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La conversation semble désigner aujourd’hui un échange verbal ordinaire par opposition au discours littéraire. Depuis le xixe siècle, en effet, la littérature « se conçoit […] de plus en plus comme l’envers de la conversation dans la mesure où celle-ci apparaît comme l’emblème de l’insignifiance [1] », à moins qu’elle ne devienne le révélateur privilégié de l’« incommunicabilité », dans la mouvance du théâtre de l’absurde. Pourtant, lorsque le terme apparut en français au xvie siècle, la conversation se distinguait par l’art qui présidait à sa composition et par la discipline qu’exigeait le respect de ses règles. L’époque contemporaine ne les a d’ailleurs pas toutes balayées, puisque l’esprit de plusieurs d’entre elles perdure, aussi informel que soit l’échange observé, au sein des principes qu’a dégagés l’analyse conversationnelle, dans le sillage de Henri Paul Grice notamment.

En tant qu’événement social, la conversation se prête ainsi tout particulièrement à sa propre représentation dans les arts réputés les plus mimétiques, théâtre et plus encore cinéma ou vidéo, qui exploitent divers moyens d’enregistrement de la réalité. Poursuivant l’oeuvre inaugurée par les appareils photographiques et phonographiques, caméras et micros de cinéma, dès l’avènement du « parlant » à la fin des années 1920, ont multiplié la représentation des éléments visuels et sonores de notre environnement quotidien, fréquemment qualifiés d’anodins et parmi lesquels la conversation occupe une place centrale. Le phénomène a été relevé chez les réalisateurs suisses des années 1960 et 1970, notamment le « Groupe 5 » auquel appartenait — avec Alain Tanner, Claude Goretta, Jean-Louis Roy et Jean-Jacques Lagrange — Michel Soutter. Les dialogues de ses films, malgré le charme insolite qu’on leur reconnaît, imiteraient les conversations tenues dans la réalité, n’étaient les silences entre les répliques : c’est à ce rapprochement, réducteur sinon erroné, que se livre parfois le spectateur pressé.

L’une des ambitions de cet article consiste à dégager, au contraire, loin de tout dessein naturaliste, les fonctions poétiques et fictionnelles de la parole mise en scène par Soutter. La critique a maintes fois mentionné la « petite musique » de son écriture, expression vague au demeurant ; au-delà de l’aspect stylistique qu’elle évoque, j’analyserai les conversations des Arpenteurs (1972) dans le cadre de leur représentation cinématographique [2] et sur le double plan de l’image et du son, de manière à proposer une interprétation de ce film qui concerne plus généralement la problématique de l’action, voire de ses lacunes. Connexe, la seconde problématique dont j’entreprends l’examen comporte des enjeux que résume et traduit cette hésitation lexicale : comment justifier le recours à la notion de conversation alors qu’en principe, on parle de dialogue au cinéma ? Cette question, je chercherai à l’approfondir en fin de parcours, fort des observations effectuées entre-temps qui portent aussi bien sur le film lui-même que sur le script lorsque celui-ci offre des informations supplémentaires [3]. Je me fonderai sur l’autorité, en matière de conversation, de Marc Fumaroli, d’Emmanuel Godo, de Catherine Kerbrat-Orecchioni et d’André Petitjean [4].

1. Du tableau muet au cinéma parlant

Le début des Arpenteurs, qui correspond à la minute entière précédant le générique, consiste en six plans fixes de dix secondes chacun sur des scènes immobiles ou presque. Les quatre premiers se passent dans le plus complet silence, épuré même des bruits associés à la nature et que suggère l’image. C’est en effet un paysage champêtre fort préservé qui apparaît à l’ouverture, un immense champ au premier plan conduisant le regard vers une maison de campagne, peut-être plusieurs, isolées au loin dans la verdure. Suit la même maison, du moins peut-on le supposer, aperçue du jardin où pend un filet de badminton. Filmé le long de sa façade, le troisième plan nous rapproche encore d’elle ; il introduit à la fois la présence humaine et, tout de même un peu, le mouvement : un personnage en vareuse et portant casquette (Lucien, joué par Jacques Denis) va à croupetons guigner à l’intérieur par une porte-fenêtre. Le plan suivant reprend un peu de recul et montre une belle bâtisse du xixe siècle, avant que deux images d’une jeune femme (Alice Taillefert, jouée par Marie Dubois) figée à son piano, de trois-quarts dos dans l’une et de trois-quarts face dans l’autre, n’achèvent la séquence. Le premier son sera musical, dès l’avant-dernier plan de la série. L’Intermezzo pour piano, opus 117 no 2, de Brahms [5] dure jusqu’au générique, dont les lettres blanches sur fond noir rappellent aussi bien les touches de l’instrument que les notes de musique sur la portée. Le script de Michel Soutter opère lui-même le rapprochement : « Lettres blanches et piano d » (LA, p. 4). L’oreille est d’autant plus attentive à l’accompagnement instrumental que l’oeil en lit simultanément la référence à l’écran, contrairement à l’usage dominant qui relègue ce genre d’indications dans le générique de fin.

Que Michel Soutter place le générique après soixante secondes ne procède pas, à l’époque, d’une pratique de montage répandue, voire d’une mode ; elle se développera ultérieurement. Alors pourquoi cette longue ouverture (dans l’acception lyrique du terme) constituée d’une série de plans fixes sans parole ? C’est que, détachées de tout point de vue, ces scènes bucoliques ou « natures mortes » se donnent à contempler comme des oeuvres picturales d’un autre temps. Le choix du noir et blanc n’y est pas étranger. D’emblée, Michel Soutter opte pour un cadre champêtre qui, déjà en 1972, paraît plutôt désuet, et y met en scène un jeu de cache-cache qu’on devine amoureux, mais aussi la rareté de la parole confiée aux personnages. Cette parole, d’abord discrète, n’en résonne que davantage ensuite, deux minutes après le début du film, dans sa banalité affichée et son laconisme : une conversation, avec ses attributs les plus caractéristiques sur lesquels je reviendrai. Or les conversations se succèderont désormais sans guère d’interruption, réunissant chacune deux interlocuteurs, à l’exception de trois d’entre elles qui s’étendent à un trio.

La première, qui intervient aussitôt après le générique, coïncide avec les premiers mots prononcés et est introduite par les premiers mouvements de caméra et du champ filmique (exception faite des quelques pas de Lucien accroupi) : c’est avec la conversation que l’image s’anime, que le cinéma semble naître de la peinture. Un travelling suit d’abord Lucien qui court cacher un panier sous la haie. Ce panier, primordial à tous égards, est l’un des objets a priori anodins qui suscitent ou alimentent le discours, fonction qu’ils exercent à répétition grâce au relais de plusieurs personnages. J’en retiendrai sept. Ces objets-prétextes, instrumentalisés dans les échanges verbaux qui tissent le film, constituent aussi des « proto-textes », particules élémentaires d’un texte en cours d’élaboration. Dans le champ filmique, la plupart d’entre eux servent d’accessoires au jeu des comédiens, ainsi qu’au montage des plans dont ils assurent le raccord. Il est dès lors possible, en suivant tel un faufil les récurrences de ces motifs conversationnels, de mettre l’oeuvre en perspective.

2. Sept brins de conversation

2.1. Le prétexte du panier de légumes et du gendarme (séquences i, viii, x, xiii, xv, xvii, xviii, xxiv et xxxii)

D’un geste, le jardinier de la maison soustrait à la vue de la mère d’Alice (Germaine Tournier) l’objet qui sert de prétexte à la visite qu’il aimerait rendre à sa fille. Mme Taillefert — filmée en contre-plongée — l’aperçoit de son balcon alors qu’il est revenu dans sa plate-bande, descend dans le jardin et l’interpelle par-dessus les buissons qui le cachent aux yeux du spectateur, avant qu’il ne se relève. Il importe de citer in extenso cet échange initial :

— C’est l’automne. Dommage !
— Oui. C’est dommage.
— Vous ramassez des légumes ?
— Oui.
— Et vous les mettez où ?
— Je les mets dans mon panier.
— Je ne le vois pas. Il est où ?
— Je l’ai caché sous la haie. À cause des oiseaux.
— Ce sont des côtes de bettes ! Alice adore les côtes de bettes. Depuis toute petite, elle adore ça. Je suis sûre que si elle mangeait plus de légumes, elle serait déjà mariée. Mais elle ne veut pas. Elle préfère vivre seule. Lucien ? Vous me dites des blagues. Il n’y a pas d’oiseaux [6].

Texte et image, car la mère a frappé dans ses mains sans provoquer le moindre envol, dénoncent le menteur. Ce jardiner, ce voisin qui semble s’affairer, apparaît certes sous ce jour : contrairement à ce qu’il prétend, il ne ramasse pas de légumes, « il fait semblant » (LA, p. 1), et il ne les met pas dans son panier, du moins directement, puisque celui-ci est sous la haie. Pourtant, on entend des oiseaux chanter et plusieurs indices, que renforce la vraisemblance, corroborent ensuite l’idée de leur présence. À tout bien considérer, le comportement de Lucien intrigue plus profondément. Qu’il mente ou non sur le dernier point, il est légitime de se demander pourquoi il recourt à la dissimulation, et avec tant de hâte. Aurait-il déjà eu l’idée d’offrir ces côtes de bettes à Alice qu’il pourrait parfaitement justifier le fait de garder le panier à portée de main, ne serait-ce que pour rendre son activité plus crédible : n’est-il pas dans « son potager » avec « son panier » ? (LA, p. 1)

Or, d’autres invraisemblances, temporelles ou cognitives, concourent à créer un « climat enchanteur-enchanté plus poétique que réaliste [7] » et à déployer, par conséquent, la dimension symbolique de l’oeuvre. A priori dérisoire, l’énigme se révèle cruciale. Elle gagne, me semble-t-il, à être interprétée en termes psychanalytiques comme une manière d’« acte manqué » intégré à la fable composée par Michel Soutter. Lucien a quelque chose à cacher : son amour pour Alice Taillefert, et le panier sous la haie en est l’emblème. Il n’y a pas de raison définitive à la dissimulation du personnage, sinon poétique : l’auteur donne ainsi à voir le non-dit qui hante la première conversation, comme plusieurs qui suivront, du moins dans les répliques des hommes.

Aussi l’aveu sans réserve que fait Lucien à Léon (Jean-Luc Bideau), arpenteur rencontré par hasard au buffet de la gare, rayonne-t-il dans le film à la fois comme image inversée du discours masculin et résumé des forces en présence. Mlle Taillefert habite, dit-il, la maison à côté de la sienne : « Les Merisiers, quel joli nom ! (un temps) Je voudrais bien les lui apporter moi-même [les légumes], mais ma femme m’interdit d’y aller. […] Elle dit que c’est une pute. […] Je me ferai sauter pour elle » (LA, p. 19 et 21).

Si le désir de Lucien fournit le premier moteur de l’action, c’est bien l’interdit dont il est frappé qui génère ensuite le développement du film tout entier. Prétexte ou matière pour la mère à échanger quelques mots avec son voisin, le panier de côtes de bettes va surtout servir à Lucien de prétexte ou d’alibi à la cour qu’il tente de faire à la jeune femme. Il en parle à Léon et lui confie la fonction d’émissaire, de sorte que ces légumes nourrissent encore quatre autres conversations, sans compter leur destinataire qui déclare les avoir mangés… C’est même par ces mots que s’ouvrent deux d’entre elles : « Il y a des légumes qui arrivent » (LA, p. 24), « Me revoilà. […] Je vous rapporte des légumes » (LA, p. 44).

Dans Les arpenteurs, le panier n’est pas le seul objet (dont s’empare la conversation) à figurer un personnage par métonymie. L’étui du violoncelle d’Eugène, le fiancé d’Alice, remplit le même office, dans une relation que renforce la paronomase : « C’est toujours ou lui ou l’étui » (LA, p. 66). Éloigner cet objet, après le départ contraint de son propriétaire, efface aussi, chez Alice et Léon, à qui elle est sur le point de s’offrir, jusqu’à la pensée du tiers gênant : « Elle […] sort sur la terrasse. Elle pose l’étui et revient. […] Ils n’ont plus le souvenir d’Eugène entre eux » (LA, p. 67). Semblable analyse vaudrait également pour le bruit du véhicule grâce auquel Lucien dit reconnaître l’arrivée d’Alice, pour la casquette de Lucien, dont Alice se coiffe lorsqu’elle éprouve le besoin de retrouver la présence protectrice du jardinier, ainsi que, on le verra plus loin, pour les lunettes d’Ann, que chaussent quatre personnes à sa recherche, et pour le manteau de Léon, conservé par Alice à défaut de l’homme qui lui échappe.

Il n’en va pas de même, en revanche, du « gendarme », saucisse sèche dont il est question à cinq reprises et que Léon demande à son collègue Max, le « petit arpenteur ». « Jenvie de quelque chose de salé » (LA, p. 31), répété aussi, trahit toutefois l’alibi. Sous prétexte d’aller en acheter, l’arpenteur s’en va revoir la femme avec qui il a fait l’amour la veille aux Merisiers. Après les légumes, c’est encore une denrée comestible qui ouvre la porte de cette maison. Léon ignore que sa deuxième visite — ce ne sera pas la dernière — le conduira auprès d’un autre gendarme, celui-là portant képi (William Jacques).

2.2. Le prétexte de la casquette et de la moustache (séquences vi, x, xviii bis et xxx)

Mais il faut revenir à la conversation entre les deux hommes. Elle porte tout d’abord sur la belle casquette, de marque « Libellule [8] », que le jardinier a reçue en cadeau de sa femme. Lancée — volant ! — par trois fois d’un interlocuteur à l’autre, elle redouble l’échange verbal et motive le montage des plans qui les montrent alternativement, en champ et en contre-champ, jusqu’à ce que le geste s’unisse à la parole : « Je vous la donne ». Comme en un même mouvement, l’un donne à l’autre couvre-chef et mission à accomplir. « Notre casquette [9] », dira le second de cette « Libellule » au nom particulièrement suggestif : de surcroît, l’allitération des [l] réunit les initiales de leur prénom ; et le mot et la chose rapprochent Lucien de Léon. En lui indiquant le panier-prétexte caché sous la haie, il lui donne le mot permettant de pénétrer dans la maison, puis dans l’intimité de celle qui l’occupe — mais qui se révèlera être une autre qu’Alice : Ann (Jacqueline Moore), laquelle s’est introduite illégitimement pour un appel téléphonique urgent.

« Les Merisiers, quel joli nom ! » C’est ainsi que Lucien exprime l’attention qu’il porte aux mots. Or, les deux noms propres qu’il met en exergue participent précisément de son projet fondamental, qui anime toute l’action des Arpenteurs : introduire la « Libellule » de Lucien dans les « Merisiers ». On ne saurait exclure la métaphore sexuelle, à laquelle contribue l’image filmique des préliminaires amoureux, car Ann « déshabille » Léon en lui enlevant ladite « Libellule ». Lucien verbalise de son côté la dimension sexuelle de la relation à laquelle il rêve lorsqu’il déclare être capable de se faire « sauter » pour Mlle Taillefert et fait part du soupçon qu’elle soit « une pute ». J’ajouterai que le merisier désigne le cerisier sauvage ou « putier »… C’en est bel et bien le « joli nom ».

Cependant, comme Léon est revenu aux Merisiers, Alice appelle son voisin pour se plaindre de l’« ours » qui vient de la déranger : « je suis contente que vous soyez là ». Elle porte la casquette « trouvée sur son lit », ce qui fait croire à Lucien qu’Alice et Léon ont couché ensemble. Cette cruelle présomption fournit néanmoins au jardinier l’occasion de s’entretenir enfin, non sans tendresse, avec celle qu’il désire tant. La casquette, dont la jeune femme ignore le propriétaire, passe d’une tête à l’autre :

— Je vous la donne.
— Que dira Gladys ?
— Vous lui direz que vous l’avez trouvée [10].

Mais Alice ignore aussi qu’elle rejoue la scène du don précédent :

— Je vous la donne.
— Que dira Gladys ?
— Je lui dirai que je l’ai perdue (LA, p. 16).

De ce fait, la « Libellule » revient à son point de départ, offerte cette fois par la maîtresse rêvée plutôt que par l’épouse. Le cadeau appelle la déclaration :

— Mademoiselle Taillefert, j’aimerais vous dire un secret mais je n’ose pas.
— Osez, Lucien, osez.

Sans doute Lucien révèle-t-il alors à Alice, plutôt que son amour pour elle, l’existence de sa « cachette », une cave de la maison où il l’emmène, mais c’est là que va bientôt se dérouler une scène d’un érotisme saisissant : entièrement fait de chuchotements glissés à l’oreille et de rires complices, l’échange conversationnel mime alors l’échange amoureux. « Avec mon panier, j’avais une belle “occase” » (LA, p. 42) : indirectement et en fin de compte, Lucien ne s’était pas trompé. En ce qui concerne l’action, le premier mouvement du film se clôt ici.

Le second tient principalement aux soucis juridiques de Léon. Décidément relégué à l’arrière-plan [11], le jardinier n’y apparaît plus, pour ainsi dire, qu’en spectateur soupirant à sa fenêtre. On relève une seule exception, qui ne fait cependant que confirmer ce constat, à l’occasion d’une conversation qui contraste fortement avec celle du don de la casquette, lequel s’avère sans réciproque possible. Faisant l’éloge de la moustache de Léon, évident symbole de la virilité qu’il envie à son rival de circonstance [12], Lucien se voit réduit à la toucher timidement avant de se faire rappeler à l’ordre. Un nouvel aveu achève son portrait :

C’est comme dans ma propre vie. J’ai des envies, je n’ose pas, je demande la permission, je fais le geste et je retire ma main. (un temps) Et ça me fait comme une brûlure.

LA, p. 84

Patente, l’opposition entre les deux hommes s’exprime et se cristallise non seulement dans leur différence de taille, mais aussi dans ce qui distingue leurs activités [13] : « le grand arpenteur » est nommé dans le générique selon sa profession, puis montré en plein travail, alors que « le voisin » s’est « fait mettre à l’assurance » (LA, p. 14) ; l’un fait l’amour, tandis que l’autre confirme une propension au voyeurisme. Tout se passe comme si cette posture existentielle du personnage en retrait était en germe à la fois dans la posture physique de son apparition initiale, muette, et dans sa première réplique à Léon, fasciné de voir passer les trains : « Moi ? (un temps) C’est les femmes » (LA, p. 12).

2.3. Le prétexte du briquet (séquences x, xviii, xxiv et xxxv)

C’est donc Ann qui reçoit le panier de légumes à l’insu du porteur. Incapable de trouver du feu dans la cuisine, à moins que ce ne soit une feinte, elle monte voir à l’étage ; à peine l’a-t-elle quitté que Léon trouve un briquet, dont il vérifie le fonctionnement. Il lance alors un surprenant « Je ne fumerai pas » (LA, p. 26), qui marque en réalité l’usage détourné — et métaphorique — de la flamme. Car, ayant rejoint l’intruse, il pose ostensiblement l’objet entre elle et lui, provoquant le questionnement. Le briquet ne sert pas à allumer la cigarette, mais à poursuivre une conversation de plus en plus ludique et à attiser le désir. Le rapprochement des mots précède et prépare celui des corps, culminant dans l’échange de simples adverbes — « Vraiment ? Vraiment » (LA, p. 27) — qui, repris en écho, enflamment littéralement l’entretien. Les interventions semblent aussitôt fusionner dans une conclusion significativement énoncée à la première personne du pluriel : « Si chacun de nous deux dit la vérité, nous pouvons faire l’amour » (LA, p. 27). À l’échange verbal se substitue, dès l’instant où Léon touche Ann, un mouvement de piano qui prendra fin avec l’ellipse de l’acte sexuel : on voit, devant la maison, les amants se séparer.

C’est lors de sa deuxième visite, le lendemain, que Léon comprend la méprise et se fait éconduire par Alice, non sans avoir eu le temps d’évoquer le panier et de déclarer, en vain, que le briquet se trouve à l’étage. Alice adopte pourtant un comportement tout différent lorsqu’elle constate, quelques heures plus tard, qu’il est « de nouveau de retour [14] ». La formule reflète le jeu de répétitions et de variations, conversationnelles d’abord, qui se développent tout au long du film, en particulier dans les visites en série du grand arpenteur. Comme pour signaler la reprise, il est d’ailleurs fait allusion aux situations antérieures, toujours grâce aux objets-prétextes : « Je pense que vous n’avez pas oublié. L’histoire des légumes. […] Et celle du briquet ? » (LA, p. 67). Mais la séquence xxiv rejoue surtout deux de ces scènes. Alice reprend le rôle tenu par Ann dans la séquence x, selon le scénario que vient de lui raconter Léon : « je monte à mon tour » (LA, p. 71), dit-elle en s’attachant à reproduire les faits et gestes de son modèle ; et l’homme de créer la variation en refusant la proposition. Elle reprend aussi son propre rôle, celui qu’elle tenait devant Léon lors de leur première confrontation dans la séquence xviii ; et la femme, cette fois, de réagir à l’inverse. Le même morceau de piano renvoie en écho à la rencontre avec Ann et clôt la séquence. Tout se passe maintenant comme si, d’une situation commune, Soutter s’amusait à expérimenter différentes possibilités et à en suivre l’évolution.

Suivant cette logique, il restait à faire converser les deux femmes, qui se rencontrent finalement pour « faire connaissance ». Laissé dans la chambre à coucher, ce que seule sait vraiment Ann, perdu puis retrouvé pour la troisième et dernière fois, le « feu » ne manque pas non plus, en cette occasion, de remplir sa fonction conversationnelle.

2.4. Le prétexte des lunettes et du manteau (séquences xxviii, xxxi, xxxii, xxxiii, xxxiv et xxxv)

Plus encore que le panier ou la casquette (mais à l’image de l’étui de violoncelle), les lunettes et le manteau deviennent autant de prétextes, pour les interlocuteurs, à évoquer une tierce personne, voire à la remplacer ou à la faire réapparaître. C’est le cas du manteau de fourrure oublié [15] que Léon demande à Max d’aller rechercher à seule fin de s’enquérir des intentions d’Alice à son égard, et qu’elle refuse de rendre. De même, Eugène revient chercher son étui quand Alice l’y invite, et Léon se représente aux Merisiers pour rapporter les lunettes d’Ann.

Il est piquant que l’opération réussisse grâce à un tel instrument optique, oublié lui aussi dans la maison et emporté par Max à défaut du manteau. Portée disparue par Léon auprès de la gendarmerie, Ann fait l’objet de maintes conversations dans la seconde partie du film, par le truchement de ces lunettes que ne chaussent pas moins de quatre personnes, pour voir… Mais c’est l’appel téléphonique d’Alice, prétextant les lunettes qu’en réalité elle ne détient plus, qui la ramènera dans l’image filmique, où la rencontre des deux femmes a lieu de façon remarquablement progressive. Celle que Léon croit morte amorce une réapparition des plus discrètes, à l’autre bout du fil : d’abord, on ne la voit ni ne l’entend. Sa voix nous parvient ensuite hors champ, tandis qu’Alice est dans l’image ; puis c’est l’inverse, tant qu’elles restent dans deux pièces différentes. Bien qu’il se trouve finalement à quelques mètres d’elles, Léon ne dépasse pas ce stade et échoue à les voir ensemble, contrairement à Lucien, qui les aperçoit par la fenêtre, et, bien entendu, au spectateur… Un plan fixe fait alors tableau dans ce film en noir et blanc : en conversation côte à côte plutôt que face à face, la brune vêtue de clair et la blonde vêtue de sombre se présentent à l’évidence comme le négatif l’une de l’autre, dans le droit fil de leurs relations respectives avec Léon — ou, si l’on privilégie son point de vue, des relations de Léon avec chacune d’elles. Que cette dernière visite de Léon aux deux femmes enfin réunies avorte reflète cependant, nous le verrons, certaines options cinématographiques de Soutter en ce qui concerne la scène de conversation.

3. Le ressort linguistique

3.1. Le mot de la fin, titre à rebours

Les arpenteurs. Dès l’arrivée des arpenteurs dans la troisième séquence, la motivation du titre semble entendue, d’autant que l’un d’eux ne quittera plus guère l’écran. Son « J’arpente dans le secteur » (LA, p. 113) résume bien le personnage. Chargés d’effectuer des mesures en vue de travaux apparemment dévastateurs pour les sauvages Merisiers, les arpenteurs arrivent de la ville, détail significatif, et en voiture. On en apprend un peu plus à la fin :

— Je suis contente que vous ayez connu ces trois maisons et ce jardin. C’était le dernier moment. Ils ont décidé de faire passer une route par-dessus tout ça. […]
— C’est pour ça que j’ai vu des arpenteurs dans le secteur.
— Je pense que c’est pour ça. Ils s’approchent. Ils vont tout casser [16].

À cet instant précis, Léon frappe à la porte, comme un mauvais génie répondant à l’appel. Éconduit maintenant par Ann, il confirme la catastrophe à venir ; c’est l’ultime réplique : « Alors, dites-lui qu’on va revenir, et qu’on va tout foutre en l’air dans le coin, son jardin, sa bicoque, tout. Connasse ! » (LA, p. 114). La bande-son répète toutefois cette réplique, comme en écho, sur l’image en gros plan du visage d’Alice, les yeux mouillés de larmes. Violemment comminatoires, ces mots sont les seuls du film à être vociférés et à contenir un vocable grossier. Ils confirment la différence verbale qui caractérise les arpenteurs, déjà marquée par le marmonnement de Léon mangeant sa tartine, le juron répété « Nom de dieu de nom de dieu » (LA, p. 8) et les plaintes de Max abandonné dans la campagne, bref, autant d’interventions monologuées ou exclamatives qui n’appellent pas non plus de réponse. On repense par contraste à Lucien, (faux) rival qu’on croyait malheureux, et à ses exquis chuchotements…

Les arpenteurs racontent, de ce point de vue, une fable écologique teintée de féminisme : trois femmes — Ann, Alice et sa mère — résistent à l’avancée de l’urbanisation, représentée en l’occurrence comme une violence masculine. Jusqu’à l’avant-dernier plan du film, en somme, seul le pluriel du titre paraît abusif en ce sens qu’il ne rend pas compte du déséquilibre des forces entre les deux arpenteurs ainsi confondus : le résumé du film dans le script ne mentionne du reste que le grand arpenteur. Tout change avec le plan suivant, qui est le dernier. « Arpenter : marcher de long en large à grandes enjambées entre les maisons, les gens et les sentiments ». Cette définition, absente du script, se surimprime en caractères minuscules blancs à une scène de récréation : des enfants jouent dans la cour de l’école, sous le regard de la maîtresse. C’est Alice. Elle frappe dans ses mains, se saisit du ballon et fait entrer les enfants en classe, jusqu’au noir final.

La lecture d’un tel épilogue déclenche une relecture du film : il y avait un mot sous le mot, un sens sous le sens que le titre et les deux personnages éponymes laissaient entendre a priori. La fausse évidence se retourne comme un gant : inusitée par rapport à la définition du verbe correspondant, l’acception figurée du titre est pourtant celle qui se révèle la plus appropriée à l’action, certes discrètement énigmatique, du film ainsi bouclé. Et encore : ce sens second bénéficie d’une extension aux sentiments parfaitement originale, que la définition même du verbe n’avait jamais encore retenue. Si l’action progresse, semble-t-il, au gré du hasard autant qu’à l’initiative des personnages, ils n’ont cessé, tous, de creuser les sillons d’un même champ où s’étendent et s’enchevêtrent les relations humaines. Voilà justifié le pluriel du titre, à vocation universelle : à moins de nier tout sentiment, nous sommes tous des arpenteurs.

3.2. L’écrit dans l’écran : pour un spectateur lecteur

Cette forte surimpression survenant à la fin de l’oeuvre ponctue cependant une série d’interventions de l’écriture à l’image, qui semblent dès lors former réseau. L’une d’entre elles doit beaucoup à une sorte d’« arrêt sur image ». Quand arrivent les arpenteurs, que Soutter filme de la banquette arrière de leur voiture, celle-ci s’arrête en effet à l’instant même où l’écriteau « Bonvard », une localité, entre dans le cadre du pare-brise : il reste parfaitement lisible pendant une trentaine de secondes. D’autres écriteaux sont en lettres capitales : Café restaurant, La plaine (c’est le nom de la gare) et Brigadier [17] (au tableau noir dans le poste de police). Des mots s’inscrivent ainsi sur la bande-image comme dans la bande-son ; ils appartiennent tous potentiellement à notre champ de perception quotidien. En outre, sans que le texte lui-même ne soit visible, on voit lire ou écrire chaque habitant de la campagne. La femme de Lucien (Nicole Zufferey) « écrit une lettre. Il y a la plume et l’encrier » ; la didascalie s’attache, sans raison manifeste, à le préciser (LA, p. 75). Son mari ? Il lit par deux fois la marque de sa casquette, consciencieusement… Alice et sa mère — « Je lis », dit-elle [18] — inscrivent de leur côté la poésie lyrique dans Les arpenteurs, en lisant tour à tour à haute voix quelques vers d’un poème de Hölderlin, « Aux Parques [19] ». Les autres personnages, eux, ne lisent pas !

Or, une constatation s’impose, paradoxale, devant l’épilogue écrit des Arpenteurs : c’est au lecteur, lequel ouvre les yeux du spectateur, qu’il revient de faire résonner dans toute sa dimension métaphorique l’arpentage redéfini par le poète-cinéaste. Comme il revient à Léon, dans le film, de déchiffrer un « signe » de la main que lui adresse Alice (LA, p. 47-48). Dans le doute ou par défi, il feint de ne pas l’avoir compris. Et nous, spectateurs tenus de savoir lire, qu’en avons-nous vraiment saisi, et des Arpenteurs, en définitive ?…. Tout en intégrant le geste interprétatif à la fiction, le film en interroge les limites.

3.3. Le grand méchant Léon au pays des merveilles

D’autres textes percent plus sourdement, qui associent cet univers où une casquette peut se métamorphoser en libellule à celui, merveilleux, des contes. Le script comme le film thématisent d’ailleurs l’émerveillement, à propos de Léon qui « n’en revient pas » (LA, p. 28) quand Ann s’offre à lui, et du gendarme : « Je n’en crois pas mes oreilles. […] Je n’en crois pas mes yeux » (LA, p. 99-100). C’est Les aventures d’Alice au pays des merveilles qui transparaît le plus clairement dans la profondeur du palimpseste. Tout commence dans le jardin d’Alice, dont on évoque l’enfance et, à la lettre, la taille : « Depuis toute petite… » (LA, p. 2). Mais la suite confirme la pertinence du rapprochement : avant qu’elle ne prenne Léon pour un magicien, Eugène, son fiancé (Bénédict Gampert), qui a « des oreilles de lapin » (LA, p. 63), mime cet animal au violoncelle, un lapin qui finit par avoir « l’air d’un chat [20] ». Puis il s’enfuit tel le Lièvre de Mars et le Chat du Cheshire de Lewis Carroll réunis. La substitution même d’Ann à Alice, temporaire, n’est pas sans rapport avec les transformations de la célèbre héroïne.

On pense aussi, dans une moindre mesure, au Petit Chaperon rouge de Charles Perrault, à cause du panier qu’il faut aller porter. Il se trouve de plus que celui qui s’en charge le fait à la place d’un autre et que, lors de sa deuxième visite, il rencontre d’abord Mme Taillefert, qui a bien l’âge d’être grand-mère. Et comme il dévore sa tartine à belles dents, qu’il se présente lui-même comme « le grand Léon » et qu’il devient méchant… Dans les deux cas cependant (la remarque n’est pas banale au cinéma), c’est principalement le verbe et non l’image qui suscite la vision de ce monde parallèle. « Vous avez vu le lapin ? Il a les oreilles trop longues », se contente de dire le violoncelliste après avoir joué ; ses oreilles n’ont bien sûr rien de particulier.

3.4. Logiques du signifiant

Lenteur dans l’enchaînement des répliques, accent étranger de Jacqueline Moore dans le rôle d’Ann, répétitions plus ou moins invraisemblables, longs plans fixes sur le personnage en train de parler : il faudrait montrer encore tout ce que le dispositif énonciatif déployé par le jeu des acteurs et le travail de la caméra confère en outre à la parole des Arpenteurs. Elle semble ainsi résister plus qu’ailleurs à son assimilation dans l’image en mouvement, à se fondre dans l’action. Qu’une oeuvre cinématographique mette en évidence tant d’éléments linguistiques, sinon textuels, n’est pas courant, ni surtout qu’ils assument autant de fonctions déterminantes dans son élaboration. Elles s’exercent en effet à la fois sur le plan sémantique et syntaxique.

D’un côté, de « libellule » à « arpenter » en passant par « gendarme » et « oreilles de lapin », les ressources de la langue — à laquelle renvoie largement l’art de Michel Soutter — donnent lieu à la projection d’un véritable film dans le film par le biais privilégié du trope, métaphore et métonymie en tête. De l’autre, l’élément textuel intervient à l’articulation des segments dialogués mais aussi des séquences, parfois même de manière implicite. Prenons un exemple. « Il n’y a pas d’oiseaux », vient de s’exclamer la mère : ici débute un autre plan-séquence montrant en plan large Alice qui sort du jardin et s’en va incognito ; puis — rupture apparemment totale — des mains d’homme, en gros plan cette fois, versent du café, coupent une tranche de pain, la tartinent, à côté d’un réveil à l’heure bien lisible : sept heures du matin. Un peu plus tard, l’étreinte d’Ann et de Léon est interrompue par des bûcherons qui attaquent la forêt à la tronçonneuse. Là comme ailleurs, le montage abrupt des Arpenteurs surprend, et l’on ne peut s’empêcher d’apercevoir un effet d’ironie dans l’intervention de ces instruments tranchants [21] ! Si la vue est heurtée, l’entendement — où se rejoignent le concept et l’ouïe — perçoit une rupture d’un autre ordre, qui joue bien sûr aussi de la référence au lexique du cinéma, les cuts du montage répétant à leur manière les « coupez » lancés lors du tournage. La liaison procède ici de la rupture même. Or, cet enchaînement paradoxal « à la tronçonneuse » en éclaire d’autres : quand semble prévaloir la parataxe, il n’est pas rare que le signifiant linguistique — proféré cette fois — serve de pivot. On distinguera la relance, lorsque la conversation, tarie ou au point mort, repart sur un jeu de mots par exemple [22], et la reprise d’énoncés antérieurs tels des motifs musicaux, sur le mode de la variation que pratique précisément la bande-son [23].

Suivant cet ordre d’idées, la conversation inaugurale entre Lucien et Mme Taillefert se montre rétrospectivement plus matricielle encore que je ne l’ai déjà indiqué. « C’est l’automne. Dommage ! », entendu comme métaphore, et « Il n’y a pas d’oiseaux » contiennent en germe la fable écologique pessimiste qui va se dérouler à l’arrière-plan ; « Je ne le vois pas » se prêtera à variations ; tandis que le curieux « Alice adore les côtes de bettes. Je suis sûre que si elle mangeait plus de légumes, elle serait déjà mariée » fait le lit de l’entreprise séductrice de Lucien. Sans parler du portrait en blagueur de ce dernier et d’une paronomase en sourdine quelques instants plus tôt [24]. Comme d’occultes prolepses narratives, ces jeux du signifiant annoncent de facto les développements ultérieurs de la fiction.

4. Le modèle conversationnel

4.1. Conversation et dialogue

Sans engager le débat sur l’improbable frontière qui sépare la conversation du dialogue, il importe maintenant d’évaluer brièvement les qualités conversationnelles propres aux répliques des Arpenteurs à la faveur des observations qui précèdent. Elles indiquent que les interventions verbales consistent principalement en des interactions symétriques, égalitaires et sans programme déterminé, entre quelques interlocuteurs volontaires. Or le dialogue, dynamisé par la poursuite d’objectifs divergents, tend davantage vers sa conclusion, comme au théâtre le noeud tragique vers son dénouement, tandis que, plus gratuite, la conversation se suffit à elle-même pour celles et ceux qui prennent plaisir à la partager. Automatisme verbal vidé de sa fonction référentielle, une réplique telle que « Asseyez-vous. En attendant que ça bout » (LA, p. 105), lancée par Alice qui n’allume pas la cuisinière, rappelle d’ailleurs que l’objectif ultime des paroles échangées dans le film reste, la plupart du temps, une mise en contact de deux personnages propre à susciter l’occasion de s’entretenir. Chargées de peu de signification, elles illustrent avant tout la fonction phatique du discours, qu’a définie Roman Jakobson et qui est particulièrement développée dans la conversation.

Chez Soutter, en effet, les relations reposent peu sur le conflit. Les divergences, lorsqu’elle existent, s’expriment en général dans le cadre d’un échange ludique de reparties — peut-être le filet de badminton du jardin le préfigure-t-il. C’est, du reste, à un tel échange que Léon se soustrait par ses invectives finales. Source potentielle de dialogue, fût-il intérieur, le dilemme amoureux aussi est significativement désamorcé, malgré l’importance du thème : « J’aime peut-être la première, ou peut-être la seconde, ou les deux. Ou personne » (LA, p. 80). Les quiproquos enfin, puisqu’il en survient au sens étymologique du terme, ne fonctionnent pas comme ressorts dramatiques. Louis Seguin l’a remarqué : « Ils ne sont pas […] les schémas mécanistes d’une dramaturgie de la méprise et de la surprise [25] », suscitant d’éventuelles péripéties. Un renversement subvertit même cet usage convenu : le quiproquo soutterrien ne déclenche aucune crise, car il est presque aussitôt levé ; c’est au contraire sa révélation qui provoque le trouble, dans l’entourage de Léon plus précisément, là où elle aboutit traditionnellement à la résolution.

L’environnement spatio-temporel des Arpenteurs correspond plus encore à celui que l’Histoire a assigné à l’art de la conversation : demeure privée et jardin pour l’espace, qui se doit de rester étranger à la vie politique ; moment de loisir, celui de l’otium, pour le temps. On remarque ainsi que l’apparente exception du buffet de la gare confirme la règle, car ce lieu public demeure vide de tout autre client comme de tout personnel, et combien l’action se situe en marge de l’activité laborieuse : du jardinier rentier qui fait semblant de travailler au gendarme qui refuse d’intervenir, sans oublier la référence récurrente à l’heure du goûter ou aux « quatre heures [26] », les personnages semblent tous plutôt oisifs à l’exception des arpenteurs, qui s’arrêtent précisément de travailler afin que Léon puisse revenir aux Merisiers. Selon la leçon de l’épilogue, il cesse d’arpenter pour mieux arpenter… Mais l’action du film ne procède-t-elle pas d’outils défaillants, qui offrent à l’arpenteur le temps d’aller boire un verre ? Peut-être la fin du film se prête-t-elle, dès lors, à une interprétation formulée en ces termes : Alice, en apparaissant pour la première fois dans son activité professionnelle, signifie la fin de la récréation.

Quant aux sujets abordés, ils se passent de commentaires. Tout commence par une réflexion sur le temps qu’il fait, à laquelle une autre, totalement hors propos, semble répondre vers la fin du film : « Est-ce qu’il pleut toujours ? » (LA, p. 100). Outre les menus objets analysés plus haut, tantôt l’on aborde des questions de santé ou de morale, tantôt l’on récite un poème, de sorte que lieux communs, inventions saugrenues, réflexions philosophiques et tournures littéraires se côtoient. Cette hétérogénéité des thèmes et des registres rappelle à quel point la conversation, comme l’écrit Marc Fumaroli, constitue un « genre littéraire gigogne, englobant et engendrant une multitude de microgenres oraux […] et de genres écrits [27] ».

Ce genre n’étouffe pas tout autre type d’intervention, bien entendu. Le constat qui précède s’avère d’autant plus intéressant que la présence du dialogue et du soliloque dans le film tient principalement aux deux arpenteurs. Leur relation, à la séquence iii, débute d’abord clairement sous le signe du conflit, dans un dialogue qui tourne bientôt à la dispute avant qu’ils ne se séparent : « Et ça se dit mon ami. Si c’est ça l’amitié, je préfère ne pas avoir d’amis », clame Max à trois reprises [28] dans la campagne déserte. Il fait écho à un soliloque quasiment incompréhensible que marmonnait son collègue peu auparavant. Mais ses cris annoncent surtout l’ultime insulte de Léon, qui s’élève comme la négation même de la conversation dont Les Merisiers semblent être le théâtre privilégié, et la synthèse verbale du projet destructeur dont l’arpenteur figure l’avant-garde. C’est aussi une certaine idée de l’échange verbal qui se voit menacée.

André Petitjean a montré que le texte de théâtre, en général, est « fonctionnellement assimilable aux dialogues d’une conversation ordinaire », bien qu’il s’en distingue en tant que « produit d’un travail d’écriture et d’une contextualisation textuelle [29] ». De fait, la littérature dramatique a largement actualisé cette possibilité à partir de Tchekhov [30]. Il n’en va pas autrement du film de Michel Soutter. Il étoffe certes l’analogie de traits formels et référentiels, au point d’évoquer, mais à l’opposé de toute mondanité, ceux de la conversation classique [31] ; il n’en accuse pas moins sa singularité artistique dans la mesure où l’élaboration de ses conversations répondent, je l’ai assez montré, à des nécessités poétiques autant que narratives.

4.2. Vers un spectateur interlocuteur

Force est de constater que cette élaboration fait un usage très économe des moyens proprement cinématographiques, à commencer par le montage de plans multiples, qui permettrait de donner distinctement la parole à des personnages nombreux et éventuellement éloignés les uns des autres. La manière dont Soutter traite la conversation téléphonique est exemplaire à cet égard, puisque, contrairement à la majorité des cinéastes, il ne montre jamais — sur quatre occurrences — l’interlocuteur, mais donne le monologue en spectacle, quelle qu’en soit la durée. Quand Léon apporte le panier de légumes, Ann lui fait oralement le portrait de son fiancé, dont ils écoutent ensemble « la voix qui parle à l’autre bout du fil » (LA, p. 24). Mais, à l’instar de la grammaire des pronoms personnels, l’image filmique exclut la tierce personne de l’échange en cours, comme de tout le film, sur le double plan visuel et sonore : « On ne comprend rien », précise la didascalie. De manière générale, lorsque deux interlocuteurs évoquent un tiers, il demeure absent, sinon écarté. C’est ainsi qu’Alice a beau dire à Ann au sujet de Léon : « Il m’a parlé de vous, de lui. Je lui ai parlé de moi (un temps). Dans le fond, nous avons parlé tous les trois ensemble ! » (LA, p. 107) ; une telle conversation n’aura jamais lieu, fût-ce hors du champ de la caméra. Les trois seuls trilogues (Kerbrat-Orecchioni) du film aboutissent d’ailleurs très vite, eux aussi, à l’exclusion d’un de leurs participants.

Cette intimité des échanges conversationnels doit être mise en relation avec la position particulière qu’assigne l’oeuvre à son destinataire. Cette position ne résulte pas seulement de l’acte de lecture auquel nous avons vu que le spectateur est convié, mais aussi et surtout d’une adresse souvent équivoque, chaque fois que l’acteur ou l’actrice dirige son regard vers la caméra, ou presque, dans des plans relativement rapprochés. « C’est l’automne », déjà, est lancé par Mme Taillefert, de face au centre de l’image, à un interlocuteur invisible, tout comme l’est le « Superbe, hein ? » (LA, p. 12) de Léon au café et bien d’autres répliques, à l’ouverture de la conversation notamment. En conséquence, ne serait-ce qu’un instant, le spectateur peut se sentir concerné, voire sommé de répondre, ou éprouver la sensation d’être témoin, voire acteur, de la scène. En face de Léon qui vient d’entrer, il y a une chaise vide, le dossier vers la caméra : ce pourrait être la sienne. Transgressant le rapport conventionnel des angles de prise de vue du champ et du contre-champ, Soutter parvient, dans la séquence iv par exemple, à nous faire occuper ainsi visuellement en alternance la place de chacun des interlocuteurs. À propos, n’entre-t-on pas plus aisément, témoin de l’une ou de l’autre, dans une conversation que dans un dialogue ?

Une didascalie singulière confirme ce geste d’intégration du spectateur dans le jeu de la fiction : « Les deux hommes regardent. Nous aussi » (LA, p. 54). Ailleurs, dans une situation semblable, nous bénéficions même d’une information dont ne disposent pas les personnages, Max et le gendarme, qui voient passer Ann sous la fenêtre sans la reconnaître (LA, p. 101) : eux, ils ne l’ont jamais vue ! Michel Soutter privilégie, en somme, des facteurs fondamentalement théâtraux pour des conversations cinématographiques qui, bien entendu, ne s’y réduisent pas : configuration élémentaire du dialogue marqué par l’alternance entre deux voix, unité de lieu et adresse au spectateur ; à quoi s’ajoutent, déjà sensibles en 1972, la durée des plans et la sobriété des mouvements effectués par la caméra ainsi que, dans une moindre mesure, par les acteurs.

4.3. D’arpenter à serpenter

Qu’il soit socio-linguistique, littéraire ou théâtral, le modèle conversationnel n’inspire pas seulement l’écriture des répliques, la prise de vue et le montage. Il agit aussi, mutatis mutandis, à l’échelle du scénario. S’il est excessif d’affirmer que l’intrigue « n’existe pas [32] » dans Les arpenteurs, il est vrai qu’elle emprunte, au risque de se perdre, un parcours sinueux, à l’image des conversations qui finissent par la dessiner, jouant notamment des configurations de rencontres possibles et de relances aléatoires. Alice déclare : « Voulez-vous que j’ôte ma robe et que je garde les dessous, ou le contraire ? », et Freddy Buache d’écrire à ce propos qu’elle définit « avec exactitude la forme de ce film [33] ». Rien de plus juste. L’interprétation avancée à partir de la définition poétique du verbe arpenter, et par conséquent des arpenteurs éponymes, peut ainsi être prolongée sur le plan de la réflexivité de l’oeuvre. Les « méandres de la conversation » mettent en abyme les allées et venues spatiales et sentimentales des protagonistes ou, si l’on préfère, elles matérialisent leur cheminement, qui tient plus du sentier que de la route ou de l’autoroute en construction.

« J’arpente dans le secteur », dit Léon. Cette affirmation identitaire du protagoniste masculin, reprise précisément par la femme qui fait dérailler l’action prévue, implique alors pour l’homme du métier de suivre un tracé rectiligne. Or elle recèle — involontaire sans doute, telle qu’on en glisse parfois dans la conversation, justement — une contrepèterie parfaite jusqu’au détail de l’apostrophe, qui subvertit la rectitude annoncée : « Je serpente dans l’acteur »… À quel sujet l’attribuer ? À la langue de ces singuliers dialogues, par exemple, qui s’exprimerait ainsi par prosopopée ? Ou à Michel Soutter décrivant de manière imagée son parcours créateur toujours fortement déterminé, du script jusqu’au montage, par les êtres parlants et agissants qu’il met en scène ? Quelle que soit l’identité du « je », la formule résume, par l’ultime détour de cette « réplique sous la réplique [34] », la démarche vagabonde des Arpenteurs.