Corps de l’article

Si le terme de « best-seller » avait existé dans la pratique littéraire du xvie siècle, il aurait certainement qualifié le roman d’Hélisenne de Crenne intitulé Les angoisses douloureuses qui procèdent d’amour [1]. Publié en 1538 et réédité une dizaine de fois jusqu’en 1560, ce roman a traversé le temps avec des éditions comme celles de Jérôme Vercruysse (1968), Paule Demats (1968) et Christine de Buzon (1997). Jean-Philippe Beaulieu, à qui on doit une édition critique des Epistres familieres et invectives de ma dame Hélisenne (1539) d’Hélisenne de Crenne, ainsi que le premier ouvrage collectif consacré à cette femme écrivain [2], nous offre la première édition au format de poche des Angoisses douloureuses. Cette édition, en français moderne, a le mérite de faciliter l’interprétation de ce texte sous forte influence stylistique du latin (comme le relevait déjà en son temps l’un de ses premiers éditeurs, Claude Colet).

La trame narrative

Avant d’entrer dans l’édition proprement dite, faisons une brève incursion du côté de l’argument du roman d’Hélisenne de Crenne. Tout d’abord, mentionnons qu’il est divisé en trois parties, lesquelles sont précédées d’une épître dédicatoire où Hélisenne exhorte les femmes à bien aimer et sont suivies, en guise d’épilogue, d’une « Ample narration » faite par Quézinstra, l’un des personnages.

La première partie du roman, narrée par Hélisenne, raconte les tourments vécus par l’héroïne, une jeune femme mariée, lorsque celle-ci tombe amoureuse d’un jeune homme de condition inférieure nommé Guénélic. Face à un mari jaloux qui l’accuse d’adultère et la bat, Hélisenne trouve refuge dans sa chambre où elle consigne par écrit ses réflexions et ses angoisses afin que son expérience serve d’exemple et que d’éventuels lecteurs et lectrices « se puissent conserver et garder que la sensualité ne domine la raison » (p. 363). Cette première partie se terminera peu après l’emprisonnement d’Hélisenne, par son mari jaloux, au château de Cabasus.

Dans la seconde partie, la narration est confiée à Guénélic qui relate les aventures vécues avec son compagnon Quézinstra afin de libérer Hélisenne. Cette partie met l’accent sur l’activité chevaleresque, ce qui contraste avec l’influence du roman sentimental relevée dans la première partie. On assiste donc à de nombreux combats, tournois et navigations où l’action est privilégiée. Toutefois, comme Guénélic est aveuglé par ses sentiments pour Hélisenne, on retrouve également de longues discussions sur l’amour.

La troisième partie est narrée par Guénélic et raconte une série d’aventures chevaleresques qui, à première vue, ressemblent à celles de la seconde partie. Par contre, ces situations conduiront finalement à la réunion des amants. En effet, Hélisenne est délivrée de sa prison par Guénélic, mais consécutivement au combat provoqué par son départ, elle trouvera la mort. Guénélic, qui ne peut supporter la perte de son amoureuse, connaîtra la même fin tragique.

Le paratexte, second chef-d’oeuvre littéraire

L’introduction de Jean-Philippe Beaulieu est, en elle-même, un petit exploit littéraire où on peut observer l’intérêt évident de l’éditeur pour la recherche sur les femmes écrivains de la Renaissance. En effet, Beaulieu y fait état de la recherche actuelle, ainsi que des principales études portant sur l’oeuvre d’Hélisenne de Crenne, « l’autrice la plus importante de la première moitié du xvie siècle ». Un bref portrait biographique est également dressé, où l’accent est mis sur l’identité énigmatique de celle qui écrit sous un nom de plume (il est effectivement admis qu’Hélisenne de Crenne est le pseudonyme d’écriture de Marguerite Briet). Les principaux renseignements connus à son sujet, bien que rares, sont ainsi présentés au lecteur. Par la suite, Jean-Philippe Beaulieu propose un résumé du roman suivi d’une microanalyse très bien structurée et permettant au lecteur d’aborder le texte dans une perspective analytique adaptée au roman. En effet, il explore certains procédés de composition et de disposition du texte, dont le désir de tripartition et les nombreux procédés de dédoublement et de répétition. Il est ainsi question du triple investissement identitaire d’Hélisenne de Crenne, qui est à la fois « autrice », narratrice et personnage. Puis, Beaulieu ouvre implicitement la voie à de nombreuses analyses contemporaines en proposant, par exemple, le terme de « protoroman psychologique » pour qualifier les Angoisses douloureuses. Enfin, dans cette introduction, l’auteur fait un survol des trois autres oeuvres d’Hélisenne de Crenne (les Epistres familieres et invectives [1539], le Songe de madame Helisenne [1540] et la traduction de l’Énéide [1541]) en mettant davantage l’accent sur les Epistres et le Songe. La question de l’expérience amoureuse sert d’ailleurs de point de comparaison entre ces deux oeuvres et le roman.

D’un point de vue plus technique, mentionnons que l’édition de Jean-Philippe Beaulieu reprend l’édition de Langelier de 1543, avec une orthographe et une ponctuation modernisées. Les règles modernes d’accentuation ont été appliquées, ce qui facilite la lecture de ce texte aux constructions syntaxiques complexes et latinisantes. On retrouve également, en fin d’ouvrage, un glossaire contenant les mots qui n’existent plus en français moderne ou dont l’acception s’est modifiée depuis la Renaissance, ce qui s’avère être d’une grande utilité pour le lecteur contemporain. Des notes ont également été placées en bas de page afin d’expliquer certains passages difficiles ou d’interpréter certaines allusions intertextuelles, références bibliques ou mythologiques. Ces notes sont limitées à l’essentiel, ce qui m’amène à dire que l’édition de Christine de Buzon est plus complète sur ce point. Toutefois, à l’inverse, on peut affirmer que le nombre limité de notes contribue à conserver un délicat équilibre entre accessibilité et lisibilité du texte… Jean-Philippe Beaulieu a également inséré, en fin d’ouvrage, un complément bibliographique minutieusement choisi qui témoigne de ce même souci de concision.

Enfin, il importe de souligner que cette édition est offerte en format de poche. Elle est donc dix fois moins onéreuse qu’une édition grand format. Il serait intéressant, dans les prochaines années, de voir apparaître cette édition des Angoisses douloureuses dans le programme de lecture d’un cours de premier cycle universitaire. La modernisation de ce texte par Jean-Philippe Beaulieu permet aux lecteurs contemporains, et éventuellement aux étudiants, d’aborder plus facilement la littérature de la Renaissance, et plus particulièrement l’oeuvre d’Hélisenne de Crenne.

Dans cette édition critique, on peut affirmer aisément que Jean-Philippe Beaulieu, à l’image d’Hélisenne de Crenne, manie à merveille un style d’écriture soutenu et savant. Ses analyses sont d’une pertinence et d’une justesse qui démontrent tout l’intérêt de l’écriture des femmes à la Renaissance. On ne peut que souhaiter la parution d’une édition semblable des deux autres oeuvres d’Hélisenne de Crenne (les Epistres familieres et invectives et le Songe de madame Helisenne).