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L’imaginaire social est organisé autour d’oppositions dont celle du masculin et du féminin est une des plus fortes. En France, les belles écoles primaires de la Troisième République étaient souvent construites en symétrie, un bâtiment pour les garçons et un pour les filles. Les toilettes des lieux publics et les vestiaires des salles de sport conservent aujourd’hui la même symétrie. L’opposition devient hiérarchie lorsque l’homme s’arroge l’extériorité et que la femme est reléguée dans l’intériorité, que le premier est pensé sur le mode de la plénitude, la seconde sur celui d’une incomplétude. Il est d’autant plus intéressant d’interroger une image récurrente au xviiie siècle, qui présente un être masculin sinon contradictoire, du moins double ou clivé, un être dont le visage ne correspondrait pas au corps.

La formule revient plusieurs fois sous la plume de Voltaire ; les références mythologiques sont nobles, mais l’expression relève chez lui du registre propre au burlesque et au conte. Le chant x de La Pucelle raconte la fuite d’Agnès Sorel qui se réfugie dans un couvent. Elle y est accueillie par une soeur dont le nom peut avertir, sinon l’héroïne, du moins le lecteur qui est moins naïf ; elle s’appelle soeur Besogne :

Il faut le dire, il faut tout publier.

Ma soeur Besogne était un bachelier

Qui d’un Hercule eut la force en partage

Et d’Adonis le gracieux visage,

N’ayant encor que vingt ans et demi,

Blanc comme lait et frais comme rosée.

La dame abbesse, en personne avisée,

En avait fait depuis peu son ami.

Soeur bachelier vivait dans l’abbaye

En cultivant son ouaille jolie,

Ainsi qu’Achille en fille déguisé

Chez Licomède était favorisé

Des doux baisers de sa Déidamie [1].

Le contraste du corps et du visage correspond au travestissement : le visage peut passer pour féminin, le corps pleinement masculin se dérobe sous le vêtement religieux, mais l’abbesse sait ce qu’il en est.

Ce qui plaît aux dames est un conte en vers composé dans le même décasyllabe que La Pucelle, dans le même style héroï-comique. Le héros en est un jeune chevalier sans le sou :

Sir Robert possédait pour tout bien

Sa vieille armure, un cheval et son chien ;

Mais il avait reçu pour apanage

Les dons brillants de la fleur du bel âge ;

Force d’Hercule, et grâce d’Adonis,

Dons fortunés qu’on prise en tout pays [2].

Avec La Princesse de Babylone, on passe du Moyen Âge français à un Orient fabuleux, mais le type du beau jeune homme reste le même. Le roi cherche un époux pour sa fille, l’épreuve consiste à savoir tendre l’arc de Nemrod. Trois rois se présentent, d’Égypte, des Indes et de la Scythie. Ce dernier éclipse les deux précédents. « Ses bras nus, aussi nerveux que blancs, semblaient déjà tendre l’arc de Nemrod ». Les deux premiers concurrents échouent dans l’épreuve. Le Scythe tente à son tour l’expérience. « Il joignait l’adresse à la force : l’arc parut prendre quelque élasticité entre ses mains ; il le fit un peu plier, mais jamais il ne put venir à bout de le tendre. L’amphithéâtre, à qui la bonne mine de ce prince inspirait des inclinations favorables, gémit de son peu de succès, et jugea que la princesse ne serait jamais mariée ». Heureusement un inconnu survient qui relève le défi. « C’était, comme on a dit depuis, le visage d’Adonis sur le corps d’Hercule ; c’était la majesté avec les grâces. Ses sourcils noirs et ses longs cheveux blonds, mélange de beauté inconnu à Babylone, charmèrent l’assemblée : tout l’amphithéâtre se leva pour le mieux regarder, toutes les femmes de la cour fixèrent sur lui des yeux étonnés ». Le bel inconnu parvient évidemment à tendre l’arc. « Babylone retentit d’admiration, et toutes les femmes disaient : Quel bonheur qu’un si beau garçon ait tant de force [3] ! » « Comme on a dit depuis » : la formule est en train de devenir stéréotype.

L’Histoire de Jenni est un des derniers contes de Voltaire. Elle convoque, une fois encore, la même figure. Le héros apparaît comme un jeune Anglais blessé en Espagne. Deux Catalanes qui n’ont pas froid aux yeux vont le surprendre sortant du bain, à la façon dont Mlle de Kerkabon et son amie Mlle de Saint-Yves espionnent l’Ingénu, attendant le baptême, nu, au milieu de la rivière. Les curieuses aperçoivent l’Anglais sortant de l’eau :

Son visage n’était pas tourné vers nous ; il ôta un petit bonnet sous lequel étaient renoués ses cheveux blonds, qui descendirent en grosses boucles sur la plus belle chute de reins que j’ai vue de ma vie ; ses bras, ses cuisses, ses jambes me parurent d’un charnu, d’un fini, d’une élégance qui approche, à mon gré, l’Apollon du Belvédère de Rome dont la copie est chez mon oncle le sculpteur.

L’amie de la narratrice laisse échapper une exclamation qui fait se retourner l’Apollon. « Ce fut bien pis alors ; nous vîmes le visage d’Adonis sur le corps d’un jeune Hercule. Il s’en fallut de peu que Dona Boca Vermeja ne tombât à la renverse, et moi aussi [4]. » La découverte du corps masculin se fait en deux temps : un Apollon callipyge, puis pis encore, un Adonis-Hercule phallique. Le mystère du corps masculin réside dans cette dualité et dans la transformation d’un pénis en phallus, d’une passivité en offensive. La Pucelle d’Orléans évoquait déjà la « métamorphose étrange » de la jeune religieuse en un amant exigeant :

La pénitente était à peine au lit

Avec sa soeur, soudain elle sentit

Dans la nonnain métamorphose étrange.

Assurément elle gagnait au change.

Crier, se plaindre, éveiller le couvent,

N’aurait été qu’un scandale imprudent.

Souffrir en paix, soupirer et se taire,

Se résigner est tout ce qu’on peut faire [5].

Le titre même de Ce qui plaît aux dames semble jouer de l’objet phallique. Sir Robert promet vingt écus à la belle Marton, mais ne peut les lui offrir après qu’elle se fut donnée à lui. Le voilà poursuivi pour viol et bientôt condamné, s’il ne sait répondre à la question de « ce que la femme en tous les temps désire ». Une vieille sorcière peut lui souffler la réponse, mais elle a aussi ses exigences, c’est à lui désormais de se donner. La vieille est édentée, au teint de suie, à la taille écourtée, pliée en deux, s’appuyant sur un bâton. Elle-même le reconnaît : « Je vous parais peut-être dégoûtante, / Un peu ridée, et même un peu puante ». Au nom de la gloire et de l’honneur, le chevalier paie de sa personne et le miracle s’accomplit. « C’était Vénus, mais Vénus amoureuse, / Telle qu’elle est quand les cheveux épars, / Les yeux noyés dans sa langueur heureuse ». À la métamorphose du corps adolescent en un corps sexué, de la joliesse en force virile, répond cette transformation de la vieille en Vénus, ce renversement de l’exigence sexuelle en une attente amoureuse. Une génitalité inquiétante est sublimée en beauté désirable. La réponse à la question posée est que la femme veut rester « maîtresse au logis [6] ». La double histoire de don et de prix à payer débouche sur l’idée d’une complémentarité et sur la constitution d’un couple.

Le modèle littéraire de Voltaire est sans doute ici le Renaud de La Jérusalem délivrée. On se souvient de la présentation des personnages au chant premier du Tasse :

Ma il fanciullo Rinaldo, e sovra questi

e sovra quanti in mostra eran condutti,

dolcemente feroce alzar vedresti

la regal fronte, e in lui mirar sol tutti.

L’età precorse e la speranza, e presti

Pareano i fior quando n’usciro i frutti ;

Se ‘I miri fuminar ne l’arme avolto,

Marte lo stimi, Amor, se scopre il volto.

Mais Renaud, un enfant, efface tous les héros chrétiens. Sur son front majestueux éclate une douce fierté. Tous les regards sont fixés sur lui. Ses exploits ont devancé l’âge et surpassé les espérances ; les premiers jours de son printemps donnent des fruits que d’autres ne cueillent que dans leur automne. Couvert de son armure, la foudre à la main, c’est le dieu des combats : s’il ôte son casque, c’est l’Amour [7].

Renaud est enfant et adulte, corps adolescent et mûr. L’armure qui le transforme en guerrier représente l’érection qui fait d’une chair fragile, offerte aux caresses, un instrument d’agression et de pénétration. L’épisode d’Armide raconte la féminisation du héros qui redevient un amant passif et dépendant. Pour le rappeler à ses devoirs, ses compagnons se montrent à lui « revêtus de leur pompeuse armure ». Ils le provoquent par leur virilité guerrière : « À peine l’éclat de l’acier a frappé ses regards, son feu se rallume, l’ardeur des combats rentre dans son âme ; sa molle langueur se dissipe, il sort de l’ivresse et de l’assoupissement du plaisir [8]. » L’adolescent est interpellé, sommé de prendre place parmi les guerriers, de devenir un homme. Inversement, le corps de Clorinde, qui se dérobe sous l’armure, est rendu finalement à lui-même, réconcilié avec l’ordre du monde, avec la loi des sexes et de la juste foi [9]. À la mêlée, à la confusion des sexes succède un retour à la norme sexuée.

Dans le portrait que propose Le Tasse, les deux états de la masculinité offerte et de la virilité offensive sont alternatifs. Dans la formule à laquelle Voltaire donne un statut de stéréotype, ils coexistent comme un paradoxe troublant, même si la présentation du personnage se fait souvent en deux temps, par exemple dans La Pucelle d’Orléans et dans Ce qui plaît aux femmes. Ils associent un corps à un visage, comme le bas avec le haut, la force physique avec un souci de présentation sociale de soi, le substrat physiologique avec la sublimation morale des pulsions, la sexualité avec la courtoisie. Le bel inconnu de La Princesse de Babylone frappe le public par ses sourcils noirs et ses longs cheveux blonds, « mélange de beauté inconnu [10] ». Quant aux petites curieuses de l’Histoire de Jenni, elles commencent par admirer les cheveux blonds du héros, qui descendent en grosses boucles sur la plus belle chute de reins, avant de le voir se retourner. Ce n’est plus seulement le haut et le bas, mais l’endroit et l’envers, l’activité et la passivité, selon le vocabulaire traditionnel de la sexualité. Une romancière comme Fanny de Beauharnais rend le stéréotype plus décent en concentrant la tension dans le seul regard : « Jamais une figure aussi charmante ne s’était offerte aux regards d’Eugénie, que celle du prétendu envoyé du Duc. Sa taille était haute, svelte et noble, ses traits doux et de l’accord le plus parfait ; il avait les cheveux admirables, le regard plein de feu et quelquefois de fierté ; c’était alternativement les yeux de Mars et ceux de l’Amour [11]. » Le modèle est susceptible de fonctions diverses ; selon l’usage qui en est fait, la dualité du corps masculin est exploitée comme dépassement courtois des antagonismes, comme paradoxe libertin ou comme revendication bisexuelle.

Dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671), le père Bouhours citait le portrait de Renaud pour définir le bel esprit selon la nouvelle mondanité. La figure est celle du chiasme. « C’est un corps solide qui brille ; c’est un brillant qui a de la consistance et du corps. L’union, le mélange, l’assortiment de ce qu’il a d’éclatant et de solide fait tout son agrément et tout son prix [12]. » L’alliance est un peu plus loin celle de la délicatesse et de la force. Le bel esprit « ressemble à l’Achille d’Homère et au Renaud du Tasse, qui avaient des nerfs et des muscles extrêmement forts sous une peau blanche et délicate [13] ». Le muscle et la peau, comme le dedans et le dehors, le corps et le visage. À la fin du discours, l’éloge que le père Bouhours fait de son élève, le fils du duc de Longueville, promis aux plus hautes destinées et fauché par la mort, se réfère de nouveau au Tasse. Il cite les vers du chant premier :

Il y a longtemps que je l’ai comparé au Renaud du Tasse et que je lui ai appliqué ces quatre vers comme par un esprit de prophétie. L’età precorse, e la speranza […]. Quelque froideur qui paraisse sur son visage, il a beaucoup de vivacité et beaucoup de feu ; mais ce feu n’éclate pas toujours au dehors. Cette vivacité est presque toute dans une intelligence subtile et pénétrante à laquelle rien n’échappe [14].

Le contraste est soit celui du bon sens solide et du bel esprit brillant, soit celui du calme de la maturité et de la vivacité de la jeunesse, mais ni dans un cas ni dans l’autre, la tension ne se crispe en oxymore, elle concilie les contraires, se résout en un équilibre souple, en un idéal harmonieux. Le portrait du personnage décrit par Fanny de Beauharnais correspond peut-être à cet idéal apaisé. L’alternance entre Mars et Amour évite la concurrence et ce que l’oxymore aurait de troublant.

Voltaire est esthétiquement un élève des Jésuites, mais la satire anticléricale rejoint chez lui une inflexion du goût, lorsqu’il prend plaisir à travestir en jeune religieuse le solide amant d’Agnès Sorel. Le désir est lié à la surprise, l’érotisme se nourrit du paradoxe. Le personnage de Faublas, dans le roman de Louvet à la fin du siècle, incarne ce paradoxe. Il découvre l’amour alors qu’il est travesti en fille et passe une bonne partie du roman sous ce costume féminin : séducteur le plus souvent séduit et passif entre les mains de ses maîtresses. Il devient homme, en semblant renoncer à ce statut. Sa puissance sexuelle est liée à une apparence féminine. Au début de la deuxième partie, Six semaines de la vie du chevalier de Faublas, il connaît sa première panne sexuelle, mais se reprend vite. Il invoque Vénus, dans une prière qui va de pair avec les détails les plus concrets sur le « vêtement nécessaire ». « Ô Vénus ! Vénus, tu voulus pour l’amusement du beau sexe et de ma longue adolescence, tu voulus qu’on vît dans Faublas, âgé de dix-sept ans, la réunion de plusieurs qualités ordinairement incompatibles. Avec la jolie figure d’une jeune fille, tu me donnas la vigueur d’un homme fait [15]. » Cette vigueur trouve son équivalent mythologique dans « la force prodigieuse » d’Hercule, dans « les talents fabuleux de l’époux des cinquante soeurs [16] » et sa traduction romanesque dans la suite des aventures érotiques du héros-narrateur. Le paradoxe est aussi que Faublas soit libertin mais amoureux, séducteur mais idéalement fidèle à son épouse Sophie. Ses qualités sont difficilement compatibles comme il le reconnaît lui-même ; l’équilibre devient de plus en plus instable, de moins en moins tenable au fur et à mesure que le roman s’allonge, jusqu’à la catastrophe finale. Le héros contradictoire sombre dans la folie, dans la dispersion de soi et la perte d’identité. Le romancier lui-même ne peut plus concilier la veine libertine et la nouvelle vertu révolutionnaire, l’aristocratique Louvet de Couvray devient le citoyen Louvet, alors que la figure d’Hercule va être bientôt monopolisée par la radicalisation plébéienne de la Révolution [17]. Le chevalier, fourvoyé dans la dispersion mondaine, ne mérite plus d’être un Hercule, il devra se contenter d’être époux et père.

Le succès rencontré par le roman de Louvet se mesure au nombre de ceux qui prétendent en profiter. Les imitateurs se multiplient [18], qui reprennent le portrait du jeune homme. Amour et galanterie dans le genre de Faublas annonce la référence dès le titre.

Théodore n’avait pas vingt ans […] ses traits étaient mâles et réguliers, sa physionomie à la fois douce et animée, sa taille élancée et dans les belles proportions de l’homme laissait deviner, sous les contours arrondis de l’adolescence, un caractère de force prêt à se développer : enfin il était tel qu’il pouvait satisfaire tous les goûts ; et l’Adonis qui charmait les yeux des plus chastes beautés, réunies à des regards plus lascifs, laissait entrevoir les qualités d’un autre demi-dieu non moins fameux, et qui (pardonnez-moi ce blasphème, mesdames) ne craignit presque jamais la rivalité du premier [19].

Tous les couples d’adjectifs associent des qualités contraires : régulier mais mâle, doux mais animé, arrondi mais musclé, chaste mais lascif.

On peut se demander si la Révolution dans son tournant de refus des revendications féministes ne fixe pas une norme nouvelle qui va limiter la dualité masculine à la seule époque de l’adolescence ou bien faire peser sur elle un soupçon de perversité. Entre son travestissement en jeune paysanne et son univers tout neuf d’officier, Chérubin donne un visage théâtral à l’adolescent. Mais un roman contemporain incarne symptomatiquement l’oxymore dans une jeune femme qui doit se travestir en homme et se trouve engagée comme soldat. Si Les amours de Faublas se déroule en France, Les amours et aventures d’un émigré fait passer du côté des contre-révolutionnaires et fournit un usage symétrique du stéréotype masculin, à propos d’une femme. Le travestissement correspond à l’émigration, au franchissement de la frontière. Elle et son amant sont exilés, errants à travers l’Allemagne, enrôlés de force dans l’armée prussienne. C’est lui qui raconte l’histoire : « Sophie avait l’air d’un jeune homme de seize ans, d’une complexion délicate. » Un officier compatissant lui offre sa monture. « Il fut ravi de son adresse à s’y tenir. Ce jeune homme a des principes d’équitation, dit-il [20]. » Les deux amants deviennent cavaliers dans le même régiment. Sophie y fait merveille :

Dans une de ces rencontres inopinées, fréquentes entre les troupes légères, nous fûmes assaillis à l’improviste par un corps de Polonais très supérieur en nombre ; je fus environné par trois cavaliers ennemis ; j’allais succomber : Sophie accourt, en démonte un d’un coup de pistolet, fend la tête au second, et force le troisième, en lui mettant le sabre sur la poitrine, à se rendre son prisonnier. Cette action qui se passa sous les yeux d’un officier supérieur, l’enchanta dans un jeune dragon d’une figure si intéressante et qui paraissait avoir à peine assez de force pour manier son arme pesante. Il fut créé brigadier sur le champ de bataille dont nous restâmes les maîtres [21].

Le narrateur commente ensuite le courage de sa maîtresse, qu’il a besoin de relativiser pour rétablir un ordre entre les sexes.

On admirait le courage de Sophie. On disait d’elle : il est beau comme Adonis, il est brave comme Achille. On attribuait à un vain désir de gloire l’effort extrême et rapide de l’amour au désespoir. Si cette femme, un moment téméraire, avait tous les charmes de son sexe, elle en avait également la douceur, la faiblesse physique et la timidité. Mes périls l’élevaient au-dessus d’elle-même ; attaquée, elle n’eût point osé se défendre [22].

La jeune femme est changée en soldat pour redevenir femme dans un troisième temps. Elle puise son courage militaire dans l’amour et ses exploits nourrissent le sentiment de son compagnon. « Je jouissais du triomphe de Sophie, et le motif de ce triomphe me la rendait encore plus chère ; elle était devenue mon supérieur, et jamais chef n’eût été plus exactement obéi [23]. » L’émotion amoureuse naît d’un glissement entre deux identités, du jeu oxymorique entre la disponibilité d’Adonis et la force d’Achille, de Mars ou, mieux, d’Hercule, mais lorsque la contradiction est incarnée dans le corps féminin, le stéréotype s’impose.

De Psaphion, courtisane de Smyrne, à Thérèse philosophe et à la Juliette de Sade, la littérature érotique du xviiie siècle donne volontiers la parole à des narratrices qui récusent les grands sentiments pour s’en tenir aux réalités physiques [24]. Elles ne se contentent pas d’un frais minois, elles veulent un corps qui tienne les promesses du visage. Dans Psaphion, ou la Courtisane de Smyrne (1748) de Meusnier de Querlon, la narratrice tombe amoureuse d’un jeune esclave. « Sunnion, originaire de Crête, était d’une taille un peu ramassée, mais d’une figure touchante, et dans cet âge heureux qui conserve encore les grâces de l’enfance sous la vigueur de la jeunesse [25]. » La jeune fille se donne à lui et devient sa maîtresse : « C’était Alcide sous les traits d’Hylas. Quatre fois j’expirai sous ses coups ; quatre fois je le vis, expirant lui-même, renaître sur le bûcher de ses cendres [26]. » Dans le premier portrait, l’enfant demeure sous le jeune homme, dans le second c’est l’homme qui se révèle sous le jeune homme. Vénus en rut, comme l’indique le sous-titre, est la « Vie d’une célèbre courtisane ». Si elle accepte la comparaison avec la figure antique, c’est pour accueillir son amant « comme Adonis, quand la déesse le reçoit dans ses bras [27] », mais en attendant qu’Adonis devienne Hercule à l’ouvrage. Cet amant doit partir, son successeur s’impose dans cette double référence. « Taille élégante, belle peau, visage d’Adonis, vigueur de Mars, d’une souplesse, d’une vitesse inconcevables [28]. » Au fur et à mesure que les aventures se succèdent, la narratrice est de plus en plus exigeante. À Rome, elle va admirer la Vénus de Médicis qui lui inspire quelque jalousie et l’Hercule Farnèse dont elle désire des copies pour ses ébats. De retour à Paris, elle n’hésite pas à convoquer deux hommes dans son lit. « Mes amants […] avaient réuni leurs puissances, et je trouvai que cette manière vaut encore mieux que celle que les Italiens appellent la forza d’Hercole [29]. »

Finalement ses Mémoires sont publiés sous une double adresse fictive : « Luxurville, chez Hercule Tapefort, imprimeur des dames, 1771 » et « Interlaken, chez William Tell, l’an 999 de l’indépendance suisse ». L’exotisme helvétique prolonge la nostalgie antique. Les paysans suisses, élevés au grand air, qui fournissaient des soldats aux armées européennes et des concierges aux hôtels aristocratiques, étaient considérés comme de solides gaillards herculéens qui changeaient des petits-maîtres adonisés des salons [30]. Nerciat explicite ironiquement le sens de l’hybride masculin. Lolote se souvient de son initiation amoureuse. Elle est fascinée par le premier corps d’homme qui s’offre à sa vue. Le jeune homme arrive dans sa cellule de couvent, travesti en religieuse. Il se déshabille : « Aux ailes près, c’était un ange, ou bien que l’on se figure l’Apollon du Belvédère, mais pourvu d’un vit ! Ah, quel vit ! C’était le premier en nature que je voyais de ma vie ; jamais, hélas ! je n’ai joui du bonheur, de retrouver son pareil [31]. » La référence chrétienne cède vite la place à la référence païenne, et l’ange moins les ailes devient un Apollon plus le sexe, sous-entendu le sexe en érection, comme une aile déployée qui aide à s’envoler. Le vit, répété deux fois, s’impose à la vue de la narratrice et lui assure vie.

Le cliché ne pouvait échapper à l’attention de Sade. Il en fait un trait caractéristique qui enflamme le désir des libertins sodomites. Tels sont les valets et amants du marquis de Bressac, rencontré par Justine. Son fidèle Jasmin n’est pas décrit, mais un autre de ses gens, nommé Joseph, est « beau comme un ange, insolent comme le bourreau et membré comme Hercule [32] ». « C’est bien la beauté de l’ange déchu », commente Jean Molino [33]. Non plus un visage et un corps qui semblerait ne pas lui correspondre, mais bien un corps et un sexe en décalage avec lui, comme le précise le portrait d’un des voleurs dans la bande de la Dubois. Celle-ci fait l’article à la pauvre Justine. Ce garçon si bien membré, comme dit Sade, si bien monté, comme on dit aujourd’hui, crève l’écran. Le vit semble une déclinaison du verbe voir :

Oh ! pour le quatrième, tu m’avoueras que c’est un ange ; il est trop beau pour faire ce métier ; vingt-et-un ans ; nous l’appelons le Roué, et il le sera ; avec les dispositions qu’il a pour le crime, un tel sort ne peut lui manquer ; mais c’est son vit, Justine, c’est son vit qu’il faut que tu voies ; on ne se fait pas d’idée d’un engin de cette espèce ; vois comme c’est long, comme c’est gros, comme c’est dur [34].

En d’autres termes, un ange devenu criminel qui se confond avec le bourreau, avec Hercule. Il y a cul dans Hercule. Les portraits de Joseph et du Roué sont parallèles, l’un dans le style noble et mythologique, l’autre dans un style plus populaire, plus direct. L’ange au sexe monstrueux constitue un alliage antinomique qui sollicite l’imagination de Sade. Dans un épisode ultérieur, parmi les jeunes gens recrutés par le roi de Naples pour ses orgies, on retrouve un adolescent de vingt ans, « membré comme Hercule, avec la figure de l’Amour ». Un tel portrait se traduit aussitôt en acte. « Ferdinand se le fait mettre, le lui rend [35]. » Dans un décor nourri de souvenirs antiques, le contexte de cour appelle un niveau de langue soutenu et la mythologie, mais le lecteur peut traduire en termes crus les comparaisons classiques. Le désir homosexuel fonctionne comme un oxymore, la féminisation du plus viril, la réversibilité de l’actif et du passif, du physique et du moral, le jeu entre la norme et sa transgression. Un roué est un homme du peuple condamné au châtiment infamant, avant de suggérer l’élitisme crapuleux des libertins de cour qui se veulent aussi criminels sans risquer le même châtiment. Le Roué de La Nouvelle Justine l’est au propre et au figuré, la langue retrouve sa force imagée, de même que le corps s’anime dans un mouvement qui le transforme sous nos yeux. Être « beau comme un ange, membré comme Hercule », c’est donner à voir une érection, la brutale sexualisation d’un corps, la métamorphose de formes, qui semblaient propres à l’admiration et à la caresse, en une physiologie qui appelle le lien charnel, la pénétration, la déchirure. La formule réveille une violence et une réversibilité.

Toutes les citations précédentes sont empruntées à des textes que l’écrivain ne peut signer de son nom. Elles appartiennent au registre pornographique ou ésotérique, diffusé clandestinement, mais même dans un roman, avoué par Sade, comme Aline et Valcour, le fantasme est présent. Un voyageur décrit les habitants d’une île utopique au milieu du Pacifique. « Ce sexe [le sexe masculin] est à Tamoé généralement beau et bien fait ; arrivé à sa plus grande croissance, il a rarement au-dessous de cinq pieds six pouces, quelques-uns sont beaucoup plus grands, et rarement l’élévation de leur taille nuit à la justesse et à la régularité des proportions. Leurs traits sont délicats et fins, peut-être trop même pour des hommes […] [36]. » Cinq pieds six pouces correspond presque à 1 mètre 80, c’est la taille qu’avait notée Bougainville à Tahiti : « Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles [37]. » Sade ajoute au portrait qu’il trouve dans le récit de Bougainville une délicatesse et une finesse qui font contraste avec la virilité sauvage. Les manoeuvres militaires accomplies par les jeunes insulaires se caractérisent par « la plus exacte précision et la légèreté la plus agréable » et leurs combats de lutte et de pugilat par « l’adresse et les grâces ». La précision ou l’adresse restent de l’ordre du stéréotype masculin, la légèreté et les grâces y échappent. Le monarque de l’île utopique précise ensuite à son visiteur que ces jeunes gens sont « bien traités dans tout » par la nature. « […] il n’était point de pays dans le monde où les proportions viriles fussent portées à un tel point de supériorité […] ». Dans ce roman exotérique comme dans les oeuvres pornographiques, le mouvement fait passer de la virilité ostensible (la taille, la stature) à une féminité implicite pour suggérer finalement une hypervirilité agressive. Les proportions masculines sont en effet décalées par rapport aux organes féminins : « par un autre caprice de la nature, les femmes étaient si peu formées pour de tels miracles que le dieu de l’hymen ne triomphait jamais sans secours [38] ». La contradiction se trouve dans la nature qui nécessite le secours, c’est-à-dire l’artifice. Le contexte dans Aline et Valcour reste apparemment celui de la norme hétérosexuelle, mais l’imaginaire du romancier y introduit la figure devenue perverse de l’Hercule-Adonis.

Avec sa récupération sadienne, l’idéal mythologique glisse donc vers l’équivoque. Sade, une fois de plus, sert de révélateur des mutations de l’époque. Trois exemples illustrent l’abandon de la dignité héroïque, au profit d’un homme-objet, d’un corps masculin à louer ou à vendre. Un roman à la veille de la Révolution décrit un spectacle de voltige équestre, présenté par un père et son fils :

Son fils, âgé de vingt-cinq ans, joint à la fraîcheur d’un Adonis toute la souplesse d’un gladiateur et toute la vigueur d’un Hercule. Il est ordinairement vêtu d’habits courts, élégants et serrés, qui se collent exactement sur toutes les parties de son corps, et qui font sentir le nu par devant, par derrière, et du haut en bas, de la manière la moins équivoque. C’est dans cet ajustement qu’il fait ses exercices tour à tour sur un, sur deux, sur trois, sur quatre chevaux, qu’il exécute des danses sur un cheval qui court au galop, qu’il saute, qu’il se courbe, se développe, s’écarte, se pose en renommée la pointe du pied droit sur la selle du cheval, l’autre jambe relevée en arrière, la poitrine en avant […]. Il faut voir la satisfaction des femmes, leur ivresse quand il paraît ; il faut voir leur curiosité active et libidineuse les mouvoir en avant, à droite, à gauche, les forcer à se pencher, à prolonger leur taille, à tendre le col, pour fixer de plus près, et sous un jour plus favorable, les formes du beau jeune homme, qui fait étinceler leurs yeux et panteler leur poitrine [39] !

Le texte produit un double jeu entre les corps humain et animal, masculin et féminin. Le cavalier impose son rythme aux animaux et aux spectatrices. Il donne à voir, physiquement et symboliquement, sa virilité. Mais son double statut d’Adonis et d’Hercule, de cavalier héritier de la tradition militaire et d’acteur qui vend sa prestation indique qu’on est entré dans le monde bourgeois, dans une banalisation marchande de la mythologie. Autre homme-objet, un danseur professionnel qui s’exhibe sur une scène : « On venait de lever la toile. Vestris enchantait tous les yeux. Cet homme, disait Derville, a bien de l’esprit dans les jambes. C’est dommage qu’il n’en ait que là… » L’opposition du haut et du bas consomme le divorce entre le corps et l’esprit. « “Hé ! ne voyez-vous pas tous les jours qu’on peut être charmant, bien tourné, en un mot très gentil, et n’être en somme qu’un imbécile ?” Et il désignait en même temps de l’oeil un grand jeune homme, qui portait une tête d’Adonis sur un corps d’Hercule, et dont le regard stupide et le silence hébété semblait dire à toutes les femmes : “N’est-il pas vrai que je suis bien beau ?” [40] » On est passé de l’acteur à l’homme du monde, du théâtre proprement dit au théâtre au figuré. La salle et la scène se renvoient en miroir l’une à l’autre [41]. Comme le suggère un autre roman du temps, les jeunes gens à la mode dans les salons n’échappent pas à la dérive qui touche d’abord les professionnels, puis de proche en proche contaminent les élites. Alors que les pères au pouvoir se dérobent sous l’habit noir, ni Hercule, ni Adonis, la walse exhibe l’anatomie des fils, tel ce jeune homme, « à la tête d’Adonis, aux reins d’Hercule, déployant avec grâce un jarret infatigable, une cuisse bien tendue dont le souple nankin dessine parfaitement les contours [42] ». Cette visibilité a quelque chose de suspect, de même que le détail des organes en dessous de la ceinture, des reins à la cuisse et au jarret.

Trois commentaires s’imposent sur ce parcours de Voltaire à Sade. Une critique militante et annexionniste, telle que les gender studies nous y ont habitués, voudra que Sade soit la vérité de Voltaire, que l’outrance sadienne fasse avouer à la modération du père Bouhours ce que celui-ci ne pouvait pas dire. Une critique plus subtile cherchera un imaginaire social en mutation, à travers les usages multiples d’une même figure, et le travail littéraire qui en tire une gamme d’effets, qui les enrichit, les complique, les approfondit les uns par les autres. Le corps masculin apparaît dans sa mue, de l’enfance à la virilité adulte, de sa féminité première à une sexualisation génitale, et dans une ambivalence fondamentale qui fonde aussi bien la galanterie classique que la transgression sadienne. La masculinité ne peut s’exhiber en virilité triomphante sans reconnaître en elle une part de féminité, sans accepter peut-être que toute érection ait une durée limitée et vise sa propre cessation. L’homme est aussi duel, pluriel, contradictoire que ce qu’on veut bien dire de la femme.

Une deuxième remarque concerne la longue durée du motif. De même qu’on peut remonter au Renaud de La Jérusalem délivrée, l’image du visage d’Adonis sur un corps d’Hercule est promise à un nouvel épanouissement durant un romantisme épris d’oxymores. On reconnaît facilement la continuité, depuis le bachelier de La Pucelle ou sir Robert de Ce qui plaît aux dames jusqu’aux dandies balzaciens. « Vous êtes un beau jeune homme, délicat, fier comme un lion et doux comme une jeune fille [43] », déclare Vautrin à Eugène Rastignac. Le portrait vaut pour tous les jeunes élégants de La Comédie humaine. Henri de Marsay possède « une peau de jeune fille, un air doux et modeste », mais il sait « battre un homme du faubourg au terrible jeu de la savate ou du bâton [44] ». Le dandy fait sécession dans la société nouvelle. Gautier pousse la sécession jusqu’au scandale. Mademoiselle de Maupin est un monument à la gloire de l’androgyne dont la beauté paradoxale assure à qui est bien décidé à en profiter, non seulement le pouvoir de séduire mais même celui de dominer : « Et celui qui joindrait à la beauté suprême la force suprême, qui, sous la peau d’Antinoüs, aurait le muscles d’Hercule, que pourrait-il désirer de plus ? Je suis sûr qu’avec ces deux choses et l’âme que j’ai, avant trois ans, je serais empereur du monde [45]. » Ces deux choses sont redéfinies un peu plus loin comme « la beauté de l’ange et la force du tigre », le masque qui fascine et les griffes qui déchirent. Le même Gautier chante ce charme troublant de l’hermaphrodite ou du contralto : « À la grâce la force unie [46]. » Lautréamont décrit encore avec complaisance un idéal hermaphrodite : « Ses traits expriment l’énergie la plus virile, en même temps que la grâce d’une vierge céleste [47]. » Le motif peut signifier successivement au xviie siècle le compromis entre valeurs militaires traditionnelles et nouvelles valeurs de cour, au xviiie la critique de la naissance et d’une typologie fixe des caractères au profit d’identités changeantes et complexes, enfin, après la Révolution, la constitution d’une aristocratie imaginaire, encore capable de s’imposer aux hommes du faubourg, à l’Hercule populaire [48], mais aussi à la nouvelle norme bourgeoise. Le motif du « métrosexuel », lancé en 1994 par l’écrivain britannique Mark Simpson et nuancé parfois ensuite en « Übersexuel », prolonge jusqu’à nos jours la hiérarchie entre la masse qui se cramponne à la différence des sexes, considérée comme une valeur stable et nécessaire, et une élite citadine, consommatrice qui affiche un raffinement féminin dans le souci de son corps et la recherche vestimentaire. Le joueur de foot ou de rugby qui incarne la virilité aux yeux de la société prête sa nudité à la publicité pour diffuser une nouvelle image de l’homme-objet, acceptant sa part de passivité [49].

Une troisième remarque s’impose : tous les textes cités ont été composés par des hommes, à l’exception de celui de Fanny de Beauharnais. Madame de Charrière fait parler un jeune officier républicain et vertueux et lui fait récuser le fantasme libertin d’une séduction parfaite qui nie la liberté de ses victimes. Telle est la critique féminine du fantasme androgyne. « Je dédaigne […] ces romans libertins, malhonnêtes tissus d’erreurs séductrices, où tout jeune homme est peint avec les forces d’Hercule et les grâces d’Adonis, où la moindre C[atin] est une Laïs ou une Aspasie [50]. » Le sylphe, dénué de corps visible, comme en deçà de la partition sexuelle, se révélait dans la fiction du xviiie siècle le séducteur parfait, invisible et traversant les secrets de toutes ses conquêtes. De même, l’Adonis-Hercule serait une chimère [51] qui nierait la liberté des femmes, condamnées à n’être que des victimes subjuguées et des catins, la référence mythologique serait une illusion qui occulterait les réalités contemporaines. Mais on a vu l’émergence d’un homme-objet sur le marché des regards et des désirs et on peut se demander si, parallèlement à la récusation vertueuse du modèle, des femmes écrivains n’ont pas aussi caressé l’image d’un homme touchant parce qu’assumant sa féminité et renonçant, au moins par parenthèses, à une virilité omnipotente. Corinne chante une beauté proprement hermaphrodite qui unit « tour à tour dans les statues des hommes et des femmes, dans la Minerve guerrière et dans l’Apollon Musagète les charmes des deux sexes, la force à la douceur, la douceur à la force, mélange heureux de deux qualités opposées, sans lequel aucun des deux ne serait parfaite [52] ». La formule, au sens rhétorique aussi bien que chimique du terme, tient à coeur à Madame de Staël qui, entre le modèle paternel et les expériences amoureuses, la reprend dans De l’Allemagne : « Je ne sais quelle combinaison de force et de douceur » fait « du même homme le protecteur inébranlable et l’ami subjugué de la femme qu’il a choisie [53] ». Cet idéal subtil est de l’ordre du je ne sais quoi, non plus seulement visage et corps, côté face et côté pile, mais aussi jours pairs et jours impairs, nuit et jour, jeu de reflets ou compromis sans cesse renégocié de la différence.

Les grands textes littéraires sont ceux où se rencontrent les exigences intimes d’un individu et les constructions sociales d’une époque. Les rêveries de Voltaire aussi bien que de Madame de Staël croisent la crise de l’Ancien Régime et la nostalgie d’autres relations entre les êtres. Le fonds mythologique et la tradition littéraire sont à chaque fois réinvestis de nouvelles suggestions.