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Le Traité de l’infini créé est l’un de ces manuscrits dont on peut qualifier l’histoire de « classique » : il a circulé à l’état manuscrit pendant la première moitié du xviiie siècle, puis a été imprimé, sous une fausse attribution à Malebranche, par Marc Michel Rey en 1769 [2]. Il est divisé en quatre parties, dont la dernière est la plus longue, elles-mêmes précédées de quelques pages introductives où l’auteur résume ses thèses principales : Descartes, en affirmant que la matière a une étendue indéfinie et qu’on ne peut avoir une trop haute idée des ouvrages de Dieu, a permis de pousser le raisonnement un peu plus loin. On peut démontrer que le monde est actuellement infini, d’abord parce que la toute-puissance et la sagesse de Dieu nous obligent à croire que ses ouvrages sont parfaits, donc infinis ; ensuite parce que l’idée du monde qu’il nous a donnée est une idée infinie, et qu’il ne peut pas nous tromper. La première partie du Traité développe la thèse de l’infinité du monde à propos de la matière ; la deuxième partie, en revanche, est consacrée à l’infinité des esprits. On peut concevoir cette infinité sous deux formes différentes : d’abord, il existe un nombre infini d’esprits, ce qui sera démontré dans la troisième partie du traité ; ensuite, chaque esprit est infini parce qu’il est capable d’avoir des idées infinies, comme celles de la matière et de Dieu même. Le début de la troisième partie est consacré à une polémique avec Fontenelle. L’auteur l’accuse de n’avoir pas osé pousser ses principes à leurs dernières conséquences : il aurait dû postuler un nombre infini de planètes et, surtout, admettre que les habitants des autres planètes sont des hommes. La quatrième partie étend la théorie cartésienne de la naissance et de la mort des tourbillons, en rendant éternelles ces vicissitudes : les configurations particulières changent, mais la matière reste intacte. Le reste du Traité expose les conséquences théologiques de ces thèses.

Tout en renvoyant le lecteur à notre édition de ce texte pour un exposé plus détaillé des questions concernant sa tradition manuscrite, sa datation [3], son attribution et les réactions des contemporains, aussi bien que pour une analyse plus complète des théories philosophiques du Traité, notre but est de mettre au jour le rapport entre les thèses de l’Infini créé et l’oeuvre de Malebranche, un point de repère d’autant plus important qu’il reste tacite dans la plupart des manuscrits connus. Cela nous permettra non seulement de mieux saisir les enjeux de cet ouvrage, mais aussi d’y retrouver un expédient souvent exploité par les auteurs de traités clandestins : le détournement systématique du sens des sources dont on s’approprie. Mais, avant de s’engager davantage dans cette voie, examinons d’abord les données philologiques, indispensables à la compréhension des pages qui suivent.

À ce jour, on dénombre onze manuscrits du Traité de l’infini créé : dix sont conservés dans des bibliothèques publiques, en France ou en Allemagne, et le onzième se retrouve dans une collection particulière. Mais les témoignages des contemporains, les catalogues de vente, de même que les études consacrées à Malebranche nous permettent de conclure à l’existence de quinze autres exemplaires, aujourd’hui disparus. La tradition qui s’est constituée autour de la transmission de cet ouvrage nous livre deux textes, dont témoignent deux familles différentes (α et x). Tous les indices en notre possession désignent Jean Terrasson comme auteur de ce texte. Ancien élève de l’Oratoire, collaborateur de Fontenelle à l’Académie des sciences, cet abbé dont la vie et la fin furent moins pieuses qu’on a pu le croire s’intéresse à des sujets — tels que l’infinité et l’éternité de la matière, la présence d’hommes sur les autres planètes et la multiplication des Incarnations du Verbe nécessaires pour les sauver — qui ne sont généralement pas au centre de l’attention des ouvrages philosophiques clandestins connus. Son savoir théologique, en effet, n’est pas employé au profit de la polémique déiste ou athée contre les dogmes reçus, mais mis au service d’une cosmologie et d’une métaphysique de l’univers infini qui ne se veulent pas contraires aux décrets de l’Église, bien qu’elles dérangent plus ou moins explicitement les opinions admises et les certitudes de la foi. L’attribution à Malebranche, avancée par l’imprimé de 1769, est donc une supercherie manifeste qui ne trompa pas les contemporains les plus avertis. Il faut admettre toutefois que le rapport entre l’Infini créé et Malebranche est aussi étroit que complexe. Les informations dont on dispose au sujet de la circulation de l’ouvrage et l’examen des variantes justifient la première partie de notre affirmation. Faire de ce texte une oeuvre de Malebranche n’est pas, en effet, une pure invention de l’imprimeur. Non seulement l’un des manuscrits conservés porte-t-il, indépendamment de toute référence à l’imprimé, un titre où cette attribution est indirectement évoquée (BnF, n. a. fr. 10907 : « Traité de l’infini créé par M. »), mais plusieurs exemplaires à présent disparus mentionnaient l’Oratorien : c’est le cas, par exemple, de celui que lut le chancelier d’Aguesseau et des manuscrits appartenant à Bernard de Rieux et au conseiller Bernard [4]. Les avis des contemporains sur cette paternité sont partagés : Aguesseau n’y croit pas, mais il émet l’hypothèse que le traité aurait été composé pour stigmatiser les dangereuses conséquences du système de Descartes et, plus précisément, le nécessitarisme théologique dérivant du Traité de la nature et de la grâce de Malebranche [5].

Après l’impression de 1769, les réactions des journaux littéraires sont partagées : le Journal encyclopédique de 1770 en donne un résumé élogieux qui ne met pas en doute l’attribution à Malebranche avancée par l’imprimé, alors que la critique de la Suite de la clef est défavorable et en conclut même que ce traité, rédigé pour tourner en ridicule les opinions de l’Oratorien, est le fait de Pierre-Valentin Faydit. Les thèses qui choquent le collaborateur de la Suite de la clef concernent l’éternité et l’infinité de la matière : le monde serait ainsi divinisé au prétexte de pouvoir prétendre être un ouvrage digne de Dieu. Malebranche, au contraire, a toujours affirmé que seule la présence du Verbe incarné, à savoir d’un infini incréé, a fait du monde un ouvrage digne de son créateur [6].

Mais c’est un fin connaisseur de l’Oratorien qui a le mieux motivé son refus de lui attribuer l’Infini créé. Dans sa biographie de Malebranche, inédite, Jean-Félicissime Adry conteste résolument cette attribution en se fondant sur deux raisons : d’une part, le contenu du traité est contraire aux opinions de l’Oratorien, même s’il reconnaît que certaines thèses comportent des développements rappelant Malebranche ; d’autre part, il relève que le style de l’Infini créé est tout à fait différent de celui de ses autres oeuvres et qu’on y emploie notamment des expressions typiques de la Régence [7].

Mais, tout en étant dépourvue de fondement, l’attribution à Malebranche répond à une logique qui ne vise pas seulement à exploiter la célébrité de l’Oratorien pour assurer le succès commercial de l’imprimé. C’est pourquoi notre ambition est de montrer que les lecteurs qui voyaient dans cet ouvrage une tentative destinée à dénoncer les dangers théologiques et philosophiques de certaines thèses de Malebranche n’avaient pas tout à fait tort. Ils soulignaient, en effet, un lien qui est par ailleurs attesté par certains manuscrits : les exemplaires appartenant à la famille x rendent explicites les dettes envers ce philosophe, dont le nom est mentionné à maintes reprises. Toutefois, il ne s’agit nullement d’une simple reprise des thèses de l’Oratorien, mais d’une appropriation de certaines de ses théories, désormais inscrites dans un contexte qui en bouleverse radicalement le sens.

La question du nécessitarisme

Examinons d’abord les renvois explicites de la famille x. Ils concernent les rapports entre l’esprit et la matière, puis l’opinion selon laquelle l’Incarnation du Verbe est un « ornement » nécessaire de l’univers et, enfin, la présence, de toute éternité, d’adorateurs de Dieu, elle-même déduite de l’éternité de la matière. Parmi ces renvois à l’oeuvre de l’Oratorien, le plus intéressant nous semble être celui qui concerne la deuxième question, à laquelle s’ajoute l’affirmation, maintes fois reprise, selon laquelle « Dieu n’agit que pour sa gloire », affirmation qui n’est pas propre au seul Malebranche, mais qui peut raisonnablement avoir été tirée de ses ouvrages au regard des autres emprunts que l’on vient de citer [8]. Nous essaierons également de montrer qu’on peut faire remonter à Malebranche la déduction de l’infinité du monde à partir des propriétés de notre idée de l’étendue et que la noétique du Traité de l’infini créé possède certains traits malebranchiens, tout en accusant des ressemblances avec celle d’autres cartésiens, comme Dom Robert Desgabets et Pierre-Sylvain Régis.

En revanche, aucune mention n’est faite dans ce traité d’autres opinions typiques de Malebranche : tout d’abord, il n’est pas question de la vision en Dieu dans sa noétique et la théorie des causes occasionnelles est à peine évoquée par la famille α. Ensuite, la sagesse de Dieu ne joue pas un rôle central mais, au contraire, est soumise à sa puissance ; parallèlement, la distinction entre lois générales et lois particulières est tue, mais il faut tout de même remarquer que l’on cite, dans la famille x, des « volontés particulières » de Dieu, ce qui pourrait bien être une référence implicite au Traité de la nature et de la grâce. Le « malebranchisme » de l’Infini créé est donc très sélectif et ignore presque totalement les grands thèmes qui avaient nourri les longues polémiques entre Malebranche et Arnauld (les véritables propriétés des idées ; les prétendues conséquences nécessitaristes de la soumission de la liberté de Dieu à la sagesse et, donc, aux lois générales et à la simplicité des voies). Sommes-nous autorisée à en conclure que le rapport de l’Infini créé à Malebranche est extrinsèque et que les ouvrages de l’Oratorien sont utilisés, comme il arrive souvent au traitement des sources dans les traités philosophiques clandestins, comme un simple répertoire de citations additionnées les unes aux autres par juxtaposition ? La réponse ne saurait qu’être négative. Une rapide comparaison avec la Réfutation de Malebranche par Fénelon suffira pour mieux nous faire apprécier le savant travail de détournement des intentions initiales de Malebranche qu’accomplit ce traité. Fénelon s’attaque aux pages du Traité de la nature et de la grâce qui, partant de l’infinie perfection de Dieu, affirment que tout ce que Dieu fait doit montrer les caractères de cette perfection ; la sagesse de Dieu se manifesterait donc par le fait qu’il crée ce qui est le plus parfait [9]. De ces présupposés dérivent, d’après Fénelon, la thèse de la simplicité des voies et celle selon laquelle le monde serait indigne de Dieu sans l’Incarnation (RSM, p. 330-331). On peut faire remonter à la simplicité des voies le rôle central de la notion d’Ordre, à son tour responsable du dangereux nécessitarisme qui caractérise la philosophie de Malebranche. Et on pourrait aisément tirer de cette théorie la conclusion que le monde est nécessaire, infini et éternel :

Si l’auteur persiste à regarder le Verbe divin comme faisant avec l’univers par l’Incarnation un tout indivisible qui est un ouvrage infiniment parfait, voilà le monde qui selon l’auteur est infini en perfection, il ne lui resterait plus que de le soutenir infini en étendue actuelle. Mais sans lui imputer cet excès je me borne à prouver que selon ses principes le monde qui est infiniment parfait est un être nécessaire et qu’il a dû être éternel.

RSM, p. 356, mais voir p. 333-356

Fénelon ne développe donc pas le thème de l’infinité du monde et précise que l’univers de Malebranche est créé, mais qu’il jouit d’une éternité a parte post : ainsi, il n’essaie pas d’exploiter le rapprochement possible avec Spinoza (RSM, p. 356-360). Il ne renonce cependant pas à l’accusation de nécessitarisme, qu’il confirme au contraire par l’examen de la théorie malebranchienne de l’Incarnation (RSM, p. 422-446).

Composée très probablement entre 1687 et 1688, suivant la suggestion de Bossuet, annoncée et résumée dans les Nouvelles littéraires de 1717 [10], mais restée inédite jusqu’à 1820, cette réfutation de Malebranche par Fénelon ne saurait être une source d’inspiration pour l’auteur de l’Infini créé. Il n’en reste pas moins que les ressemblances sont frappantes. L’univers de l’Infini créé est nécessaire, car un Dieu qui n’agit que pour sa gloire ne saurait produire qu’un monde digne de lui. Ce monde est infini, parce qu’il doit être digne de Dieu, mais aussi (élément absent chez Fénelon) parce que l’infinité nous est attestée par notre idée de l’étendue ; il est également éternel, pour de semblables raisons.

Ce qui manque dans le Traité entre la nécessité, toute malebranchienne, que l’action de Dieu porte les caractères de la perfection divine et les conséquences, toujours déniées par l’Oratorien mais souvent indiquées pas ses critiques, que son univers serait ainsi nécessaire, infini et éternel, est ce qui constitue le passage intermédiaire, à savoir le rôle central de la sagesse de Dieu, la simplicité des voies et la notion d’Ordre. Car à cet égard, l’Infini créé utilise une notion de Dieu bien plus proche de celle que l’on retrouve chez certains auteurs de la Renaissance que de celle de Malebranche : le lien étroit entre la puissance de Dieu et l’infinité/éternité du monde nous rappelle davantage les ouvrages de Palingène, Giordano Bruno et Francesco Patrizi que ceux de l’Oratorien, même s’il est difficile de repérer d’éventuelles médiations entre ces deux univers philosophiques si différents. Ainsi décrit, le rapport de l’Infini créé à Malebranche pourrait être défini comme une adhésion enthousiaste aux conséquences hétérodoxes de la métaphysique et de la théologie de l’Oratorien, adhésion qui cependant fait l’économie du thème de la sagesse de Dieu et de ses corollaires, en le remplaçant par l’exaltation, quelque peu archaïque, de la toute-puissance divine.

Bien qu’il ne s’appuie pas sur les bases philosophiques que Fénelon dénonce chez Malebranche, le Traité de l’infini créé soutient une forme de nécessitarisme théologique. Il surgit, de manière implicite, chaque fois que son auteur affirme que Dieu doit créer un monde digne de lui et que, en agissant, Dieu ne saurait produire un ouvrage autre que parfait et infini. Mais la question est ouvertement posée à la fin du texte, lorsqu’on se demande si un univers « infaillible de la part d’un ouvrier qui veut nécessairement sa gloire » n’aurait pas comme conséquence d’éliminer la liberté de Dieu. La réponse, négative, ne nous étonne pas : il restait difficile d’admettre le contraire dans un traité, certes audacieux, mais qui voulait se faire passer pour orthodoxe ! Ce qui peut étonner, ce sont les raisons invoquées : afin de justifier ses propos, l’auteur renvoie à la théorie de la liberté augustinienne et thomiste. Aucune mention n’est faite de la liberté d’indifférence ; la seule concession faite à la campagne anti-janséniste est l’élimination du renvoi à Augustin dans la version de la famille x. Le retour à Thomas d’Aquin introduit une définition de la liberté comme absence de contrainte : dans le cas de Dieu, elle s’entend comme absence de contrainte intérieure, dérivant de sa propre nature, puisque rien d’extérieur à Dieu ne peut l’obliger à prendre telle ou telle décision [11]. Cette définition, cependant, permet une détermination de la volonté de la part de l’entendement ou de la sagesse [12]  : pour être libre un acte doit être volontaire ; mais il n’est pas requis que la volonté puisse choisir entre deux contraires à tout moment de sa détermination [13]. En outre, comme l’explique la Somme théologique, alors que l’entendement indique à Dieu quel est le bien qui est obligatoirement l’objet et le but de sa volonté, sa liberté peut s’exercer sur les moyens employés pour accomplir ce bien [14]. Les exemples apportés par les deux versions de l’Infini créé changent quelque peu. La famille α affirme que, dans la création du monde, Dieu est libre parce que, tout en voulant nécessairement sa gloire, le moyen de la réaliser (à savoir la création d’un monde infini) ne lui est pas imposé par sa nature, mais lui est suggéré par sa sagesse : le monde serait donc infaillible, mais non pas nécessaire. La famille x, au contraire, oppose la création du monde, infaillible puisque voulue par la sagesse divine, à la production des personnes de la Trinité, nécessaire par une nécessité de nature.

La pluralité des mondes habités et le dogme de l’Incarnation

La diffusion du système copernicien contribue à imposer une double analogie, entre la Terre et les autres planètes du système solaire d’une part, entre le Soleil et les autres étoiles fixes d’autre part. En bouleversant la hiérarchie du cosmos aristotélicien, remplacée par un univers homogène, l’héliocentrisme engendre presque inévitablement la théorie des mondes habités, appuyée sur l’idée d’une similitude existant entre la Terre et les autres planètes. C’est la grande sensibilité et la compétence théologique de Campanella qui nous permet de saisir immédiatement le danger de cette hypothèse. Si ces habitants sont purement et simplement des hommes, on ne pourra pas éviter de se poser les mêmes questions qui ont suivi la découverte de l’Amérique [15]. Il faudra par exemple accepter l’idée qu’Adam n’est pas l’ancêtre de tout le genre humain, puisqu’il y a des hommes sur les autres planètes et que ces hommes ne peuvent évidemment descendre de lui : la conséquence en sera que le texte sacré, pour rester véridique, devra perdre son universalité. Le récit de Moïse ne concernera donc que les hommes de notre Terre, et non pas tout le genre humain, dispersé sur d’innombrables planètes [16]. Pis, il faudra établir si ces hommes ont péché et indiquer les modes de leur salut : l’explication devra éviter de conclure que le Christ s’est incarné plusieurs fois, conclusion qui était à l’origine du rejet par Augustin de la croyance dans les Antipodes [17]. Dans son Apologia pro Galileo, Campanella a avancé deux hypothèses à ce sujet : soit les hommes des autres planètes n’ont pas péché et n’ont donc pas besoin d’un Rédempteur ; soit ils ont péché et dans ce cas nous devons penser que, comme l’autorisent certains passages des Écritures, ils ont tous été sauvés par le sacrifice du Christ sur notre planète [18].

La presque-totalité des auteurs traitant du problème des mondes habités choisissent d’en contourner les principales difficultés théologiques en déclarant que les êtres qui peuplent les autres planètes ne sont pas des hommes. La stratégie suivie par le Traité de l’infini créé est tout à fait différente. L’auteur n’hésite pas à s’engager dans des discussions théologiques, qui représentent même la majeure partie du texte. Ce n’est pas tout : il polémique ouvertement contre Fontenelle au sujet de la nature des habitants des autres planètes. À son avis, il est inutile d’en appeler à l’immense fécondité de la nature sans avoir préalablement défini le rôle des lois qui gouvernent l’uniformité et la variété de ses produits. L’uniformité regarde tout ce qui touche à l’essence des êtres : elle décide donc des traits caractéristiques des différentes espèces vivantes ; la variété se limite à produire de petits changements de détail, comme il arrive entre les peuples que nous observons sur la Terre. Il s’ensuit que les extraterrestres pourraient avoir une figure quelque peu différente de la nôtre ou posséder des sens en nombre supérieur ou inférieur à nous, mais ils seraient certainement dotés d’une figure et de sens. Pour ce qui est du problème du salut des extraterrestres, l’auteur de l’Infini créé affirme ouvertement que le Christ s’est incarné, s’incarne et s’incarnera sur toutes les planètes. Cette conclusion s’impose, à son avis, pour deux ordres de raisons essentiels : d’une part, Thomas d’Aquin et les autres théologiens scolastiques envisagent la possibilité d’une union hypostatique du Verbe avec plusieurs hommes ; d’autre part, les philosophes modernes ont établi que « Dieu n’auroit pas seulement pensé à nous créer, si nous n’avions dû avoir Jesus-Christ parmi nous [19] », ce qui vaut non seulement pour notre Terre, mais aussi pour les autres planètes habitées.

La référence à ces autorités théologiques et philosophiques exige un éclaircissement. Cette section de l’Infini créé est peut-être celle où l’auteur fait le mieux preuve de sa capacité à utiliser ses sources afin d’élaborer un discours philosophique et théologique original. À ce titre, sa démarche est typique du libertinisme et de la littérature philosophique clandestine. Elle consiste à s’emparer des opinions d’un auteur en les isolant de leur contexte et en les situant dans un discours tout autre qui affecte leur sens à l’extrême [20].

Astreignons-nous donc à suivre l’auteur de l’Infini créé dans sa démonstration. Il sait que sa thèse (l’existence de véritables hommes habitant sur les autres planètes) soulève de nombreuses objections théologiques. Il veut rendre son ouvrage acceptable aux yeux d’un public éclairé qui ne suit plus aveuglément une vulgate imposée par la hiérarchie ecclésiastique, mais qui n’est pas non plus disposé à se déclarer ouvertement contraire aux dogmes ou bien, pis encore, athée. Il doit donc trouver des autorités théologiques pour prouver que son opinion, bien que nouvelle, peut se conformer à l’orthodoxie, pourvu qu’on sache utiliser ce que la tradition met à notre disposition. Cette autorité doit être suffisamment célèbre et incontestée pour convaincre un lecteur qui n’est pas nécessairement informé de tous les détails des débats théologiques. Il est évident que Thomas d’Aquin remplit ces réquisits ; en outre, sa Somme, divisée en parties, questions et articles, tous dotés de titres, peut être aisément parcourue par qui recherche le bon argument. Et notre auteur sait le trouver : Thomas démontre que le Verbe peut s’unir hypostatiquement à plusieurs hommes [21]. Cette simple possibilité n’est certes pas suffisante, comme le savent tous ceux qui ont quelque connaissance de la philosophie scolastique : on ne saurait passer du possible au réel sans une prémisse supplémentaire. Cette fois, Thomas n’est d’aucune aide : il avait consacré un article à la réfutation de ceux qui soutiennent que le Verbe se serait incarné même si Adam n’avait pas péché, réaffirmant ainsi sa foi dans les Écritures qui assurent que le Verbe s’est incarné pour notre salut [22].

Sur ce point, l’auteur de l’Infini créé ne tiendra pas compte de la position de Thomas, cherchant au contraire des autorités favorables à la thèse suivant laquelle le Christ se serait incarné même si Adam n’avait pas péché. C’est dans ce contexte que Malebranche entre en scène, de manière implicite dans la famille α, mais plus ouvertement dans la famille x, dont certains manuscrits citent le nom dans les notes à la marge. Le Traité de la nature et de la grâce et les Entretiens sur la métaphysique et sur la religion avaient, en effet, soutenu la thèse selon laquelle l’Incarnation aurait eu lieu même en l’absence du péché originel, afin de rendre l’univers digne de son Créateur (EM, p. 204-207 ; TNG p. 182-183)[23]. Cette doctrine de Malebranche fait partie de son « christocentrisme » : le but de la création et de toute l’histoire du salut est le Christ et seul un être qui unit une personne divine à la nature humaine peut répondre à ces deux exigences. En premier lieu, il permet à Dieu de créer le monde sans avoir une finalité distincte de lui-même et de sa gloire, puisque la finalité de la création est le Christ ; en second lieu, la partie divine du Verbe incarné sauve la finitude et l’imperfection de l’univers : sans le Christ, le monde ne saurait rendre à Dieu un honneur digne de lui (CC, p. 108-129 ; TNG, p. 11, 181 et 182). Chez Malebranche donc, le Christ est non seulement, comme dans la tradition théologique, le médiateur entre l’homme et Dieu, celui qui rachète, par le sacrifice d’une personne divine, l’outrage fait à une autre personne divine, mais il joue également un rôle cosmique et métaphysique de médiation entre le fini et l’infini.

L’auteur de l’Infini créé s’empare de ces arguments de Malebranche, choisissant adroitement ceux qui lui sont le plus utiles. Il le suit lorsqu’il s’agit d’affirmer que « Dieu n’aurait pas seulement pensé à nous créer, si nous n’avions dû avoir Jésus-Christ parmi nous » ; mais il le quitte dès qu’il s’agit de prouver cette affirmation. Dans l’Infini créé, Jésus-Christ est, plus traditionnellement, le médiateur entre l’homme déchu et Dieu, le seul être qui, étant à la fois divin et humain, puisse rendre « ses créatures intelligentes dignes de l’aimer, et de l’adorer comme il faut ». Il n’est pas chargé de rendre un univers fini digne de Dieu, et pour cause : « si le monde est infini, et que son infinité augmente infiniment, l’ouvrage est digne de l’ouvrier, et par conséquent il est infaillible de la part d’un ouvrier qui veut nécessairement sa gloire [24] ».

Nous sommes à présent en mesure de mieux cerner la stratégie de l’auteur de l’Infini créé. Par rapport aux autres partisans de la théorie de la pluralité des mondes qui, le plus souvent, précisent que, même si les extraterrestres sont des créatures raisonnables, ils ne sont pas des hommes, il n’hésite pas à invoquer l’uniformité des lois naturelles pour en conclure que ces créatures sont de véritables hommes et propose dès lors une nouvelle interprétation du dogme de l’Incarnation. À la faveur de ces spéculations théologiques, il s’appuie sur des thèses de Malebranche et de Thomas d’Aquin. Il faut cependant remarquer qu’en rapportant l’opinion de Thomas sur l’union entre le Verbe et plusieurs natures humaines, il change en une nécessité ce qui, chez sa source, n’était qu’une simple hypothèse, avancée pour sauver la liberté et la toute-puissance de Dieu dans le choix des moyens du salut des hommes. Il n’est pas davantage fidèle à Malebranche : non seulement parce que l’Incarnation revêt un rôle tout différent chez ces deux auteurs, mais aussi parce que ce dogme était, chez Malebranche, étroitement lié à la théodicée (comment expliquer la création, de la part de Dieu, d’un monde fini et imparfait ?), alors que dans l’Infini créé, il est mis en oeuvre, non pour des raisons théologiques, mais afin de rendre acceptable aux âmes pieuses la nouvelle cosmologie. Il représente alors une simple transposition, dans le domaine théologique, de l’uniformité qui règne parmi les planètes d’un point de vue physique et astronomique. Ce traité, enfin, mène à son terme un processus déjà manifeste chez les autres partisans de la pluralité des mondes. Cette théorie mine à la base tout anthropocentrisme : en obligeant l’homme à trouver une nouvelle place dans un univers immense et privé de centre, elle l’invite du même coup à reconsidérer son rapport avec Dieu. Si les extraterrestres n’étaient pas des hommes, il était à la rigueur encore possible de ne pas remettre en question l’histoire du salut et le rapport privilégié entre l’homme et Dieu raconté par la Bible : comme l’affirme Descartes, Dieu, étant tout-puissant, peut très bien combler d’autres êtres de bienfaits, sans diminuer en rien les grâces qu’il a données aux hommes [25]. Si, en revanche, le Verbe s’incarne dans toutes les planètes, ce dernier privilège s’évanouit : ce ne sont pas seulement les Juifs qui ont perdu leur rôle de peuple élu, ce sont encore tous les habitants de la Terre qui ne jouissent plus d’aucune marque d’élection.

« Le monde est actuellement et positivement infini »

Comme le rappelle de manière polémique le Traité de l’infini créé, Descartes est l’inventeur du terme d’indéfini. Cette notion, d’abord mise en oeuvre dans les Primae Responsiones, puis dans les Principia (AT VII, p. 113 ; AT VIII-1, p. 14-15 et 52 ; voir également AT V, p. 51-52), vise à la fois à exclure, comme contradictoire, la notion d’une étendue finie et à éviter d’attribuer l’infinité à d’autres êtres que Dieu, ce qui ne serait pas seulement impie, mais mettrait également en question la démonstration de l’existence de Dieu par l’idée de la divinité qui est en nous, élaborée dans la Meditatio Tertia (AT VII, p. 45-47). Loin de l’accepter sans réserve, les contemporains ont souvent taxé d’ambiguë la notion d’indéfini, comme le montrent les objections avancées par Henry More (AT V, p. 242 et 304-309).

Qu’en est-il de l’indéfini chez les grands post-cartésiens ? Là non plus, nous ne trouvons pas d’enthousiasme pour cette notion. Le choix le plus net et univoque est celui de Spinoza : en faisant de l’étendue un attribut de Dieu, il lui assigne à la fois l’infinité et l’éternité. Rien ne nous permet d’affirmer une connaissance directe de l’oeuvre de Spinoza par l’auteur du Traité de l’infini créé, qui ne semble pas non plus faire écho aux nombreux textes qui, à l’époque, rendent compte de la pensée du philosophe hollandais. Si l’on s’en tient aux références explicites des premières pages de cet ouvrage, tout ce que nous pouvons affirmer est que l’auteur apprécie les efforts de Descartes pour abattre les bornes de l’univers traditionnel, sans les juger pour autant suffisants, et qu’il polémique avec les aristotéliciens et les thomistes à propos de leur conception de la toute-puissance divine. À y regarder de près, toutefois, ces pages se révèlent plus complexes. Examinons les arguments de l’auteur. À son avis, pour prouver l’infinité de l’univers, nous pouvons partir « et de la grandeur du Créateur, et de la nature de la chose créée ». Ce double point de départ évoque la démarche de Bruno qui, dans le De l’infinito, universo et mondi, se plaçait d’abord du point de vue de « la puissance passive de l’univers », avant de considérer « l’active puissance de l’efficient [26] ». Mais l’auteur du Traité de l’infini créé poursuit la longue tradition initiée par la pensée de Descartes. Il rappelle d’abord les pages célèbres des Principia où Descartes invitait ses lecteurs à ne pas limiter la toute-puissance de Dieu en imposant à ses ouvrages des bornes qui ne sont attestées ni par la Révélation ni par la raison, et que seul notre orgueil imagine (AT VIII-1, p. 80-81). Le Traité, cependant, ne s’en tient pas aux seules considérations négatives : il affirme que l’infinie sagesse et la toute-puissance de Dieu ne sauraient agir qu’en produisant un univers infini.

La deuxième preuve de l’infinité du monde s’appuie sur une autre notion clé de la philosophie cartésienne, à savoir la véracité de Dieu. Il suffirait ainsi d’examiner l’idée de la matière pour conclure à son infinité. Les pages qui suivent réécrivent le paragraphe 21 de la Seconde partie des Principia de Descartes sous une forme qui n’est pas sans rappeler Lucrèce et la tradition atomiste [27]. De l’incapacité de notre imagination à fixer une borne au monde sans concevoir immédiatement une étendue au-delà d’elle découle, suivant le même principe, l’impossibilité qu’un corps soit limité par quelque chose qui ne soit pas un corps. La polémique engagée contre les espaces imaginaires est également issue directement de Descartes. Ce qui dépasse explicitement Descartes est le choix de définir l’univers comme infini et non comme indéfini. Dès lors, peut-on trouver la source inspiratrice de cette opinion, à la fois proche du philosophe français et en conflit avec ses acquis ?

Sans supposer une connaissance directe ou indirecte de Spinoza, hypothèse qu’aucun indice ne soutient, il suffit de rappeler que, déjà, Malebranche avait sensiblement modifié la notion d’indéfini. Alors que Descartes refusait d’appeler infini ce dont nous ne trouvons pas les bornes, demandant une raison positive autre que l’incapacité de les repérer pour affirmer l’absence de limites (AT VIII-1, p. 15), Malebranche affirme explicitement, polémiquant contre Régis, que

Ce que nous savons certainement n’avoir point de bornes est certainement infini. Or l’idée de l’étendue est telle que nous sommes certains que nous ne l’épuiserons jamais ou que nous n’en trouverons jamais le bout, quelque mouvement que nous donnions pour cela à notre esprit. Nous sommes donc certains que cette idée est infinie [28].

Dans les Éclaircissements de La recherche de la vérité, ainsi que dans les Méditations chrétiennes, les Conversations chrétiennes et les Entretiens sur la métaphysique, Malebranche revient sans cesse sur cette opinion : l’idée que nous avons de l’étendue la montre inépuisable et donc infinie (CC, p. 73-74 ; MC, p. 16 ; EM, p. 42)[29]. Il en arrive même à attribuer à l’idée d’étendue les conditions que Descartes ne réservait qu’à Dieu : elle est infinie non pas parce que nous ne sommes pas en mesure d’en trouver les bornes (état de fait qui pourrait dépendre d’une faiblesse de l’esprit humain), mais parce que nous voyons « clairement qu’elle n’en a point » (EM, p. 44). À la fin de sa vie, Malebranche devra répondre à l’accusation de spinozisme, lancée par son correspondant Dortous de Mairan [30]. Il s’en défendra en soulignant la différence entre la notion de substance corporelle infinie développée par le philosophe hollandais et l’idée de l’étendue intelligible qui, seule, est « éternelle, immense et nécessaire », alors que l’étendue créée, la matière proprement dite, ne l’est pas (MC, p. 99-100). Cette étendue intelligible, rappelle-t-il de plus, tout en étant la « substance de Dieu en tant que représentative des corps », ne doit pas être identifiée à l’immensité de Dieu, à « sa substance même répandue partout, et partout entière, remplissant tous les lieux sans extension locale » (EM, p. 184)[31].

Pour reprendre les termes de Malebranche, l’auteur de l’Infini créé, tout comme Dortous de Mairan et Spinoza, ne distingue pas entre l’idée et son ideatum [32]. En appliquant le principe de Descartes, qui déduit de la véracité de Dieu la correspondance entre nos idées claires et distinctes et les choses extérieures, aux affirmations malebranchiennes, selon lesquelles l’idée de l’étendue la montre infinie et éternelle, ce Traité conclut que l’étendue effectivement existante est éternelle et infinie. Malebranche n’aurait jamais accepté cette opinion : selon lui, dès lors que cela dépasse les mathématiques pures, nous ne pouvons déduire ni l’existence des objets de nos idées, ni les propriétés de ces objets [33]. Il le répète à maintes reprises, notamment lorsqu’il est question de l’éternité de la matière : abandonnant Descartes, il croit que, loin d’être éternel et nécessaire, le monde créé ne dispose d’aucune preuve de son existence, si ce n’est par la Révélation. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que le Traité de l’infini créé utilise des passages de Thomas d’Aquin pour prouver la compatibilité entre le christianisme et la doctrine de l’éternité du monde : tout dans l’oeuvre de Malebranche allait dans le sens contraire. Sans lier de manière nécessaire l’indépendance à l’éternité, il avait affirmé, dans le Traité de la nature et de la grâce, que la sagesse de Dieu lui avait prescrit de ne pas donner l’éternité au monde (TNG, p. 19).

Pour résumer les étapes de notre analyse, nous dirons que l’auteur de l’Infini créé développe une démonstration de l’infinité de l’étendue qui part de l’équivalence cartésienne entre l’idée et son objet, au nom de la véracité de Dieu. Descartes, explicitement réfuté, n’attribuait pas l’infinité à l’étendue, ni non plus l’éternité : dans une lettre à Chanut, il refusait explicitement d’appliquer au temps l’inférence entre l’existence possible et l’existence actuelle qu’il avait utilisée à propos de l’étendue (AT V, p. 52-53). Pour trouver un philosophe qui qualifiait l’étendue d’infinie et éternelle, il suffisait cependant à l’auteur de l’Infini créé de lire Malebranche et de ne pas retenir la distinction entre l’étendue intelligible et la matière réellement existante.

De l’idée de l’infini aux notions infinies

Tout en évitant de faire état de la théorie de la vision en Dieu, le Traité de l’infini créé expose une noétique, de manière assez expéditive dans la famille α, mais plus détaillée dans la famille x, qui pourrait compter Malebranche parmi ses sources inspiratrices. Il faut tout d’abord prendre en compte les différences qui séparent les deux versions du Traité de l’infini créé. Elles ne sont pas seulement quantitatives, mais ont aussi trait à certaines précisions conceptuelles et terminologiques. La famille α privilégie le mot idée, tout en employant également ceux de notion, de conception ou même de connaissance : nous avons compté seize occurrences du premier terme dans son sens technique, contre trois du second et cinq du troisième. Au-delà de cette préférence, cette version ne semble pas faire de distinction nette entre ces termes : elle suit en cela Descartes qui utilisait souvent comme synonymes idée et notion, sauf lorsqu’il se référait aux notions communes (AT III, p. 649 ; AT V, p. 137 ; AT VI, p. 38 et 40 ; AT VII, p. 440 ; AT VIII-1, p. 25, 48 et 358 ; AT IX-1, p. 239 ; AT IX-2, p. 64)[34]. Dans les manuscrits de la famille x, le mot idée est utilisé seize fois de manière technique, alors que notion apparaît dix-neuf fois et conception neuf. Mais la différence entre ces deux versions de l’Infini créé révèle un enjeu philosophique qu’il convient de rappeler lorsque l’on constate que, dans la famille x, idée indique les connaissances particulières et d’origine sensible, alors que notion se réfère presque toujours aux connaissances générales, innées et infinies, comme celle que nous avons de Dieu, de l’être, de la matière et des esprits. Ce changement terminologique est d’ailleurs explicitement revendiqué et justifié dans les manuscrits de la famille x, dans un excursus destiné à préciser la nature de la connaissance divine.

La sémantique cartésienne des idées est donc renversée : alors que Descartes avouait avoir utilisé le terme d’idée justement parce que les philosophes s’en servaient pour signifier les « formas perceptionum mentis divinae » (AT VII, p. 181), l’auteur de cette version de l’Infini créé exclut toute possibilité pour Dieu de connaître par l’idée, puisque ce mot renvoie uniquement à des perceptions particulières qui nous sont offertes par les sens et par l’entremise de traces dans notre cerveau.

Les deux familles α et x partagent en revanche d’autres aspects de la noétique. Elles divisent les connaissances de l’homme en deux classes. Certaines sont propres à tout esprit, indépendamment de son lien avec le corps : les esprits possèdent ainsi des notions générales de l’Être en général, de Dieu, de l’âme et de l’étendue, notions infinies qui lui appartiennent par essence et par nature. Les connaissances particulières, au contraire, nécessaires au perfectionnement de ces notions générales qui autrement resteraient vagues et indéterminées, sont acquises par l’entremise du corps : étant inévitablement liées aux esprits animaux et aux traces du cerveau, elles sont bornées, bien qu’elles signalent la richesse et la variété de la connaissance des hommes. L’origine cartésienne et malebranchienne de cette noétique semble assez évidente, même si elle se détache de ses sources à plusieurs égards. Comme Descartes et Malebranche, l’auteur de l’Infini créé admet l’existence d’intellections pures, à savoir de connaissances qui ne supposent pas de recours au corps ; suivant Descartes, ces notions sont décrites comme innées. Ce qui diffère, aussi bien de Descartes que de Malebranche, concerne la liste de ces connaissances : elle ne ressemble ni aux exemples d’idées innées ou de natures simples que l’on trouve dans les oeuvres de Descartes, ni aux objets de la vision en Dieu chez Malebranche. Ces notions, par ailleurs, sont décrites comme infinies, sans que l’auteur se soucie d’expliquer si elles le sont quant à leur être objectif ou bien à leur être formel, quant à leur capacité représentative ou bien en tant que modifications de l’âme. Leur infinité est une marque de l’infinité de l’esprit : cette assertion laisse à penser que l’Infini créé pourrait être le seul écrit cartésien qui, à notre connaissance du moins, tranche la question de savoir comment un esprit fini connaît un être infini en décrétant que notre esprit n’étant pas fini, le problème ne se pose donc pas [35].

Cela dit, la grande importance attribuée aux connaissances particulières, dépendantes des sens, ainsi que la nette assimilation des connaissances générales aux idées vagues et indéterminées, qui vont de pair avec la thèse selon laquelle l’état naturel de notre âme est d’être unie à son corps, ne s’accorde pas avec les noétiques cartésienne et malebranchienne qui, au contraire, visent à purger la connaissance humaine des erreurs des sens et considèrent le propre de l’activité de l’esprit comme indépendant du corps et de ses passions. Cet aspect de l’Infini créé le rapproche d’autres partisans de la philosophie de Descartes, tels Desgabets et Régis. Le bénédictin, en effet, polémiquait contre les intellections pures et ancrait toutes nos connaissances dans le corps : ces théories, qui ne sont que partiellement comparables à celles de l’Infini créé, s’articulaient au rôle fondamental joué par l’union de l’âme et du corps, dont les enjeux n’étaient pas seulement philosophiques (dépendance mutuelle de ces deux substances), mais aussi théologiques (naturalité de cette union attestée par le dogme de la résurrection des corps, par le récit biblique des connaissances adamiques et par les opinions des théologiens sur l’état des bienheureux)[36].

Les idées développées dans les ouvrages de Régis se rapprochent encore plus des opinions professées dans l’Infini créé. Régis admet l’existence de connaissances que nous possédons indépendamment de l’usage des sens : c’est le cas de l’étendue en général, que l’âme connaît « par soy-même et par sa propre nature ». Régis précise que, tout en n’étant pas un simple produit des sensations ni des imaginations, elle précède les sensations au moins de nature et qu’elle est une conséquence de l’union de l’âme et du corps [37]. Au contraire, les idées des corps particuliers non seulement sont produites dans l’âme par les mouvements du corps, mais semblent avoir leur origine dans les sens : elles sont donc des idées naturelles, aussi claires que les idées que l’âme a par elle-même (SP, p. 246 et 334). Enfin, l’idée de Dieu est essentielle à l’esprit, à savoir à la substance pensante dépourvue de corps ; chez les hommes, cette idée semble être la seule indépendante des mouvements du corps (SP, p. 244 et 308). Regroupées sous le nom d’idées simples, toutes les notions qui appartiennent à l’âme ou à l’esprit, indépendamment de leur commerce avec les sens, sont uniformes et claires (SP, p. 330 et 334) et, à cet égard, elles se distinguent des connaissances générales de l’Infini créé, vagues et indéterminées. Au moins deux d’entre elles, à savoir l’idée de l’étendue et celle de Dieu, sont également infinies (SP, p. 305 et 379). Régis précise toutefois que seul Dieu peut avoir une idée absolument infinie, à savoir capable de représenter toutes les perfections d’un objet infini, alors que nos idées ne sont infinies qu’à certains égards : elles représentent toutes les perfections concevables par l’esprit qui les possède (SP, p. 282-283)[38]. L’Infini créé, en revanche, ne fournit aucune explication visant à préciser ou à délimiter le sens de son attribution de l’infinité à certaines de nos idées. Au contraire, comme nous l’avons vu, il semble assumer l’une des objections avancées contre la connaissance positive de l’infini, établie par Descartes, et la vision en Dieu de l’étendue intelligible infinie, soutenue par Malebranche, en qualifiant d’infinis non seulement certaines connaissances, mais encore l’esprit (créé) qui les possède.

C’est en ce sens qu’on peut supposer l’existence d’un certain rapport entre les thèses de l’Infini créé et la philosophie de Malebranche, encore une fois sous la forme complexe d’une continuité mettant en oeuvre un renversement. Tout d’abord, le point de départ lui-même semble être post-malebranchien. Chez Malebranche, en effet, le débat sur notre capacité de nous représenter l’infini ne se déroule pas autour de l’idée de Dieu, comme c’était le cas avec les objections avancées contre les Meditationes de Descartes (AT VII, p. 96-97, 112-114, 286-288 et 364-365), mais il a pour origine l’idée de l’étendue, objet de la vision en Dieu et bientôt devenue intelligible, dans les polémiques contre Arnauld et Régis. Or, l’une des formulations de la théorie de la vision en Dieu, peut-être la plus schématique et la plus efficace pour ce qui nous intéresse, soit celle exposée dans la Réponse à Régis, avance très nettement deux options opposées : soit les idées, et plus spécialement l’idée d’étendue, sont des modifications de l’âme et, dans ce cas, elles ne peuvent qu’être finies et incapables de nous représenter l’infini ; soit elles sont capables de représenter l’infini, mais alors elles ne sauraient être des modifications de l’âme et doivent se trouver en Dieu. Toute autre combinaison de ces éléments est illégitime (RR, p. 283-286 ; RV II, p. 96-97 ; EM, p. 42-47)[39]. Mais, au lieu de distinguer entre l’être formel des idées (les idées en tant que modifications de l’âme) et leur être objectif (les idées en tant que représentations de leurs objets) et de décréter que seul cet aspect des idées (humaines) peut être infini (SP, p. 281-282)[40], afin de soutenir l’existence d’idées qui peuvent être à la fois finies et infinies, sans pour cela affirmer que notre esprit est infini, l’auteur du Traité tranche en faveur de l’infinité de notre esprit : nul besoin, donc, de préciser davantage le sens de l’infinité de nos idées.