Corps de l’article

Pour Jacques Poirier

Le mot arrive quand on ne l’attend plus. Ce mot décisif, il se rapporte à Ada Sinner, l’héroïne du roman Les chiens et les loups. Ada est juive ; née en Ukraine, elle s’est installée à Paris. Elle est peintre ; elle peut prétendre incarner un double fictionnel de l’auteur, Irène Némirovsky. Or voici comment Ada apparaît à son élégant public parisien :

— Mais non ! Ce que vous faites est tellement authentique, ingénu, barbare ! C’est cela qui est ravissant !
Une femme murmura, en toisant Ada à travers son face-à-main :
— Vous ne trouvez pas qu’elle a quelque chose de dostoïevskien [2] ?

« Quelque chose de dostoïevskien »… Dans le contexte évidemment satirique du passage, on peut choisir d’interpréter ce « mot » comme un trait caractéristique de la bêtise mondaine. L’adjectif est pédant ; il trahit un discours sûr de lui-même, fruit d’une culture officielle qu’il est élégant d’afficher. Ce mot de « dostoïevskien » ne serait qu’une étiquette commode, un stéréotype pour qualifier, sans l’approfondir, l’impression que font les tableaux d’Ada. Par cette mise en abyme ironique et salutaire, la romancière semble inviter le lecteur intelligent à se désolidariser de la voix anonyme qu’elle met en scène, de ce « face-à-main » prétentieux qui affirme avec une fausse ingénuité : « Vous ne trouvez pas qu’elle a quelque chose de dostoïevskien [3] ? » Sollicité par l’insertion de ce fragment de critique dans le roman, le lecteur se souvient alors qu’Irène Némirovsky a écrit La vie de Tchekhov — et non celle de Dostoïevski. Si on voulait absolument trouver un « modèle russe » auquel rattacher l’oeuvre de Némirovsky, ce serait donc du côté de Tchekhov et non de Dostoïevski qu’il faudrait chercher ; l’affaire serait entendue, et l’article, sitôt commencé, serait achevé.

Questions de méthode

Les choses ne sont pourtant pas si simples. En inscrivant l’adjectif « dostoïevskien » dans la fiction, la romancière définit l’horizon d’attente à l’intérieur duquel se joue la réception de son texte. À un bout de la chaîne, il y a Dostoïevski — avec un « i », car c’est l’orthographe qui, petit à petit, s’est imposée ; à l’autre bout, on trouve Némirovsky, avec un « y ». Plus « française », cette graphie contraste avec le « i », nettement plus russe. Ce détail est révélateur : Némirovsky est certes un écrivain français, qui écrit en français ; mais le secret de son art — et de son succès — serait lié à son origine, à cette filiation qui la situe dans la lignée des grands romanciers russes parmi lesquels Dostoïevski se détache. Dans l’essai d’Eugène Melchior de Vogüé, il apparaît en effet comme le plus russe d’entre les Russes [4], que cette différence fasse l’objet d’appréciations mitigées ou enthousiastes. Dans cette perspective, l’expression « quelque chose de dostoïevskien » renvoie à un art « authentique, ingénu, barbare », un art incommensurable aux canons de l’esthétique française, cette esthétique classique, mesurée, polie, façonnée par la raison et les bienséances. Cet excès qualitatif, que signale l’adverbe « tellement », tendrait à prouver que l’oeuvre (celle de l’héroïne comme celle de l’auteur) s’explique par l’origine hyperboliquement russe dont elle émane. Telle est l’hypothèse que Némirovsky soumet à la perspicacité du lecteur : son talent ne tient-il pas à l’habileté avec laquelle elle inscrit, dans le cadre du roman « à la française », le roman de moeurs ou d’analyse, les qualités qui sont moins celles de Dostoïevski que celles que le public de l’entre-deux-guerres associe à son nom ? Ces qualités ne contribuent-elles pas à renouveler le genre et à assurer à l’auteur une position unique dans le paysage littéraire ? Némirovsky (qui a fini, comme chacun sait, par en faire l’amère expérience) serait donc à la fois française et irréductiblement étrangère, — étrangère parce qu’étrange, de cette étrangeté que résume à lui seul le qualificatif de « dostoïevskien ». C’est cette évaluation dont il faut tester la validité, puisque la romancière tout à la fois l’assume — car le mot « dostoïevskien » est dans le texte — et s’en distancie, par l’ironie. Ainsi se signale un noeud problématique ; cette étude ne prétend pas le dénouer, mais montrer comment les différents fils idéologiques et poétiques s’emmêlent.

On peut objecter à ce travail de tirer un parti abusif d’une citation après tout unique. Dans une oeuvre qui préfère le récit au discours sur le récit, cette occurrence singulière de l’adjectif « dostoïevskien » n’en apparaît que plus frappante et plus significative. Sa valeur s’éclaire par contraste avec une autre « mise en abyme », dans Suite française. C’est alors l’écrivain Gabriel Corte qui parle :

— Je te l’ai toujours dit, tu n’attaches pas assez d’importance aux comparses. Un roman doit ressembler à une rue pleine d’inconnus où passent deux ou trois êtres, pas davantage, que l’on connaît à fond. Regarde d’autres comme Proust, ils ont su utiliser les comparses. Ils s’en servent pour humilier, pour rapetisser leurs principaux personnages. Rien de plus salutaire dans un roman que cette leçon d’humilité donnée aux héros. Rappelle-toi, dans Guerre et Paix ; les petites paysannes qui traversent la route en riant devant la voiture du prince André vont le voir d’abord leur parlant à elles, à leurs oreilles, et la vision du lecteur du même coup s’élève, ce n’est plus qu’un seul visage, qu’une seule âme [5].

C’est un écrivain vaniteux qui parle d’humilité — et rien ne semble rapprocher Gabriel Corte de la romancière. Les propos développés sur Proust et Tolstoï présentent certes un intérêt indiscutable — mais il s’agit ici de pure technique narrative, de questions de métier, et non de l’identité même de l’artiste mis en scène, contrairement au passage où surgit l’adjectif « dostoïevskien ». Enfin, rien ne paraît plus étranger à l’art de Némirovsky que l’idée de « rapetisser » les héros, ou de leur donner une « salutaire » « leçon d’humilité ». Dans leur biographie, Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt rapportent cet extrait tiré d’un dialogue avec Frédéric Lefèvre. Il confirme le jugement assez peu favorable que la romancière porte sur Dostoïevski :

En ce qui concerne la Russie, je ne mets rien au-dessus de Tolstoï ; il contient tout. Je crois que les Français en général préfèrent Dostoïevski, mais je ne partage pas ce goût : Dostoïevski est un genre purement russe, Tolstoï est humain ; La Mort d’Ivan Ilitch, par exemple, peut être compris par n’importe quel homme, vieux et malade et qui craint la mort, tandis que pour se mettre dans l’esprit de Raskolnikof ou de l’Idiot, il faut une mentalité spéciale, et pour tout dire, être un peu fou [6].

Némirovsky prend acte d’un engouement français pour Dostoïevski dont elle craint les conséquences pour l’intelligence de son propre travail : elle ne veut pas apparaître comme une romancière intrinsèquement russe ; elle ne veut pas placer son oeuvre sous le signe d’une « déraison » exotique, peut-être dépaysante ou fascinante pour l’esprit cartésien (ou réputé tel) des Français, mais somme toute réductrice, et dont Dostoïevski serait la parfaite et trop commode incarnation.

On comprend que la méthode suivie, dans cet article, ne relève pas, à strictement parler, d’intertextualité. Une lecture intertextuelle impliquerait de parler le russe. Sous les mots français de Némirovsky, on dégagerait les transpositions cryptées de la prose du modèle ; ainsi surgirait le réseau significatif des « emprunts » au romancier russe [7]. Une autre démarche consisterait à recenser et à étudier toutes les formes de la « présence » de Dostoïevski dans l’oeuvre de Némirovsky, les commentaires ou les récritures explicites et revendiquées de ses textes. Ces pratiques, on le sait, engagent le lecteur, par une sorte de contrat interprétatif, à se rapporter sans cesse à la source pour mesurer les transformations que lui fait subir le texte qui s’y réfère. Mais outre que l’auteur de cette étude n’a pas les compétences requises pour un tel travail, son intuition lui souffle que la moisson d’une telle récolte ne serait peut-être pas aussi riche qu’on pourrait l’espérer. Il me semble en effet que, loin d’être revendiquée, la présence, ou mieux, l’ombre de Dostoïevski sur Némirovsky relève d’un effet oblique de « réception » : l’écrivain sait qu’elle ne peut échapper à une confrontation qu’elle ne cherche nullement à susciter. Comment expliquer une telle stratégie ? Si l’oeuvre de Némirovsky présente d’indiscutables parentés thématiques avec celle de Dostoïevski, si ces ressemblances légitiment la comparaison des deux écrivains et soulignent la spécificité de leur esthétique et de leur système de pensée respectifs, il n’en demeure pas moins que le grand romancier russe est en quelque sorte « tenu à distance », comme si sa paternité pouvait dissimuler l’apport le plus spécifique de la romancière. Faut-il invoquer l’angoisse de l’influence ? N’est-ce pas plutôt parce que, chez Némirovsky, tout l’effort créateur est orienté par la nécessité de décrire la situation intenable de l’homme juif dans l’espace européen, que cet espace soit russe ou français [8] ? La situation dramatiquement précaire des Juifs voue Némirovsky à la recherche et à l’exploration d’une pensée dominée par l’impossibilité de réconcilier les contraires ; Dostoïevski, lui, veut en revanche décrire le cheminement patient, sinueux d’une oeuvre de rédemption. L’influence d’un écrivain sur un autre se mesure aussi par les résistances conscientes et motivées que le second oppose au premier.

Le parcours suivi découle de ce qui précède. On tentera d’abord de préciser le sens et les enjeux qu’avait, pour les contemporains de Némirovsky, l’expression « quelque chose de dostoïevskien », en s’attachant à quelques textes critiques parmi les plus significatifs de ceux qui jalonnent la réception de Dostoïevski en France, entre 1886 et le milieu des années 1920 ; quels débats, quelles représentations l’adjectif « dostoïevskien » faisait-il résonner chez les lecteurs de Némirovsky ? Une fois fixée cette matière labile, où la poétique se mêle à l’idéologie, il convient d’évaluer la pertinence et l’actualité de cette réception française du romancier russe en la confrontant à quelques textes décisifs de Dostoïevski, ceux où, selon nous, se formule le plus nettement le faisceau de questions qui le hantent et la manière dont il s’efforce d’y répondre. Dans la perspective qui est la nôtre, celle d’une poétique contrastive, on montrera que l’oeuvre de Némirovsky signale, par certaines de ses obsessions, plus encore que par des indices intertextuels quasi inexistants, le dialogue fécond qu’elle instaure avec une démarche créatrice concurrente. C’est ainsi que la poétique et la pensée de Némirovsky s’éclairent par le jeu des différences qu’elles manifestent avec celles de Dostoïevski.

Contre Flaubert

On voudrait déterminer ce qui, dans les romans de Némirovsky, pouvait inciter un lecteur cultivé de l’époque à percevoir en eux « quelque chose de dostoïevskien ». De l’essai d’Eugène Melchior de Vogüé (Le roman russe, 1886) à la publication de La prisonnière (1923, qui fait état de vues pénétrantes sur Dostoïevski), l’étude de quelques grands textes critiques fait apparaître une étonnante continuité dans l’appréciation de Dostoïevski. Malgré les reproches de Gide [9], Vogüé a su fixer durablement les grands traits de la réception du romancier russe en France : ce dernier peindrait la vie d’une manière à la fois plus profonde et plus vraie que les romanciers français. Quelle est donc cette conception de la vie qui caractérise le génie de Dostoïevski et dont Némirovsky, bien qu’elle s’en défende, passerait pour être l’héritière ?

L’intérêt de Vogüé pour les romanciers russes relève de considérations très pratiques. S’il fait allusion à des motifs strictement politiques [10], l’intérêt national motive aussi son projet littéraire : « sauf de rares exceptions, le livre qui agit et nourrit, celui qu’on prend au sérieux, qu’on lit dans la famille assemblée et qui façonne à la longue les intelligences, ce livre ne vient plus de Paris. […] Les idées générales qui transforment l’Europe ne sortent plus de l’âme française [11] ». La lecture des Russes fait figure de remède : « j’ai la conviction que l’influence des grands écrivains russes sera salutaire pour notre art épuisé [12] ». Vogüé prétend parler au nom du public ; il reproche aux « écrivains réalistes, naturalistes » de « diminuer, d’attrister et d’avilir le spectacle du monde » ; « ils ignorent la moitié de nous-mêmes et la meilleure moitié [13] ». Maître incontesté de la nouvelle école, Flaubert est plus particulièrement visé : il méconnaît « l’existence d’une source plus haute de charité, il dépouille toute pitié ; il ne voit plus dans l’univers que des hommes bêtes ou méchants, soumis à ses expériences, le monde des Bovary et des Homais [14] ». Indissolublement esthétique et morale, la supériorité des Russes s’explique par leur capacité d’intégrer à la représentation réaliste de la vie une dimension religieuse ou mystique qui ferait cruellement défaut aux oeuvres des Français.

En 1921, Suarès ne dit pas autre chose ; il reprend le parallèle de Flaubert et de Dostoïevski et lui donne une admirable consistance :

Dostoïevski semble, d’abord, le plus pessimiste des hommes. Nulle apparence n’est plus fausse. D’ailleurs, on fait la même erreur sur quelques hommes profonds : on prend leur douleur de vivre pour une condamnation de la vie ; et ils sont au contraire possédés par un incroyable amour de vivre. Flaubert est le vrai pessimiste : il n’aime pas le monde ; il n’espère rien ; il est bon, et sa bonté est inutile ; pour lui la vérité est vaine autant que triste, car elle est une possession du rien. Loin de détester le néant, il y aspire. Et même si la nature le ravit à la misère humaine, les hommes, leur sottise et leur méchanceté lui gâtent la nature. Aux antipodes de Flaubert, Dostoïevski n’aime dans la nature que la mère commune de tous les hommes. Il n’aspire pas à la nullitude et à l’oubli ; mais au salut. La bêtise universelle n’est pas le pôle où, pour lui, tous les méridiens se rencontrent ; mais l’amour où coïncident tous les grands cercles de la pensée et de l’action. […] Voilà pourquoi les romans les plus sombres de Dostoïevski laissent une impression si radieuse et si douce […]. Jusque dans Les Possédés, oeuvre terrible et qu’on pourrait croire désespérée, […] il montre si clairement que l’amour méconnu chasse fatalement de la vie ceux qui le méconnaissent, qu’au milieu de tous ces morts et de toutes ces ruines, on ne voit que l’amour vivant [15].

La manière d’envisager la vie sert de pierre de touche : soit la vie apparaît avilie, dégradée et n’inspire plus que le dégoût ; soit elle est aimée et assumée dans sa totalité. La « douleur » n’est pas niée, loin de là ; elle est contenue dans un « amour » plus vaste, qui en recueille l’intensité et la dépasse. « Jamais artiste n’a eu une idée plus belle de la vie et ne s’en est fait une plus belle image, au comble même de toutes les laideurs et de tous les maux [16] », estime Suarès. Henri de Régnier reprend ce paradoxe à propos de Némirovsky, lorsqu’il rend compte de David Golder : « Certes, la matière humaine que manie Mme Némirovsky est plutôt répugnante, mais elle l’a observée avec une curiosité passionnée, et cette curiosité, elle arrive à nous la communiquer, à nous la faire partager. L’intérêt est plus fort que le dégoût [17]. » Cette « curiosité passionnée » me semble s’abreuver à la même source que la pitié, la compassion, ces mots qui reviennent sans arrêt à propos de Dostoïevski. Dans son oeuvre, Gide reconnaît le « sentiment d’une solidarité indistincte [18] » et Vogüé une « sympathie [qui s’exalte] en pitié désespérée pour les humbles [19] ».

La vérité et la vie

Cette acception de la vie serait-elle la condition de la compréhension plus profonde qu’en ont les Russes, au premier rang desquels il faut compter Dostoïevski ? Vogüé l’affirme :

Contrairement à notre esprit, net et clair, toujours porté à restreindre son champ d’études, l’esprit de ces peuples [les races du Nord, slaves ou anglo-germaines] est large et trouble, parce qu’il voit beaucoup de choses en même temps. […] Il estime que les représentations du monde doivent être complexes et contradictoires comme ce monde lui-même […] [20].

Le maître mot est lancé : « contradictoires » ! La juxtaposition des contraires, voilà ce qui permet de rendre la « complexité » ou « l’obscurité » de la vie. L’analyse est reprise à satiété. Jacques Rivière donne au principe sa plus grande généralité :

L’idée d’un personnage étant donnée dans son esprit, il y a, pour le romancier, deux manières bien différentes de la mettre en oeuvre : ou il peut insister sur sa complexité, ou il peut souligner sa cohérence ; dans cette âme qu’il va engendrer, ou bien il peut vouloir produire toute l’obscurité ou bien il peut vouloir la supprimer pour le lecteur en la dépeignant ; ou bien il réservera ses cavernes, ou bien il les exposera. […] Dostoïevski s’intéresse avant tout à leurs abîmes, et c’est à suggérer ceux-ci le plus insondable possible qu’il met tous ses soins. […] Nous, au contraire, placés en face de la complexité d’une âme, à mesure que nous cherchons à la représenter, d’instinct nous cherchons à l’organiser [21].

Les autres commentateurs introduisent chacun leur propre variante psychologique. Proust observe que « pour lui l’amour et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité et l’insolence ne sont que deux états d’une même nature [22] ». Gide réduit le jeu des oppositions à un couple unique, qu’il estime fondamental : « Malgré l’extraordinaire luxuriance de sa comédie humaine, les personnages de Dostoïevski se groupent, s’échelonnent sur un seul plan toujours le même, celui de l’humilité et de l’orgueil [23]. » L’alternance des qualités contraires rythme les apparitions du personnage : « On dirait vraiment qu’il y a en lui [Raskolnikov] deux caractères opposés qui se manifestent tour à tour. » Ou encore : « […] jamais le héros n’est plus près de l’amour que lorsqu’il vient d’exagérer sa haine et jamais plus près de sa haine que lorsqu’il vient d’exagérer son amour [24] ». Mais d’où vient que cette peinture ne lasse pas par ses excès ? Subtilement, Gide fait remarquer « ce besoin de Dostoïevski, lorsqu’il nous entraîne dans les régions les plus étranges de la psychologie, de préciser alors jusqu’au plus petit détail réaliste, afin d’établir le mieux possible la solidité de ce qui paraîtrait, sinon, fantastique et imaginaire [25] ». Némirovsky se sert du même procédé. Dans Les chiens et les loups, les moments pathétiques sont troués (si l’on peut dire) par des échappées vers la réalité concrète. Ainsi, après la rencontre à Paris entre Harry, le riche mondain, et Ada, l’artiste pauvre, Harry et sa femme Laurence découvrent le caractère superficiel et mensonger de leur union. Le dialogue est tendu :

— De l’ambition, cela, oui, continua Laurence avec un singulier accent d’irritation. Elle a une sorte de modestie à base d’insolence que je trouve odieuse.
Harry la repoussa légèrement, chercha une cigarette qu’il alluma avec application.

CL, p. 212

Si calme, si maîtresse d’elle-même, Laurence commence à perdre la mesure. Ses hyperboles veulent blesser la rivale, atteindre le mari. Les gestes anodins qui suivent, à la fois annoncent et consomment la rupture. Au terme du dialogue entre Ada et Ben, le mari qu’elle veut quitter pour Harry, une notation triviale contraste avec l’exaltation des héros :

Ils entendirent sonner quatre heures. Ben tressaillit.
— Je pars.
Ada, tremblante, livide, les yeux étincelants, murmura :
— Oui, va, je t’en supplie, parce que je… j’ai peur de moi… j’ai envie de te tuer…
— Ada, viens avec moi.
— Tu es fou ! Maintenant, je le sais ! Tu es fou !

CL, p. 287

Placide et universelle, la mesure du temps qui passe ne se laisse pas oublier. La surexcitation des personnages est en quelque sorte incluse dans une réalité parallèle qui la déborde ; l’heure qui sonne rappelle l’existence d’un ordre des choses qui finit par user les êtres et tout dénouer. Enfin, Ada et Laurence finissent par se croiser : « Laurence ne répondit rien, mais sous la peau fine des gants ses doigts se crispèrent. Toutes deux, bouleversées de peur et de haine, se regardaient sans parler » (CL, p. 315). Le romanesque « dostoïevskien » de la scène tient à la coexistence de l’excès passionnel et d’un petit détail anodin. C’est en effet par impulsion et par défi qu’Ada rencontre Laurence ; elle veut lui signifier qu’elle renonce à Harry ; l’épouse légitime peut donc mettre sa fortune au service de Harry, menacé de ruine après les agissements de Ben. Le lecteur surprend les regards haineux entre les deux femmes mais, aussi, le luxueux gant de cuir sur la main crispée de Laurence, la fille de riches banquiers.

Montrer la contradiction ne suffit pas. Encore faut-il ne pas la juger et ne pas la réduire. Suarès en sait gré à Dostoïevski : « Il n’enseigne pas ; il ne professe rien. Il ne raconte pas les passions et les caractères : il les fait paraître et s’expliquer eux-mêmes [26]. » D’où l’importance du dialogue et de la parole rapportée chez Dostoïevski et Némirovsky. Le narrateur n’est pas en surplomb par rapport à un personnage qui, seul, détient la vérité. Celle-ci est mise à la portée du lecteur, mais elle est en quelque sorte indivise. La vérité a le statut d’une oeuvre collective à laquelle chaque instance (personnages et narrateur) coopère et où chacun puise les éléments qui lui permettent de vivre. Ainsi en va-t-il du premier chapitre des Démons. Stéphane Trophimovitch Verkhovensky nous est présenté. Ce personnage apparaît à la fois ridicule et humain. Il se croit persécuté par le pouvoir ; cet intellectuel raté met sur le compte de la situation politique son incapacité de faire oeuvre. « Ce que c’est que l’imagination ! Il fut sincèrement convaincu toute sa vie qu’on le craignait dans les hautes sphères […] [27]. » Le lecteur accède à la vérité du personnage en découvrant sa chimère, dont personne d’ailleurs n’est dupe. Chaque individu est la création du discours qu’il tient, sur lui-même et sur les autres. Tous les protagonistes sont pris dans un réseau de relations et de points de vue. Varvara Pétrovna, qui protège Stéphane Trophimovitch, « l’avait “inventé”, et avait été la première à croire à son invention [28] ». Elle n’est pas stupide pour autant. Elle voit clair dans les mensonges ou les inconséquences de son parasite : « “Des bêtises tout ça, trancha Varvara Pétrovna en enfermant cette lettre dans la cassette avec les autres. Si ces ‘soirées athéniennes’ se poursuivent jusqu’à l’aurore, il ne passe certainement pas douze heures par jour le nez dans les livres. […] Après tout, qu’il s’amuse…” [29]. » Là où un narrateur français veut montrer qu’il en sait plus sur son personnage que lui-même ou que les autres protagonistes de la fiction, le narrateur dostoïevskien montre les rapports entre les êtres, comment se tissent et se rompent entre eux des équilibres qui sont leur oeuvre propre.

La petite soeur juive de Dostoïevski

Peut-on résumer l’apport de la réception française de Dostoïevski pour qui entreprend de lire Némirovsky ? Gide nous y aide : « ce qu’on a surtout reproché à Dostoïevski au nom de notre logique occidentale, c’est je crois, le caractère irraisonné, irrésolu et souvent presque irresponsable de ses personnages [30] ». De même, Proust fait cette remarque étonnante : « le monde qu’il peint a vraiment l’air d’avoir été créé pour lui [31] ». « Pour lui » et non « par lui », comme si le « créateur » n’était pas transcendant au monde qu’il représente mais, placé sur le même plan que lui, était impliqué en lui, se retrouvait en lui, et le recevait comme un don d’une instance supérieure. Laquelle ? La vie. C’est là l’intuition des premiers lecteurs français de Dostoïevski. Ils ne cessent, selon les mots mêmes de Gide, d’opposer d’une part « la logique occidentale », qui veut rendre la vie intelligible, exige des caractères constants et des explications univoques, et fait de cette « représentation » rationnelle l’oeuvre par excellence, où le créateur s’identifie à sa création et la domine, et d’autre part, l’amour inconditionnel de la vie. Si, lisant Dostoïevski, Proust éprouve le sentiment d’être mêlé à une « humanité […] fantastique », ce n’est pas seulement parce que ses personnages sont excessifs et contradictoires. C’est aussi et surtout parce que le regard que le narrateur porte sur eux ne veut ni les juger, ni les expliquer, mais les comprendre. Quel dépaysement ! C’est en effet une relation d’amour et non un rapport rationnel qui préside au rapport entre l’écrivain et sa fiction, tous se retrouvant dans cette région « où se rallie tout sentiment de solidarité humaine, celle où s’évanouissent les limites de l’être, celle où se perd le sentiment de l’individu et du temps, celle enfin sur le plan de laquelle Dostoïevski cherchait, trouvait le secret du bonheur […] [32] ».

La solidarité avec la vie que le romancier russe cherche et réussit à faire éprouver au lecteur s’enracine dans son existence même. Gide et Vogüé relèvent la même et magnifique image : ayant perdu sa femme et son frère très aimé, écrasé par les dettes, Dostoïevski n’en revendique pas moins pour lui-même « la vitalité du chat [33] ». Une telle vitalité fascine Gide ; il prend plaisir à multiplier les citations qui prouvent cette énergie plastique, multiforme, toujours renaissante [34]. Cette ardente envie de vivre fait aussi le fonds des romans de Némirovsky. Ils ne cessent de suivre, de traquer, pourrait-on dire, le devenir de cette force vitale aux prises avec le jeu souvent cruel des circonstances. Si elle s’incarne dans des individus, cette passion de vivre vient de la race ; celle-ci n’est plus seulement russe ou ukrainienne, mais juive. Ainsi David Golder. Son intransigeance en affaires vient d’acculer Marcus au suicide, son vieux rival et complice :

« Pourquoi a-t-il fait ça ? Se tuer, à son âge, comme une modiste, murmura-t-il avec une espèce de dégoût, pour de l’argent… » Combien de fois, déjà, il avait tout perdu, et il faisait comme les autres, il recommençait… « C’est la vie. Et dans cette affaire de Teïsk, il y avait cent chances pour une de réussir » dit-il tout à coup, tout haut, avec passion, comme s’il se mettait mentalement à la place de Marcus, « avec l’Amrum, derrière lui, l’imbécile [35] ! »

Cynisme de l’affairiste ? Les antisémites ne manqueront pas d’ajouter : de l’affairiste juif. Ce serait méconnaître la grandeur proprement dostoïevskienne du passage. Némirovsky ne juge pas son personnage. La question morale est suspendue. En Golder, la dureté et la bonté sont inextricables. Tout en méprisant Marcus pour sa faiblesse, le vieux Juif ne peut s’empêcher de se mettre à la place de son rival, de supputer les chances qu’il aurait eues de s’en sortir, comme s’il était lui-même romancier, faisant oeuvre d’imagination et de sympathie. L’enchevêtrement des voix renforce le procédé : le lecteur accède par le discours direct à la pensée de Golder. Suit une phrase à l’imparfait : « combien de fois, déjà, il avait tout perdu, et il faisait comme les autres, il recommençait ». Cette phrase peut tout aussi bien renvoyer au point de vue de Golder, retranscrite à l’indirect libre, qu’à celui du narrateur, analysant la situation du personnage. Mais lequel ? Golder ou Marcus ? Ne sont-ils pas un instant confondus, par-delà la mort qui les sépare ? « C’est la vie », la même vie qui circule d’une voix à l’autre, tisse des liens entre Golder, Marcus et le narrateur. S’il est sensible et généreux, le lecteur peut assumer à son tour ce dense réseau d’interactions humaines. On retrouve là les deux grands traits de la poétique de Dostoïevski, magistralement analysée par Bakhtine : la polyphonie interdit à un discours d’évaluer le degré d’erreur et de vérité des autres discours en fonction d’un point de vue unique et surplombant ; le dialogisme, lui, met chaque signe d’un énoncé en rapport avec un ensemble de discours coexistant dans l’espace social [36].

Lecteur de Dostoïevski, Bakhtine nous aide à comprendre pourquoi, malgré ses phrases courtes, son style sec, l’apparence sage et maîtrisée de la composition, — intrigue resserrée, unité d’action — Némirovsky ne ressemble pas tout à fait à ce qu’il est convenu d’appeler un romancier français. Sous le nom de Dostoïevski, qui en est le représentant le plus emblématique, la réception française du maître russe s’est efforcée de définir quelque chose de plus général. Et si Marthe Robert avait raison : « on ne lit plus [Les démons] avec les yeux de Nietzsche et de Gide, qui découvraient en Dostoïevski le précurseur révolutionnaire, le créateur génial d’une nouvelle psychologie [37] », on ne pourrait que le regretter. En quoi consiste donc cette « nouvelle psychologie » dont hérite Némirovsky, que voulaient cerner Vogüé et ses successeurs, et qui n’est ni plus ni moins que la « russité » littéraire, la contribution majeure de la Russie à la littérature mondiale ? On vient de le voir à propos de Marcus et de Golder, mais aussi d’Ada et de Laurence : cette « psychologie » refuse avec véhémence le dogme de l’incommunicabilité. Elle pose qu’aucune conscience n’est impénétrable à elle-même, ou à une autre. La confession et toute relation d’amour entre les humains reposent sur ce principe [38]. L’idée que la conscience pourrait ne pas être présente à elle-même — que ce qui la concerne au premier chef ne soit pas éprouvé par elle, mais tenu en réserve, dans la région inaccessible de l’inconscient — cette idée méconnaît ce que nous apprend, estime Dostoïevski, tout rapport un peu profond à soi-même. Un être est vivant dans la mesure même où il comprend la vie qui le traverse et le relie au faisceau de ce qu’on appelle justement ses « semblables ». Une chaise n’a aucune conscience d’être au monde ; elle peut apparaître au monde, mais elle-même ne sait pas qu’elle s’y manifeste. L’homme est au contraire doté de la certitude irrécusable qu’il est vivant ; il est défini par ce pouvoir transcendantal de s’éprouver vivant. Pour la littérature, il n’est pas de tâche plus passionnante que de suivre, dans le jeu concret de la mondanité, les aléas, les éclipses et les exaltations de ce sentiment d’être vivant parmi les vivants. C’est l’enjeu d’une littérature pathétique [39].

Plaidoyer pour une littérature pathétique

Il faut en revenir à Proust : « Les romans que je connais de lui pourraient tous s’appeler l’Histoire d’un Crime [40] », constate Albertine. Cette intuition géniale sera confirmée par Freud. La thèse est célèbre [41] : le fils veut tuer le père, à la fois parce qu’il l’admire et parce qu’il le hait. Seule la peur d’être châtré l’empêche de passer à l’acte et de prendre la place du rival. Le sentiment de culpabilité devient pathologique quand le père se montre brutal et violent ; le surmoi du fils tourmente alors le moi dont il réfrène les désirs. Dans les oeuvres de Dostoïevski, le héros commet le crime interdit (phase sadique) en vue du châtiment (phase masochiste). La sanction confirme la culpabilité tout en l’annulant provisoirement. La crise épileptique reprend le même déroulement : le sentiment intense de toute-puissance est suivi par une souffrance, elle aussi intense. Telle est la source anthropologique de cette violence qui a tant frappé les lecteurs français de Dostoïevski. De ces excès passionnels, Vogüé donne deux versions, l’une noble et l’autre prosaïque. La première, sublime, concerne l’esprit :

La plupart de ces natures peuvent se ramener à un type commun : l’excès d’impulsion, l’otchaïanié, cet état de coeur et d’esprit pour lequel je m’efforce vainement de trouver un équivalent dans notre langue. Dostoïevsky l’analyse en maint endroit : « […] l’homme éprouve une jouissance dans l’horreur qu’il inspire aux autres… Il tend de toute son âme dans un désespoir effréné, et ce désespoir appelle le châtiment comme une solution, comme quelque chose qui “décidera” pour lui » [42].

La seconde regarde le corps :

Jamais ces gens-là ne mangent ; ils boivent du thé, la nuit. Beaucoup sont alcooliques. Ils dorment à peine, et, quand ils dorment, ils rêvent […]. Ils ont presque toujours la fièvre ; vous tournerez rarement vingt pages sans rencontrer l’expression « état fiévreux ». Dès que ces créatures agissent et entrent en rapport avec leurs semblables, voici les indications qui reviennent presque à chaque alinéa : « Il frissonna… il se leva d’un bond… son visage se contracta… il devint pâle comme une cire…. Sa lèvre inférieure tremblait… ses dents claquaient [43] … »

Si les romans de Némirovsky ont quelque chose de dostoïevskien, c’est aussi parce que, comme chez le maître russe, le lecteur est sans cesse invité à relier la physiologie des personnages à leur psychologie tourmentée. Dans Le maître des âmes, Philippe Wardes, homme d’affaires et joueur impénitent, connaît des alternances de mégalomanie délirante et d’angoisse. La description clinique des symptômes de cette maladie de l’âme n’a rien à envier à celle qu’on trouve chez Dostoïevski :

L’anxiété l’étouffait. Tantôt ses yeux lui faisaient mal ; il imaginait un afflux de sang dans sa rétine, sa capacité de vision diminuée, l’infirmité, la cécité. Il imaginait cela avec tant force que, devant son regard, les lumières se redoublaient, vacillaient, se voilaient [44].

Alors que l’écrivain naturaliste envisage le corps comme un objet, disposé sous le regard du savant et devenu sa propriété intellectuelle, la compassion dostoïevskienne investit la pathologie ; le narrateur de Némirovsky montre le sujet immergé dans sa souffrance. De cet assaut déréglé de vie, il ne peut pas plus douter que de lui-même. Il habite une maladie qui redessine pour lui les contours du monde — comme le montre la récurrence du verbe « imaginait ».

Freud, le médecin génial, se sépare de Dostoïevski et de sa descendance littéraire en ce qu’il a besoin de croire en l’inconscient pour guérir ses patients. Le dernier chapitre des Démons, la fameuse « confession de Stavroguine », fait état d’une autre croyance. Possédé par une pulsion sadique, Stavroguine a laissé battre une pauvre souillon que sa mère accuse injustement d’avoir volé le canif du prince. Puis il fait des avances à la fillette, mais c’est pour l’humilier. Il veut se venger d’elle, car elle a subi le châtiment qu’il estime mériter. La traitant comme un moyen pour assouvir sa propre jouissance, il découvre un être qui comprend avec une merveilleuse et tragique intelligence sa propre blessure : « elle se mit tout à coup à hocher la tête comme le font, pour adresser un reproche, les gens très naïfs et qui n’ont pas de manières ; puis elle leva subitement son petit poing et m’en menaça [45] ». Ce geste « ridicule » incarne le sommet du pathétique démocratique. Véritable néant social, la victime illettrée refuse de s’anéantir face à son bourreau, parce que son corps est vivant, qu’il ressent l’offense et coïncide avec elle dans une immédiateté sans reste. Le crime est constitué, non par le criminel, mais par celle-là même qui l’éprouve. Le démon est démasqué par la vie à laquelle il attente ; elle le dénonce et, pour l’éternité, le condamne. Stavroguine est atteint au coeur de son orgueil. Comme Rousseau, il voudrait se confesser publiquement, rester maître du jeu. Dans le spectacle d’un discours public, le sujet ne parle en effet que pour retrouver le droit de mépriser ceux que n’intéresse pas son intimité blessée. La dialectique du pardon proposée par l’évêque Tikhone est tout autre : le criminel doit se délivrer de son orgueil en acceptant d’être pardonné, mais surtout de pardonner à celui qui lui pardonne, reconnaissant ainsi que son crime n’est pas unique, qu’il appartient à la communauté indivise, universelle, des humiliés et des offensés [46]. Stavroguine refuse cet acte de pénitence et se suicide. Pourquoi se dérobe-t-on à l’amour ? La réponse se trouve à la fin des Carnets du sous-sol : « […] nous avons tous tellement perdu l’habitude de la vie, nous sommes tous plus ou moins boiteux. Nous en avons tellement perdu l’habitude, même, qu’il nous arrive parfois de ressentir une sorte de répulsion envers la “vie vivante”, et c’est pourquoi nous ne pouvons pas supporter qu’on nous rappelle qu’elle existe [47] ». De fait Stavroguine, le prince des démons, ne peut supporter que le petit poing dressé de la fille qu’il a meurtrie, que le projet pénitentiel de l’évêque remettent sous ses yeux cette « vie vivante » qu’il a confisquée, qu’il nie et dont il veut s’excepter.

Némirovsky appartient, c’est une évidence, à la famille des esprits qui lit à livre ouvert dans Dostoïevski, qui médite les leçons du maître, n’a nul besoin qu’on les lui explique tant il parle une langue collective, celle de son peuple, à l’exemple d’Homère pour les anciens Grecs, de la Torah pour un Juif pieux ou des Évangiles pour un chrétien. Pour elle, Dostoïevski n’est pas un trésor qu’on exhibe (car la citation est toujours plus un moins une sorte de bijou de famille que le lettré expose pour orner sa prose ou sa pensée), mais la lumière fondamentale dans laquelle un phénomène apparaît à la conscience. Une preuve devrait suffire : c’est L’affaire Courilof [48]. En apparence, rien de moins dostoïevskien que ce récit bref qui emprunte un peu de sa matière à l’immense massif des Démons. Réfugié en Suisse, un comité de révolutionnaires opposés au régime de Nicolas II confie à Léon M… le soin d’exécuter un ministre particulièrement brutal et réactionnaire : Valerian Alexandrovitch Courilof. Fils d’un terroriste, le héros dit de lui-même : « j’appartenais au parti par ma naissance même » (AC, p. 26). Pour accomplir son crime, le héros change symboliquement d’identité : il devient Marcel Legrand, jeune médecin recommandé par un camarade de la légation de Suisse pour accompagner le ministre dans sa résidence d’été. Arrêté après l’attentat, gracié lors de la naissance du tsarévitch, il devient un révolutionnaire en 1917 avant d’être exilé. Il change une nouvelle fois d’identité : il usurpe le nom d’un condamné, Jacques Lourié, un Juif de Lettonie naturalisé français (AC, p. 32).

Dans cette vie terne, où Léon ne saurait dire « combien d’hommes » il a fait tuer en étant « au pouvoir » (AC, p. 17), une seule relation humaine semble avoir compté ; c’est la trouble complicité qu’il ressent pour sa future victime, lui-même grand massacreur d’innocents, le ministre Courilof, dit « le Cachalot » :

[…] ce couple, le Cachalot et la vieille cocotte [son épouse], me plaisait, me touchait, je ne sais pourquoi…

J’écris, je me souviens, je divague, et il m’est impossible de m’expliquer à moi-même pourquoi ces deux-là m’étaient tellement… compréhensibles. Peut-être avais-je vécu depuis mon enfance dans une « cage de verre » ? Pour la première fois, je voyais des êtres humains, des malheureux, avec leurs ambitions, leurs fautes, leurs sottises…

AC, p. 120

Francophone, élevé en Suisse, puis immergé dans le bain slave pour perpétrer son crime, le héros retrouve en Russie la vieille syntaxe compassionnelle qui gouverne les relations entre les êtres [49]. Les émotions fondatrices sont là, mais les mots manquent ; péniblement, ils remontent à la surface : les points de suspension auréolent de la trouble opacité des années passées, de la remémoration et de l’effort intellectuel l’apparition du mot dostoïevskien par excellence, de l’adjectif qui décide de tout : « compréhensibles ». La solidarité sacrée qui unit le vivant au vivant n’a rien de rationnel, de justifiable. Pontifiant, bigot, disciple de l’école réactionnaire de Constantin Pobiedonostsef, le célèbre précepteur d’Alexandre III, le « Cachalot » ne séduit guère. C’est cet homme ordinaire, lesté par les rituels d’une conjugalité tendre et les devoirs de sa charge politique, qui tire Léon (alias Marcel Legrand) de sa « cage de verre » :

Oui, cette fois-là, la première, Courilof eut un soupçon. Probablement, une sorte de malaise lui troubla l’esprit. Mais sans doute pensa-t-il qu’il n’avait plus rien à craindre, ou peut-être éprouvait-il, à mon égard, le même sentiment que moi envers lui… de compréhension, de curiosité, une fraternité obscure, pitié, mépris, que sais-je ?…. Peut-être ne pensa-t-il à rien de tout cela ?

AC, p. 156

On sent affleurer sous ces lignes la question qui hante Dostoïevski : l’invisible existe-t-il ? Le médecin le sait : devant lui, il y a l’évidence d’un corps qu’il faut nourrir, soigner, mais qu’on peut tout aussi bien tuer. De toute évidence, ce corps ne se suffit pas à lui-même ; par ses besoins, il se rattache à l’extériorité du monde déployé autour de lui. Le matérialiste s’en tient là. Un corps existe à partir du moment où il occupe une portion unique d’espace à un moment unique du temps ; ce double déterminisme de l’espace et du temps rendrait compte de ce qui est. Mais au-delà de ce corps ainsi situé, il y a peut-être l’invisibilité d’une chair qui s’éprouve vivante — qui ne sait ce qu’elle sent, mais qui sait qu’elle sent. Léon devine cette autre réalité, proprement pathétique ; il pressent que cet ordre invisible et immanent donne à la vie sa valeur. Mais est-on jamais sûr de le tenir ? L’hypothèse nihiliste du « rien », du « rien que des corps, dont il est indifférent qu’ils existent ou n’existent pas », est peut-être la bonne. Le moment décisif du crime résout la question :

Il tournait son visage vers moi ; il était pâle et vieilli ou la lumière tombant des lampadaires creusait-elle ainsi ses traits ? Il avait une expression lasse et abattue, de grandes poches sombres sous les yeux. Je me tournai vers Fanny, et je dis :
— Je ne peux pas le tuer.
Je sentis qu’elle m’arrachait la bombe des mains. Elle fit deux pas en avant et la lança.

AC, p. 177

Le héros est incapable d’accomplir l’oeuvre de mort : la chair invisible proteste. Il existe donc quelque chose de plus que la visibilité conventionnelle d’une « expression lasse et abattue », qui n’explique rien. Mais l’enracinement dans le sol de l’amour n’est pas assez fort pour que la vie l’emporte : « je me souviens qu’elle [ma mère] ne nous embrassait jamais. D’ailleurs nous étions des enfants moroses et froids, moi, du moins… » (AC, p. 23-24). La vie de Léon est condamnée à n’être que la conscience de son inaccomplissement.

Conclusion

Comment peut-on apprécier — quand la méconnaissance prive l’ignorant lecteur de la ressource la plus subtile dont dispose un écrivain, le jeu avec les formes offertes par sa langue — l’influence d’un écrivain russe sur une romancière française ? L’oeuvre de Dostoïevski, comme toute grande réussite esthétique, contribue à redéfinir le champ de ce dont il est important de parler. Qu’est-ce que Dostoïevski a pu léguer à Némirovsky ? Le premier a vécu sous le joug de tsars autocrates, Nicolas Ier et Alexandre II qui réprimaient toute velléité de liberté. La seconde a accompli sa prodigieuse ascension littéraire alors que, juive, il lui fallait respirer une atmosphère lourdement plombée par un antisémitisme haineux, puis meurtrier. Est-ce pourtant la politique qui les retient ? On fait, depuis Foucault et quelques autres, beaucoup de cas du pouvoir, du contrôle que de grandes machines anonymes exerceraient sur les corps des uns et des autres. Némirovsky savait, parce qu’elle avait lu Dostoïevski, que tout cela ne comptait pas vraiment — et qu’aucun pouvoir n’avait le pouvoir de mordre sur l’essentiel, sur le témoignage rendu à la vie, sur cette « vitalité du chat » grâce à laquelle on peut rechercher et accroître en soi tout ce qui permet de s’éprouver vivant, et qui est proprement le domaine de l’art.