment ouvre la parole à une autre temporalité, qui déroge à la loi de la continuité, qu’elle soit discursive ou narrative ; dans l’exigence fragmentaire, le temps se ramasse sur lui-même [39].

Les deux écrivains se soumettent à un travail de racolage où l’écriture se refuse d’être le lieu où se consignerait une pensée absolue. Par la variation s’affiche une volonté de se laisser aller au ressassement, à un éclatement du sens. L’écriture devient une longue chaîne généalogique dans laquelle les textes s’engendrent, se reprennent dans une esthétique du discontinu dans le continu. Elle fonctionne comme lieu de transit d’une pensée en cours d’élaboration, comme l’indique le dernier titre en date de Wabéri [40].

Un autre point important dans l’écriture fragmentaire africaine est la (sur)charge de références, notamment chez Wabéri, Efoui et Tchak, dont les oeuvres se ressourcent dans l’universel. Plusieurs citations sont enchâssées dans le cours des récits avec des références si précises que l’on se croirait hors fiction. Aussi compte-t-on dans Balbala plus d’une dizaine de références explicites ou non à des revues, à de grands noms de la World Music, à des écrivains de divers horizons : Frankétienne (p. 22) ; Tchicaya U Tamsi (p. 13 et 22) ; Guillaume Apollinaire (p. 15) ; le géographe français Edgar Aubert de la Rüe (p. 29) ; Arthur Rimbaud dans « Mauvais sang », tiré d’Une saison en enfer (p. 32) ; Albert Londres dans Terre d’ébène (p. 94) ; Ken Saro Wiwa (p. 146), etc. En ce qui concerne Tchak, les références sont plus du côté de l’Amérique latine, espace géographique de plus en plus fascinant et avec lequel les écrivains africains cherchent un lieu de filiation plus étroit [41].

Conclusion

Le profil du roman francophone africain a véritablement changé avec l’écriture fragmentaire dont les traces balbutiantes chez Kourouma se sont imposées en esthétique scripturaire, surtout à partir des années 1980, comme un projet de subversion de l’ordre et du sens établis. Le fragmentaire se fait de plus en plus le reflet de l’individu délocalisé, dépersonnalisé et désespéré qui cherche à recoudre rêves, souvenirs, altérité de soi, angoisse identitaire, exigences d’un nouvel horizon d’attente, etc., dans un univers textuel qui cherche à affirmer sa propre autorité. Le roman, comme genre, devient un masque aux occurrences trompeuses permettant de donner libre cours à une écriture d’esquisse et de mise en scène du réel. Chez les écrivains comme Lopes, Fantouré, Efoui, Tchak et Wabéri, qui ont en commun l’expérience de l’exil intérieur ou physique, le fragmentaire semble offrir la possibilité d’une relecture (par étapes) de soi qui pousse à un va-et-vient entre le penser et l’écrire. Ce qui pourrait faire la fortune de l’écriture fragmentaire, de « la tendance textoclaste [42] » en plein essor dans le roman africain francophone, serait, du moins à titre d’hypothèse, les exigences de la World Literature dont les canons institutionnels postulent, à l’arrière-plan de la création littéraire, une forme et un projet littéraire en accord avec les intérêts d’un lecteur universel [43] pris dans une crise du temps et dans le giron du fast food et de l’instantané.