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Questions, postulats, hypothèses, enjeux

Le défi que je souhaite relever ici implique un regard volontairement décentré par rapport à la littérature québécoise. En effet, je propose de me pencher sur l’une de ses marges sinon les plus « impensables », du moins les plus contestées, à savoir la littérature anglo-québécoise, en vue d’esquisser des éléments de réponse à la question suivante : dans quelle mesure peut-on « voir » dans le trait d’union qui à la fois sépare et rapproche « anglo » de « québécoise » la présence — y compris négative, refoulée — de filiations et d’affiliations, lesquelles se déploieraient au-delà (ou en deçà) d’un simple jeu d’influences plus ou moins diffuses ou encore de critères fondés sur le seul lieu de résidence ?

L’intérêt d’une telle question réside tout d’abord dans sa capacité à apporter des nuances importantes aux principales définitions de la littérature d’expression anglaise du Québec proposées depuis 1976, date charnière à partir de laquelle les auteurs anglophones ont dû faire face, d’une part, à leur nouveau statut minoritaire par rapport à la communauté francophone et, de l’autre, à leur invisibilité grandissante vis-à-vis de l’institution littéraire canadienne-anglaise. Tantôt peu opératoires, comme celle de Philip Stratford [1] selon qui il suffit d’avoir écrit en anglais sur « l’expérience québécoise » pour être considéré un écrivain anglophone du Québec ; tantôt trop générales, comme celle de Francine Bordeleau [2] qui estime que la littérature anglo-québécoise se distingue par l’omniprésence des motifs de l’exil et du déplacement ; tantôt encore trop restrictives, à l’instar de celle de Gregory Reid [3] pour qui le trait distinctif est à chercher dans un travail de reterritorialisation de la langue anglaise en sol québécois ; tantôt, enfin, trop hétéroclites, telle celle de Linda Leith [4] qui tient compte de facteurs aussi bien génériques que stylistiques et thématiques — toutes ces définitions sont sujettes à caution en raison des objections qu’il est possible de leur opposer. En revanche, celle formulée récemment par Catherine Leclerc et Sherry Simon, qui proposent de « voir » dans le trait d’union le symbole d’une zone de contact permettant d’inclure la littérature anglo-québécoise dans la littérature québécoise, offre des pistes de réflexion autrement prometteuses grâce à son caractère moins descriptif ou catégoriel que problématisé :

Ce que la notion de zone de contact permet d’envisager, ce sont des recoupements partiels, des influences à la fois divergentes et réciproques, des traces éparses de rencontres parfois fortuites, agencées et réagencées d’une manière qui en déplace les significations. Ainsi conçue, la communauté devient un lieu façonné non seulement par la diversité de ses membres, mais par une hétérogénéité de formes d’affiliation à son endroit. Inclure la littérature d’expression anglaise au sein des lettres québécoises nécessite en effet que nous reconnaissions qu’il existe des façons différentes, voire divergentes, d’appartenir à cette littérature [5].

L’idée d’appartenance territoriale sous-jacente aux définitions évoquées ci-dessus, à l’exception de celle, plus universelle, de Stratford, se trouve balisée par l’idée, davantage relationnelle, d’affiliation. Du coup, l’intérêt de notre question est à chercher moins dans une quelconque description de la spécificité de la littérature anglo-québécoise que dans l’analyse des modalités selon lesquelles celle-ci s’articule à la littérature québécoise.

Le défi que je souhaite relever implique dès lors, outre un regard décentré par rapport à la littérature québécoise, un regard « en miroir » que je définirai sous forme de postulat de départ : la littérature anglo-québécoise ne saurait être pensée en dehors des tensions linguistiques, culturelles, historiques, politiques et territoriales que son épithète clivée présuppose, de sorte qu’évoquer l’idée d’une littérature anglo-québécoise revient, du même souffle, à convoquer la littérature québécoise, voire suggérer des perméabilités, ne serait-ce que par le biais de rejets mutuels et autres interdictions de séjour.

À ce premier postulat s’en ajoute un deuxième, encore précaire en ce qui a trait à la littérature anglo-québécoise définie comme marge de la littérature québécoise : à partir du moment où la formule plutôt neutre de « littérature d’expression anglaise du Québec » a été concurrencée par celle, nettement plus politisée, de « littérature anglo-québécoise », cette dernière peut être pensée, par le truchement tout d’abord de l’idée d’affiliation, comme l’un des « héritages détournés » de la littérature québécoise dont il importe de cerner de plus près les enjeux. S’interroger sur les héritages détournés de la littérature québécoise contemporaine nécessite par conséquent, au-delà de la prise en compte de ce que l’on considérera, du point de vue linguistique, comme étant ses affiliations « propres » ou « naturelles », la prise en compte d’affiliations « autres » qui lui sont désormais constitutives et ce, selon ce que j’appellerai — trait d’union oblige — une logique de l’adjonction conflictuelle. Réfléchir sur les héritages détournés de la littérature québécoise, c’est réfléchir simultanément sur les affiliations parfois tout aussi détournées de la littérature anglo-québécoise — et inversement.

D’où mon hypothèse de travail : si le malaise dont font montre bon nombre de romans québécois actuels, sous forme « d’héritages refusés ou encore tus, de filiations rompues ou déviées, de liaisons inavouées et d’appels ignorés [6] », se manifeste aussi dans la difficulté de la part de l’institution littéraire à admettre l’idée d’une littérature anglo-québécoise, cette dernière, tout en témoignant parfois d’un malaise semblable selon des stratégies de dévoiement, de suppression et de non-écoute quasi identiques, affiche son affiliation — voire ses filiations ? — à cet « autre » qui désormais fait partie intégrante de sa propre désignation. Il s’ensuit que la problématique des héritages détournés de la littérature québécoise prend un relief singulier lorsqu’elle est appréhendée à travers la loupe grossissante que lui tend cette marge qui, a priori inoffensive tant qu’elle se nommait « littérature d’expression anglaise du Québec » ou, mieux, « littérature canadienne-anglaise » tout court, est devenue autrement menaçante dès lors qu’elle s’est avisée, vers la fin des années 1990, de se redéfinir comme « anglo-québécoise ».

Cette hypothèse amène un premier élément de réponse à la question posée plus haut, à savoir que le trait d’union qui sépare tout en rapprochant coïncide avec une volonté de mettre en cause le motif des deux solitudes sous-jacent aux désignations antérieures plus neutres, afin de favoriser la mise en circulation d’images (du rapport) de soi et de l’autre aptes sinon à déconstruire, du moins à ébranler les dichotomies que ce motif étaie. Symptomatique d’enjeux historiques, socioculturels, identitaires et politiques complexes, cette question me semble particulièrement intéressante dans la conjoncture littéraire actuelle non seulement de par les options éthiques qui s’y dessinent en creux — au double sens du rapport à l’autre et du devoir-dire/écrire ce rapport —, mais aussi de par les pistes analytiques qu’elle ouvre.

À cet égard, il manque aux recherches sur la littérature anglo-québécoise davantage d’analyses textuelles capables de mettre au jour ses (af)filiations tant concrètes qu’imaginaires et symboliques, en vue d’appréhender cette double logique de l’héritage détourné et de l’adjonction conflictuelle que signale le trait d’union. Rejetant l’étude des seules influences au profit de mises en relation tant positives (appartenances multiples, recoupements partiels, tensions) que négatives (points aveugles, refus, dé-liaisons), révélatrices de malaises réciproques, de telles analyses auraient l’avantage de dépasser, à l’instar de celles de Catherine Leclerc et Sherry Simon, tout à la fois les définitions à tendance essentialiste évoquées ci-haut et les paradigmes comparatistes conventionnels axés soit sur les ressemblances, soit sur les différences.

Car ce qui frappe dans l’épithète « anglo-québécoise », c’est la présence en filigrane d’un programme comparatiste malaisé, peu usité dans l’histoire de la littérature comparée canadienne où les perceptions dualistes associées au motif des deux solitudes sont encore vivaces (à preuve, la définition fédérale du multiculturalisme) et où la métaphore du pont, forgée dans les années 1960 pour les colmater, continue à informer les concepts plus récents de dialogue interculturel, de transculturation et d’entre-deux. Si ces concepts permettent d’envisager tantôt la traversée des frontières culturelles, linguistiques et identitaires, tantôt leur porosité et les possibilités de métissage ou d’hybridité qui en découlent, en revanche, ils sont impuissants à rendre compte des malmenages plus ou moins violents que toute frontière peut également subir sans pour autant disparaître, notamment sous forme de braconnages [7] et autres détournements ou agressions aussi imprévus qu’« illicites ». Comme l’a montré Simon Harel [8], ce sont les représentations dissensuelles de l’altérité qui confèrent au champ littéraire anglo-québécois, ainsi qu’au champ littéraire québécois par rapport auquel il se positionne, un dynamisme créatif que je propose de mettre en relief en me référant au roman de Michel Basilières, Black Bird, paru en 2003 [9]. Mais auparavant, deux grands détours s’imposent.

De l’utilité des définitions [10]

Premier détour, d’ordre définitionnel : qu’entend-on, au juste, par « filiation », « affiliation » et « héritage » ? Si, comme le soulignent Catherine Leclerc et Sherry Simon, ces termes perturbent les rapports binaires, ils réhabilitent de prime abord le spectre, quelque peu problématique dans le cadre de notre hypothèse, de descendances directes et de liens harmonieux. En effet, le premier sens de filiation, soit « lien de parenté unissant l’enfant à son père ou à sa mère ; lien de descendance directe entre ceux qui sont issus les uns des autres » est à écarter : il serait aberrant de considérer la littérature anglo-québécoise comme descendant de la littérature québécoise. Son deuxième sens est plus prometteur : « succession de choses (par exemple, idées, événements, mots, sens) issues les unes des autres », succession qui peut s’effectuer sous forme de dérivation, notamment lorsqu’on a affaire à une filiation de nature culturelle ou linguistique.

Indice d’un rapport malaisé, l’idée de dérivation mérite d’être nuancée. D’une part, tout processus de dérivation implique, par rapport à une trajectoire ou un but premier, des déviations et des détournements plus ou moins volontaires. D’autre part, les acceptions spécialisées du terme sont éclairantes : au sens grammatical, il existe des dérivations impropres et régressives ; au sens médical, il s’agit d’un traitement destiné à faire dévier un foyer inflammatoire vers l’extérieur ou vers un organe secondaire ; en électricité, il s’agit d’une « communication établie entre deux points d’un circuit au moyen d’un deuxième conducteur ». Ces dérivations produisent une triangulation qui « brise » simultanément le rapport binaire et la ligne (trajectoire ; pont) directe censée l’assurer. Retenons donc la possibilité, quitte à la problématiser plus loin, de concevoir la littérature anglo-québécoise comme dérivée non pas uniquement de la littérature canadienne-anglaise, mais, de façon plus provocatrice, de la littérature québécoise, espèce de cartographie littéraire tierce qui, dotée de ses propres frontières que malmène le trait d’union, n’est ni une catégorie médiatrice stable en raison des multiples déviations qu’elle opère, ni un entre-deux (métissage) nébuleux ou indistinct.

Quant au terme d’« héritage », à bien des égards para-synonyme de celui de filiation grâce à l’idée de transmission — de succession — dans le temps qu’ils partagent, il faudrait le manier avec une égale prudence dès lors qu’il s’agit de l’appliquer aux rapports entre les littératures anglo-québécoise et québécoise. Si héritage et donc héritier de la littérature québécoise il y a, cela présuppose que l’acte de transmission, à l’instar du lien filial, est à sens unique, allant de la littérature québécoise à la littérature anglo-québécoise, cas de figure à son tour peu plausible tant que l’on s’en tient au sens littéral du terme. Par contre, contrairement à « filiation », « héritage » ne véhicule pas a priori le sens de descendance (directe ou dérivée). Du coup, il est possible d’entrevoir des « héritages détournés » car retenus, interceptés, trafiqués, disparus, apocryphes ou refusés ; des transmissions latérales, différées, supprimées, rompues ; des legs imprévus, imposés, cachés ou ignorés. Ce terme possède un potentiel relationnel encore plus délié et « brisé » que l’idée de filiation, ce qui le rend plus apte à tenir compte, d’un côté, du contexte historique et politique de l’émergence de l’épithète « anglo-québécoise » ; de l’autre côté, du refus de certains écrivains anglophones et francophones de lui reconnaître une légitimité, précisément à cause des héritages — détournés ou non — qu’elle sous-entend.

Enfin, le terme « affiliation » permet d’ouvrir la réflexion sur les héritages détournés de la littérature québécoise à des enjeux plus spécifiquement institutionnels, incontournables lorsqu’il s’agit d’appréhender les rapports de force entre le centre et la marge. Si par « affiliation », il convient d’entendre « admission dans ou rattachement à » une organisation « pour participer à ses activités ou bénéficier de ses avantages », il convient également d’entendre « association entre deux communautés, d’importance égale, ou entre inférieure et supérieure ». On retrouve ici le sens contractuel, négociable de « zone de contact », toute affiliation impliquant des processus d’accueil et d’adhésion a priori consentis, dont il est possible de se défaire. Dans cette optique, on peut se demander dans quelle mesure son trait d’union présuppose, sinon l’inclusion de fait de la littérature anglo-québécoise dans la littérature québécoise (l’inverse étant, de nouveau, peu envisageable), du moins l’ouverture bilatérale des deux littératures à une diversité de modes d’appartenance. Mais on peut également se demander jusqu’à quel point cette affiliation entérine le statut minoritaire (subordonné) de la littérature anglo-québécoise ou, au contraire, vise sa parité avec la littérature québécoise, voire l’inversion des rapports de force. Mieux, au vu des hostilités déclenchées par cette épithète, on peut s’interroger sur le caractère non consenti d’une telle mise en relation pour, ce faisant, l’attribuer à la double logique de l’adjonction conflictuelle et des héritages détournés.

Car de telles questions sont réversibles, le terme « affiliation » ne signifiant aucune « directionnalité » (descendance ; trajectoire initiale ; succession), ce qui constitue un avantage relativement aux notions de filiation et d’héritage. Dans ces conditions, l’appellation « anglo-québécoise » peut être perçue, par le biais justement des affiliations concrètes ou virtuelles qu’elle affiche, comme une menace à l’hégémonie linguistique, culturelle et territoriale de l’institution littéraire québécoise. Et voilà où il fallait en venir, tout portant à croire que les raisons de l’hostilité — ou, plus rarement, de l’enthousiasme — manifestée depuis le milieu des années 1990 par les deux communautés littéraires du Québec sont à chercher dans ces affiliations plus ou moins détournées, annoncées dans le filigrane de ce trait d’union si malaisé — au sens vieilli de lieu « que l’on ne peut passer sans peine ».

À partir du moment où l’on s’entend sur le(s) sens à accorder aux notions employées, les enjeux soulevés par notre hypothèse de départ deviennent plus clairs et les pistes analytiques se précisent. Premier fait intéressant : malgré leurs nuances respectives, les trois termes définis ci-dessus ont pour dénominateur commun la remise en cause du motif des deux solitudes, le trait d’union servant à rapprocher et unir au lieu de distancer et distinguer. Il s’agirait là d’un phénomène inhérent aux processus de mondialisation, grâce auxquels la spécificité (le local ; l’identité) se définit de plus en plus à travers, plutôt que contre, la multiplicité, alors que les rapports d’interdépendance ainsi forgés récusent les catégories absolues en faveur de liens mutuellement transformatifs. Insistons sur ce point : le rapprochement effectué par le trait d’union ne pouvait pas ne pas avoir de répercussions sur les deux termes ainsi reliés, à commencer par des fléchissements politiques et historiques significatifs.

Deuxième fait intéressant : si les débats suscités par le terme « anglo-québécois » ont eu tendance à prendre pour cible les affiliations que cette nouvelle désignation laissait présager, ouvrant des pistes analytiques d’ordre institutionnel aujourd’hui largement étudiées [11], en revanche, les auteurs anglo-québécois ont eu tendance à faire valoir, surtout depuis le référendum de 1995, les diverses filiations que ce trait d’union connote, pointant vers des pistes analytiques d’ordre plus spécifiquement textuel. Qu’elles soient explicites ou implicites, directes ou dérivées, ou tout simplement absentes — l’absence (le refus/l’ignorance) en étant la forme la plus négative —, ces filiations sont susceptibles de s’inscrire, selon un mode relationnel, dans l’ensemble des strates de l’oeuvre, allant de ses répertoires thématiques à la matérialité de sa texture en passant par son « personnel », ses réseaux spatio-temporels, son style, ses registres, ses intertextes et ses présupposés, tant esthétiques que rhétoriques et idéologiques.

Se profilent de la sorte, au sein même des oeuvres anglo-québécoises, des avenues comparatistes encore peu fréquentées [12], dont l’exploration devra permettre la mise au jour de filiations culturelles, identitaires, historiques, politiques et territoriales tant directes que dérivées [13] à l’endroit de la littérature québécoise et, du coup, la mise à nu simultanée d’un type bien particulier d’héritage détourné de celle-ci : la littérature anglo-québécoise. Tout aussi malaisées (contestées) que les affiliations institutionnelles, ces filiations ont par ailleurs l’avantage d’outrepasser, de par les rapports de triangulation qu’elles créent, la question épineuse de l’inclusion/non-inclusion de la littérature anglo-québécoise dans la littérature québécoise, question qui reconduit tôt ou tard le motif des deux solitudes, ainsi que les processus annexionnistes qu’il cautionne (j’y reviendrai).

Que ce soit sur le plan théorique ou méthodologique, les notions d’(af)filiations contestées et d’héritage détourné qui l’englobent sont plus opératoires que celles d’influence, rapprochement, rencontre, partage ou recoupement habituellement proposées pour décrire les enjeux de cette zone de contact malmenée qu’aménage le trait d’union. Si ces dernières réussissent à déjouer les binarismes au profit de réalignements inédits, elles ne sauraient expliquer les rejets/refus/ruptures/absences présents dans l’oeuvre de certains écrivains anglo-québécois, de plus en plus rares il est vrai, qui continuent à écrire comme si Montréal était une ville anglophone et l’anglais la langue dominante au Québec [14].

Pour paradoxal que cela puisse paraître, aborder la littérature anglo-québécoise comme héritage détourné de la littérature québécoise ouvre la voie à l’étude des modalités selon lesquelles les deux littératures témoignent de nouvelles formes d’interconnectivité caractéristiques de notre conjoncture contemporaine. Plutôt que de reconduire une logique binaire régressive qui favorise ou bien le monoculturalisme (la non-inclusion) ou bien l’(inter) dépendance harmonieuse (l’inclusion), les notions d’(af)filiations contestées et d’héritages détournés font montre d’une logique fondée sur la non-linéarité, la mobilité, la bifurcation imprévisible, le non-équilibre, la polyidentité, le malmenage, le dissensuel et l’adjonction conflictuelle — en un mot, sur le braconnage identitaire. Garant de la diversité culturelle, nous verrons que le braconnier cherche davantage à unir qu’à diviser, à condition d’éviter la convivialité des sentiers battus de même que les nivellements des ponts conciliateurs.

Voilà, donc, le double programme comparatiste qui se donne à « voir » à même ce trait d’union symbolique entre « anglo » et « québécoise », si réfractaire aux synthèses comme aux replis sur soi. L’appréhender comme zone de contact conflictuelle nécessite le maintien de la forte charge contestataire dont se lestent tant ses affiliations institutionnelles que ses filiations textuelles, a fortiori lorsque cette charge commence à s’atténuer. Car il faut se méfier du pouvoir annexionniste des modes d’appartenance institutionnelle basés sur le « bon ententisme », le dialogue et l’ouverture à l’autre, surtout lorsque les rapports de force sont inégaux. Ainsi, si l’on peut entériner jusqu’à un certain point la perspective de Francine Bordeleau, pour qui l’époque des deux solitudes est révolue grâce, entre autres, à la présence d’auteurs anglo-québécois dans des organisations québécoises comme l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) ou le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) et à la publication de la traduction française de leurs oeuvres chez Boréal ou chez Leméac, on est en droit de s’inquiéter de l’avenir qu’elle prévoit : « De cette nouvelle configuration sociolinguistique, il pourrait peut-être advenir un jour que l’écrivain anglo-québécois soit un écrivain québécois tout court [15]. »

Des affiliations non consenties

Deuxième détour, d’ordre institutionnel : j’aimerais avancer, à la suite de Simon Harel, que ce sont les malmenages frontaliers, sous forme d’affiliations contestées, qui assurent non seulement la vitalité créatrice mais la survie des cultures et des sociétés. Pour convivial qu’il soit, en gommant la frontière linguistique (le trait d’union), le scénario envisagé par Francine Bordeleau gomme la diversité au profit du même et rend simultanément caduques l’idée de la mise en relation et celle d’affiliation. Intégrée, la littérature anglo-québécoise « disparaît ». Du côté anglophone, un exemple encore plus instructif se trouve dans l’histoire du festival littéraire international Blue Metropolis, fondé en 1999 par la romancière anglo-québécoise Linda Leith, afin de construire un pont entre les deux communautés et redéfinir la littérature québécoise : « […] il y a une place pour les anglophones au sein de la littérature québécoise et même pour la littérature anglo-québécoise. […] le moment est venu de redéfinir ce que l’on entend par littérature québécoise afin d’inclure les auteurs qui écrivent en anglais [16]. » Aussi importe-t-il de s’y attarder avant de revenir sur les propositions de Simon Harel.

Cet exemple est instructif pour deux raisons. D’une part, il permet de rappeler l’hostilité manifestée à l’égard de la désignation « littérature anglo-québécoise » par les deux communautés linguistiques ; de l’autre, il confirme les effets pervers produits par les ponts culturels. Passons rapidement sur le premier aspect. Les causes de l’hostilité des francophones ayant été souvent évoquées [17], je me bornerai à signaler les principaux motifs, moins connus peut-être, de l’hostilité des anglophones, qui découle de prime abord des connotations du préfixe « anglo », interprété tantôt comme ethnocentrique dans la mesure où bon nombre des écrivains n’étaient pas d’origine anglo-saxonne ni même de langue maternelle anglaise, tantôt comme indice d’une double marginalisation. Comme le souligne Jason Camlot, « [l]’idée même d’une poésie “anglo”, comparée à une poésie “anglaise” du Québec, suggère un déplacement significatif depuis les années 70 sur le plan des idées concernant l’anglicité et l’identité linguistique au Québec [18] ». Il ne faudrait pas sous-estimer l’importance de ce sentiment de marginalisation chez les membres de la communauté anglophone. Que l’on accepte ou non la nouvelle désignation, une évidence s’imposait : l’idée d’une littérature anglo-québécoise procédait directement des revendications culturelles et identitaires associées au nationalisme québécois en général et aux politiques linguistiques du Parti québécois en particulier. Cette « francisation » de la province, associée avant tout à la loi 101, portait atteinte selon eux à leur liberté d’expression, tout en les aliénant de la majorité francophone et du reste du Canada, très méfiant à l’égard du nationalisme québécois. Il en a résulté un repli sur soi, une impression de solitude vécue comme un double exil, une double minorisation donnant lieu à un sentiment paradoxal d’appartenance et de non-appartenance tant au Canada anglais, où l’on était persuadé que la littérature du Québec s’écrivait uniquement en français, qu’au Québec, où l’on continuait à estimer que toute oeuvre en anglais appartenait à la littérature canadienne.

D’où un premier dédoublement/déplacement du motif des deux solitudes : en plus de désigner l’absence de compréhension entre le Québec et le Canada, celui-ci s’applique dorénavant à désigner celle existant entre anglophones et francophones du Québec, où il s’accompagne d’une inversion des rapports de force initiaux, clairement mise en relief dès le début des années 1980 par le poète-traducteur Philip Stratford :

À l’inverse de son habitude, c’est lui [le francophone] qui maintenant représente la majorité mystérieuse, close ou menaçante. Les auteurs de langue anglaise [du Québec] comme leurs confrères francophones font preuve d’un sens politique aigu mais les enjeux de cette politique sont inversés. La polarité du « nous-autres » en regard du « eux-autres » est perçue tout aussi vivement, mais les acteurs ont échangé leur rôle. L’aliénation ressentie de part et d’autre est d’une égale intensité mais les causes en sont diamétralement opposées [19].

Or, ce qui frappe dans ce passage, c’est moins la polarisation des rapports que la filiation dérivée inattendue dont elle est tributaire. L’idée d’une littérature anglo-québécoise, avec sa précision territoriale et minorisante, ses sous-entendus ethniques, sa charge nationaliste et son trait d’union jusqu’ici impensable, est bel et bien une « invention » québécoise, tributaire d’une conjoncture historique et politique déterminée qui venait tout juste de cautionner l’émergence de sa propre institution littéraire. De là à qualifier cette littérature d’héritage détourné (imprévu) de la littérature québécoise il n’y a qu’un pas que plusieurs ont fini par faire, y compris Linda Leith qui, vers le milieu des années 1990, s’est servie d’un tel argument pour proposer des affiliations entre les deux communautés littéraires.

Revenons donc au livre de Leith, paru à l’automne 2010 et dont le titre en dit long sur l’importance accordée aux binarismes, aux affiliations et à leurs tendances rassembleuses : Writing in the Time of Nationalism : From Two Solitudes to Blue Metropolis. Après avoir analysé les causes et effets de ce sentiment de double aliénation, exacerbé selon elle par l’absence d’infrastructures littéraires à la disposition des écrivains anglophones, Leith décrit le contexte dans lequel Blue Metropolis a vu le jour, soit la période allant du deuxième référendum à la fin des années 1990. Cette période est marquée d’un côté par la méfiance et la méconnaissance réciproques, de l’autre par l’émergence d’une institution littéraire anglo-québécoise et le désir de la part de quelques écrivains anglophones d’établir des liens avec l’UNEQ en vue, notamment, de participer au Festival de la littérature organisée par cette dernière au printemps 1997.

Lorsque l’UNEQ a ignoré leur requête, ces écrivains ont décidé de créer leur propre festival littéraire : Blue Metropolis serait bilingue, ouvert aux deux littératures du Québec ainsi qu’à la scène littéraire internationale. Commence alors ce que Leith décrit comme une longue dispute sur la définition de la littérature québécoise au cours de laquelle se sont affrontés, souvent à couteaux tirés, l’UNEQ et Blue Metropolis. Ce dernier défendait une vision du dialogue interculturel informée par la collaboration, la reconnaissance mutuelle, la co-inclusion et l’idée d’un héritage partagé (consensuel), tandis que l’UNEQ y voyait un complot fédéraliste destiné à saper l’influence de la langue et de la culture québécoises. Il s’agissait d’une lutte politique et territoriale bien concrète, Blue Metropolis cherchant à occuper des pans stratégiques de l’espace institutionnel québécois et du secteur francophone de la ville au nom de l’abolition des deux solitudes. Or, cela a eu pour effet contraire de consolider les binarismes de départ : Blue Metropolis ne réussissait pas à contrer la perception selon laquelle le festival était une organisation fédéraliste anglophone aux teintes multiculturelles ; pour sa part, l’UNEQ revendiquait ses (af) filiations nationalistes. Toute possibilité de collaboration était désormais compromise. Et Linda Leith de noter : « Voici ce qui arrive lorsqu’on se propose de construire des ponts. […] Notre péché est d’avoir vu grand, d’être téméraires, internationaux et multilingues. Et toujours, en partie, anglophones [20]. »

Il reste que Leith constate depuis plusieurs années l’acceptation grandissante de Blue Metropolis — et, par extension, de la contribution des Anglo-Québécois à la culture québécoise — par la communauté francophone, phénomène qu’elle interprète comme étant directement redevable au rôle rassembleur et effervescent joué par le festival. De plus, elle estime que la « renaissance » actuelle des lettres anglo-québécoises est due en grande partie au succès international de Blue Metropolis, à son esprit d’ouverture, sa diversité et sa convivialité. Ceci l’amène à conclure par le biais d’une formulation paradoxale qui à la fois maintient et déplace le motif des deux solitudes, avant d’en prédire l’abolition définitive :

Quel que soit l’avenir politique du Québec, la renaissance anglo-littéraire propose une vision plus inclusive de la littérature québécoise que celles proposées jusqu’ici. Ce faisant, elle propose également une vision plus inclusive de la société québécoise. […] Le fait que nous soyons des écrivains montréalais de langue anglaise permet de rappeler au Canada anglais que la littérature canadienne et la littérature québécoise ne sont pas deux littératures distinctes. […] Ce sont ces écrivains qui entrevoient les changements qui s’effectueront lorsque le Québec aura pleinement accepté son pluralisme [21].

L’inversion des rapports de force suivie de leur nivellement imminent — à la condition que les auteurs québécois emboîtent le pas aux auteurs anglo-québécois — est ici spectaculaire : en visant la traversée des frontières linguistiques et culturelles, les ponts entérinent, en dernière analyse, la disparition par indifférenciation et assimilation. Ainsi, si Blue Metropolis est un héritage détourné de la littérature québécoise, l’ouverture à venir de celle-ci serait un héritage détourné de Blue Metropolis et ce, au terme de luttes institutionnelles désormais surmontées (oubliées). Si l’avenir prédit par Linda Leith est aux antipodes de celui entrevu par Francine Bordeleau, les processus sont identiques : à la logique de l’adjonction conflictuelle et des affiliations non consenties s’est substituée celle de l’affiliation pacifique et de l’effacement, ce qui nous ramène aux propositions de Simon Harel.

Simon Harel récuse les discours consensuels qui, à la source de ces nouvelles orthodoxies que sont le dialogue, l’ouverture et le métissage, ne font qu’idéaliser la notion d’harmonie interculturelle tout en marginalisant ou supprimant les différences réelles. Pour ce faire, il réhabilite la figure du braconnier en vue de donner droit de cité aux activités inopportunes, dissidentes, illicites à l’égard d’un ordre dominateur trop enclin à quadriller et à discipliner, lesquelles doivent néanmoins permettre « de renouer avec la légalité des “espaces propres” et des territoires [22] ». Cela oblige à faire des frontières des lignes de démarcation précaires et tendues qui délimitent des espaces d’habitabilité contigus tout aussi précaires, car sujets à des braconnages indisciplinés dont la « violence » atteste non la vulnérabilité de ces espaces mais bien leur vitalité, voire leur survie.

Braconner signifie aller clandestinement sur le territoire de l’Autre, non pas pour le posséder (car ceci est interdit), ni pour le déposséder (car ceci est impossible), ni pour s’en rapprocher (car la frontière demeure), mais pour le malmener de manière non normée, imprévisible ; pour l’arpenter librement en faisant fi des interdictions de séjour ; en un mot, pour créer de nouvelles cartographies qui se définissent en dehors des oppositions binaires et des notions « euphoriques » d’échange, d’influence, de compréhension et de flux. Seul importe le rapport de contiguïté précaire, sans cesse à réinventer, donc à reconfirmer. Se dessine de la sorte une nouvelle façon de concevoir le dialogue interculturel, où les exclusions propres aux frontières et les assimilations propres aux ponts, sont remplacées par des loyautés conflictuelles définies non pas comme « des métissages entrecroisés, des affiliations partagées, mais des sites de dissension [23] ».

Éminemment positive, la notion de loyautés conflictuelles évite le danger d’homogénéisation inhérent tant aux replis protectionnistes qu’aux ouvertures illimitées. Comme le précise Michel Maffesoli, « [l]’hétérogénéité engendre la violence, mais en même temps elle est source de vie ; alors que l’identique (ou l’homogène), s’il est plus pacifique, est potentiellement mortifère [24] ». Dans cette optique, non seulement les héritages détournés de la littérature québécoise sont l’indice d’une santé robuste, mais le concept de braconnages offre un nouveau paradigme susceptible de repenser les rapports de cette dernière avec la littérature anglo-québécoise en termes de conflictualité créatrice. Car à partir du moment où le braconnier malmène les frontières, réinvente les espaces réels ou imaginaires et déclenche la rencontre heurtée, imprévisible de soi et de l’autre, il fait surgir, par le biais de pratiques de la contiguïté fondées sur la dérivation, des (af)filiations contestées. Ces dernières viseront non pas à aplanir, mais, au contraire, à maintenir les conflits et rapports de force déséquilibrés qui caractérisent, sous forme d’affrontements, exclusions et prises de possession aussi grinçants qu’innovateurs, tout véritable processus de mise en relation, à commencer par le dialogue (inter)culturel.

Des filiations contestées : un exemple

Si l’origine du motif littéraire des deux solitudes est à chercher dans la littérature canadienne-anglaise, l’arrivée du Parti québécois au pouvoir l’a fait basculer, nous l’avons vu, en territoire québécois où il incarne, moyennant un premier dédoublement du motif accompagné d’une inversion importante des rapports de force, les rapports entre anglophones minoritaires et francophones majoritaires. Depuis une trentaine d’années, la littérature d’expression anglaise du Québec, rebaptisée littérature anglo-québécoise vers la fin des années 1990, a servi de support symbolique à une série impressionnante de variations sur ce thème. En schématisant, on peut avancer que ces variations sont de deux ordres : ou bien elles se contentent de procéder à des déplacements et dédoublements identitaires supplémentaires qui laissent plus ou moins intacts ses binarismes constitutifs ; ou bien elles opèrent des décentrements destinés à désamorcer ceux-ci par le truchement de déterritorialisations, traversées, métissages et autres procédés de relativisation plus ou moins radicaux. Dans les deux cas, le motif des deux solitudes est la source explicite ou implicite d’une multiplicité de pratiques de la contiguïté malaisée où prime l’idée de frontières malmenées et d’identités aussi tendues que précaires. Particulièrement fécond depuis 1995, y compris lorsqu’il brille par son absence, ce motif lui aussi malmené se leste invariablement d’une charge historique, politique, culturelle et identitaire sujette à de constantes dérivations qui, attirant l’attention sur les (af)filiations contestées de la littérature anglo-québécoise, confirment notre hypothèse de départ. Il convient donc d’y voir un héritage détourné de la littérature québécoise désormais sommée de prendre acte de son existence, en soutenant avec Simon Harel que « la littérature n’est jamais l’expression d’un pays, d’une intention nationale, d’une intention collective [25] », mais plutôt un lieu piégé où les identités révèlent leurs failles internes et leurs brèches frontalières, à l’instar d’un territoire braconné ou d’un trait d’union contentieux.

Dans cette dernière partie, qui servira aussi de conclusion, il s’agira de souligner le traitement assez singulier que Michel Basilières réserve au motif dans Black Bird (2003) [26], en vue de poser les jalons d’une analyse plus approfondie qui reste à faire de ses filiations tant directes que dérivées à l’endroit de la littérature québécoise. S’inspirant tout à la fois du récit historique, du genre satirique, du roman gothique, du réalisme magique et de l’autofiction, Black Bird a pour trame de fond une période particulièrement polarisée sur le plan des rapports entre les deux communautés linguistiques, soit la crise d’Octobre 1970. Or, le lecteur est prévenu dès l’épigraphe : « Les lecteurs ayant la mémoire longue […] se plaindront que les pages suivantes contredisent des faits bien connus. Les faits sont une chose, la fiction en est une autre, et ceci est de la fiction [27] » (B, n. p.). Se présente donc d’emblée l’idée de détournements à l’égard d’une histoire supposément commune, d’un récit identitaire se donnant pour homogène et d’un motif qui postule l’étanchéité de la frontière séparant les deux solitudes.

En effet, le roman est truffé d’anachronismes, de transpositions parodiques et d’erreurs historiques qui s’apparentent à autant d’incursions braconnières dans cet espace protégé qu’est le nationalisme québécois. Ces incursions tournent en dérision aussi bien la prétendue homogénéité de ce dernier que ses interdictions de séjour, révélant la multiplicité de récits contigus et hors normes susceptibles de malmener ses frontières, notamment ceux de l’« autre » anglo-québécois dont l’espace habité s’avère sujet à des braconnages comparables. Ainsi, par exemple, au moment où il crie « Québec aux Québécois ! » (sic) (B, p. 140), Hubert, chef d’une cellule felquiste, est fauché par la voiture de René Lévesque, déjà Premier ministre en 1970 ; le diplomate britannique John (sic) Cross est enlevé et assassiné par Marie, l’amante d’Hubert, dans le sous-sol de sa maison familiale ; le coeur du frère André est enlevé de son reliquaire et transplanté dans le corps d’Hubert, ressuscité tel un Frankenstein par le docteur Cameron Hyde [28]. Tout en étant partie intégrante de l’intrigue où la satire politique s’allie à l’humour noir pour mieux atteindre leurs cibles respectives, ces entorses irrévérencieuses à l’histoire du Québec et à l’idéologie nationaliste, confondue avec sa frange la plus extrémiste, servent par ailleurs à alimenter la dimension métadiscursive du roman.

Omniprésent dès l’épigraphe, ce métadiscours permet à Michel Basilières de « filer » la dichotomie entre histoire et fiction, que vient redoubler celle entre vérité et fausseté. Au lieu de se présenter comme infranchissables, les lignes dichotomiques sont à la fois ébréchées et sous haute surveillance, menacées d’actes braconniers imprévisibles qui problématisent l’idée d’un espace propre. D’où une logique de la cohabitation grinçante et conflictuelle qui, suggérée à maintes reprises tout au long du roman, est formulée de manière explicite à la fin : Jean-Baptiste, le frère jumeau de Marie, réfléchissant à un nouveau projet d’écriture romanesque qui, le lecteur l’apprendra quelques lignes plus loin, coïncide avec le récit en train de s’achever, se jure de ne plus jamais « écrire la moindre chose dans un mode réaliste, parce que, qu’elle lui soit arrivée ou non, […] tout le monde penserait que c’était l’absolue vérité. […] à partir de maintenant, il n’écrirait que sur […] des événements tout à fait impossibles, des choses fantastiques qu’on voit dans les contes de fées, parce qu’on croirait qu’elles étaient des métaphores d’une vérité secrète [29] » (B, p. 309-310). S’affiche ainsi la possibilité de déplacements plus ou moins agressifs à travers les brèches non surveillées des dichotomies, lesquels ont pour fonction de faire exploser les « notions complaisantes du statu quo [30] » (B, p. 89) en créant, grâce à des dérivations impropres, des espaces identitaires « bifurqués » et des loyautés conflictuelles (Harel).

Plus spécifiquement, si Black Bird adhère à l’idée selon laquelle il existe un décalage entre le récit officiel de l’identité québécoise et les appropriations plus ou moins aléatoires (contestées) de ce récit par les citoyens, cette idée est transposée par Michel Basilières dans la sphère familiale décrite comme un site agonique de dissensions polarisées et d’actes illicites. À un premier niveau, les discours des personnages semblent tout à fait statiques, chacun restant fidèle à son propre récit identitaire et à la « cause » que ce récit l’amène à appuyer sans réserve, qu’elle soit d’ordre littéraire (Jean-Baptiste), révolutionnaire (Marie), religieux (Aline), scientifique (le docteur Hyde), matérialiste (Grand-Père, Oncle, Papa) ou sans objet (Maman). Le soi se définit contre l’autre, comme en témoigne l’absence totale de dialogues, remplacés par des monologues, disputes, apartés, grognements et silences issus de la non-écoute, de l’incompréhension, de la dissimulation et d’une hostilité aussi sourde que généralisée à l’égard du discours d’autrui.

C’est en faisant alterner ces discours prétendus étanches, avec les idéologies exclusives qu’ils véhiculent et les actions qui s’y rattachent (écrire une pièce ; poser des bombes ; prier ; disséquer des cadavres ; piller le cimetière), que Michel Basilières mine simultanément la cohérence du « grand récit identitaire » québécois en rendant explicites les récits contestés qui le composent et celle du noyau familial des Desouche, dont le patronyme participe bien entendu de la satire. Toute tentative de résolution dialectique ayant été écartée, les récits identitaires se côtoient sur le mode malaisé de l’adjonction conflictuelle. Le personnage de Grand-Père offre l’exemple le plus frappant de cette dynamique de la contiguïté tendue : obligé de se faire faire un oeil en verre, il s’aperçoit que lorsqu’il regarde à travers son bon oeil, il ne voit que le mal, tandis qu’avec son nouvel oeil, il ne voit que le bien — binarisme qui se vide immédiatement de sens sans pourtant se défaire, les deux yeux restant parfaitement distincts et Grand-Père, pour ne pas voir flou, étant contraint à faire alterner son bandeau :

Comment distinguer les deux yeux ? […] c’est impossible à dire. […] je me suis fixé dans la glace ; non seulement j’étais pleinement moi-même mais chacune de mes parties séparées me regardant. […] Je vois que les choses qui semblent être opposées ne le sont pas. Je vois que les choses qui semblent être unies ne le sont pas. […] ces contraires n’ont aucune signification. […] Je ne crois pas avoir découvert une quelconque vérité parce que ce genre de vérité serait trop simple et un mensonge [31].

B, p. 222-223

Mais à un deuxième niveau, Michel Basilières mine le statisme de ces discours en ouvrant des brèches dans les dualismes linguistiques et politiques qui, issus du motif des deux solitudes, s’y greffent. Francophones, non seulement les Desouche habitent un quartier anglophone pauvre de Montréal et ne fréquentent (à l’exception de Marie) que des anglophones, mais depuis le mariage de Papa avec Maman, anglophone unilingue, la langue de la maison est l’anglais, au point où lorsque Grand-Père se remarie avec Aline, une francophone, celle-ci a l’impression qu’« elle avait atterri dans un pays étranger. […] Quand ils lui adressaient la parole, chose bien rare, c’était d’abord en anglais. C’est seulement lorsqu’elle leur tendait son visage suppliant et perplexe qu’ils se répétaient en français [32] » (B, p. 8-10). Quant aux enfants de Papa et Maman, ils se positionnent de part et d’autre de la frontière linguistique : Marie, honteuse de son sang anglais, ne parle plus que français, associant la langue à l’histoire et à la politique (« sans les Anglais [lire aussi : l’anglais], elle aurait été française. Le Québec aurait été français [33] » (B, p. 261), tandis que Jean-Baptiste, « ne maîtrisant pas sa langue paternelle [34] » (B, p. 75), privilégie l’anglais, se sentant vaguement coupable de lire les romans français en traduction. Par solidarité avec le sentiment de solitude d’Aline, il accepte cependant de servir de traducteur pour faciliter les relations entre celle-ci et Maman qui, sans la barrière de la langue, auraient eu beaucoup en commun. Or, ses traductions truquées sèment plutôt la discorde, Jean-Baptiste prenant un malin plaisir à les monter l’une contre l’autre : « bien qu’elles croyaient qu’il leur servait de pont, Jean-Baptiste devint un obstacle de plus entre elles [35] » (B, p. 41) — image éloquente des triangulations créées par les dérivations.

En dépit de leur nom, les Desouche sont aux prises avec des lignes de démarcation linguistiques et politiques qui non seulement les dressent les uns contre les autres, mais sont à protéger contre des incursions intempestives :

Et puis, de façon inattendue, Mrs. Pangloss [36] [la voisine] fit quelque chose que, sans cela, Aline aurait estimé impossible […] et qui remit en question l’idée qu’elle se faisait de tous les Anglos.

 Mrs. Pangloss parla en français.
 Aline recula sous le choc [37].

B, p. 108

De plus, qu’ils soient anglophones ou francophones, les personnages sont eux-mêmes scindés en deux parties non coïncidentes, régies par des rapports de force déséquilibrés et inconfortables, auxquels s’ajoutent des affects négatifs dont la culpabilité, l’humiliation, le mépris et la haine de soi. Tout se passe comme s’ils se trouvaient piégés à même les brèches qui s’ouvrent entre les deux solitudes :

Toute sa vie avait été un piège, c’était la faute de ses parents. Pourquoi avaient-ils brouillé les pistes en se mariant, à l’image du Canada qui essayait d’imposer une union entre Français et Anglais ? […] Elle haïssait sa partie anglaise. Cela voulait dire qu’elle avait une tare, cela voulait dire qu’elle devait détester ce qu’elle était [38].

B, p. 259-260

Loin de se répartir selon les quadrillages préétablis par le motif des deux solitudes en général et le nationalisme québécois en particulier, ces divisions suivent des trajectoires non linéaires où prolifèrent les raccourcis, les chemins de traverse et les voies sans issue. Tributaires d’une logique « ou/ou » (francophone/anglophone), les oppositions inhérentes à ces récits identitaires fondateurs bifurquent constamment vers la logique malaisée, voire illicite, du « ni-ni » (ni tout à fait francophone ni tout à fait anglophone) ou vers celle, tout aussi inavouable, du « et-et » (anglophone et francophone) propre aux loyautés conflictuelles. Voilà ce qui fait de Black Bird une illustration exemplaire des nouvelles formes de connectivité que donne à « voir » le trait d’union entre « anglo » et « québécoise », dont la puissance créatrice est à chercher dans la conflictualité salutaire qui les anime et dont le pouvoir heuristique réside dans leur capacité à faire de la littérature anglo-québécoise un des héritages détournés la littérature québécoise.