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L’une des phrases les plus désenchantées de la littérature québécoise contemporaine se trouve sans doute dans le très court roman Agonie, publié par Jacques Brault en 1985 : « Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de pays [1]. » Issue du dénouement du roman, déclinée au passé, au présent et au futur, la petite phrase convie et annule à la fois trois temporalités distinctes, congédiant ainsi toute promesse, toute forme d’inscription de soi dans une durée et dans un lieu. Le mot « pays » surgit sans prévenir, nous tire du huis clos dans lequel semblaient enfermés le narrateur et son ancien professeur, et confère une ampleur collective à un récit qui n’avait guère la prétention de parler au « nous [2] ». Le « nous », rarement convoqué au cours du récit, reflue en effet dans le dénouement d’Agonie, presque aussi déplacé que le mot « pays » : « Une promesse ? Non. Nous sommes tous des exilés. Nous ne rentrerons pas au pays » (A, p. 77). Le retour inattendu de la perspective identitaire et territoriale — voire nationale — n’est pas sans étonner ici. Il a déjà inspiré de nombreux commentaires critiques, qui y lisent tour à tour un souvenir déçu du « rêve québécois [3] », une « impression de fatalité [4] », une « recherche du corps perdu [5] » faisant « résonner les premiers livres de Jacques Brault et les désillusions de L’en dessous l’admirable [6] ». À la lumière de ces interprétations croisées, force est de constater que le pays d’Agonie apparaît à la fois comme un lieu impossible, sorte de projection fantasmatique du vivre-ensemble, et un idéal déchu, oscillant ainsi entre utopie et nostalgie.

Que dit le dénouement d’Agonie, sinon l’impossible rencontre d’une communauté et d’un lieu ? En subvertissant implicitement le récit de l’émancipation nationale auquel avaient souscrit nombre d’écrivains et de critiques québécois dans les années 1960 [7], Brault témoigne de nouveau de sa situation volontairement inactuelle, voire anachronique, dans l’institution littéraire et de sa méfiance à l’égard des discours totalisants. Inactuelle, son oeuvre l’est à plusieurs égards. Dans l’histoire littéraire québécoise, elle s’est toujours posée en contrepoint des grands mouvements collectifs et des tendances dominantes. Alors que les autres auteurs réunis en 1965 dans le dossier « Pour une littérature québécoise » de la revue Parti pris mettaient à mort la « “littérature canadienne d’expression française” (le nom est aussi bâtard que la chose) [8] », Brault réfléchissait sur « le faux dilemme » que représentait à ses yeux l’opposition entre la langue française et la langue canadienne, allant jusqu’à affirmer que « l’écrivain, tout révolutionnaire qu’il se veuille, ne sera jamais parmi les exploités. […] Surtout s’il est philosophe ou poète, cet écrivain vit en partie ailleurs, il a une existence qualifiée ; avant même que d’en crever doucement ou violemment, il a nommé son mal, il n’est plus tout à fait dedans [9] ». Vivre en partie ailleurs, ne plus être tout à fait dedans, se situer en marge, à l’extérieur, voilà qui hantait déjà les premiers essais de Brault. Cela s’accentue au cours de la décennie suivante. Dès la parution de Chemin faisant, de L’en dessous l’admirable et des Poèmes des quatre côtés en 1975, « l’inscription collective dans la durée, projet qui habitait les premiers recueils de poèmes et qui était commenté dans plusieurs articles, s’avère […] illusoire [10] », comme le rappelle avec justesse François Dumont. Des oeuvres parues après 1975 se dégageraient même certains partis pris — subtilement esquissés — pour la subjectivité, le paradoxe, l’abolition des frontières entre les genres littéraires, créant ainsi « un espace de rencontre sous le double signe de l’amitié et de l’étrangeté ; le creuset d’une “transfiguration” et d’un brouillage des origines [11] ».

Dans Agonie et Il n’y a plus de chemin, s’impose la figure de l’anachronisme ; cette dernière emprunte les traits du clochard, du vagabond et rappelle en cela les personnages d’En attendant Godot de Samuel Beckett. La clochardise même des personnages de Brault rompt avec les conceptions plus courantes de l’exil et du nomadisme à l’oeuvre dans la littérature québécoise contemporaine. Si l’errance des sujets mis en scène dans les deux textes de Brault rappelle les migrations transnationales et les mémoires culturelles déracinées, rhizomatiques, tant célébrées par la critique littéraire québécoise des années 1980-1990 [12], c’est de manière oblique. La clochardise des personnages de Brault, en effet, n’a rien du culte du mouvement, voire de l’éloge de la dispersion identitaire, elle ne célèbre guère l’euphorie des recommencements, mais ressortit plutôt à un état de survivance, lequel n’est ni le sommeil ni la mort, mais bien une forme d’accueil passif, de disposition particulière du sujet lui permettant de n’être que pure présence au monde, plus anachronique que marginal, spectral en somme [13].

Cette posture singulière ne renvoie pas directement à l’idéologie de la survivance canadienne-française ou à une quelconque prétention à l’immortalité de l’âme, mais simplement à la résistance d’un organisme à ce qui provoque la disparition, voire à ce qui subsiste d’une chose disparue ou en voie de disparition (Grand Robert). L’état de survivance renvoie ainsi aux questions de la spectralité et de la hantise qui innervent nombre de textes contemporains. Contrairement au moderne qui souhaitait rompre avec les héritages du passé, le contemporain semble littéralement possédé, hanté par des références et des traditions concurrentes. Comme l’écrit Laurent Demanze dans Encres orphelines, « [e]ntre transmission brisée et cassure de la tradition, quelque chose reste en souffrance à quoi s’affronte le sujet contemporain, quelque chose comme une “Mélancolie de la modernité” [14] ». Tout se passe comme si le contemporain devait subir malgré lui les assauts du passé. Dans plusieurs textes contemporains, prose et poésie confondues, s’élaborent en effet des filiations mortifères. Souvent visité par des spectres encombrants, le sujet de la littérature contemporaine évolue dans un paysage incertain, dans un présent qui paraît informe et sans substance.

Les clochards de Brault sont en état de survivance car ils ont choisi sciemment de quitter la vie sociale. Loin d’être simple, leur désir d’effacement exhume une double quête. S’ils souhaitent s’abolir, ils entendent aussi se reconstruire en dehors des codes et des lieux communautaires, comme s’il leur était possible de mener une vie parallèle à celles des autres mortels. Ils « vivent en partie ailleurs », ils ne « sont plus tout à fait dedans », pour reprendre les mots de Brault. Aussi est-ce dans le détournement, le silence et le retrait que s’élaborent les filiations et les héritages mis en oeuvre par les sujets d’Agonie et d’Il n’y a plus de chemin. Ces derniers exhument par là même les insuffisances de la transmission culturelle qui, loin de reposer sur des certitudes, se révèle profondément aporétique, plus particulièrement à l’époque contemporaine, comme l’ont montré plusieurs chercheurs [15].

Écrire l’anachronisme

Avant l’analyse proprement dite d’Agonie et d’Il n’y a plus de chemin, il convient de revenir de manière plus précise sur la notion d’anachronisme, laquelle n’a pas été choisie au hasard. Plus qu’une erreur d’interprétation ou qu’une confusion des époques et des temporalités, l’anachronisme serait chez Brault étroitement lié à l’état de survivance de ses personnages. Symptôme d’un décalage volontaire, d’un dépaysement recherché, il n’affecterait pas uniquement l’inscription du sujet en un lieu, mais aussi en un temps, en une époque. Dans son ouvrage Devant le temps, Georges Didi-Huberman confère même à l’anachronisme une valeur heuristique et épistémologique à la fois. Le philosophe de l’art, en effet, ose aller à l’encontre de l’un des fondements de la méthode historique en affirmant, à la suite de Nicole Loraux, qu’« il n’y a d’histoire que d’anachronismes [16] ». La fécondité de l’anachronisme ne ferait aucun doute car « pour accéder aux multiples temps stratifiés, aux survivances, aux longues durées du plus-que-passé mnésique, il faut le plus-que-présent d’un acte réminiscent : un choc, une déchirure de voile, une irruption ou apparition du temps, tout ce dont Proust et Benjamin ont si bien parlé sous l’espèce de la “mémoire involontaire” [17] ». L’anachronisme naîtrait ainsi de la rencontre, voire de la fusion inopinée des temporalités, et se situerait par là même au croisement de la survivance du passé et de la fulgurance du présent.

À la lumière de cette conception singulière de l’histoire, l’on peut aisément comprendre comment l’anachronisme défait les chronologies, bouleverse le cours « naturel » de la transmission des héritages, détourne et subvertit la lecture du passé en insistant sur le moment de la rencontre entre les temporalités. La référence à la mémoire involontaire de Proust n’a donc rien d’artificiel, dans la mesure où elle s’attache aux hasards, aux errements qui font émerger les souvenirs du passé. Dans Agonie, les figures de l’anachronisme travaillent les différentes temporalités du texte et donnent lieu à une conception singulière de la transmission des savoirs et des affects ; dans Il n’y a plus de chemin, elles s’attachent davantage aux topographies, aux espaces qui, allusivement décrits dans les poèmes en prose, font corps avec le sujet du recueil.

Agonie ou le legs d’une expérience intransmissible

Le roman Agonie repose sur l’impossible rencontre d’un étudiant et de son ancien professeur de scolastique devenu itinérant. Par l’entremise de la lecture d’un carnet — légué ou volé, le doute à ce sujet demeure jusqu’à la fin du roman —, l’étudiant reconstruit l’itinéraire de son professeur tout en se remémorant les dernières leçons que ce dernier a consacrées en partie à l’analyse du poème « Agonie » de Giuseppe Ungaretti. Le carnet, demeuré longtemps lettre morte, devient donc le lieu de la transmission, laquelle n’avait pas opéré parfaitement lors des cours dispensés par l’ancien professeur. C’est donc par-delà le temps, l’absence et l’éloignement, mais aussi dans la solitude la plus absolue, que se produira — de manière fugace et incertaine — le miracle de la rencontre. À cet égard, il y a dans Agonie une part épiphanique : en pénétrant le mystère de son professeur, c’est aussi son propre mystère que le narrateur élucide, sa propre agonie qu’il traverse au cours de sa nuit de lecture arrosée de cognac :

J’ai su à l’évidence que je n’avais pas cessé de vouloir lui dérober son secret. Pour voir en face mon propre secret. Est-ce bien le mot qui convient ? Ma hantise plutôt, « ma hantise » serait plus juste. Ma peur panique de rater définitivement, de rater quoi [18] ?

A, p. 11

Sous l’effet de la hantise, le passé et le présent se rejoignent, situent l’action romanesque dans un espace temporel aux contours imprécis, au coeur duquel se confondent nuit de lecture solitaire et dernières années d’une vie errante [19].

La nuit de lecture apparaît ainsi comme une anachronie [20] au sens où l’entend Jacques Rancière :

Il n’y a pas d’anachronisme. Mais il y a des modes de connexion que nous pouvons appeler positivement des anachronies : des événements, des notions, des significations qui prennent le temps à rebours, qui font circuler le sens d’une manière qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps avec « lui-même ». Une anachronie, c’est un mot, un événement, une séquence signifiante sortis de leur temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d’assurer le saut ou la connexion d’une ligne de temporalité à une autre [21].

Parmi les scènes d’Agonie qui pourraient emprunter la forme d’anachronies, c’est sans doute le voyage en Europe qui témoigne le plus éloquemment du décalage du professeur, confirmant le fait qu’il vivra toujours à côté du temps des autres [22]. Invité à Annecy pour un Congrès de latinistes, le vieux professeur débarque à Paris alors que Mai 1968 bat son plein. Sur le bateau qui l’emmène, « il subsist[e] entre parenthèses. En repos » (A, p. 34) ; à son arrivée à Paris, il convient, amusé, qu’« il restait isolé en pays étranger, il disparaîtrait sans que nul ne s’en avise. La fin rêvée » (A, p. 35).

On ne peut imaginer de situation plus ironique. Comment le professeur, qualifié tour à tour de « gris et de malingre », de « timide » (A, p. 8), d’« indéfinissable » (A, p. 10), « distillant un ennui brumeux » (A, p. 11), « tout gris en dedans » (A, p. 37), aurait-il pu se sentir concerné par les mots d’ordre d’une révolution étudiante parfaitement étrangère à son quotidien ? Alors que le révolutionnaire souhaite fuir « le vieux monde », « vivre sans temps mort et jouir sans entrave [23] », le professeur « [s’est effacé] de l’existence, […] biff[é] à la face des autres » (A, p. 28), a choisi de « mourir vivant » (A, p. 52). Alors que le révolutionnaire désire prendre possession du temps, rompre avec le passé et instaurer un nouvel ordre, le professeur-clochard accepte de faire corps avec le temps au point de s’y abolir. La rupture se situe à un autre niveau : le clochard rompt en « fais[ant] qu’y ait plus rien [24] », pour reprendre les mots de Nicole Ferron dans L’hiver de force, en ne se manifestant plus, en se laissant aller au cours des choses, loin des brusques mouvements de révolte et des sursauts de l’action volontaire. La révolution, qui plus est, repose sur la promesse d’un avenir meilleur, d’un potentiel recommencement. Or, c’est exactement ce qui a fait défaut au professeur d’Agonie : « il n’y a jamais eu d’enfance » (A, p. 39) car la « promesse [fut] déchirée » (A, p. 40) ; « surtout pas de promesses ; elles ne sont jamais tenues [25] » (A, p. 35).

Nul espoir, nulle promesse, surtout nul « lieu de connivence » (A, p. 77), pour reprendre le syntagme forgé par Brault dans le dénouement d’Agonie, ne se dessinent. Le lieu, au contraire, est angoisse et « resserrement d’être » (A, p. 77), il mène à l’amenuisement, à l’effacement. Si, comme l’ont noté plusieurs critiques [26], Agonie rappelle « La vie agonique » de Gaston Miron, c’est à la part sombre du cycle mironien qu’il nous ramène, à l’angoisse et à l’asphyxie, « au mégot de survie [27] », à « l’héritage de la tristesse [28] » et à « la blanche agonie de père en fils [29] » plus qu’à l’usage de la promesse qui éloigne du cruel désespoir bien des vers de L’homme rapaillé. La vie agonique de Miron est certes terrible, mais elle se présente comme un état temporaire, voué à être dépassé, elle est encore pétrie de désirs. Dans les poèmes mironiens, le sujet est en effet tendu vers l’avenir, il adopte l’attitude du combattant. L’agonique mironien, défini par Brault dans l’une des gloses de « Miron le magnifique » comme « une angoisse cernée de courage [30] », renvoie ainsi à l’étymologie du mot agônia, qui, en grec ancien, connote le combat, la joute tant sportive qu’oratoire.

Rien de tel dans Agonie : à la fin de sa vie, le professeur devenu clochard n’attend plus rien, considère même que « la lutte [est] inutile » (A, p. 77). Le geste le plus éclatant de l’ancien professeur de scolastique aura été sans nul doute son grand refus : « [lequel] s’est creusé en lui au fil des années récentes. On imaginait toutefois que dès son retour d’Europe et la mort de sa mère il était entré dans le silence, un silence infissible, en même temps qu’il se retirait de toute existence sociale » (A, p. 65). Abandonnant sa demi-vie, le professeur choisit sciemment d’habiter son néant, de faire place nette, de renoncer à la parole — qui est dispensatrice d’enseignement —, de taire sa voix et son chant qui ont su captiver en fin de parcours ses étudiants médusés. S’inspirant du poème « Agonie » d’Ungaretti — dont les vers structurent et accompagnent le roman de Brault —, l’ancien professeur a choisi de mourir « comme les alouettes altérées sur le mirage » plutôt que de « vivre de plaintes comme un chardonneret aveugle » (A, p. 5).

C’est grâce au détachement dont ils font preuve que le professeur du roman Agonie et — on me permettra ce dérapage volontaire — l’auteur Jacques Brault arrivent à exhumer avec une acuité hors du commun les failles du « vivre-ensemble » contemporain. Ironie du sort ou tragédie ordinaire, la lecture du carnet ne fait que confirmer le sentiment de dépaysement du narrateur qui n’aura rien appris de son ancien « professeur de beauté » ; pire, qui choisira de « mourir sans mourir » (A, p. 77), qui n’entendra pas l’appel du large. Et c’est là que se situe la véritable leçon du roman : il est impossible d’enseigner le retrait, le silence et l’effacement car ceux-ci se présentent comme des non-savoirs, font littéralement corps avec la négativité au point de la transformer en expérience. Or cette expérience est intraduisible, se situe dans un au-delà de la parole. Vers la fin du roman, le clochard semble transfiguré : en adoptant le silence comme mode de vie, il tombe dans un état de « sublimation si légère que là où il n’était plus il n’avait pas été » (A, p. 69). Ce détachement lui assure une forme de sérénité, de douceur qui transforme ses traits : « son visage rayon [ne] [désormais] sans raison apparente » (A, p. 68) ; mieux, « chaque creux [y] semble un refuge pour la lumière ambiante » (A, p. 69). Comme l’a noté André Brochu, « [s]i l’agonie consiste en la décision de mourir, d’outrepasser l’existence plaintive, elle fait du clochard un être lumineux [31] ».

Il n’y a plus de chemin ou la déliquescence de la parole

Il n’y a plus de chemin est un texte au statut générique ambigu dans lequel des récits fragmentaires, rédigés en prose poétique, côtoient des poèmes en vers libres. L’énonciateur du recueil est un clochard qui se prépare à l’ultime repos. Il a pour compagnons angoisse et solitude, il meuble le silence en s’adressant à un double imaginaire qu’il baptise Personne, ce qui confirme encore une fois la fonction vocative de la poésie de Jacques Brault. À l’instar des pièces de Beckett, Il n’y a plus de chemin explore les thèmes de la fuite du sens, de l’aphasie progressive et de son inévitable corollaire, la logorrhée. Un passage d’En attendant Godot clôt d’ailleurs le recueil : « noire soeur… qu’est-ce que tu attends [32] » et fait ainsi référence à l’agonie, voire à l’état de survivance du clochard qui, au fil des textes rassemblés dans le recueil, s’approche de plus en plus de la mort.

Le titre Il n’y a plus de chemin, bien que polysémique, renvoie de manière littérale au lieu décalé où échoue le clochard pour mieux accueillir la mort : « lieu sans nom ni apparence où je suis, récitant des ténèbres intérieures. Ruelle hérissée de barbelés où l’âme se clochardise » (I, 47). Au sens métaphorique, le chemin désigne la voie déjà tracée, l’avenir et l’espoir mêlés, mais aussi les liens affectifs, les filiations qui jadis ont pu attacher le clochard à ses chers disparus. Le mot « chemin » apparaît dans plus de vingt fragments du recueil : plusieurs d’entre eux évoquent son effacement et sa disparition (I, p. 15-16, p. 20, p. 44 et p. 57), d’autres lui confèrent la forme d’une voie, route, rue ou tracé symbolique, (I, p. 19, p. 23, p. 29, p. 32, p. 34, p. 46, p. 47, p. 61 et p. 65), de jeux (I, p. 21), d’une vocation (I, p. 36), d’une direction (I, p. 37) ou encore de souvenirs (I, p. 63). Presque toutes les occurrences attribuent au « chemin » le pouvoir de guider et d’éclairer le sujet : « plus de chemin. Plus de sens », affirme même le clochard vers la fin du recueil (I, p. 57). La figure du chemin, cependant, est vouée à la disparition, comme le laisse entendre la phrase « Il n’y a plus de chemin » répétée plusieurs fois dans le recueil [33].

Bien qu’il semble réduit à la prostration, le sujet du recueil revisite ses souvenirs, évoque des rencontres heureuses et des moments de bonheur furtif, se dit littéralement « fantômé » (I, p. 30), ce qui nous ramène à l’état de survivance défini en introduction. L’enfant perdue (I, p. 21) ; François, le sombre marsouin (I, p. 23) ; le goût de l’ail des bois et l’idiot du village (I, p. 29) ; « les rues des quartiers [qui] avaient les tendresses d’avant les humains » (I, p. 36) ; les autres abandonnés, Gérard-le-visité, Anna-l’illuminée, Juan-le-foudroyé (I, p. 47), lieux et voix surgis du passé l’accompagnent. Le travail de la mémoire, manifeste dès le poème liminaire, vise à ranimer « l’ombre de qui n’est plus » (I, p. 9) et inscrit le recueil de Brault sous le signe de la mélancolie. Les chers disparus portent des noms, sont le plus souvent les acteurs d’anecdotes et de souvenirs. Ces microrécits rompent d’ailleurs avec le ton plus impersonnel des poèmes en vers libres qui sont écrits au présent et n’affichent pas une énonciation subjective. Si les évocations des amis disparus rappellent les figures du compagnonnage et de la fraternité des poèmes rassemblés dans Mémoire, elles n’en disent pas moins l’évanescence des souvenirs qui, à mesure, s’effacent. Comme le rappelle Lucie Bourassa,

Il n’y a plus de chemin dénude et met à mal l’illusion de la « mémorialisation », celle qui consiste à croire qu’on puisse sceller, à l’aide d’un sens, le caractère unique d’une destinée. Son traitement du récit trahit un profond scepticisme face à la possibilité ou à la pertinence de saisir, grâce à une intrigue dotée d’un « point final », « l’unité [d’une] vie entière », le noyau qui en éclaire les actions. Si le recueil fait appel aux souvenirs, il ne les condense pas en un « flux », mais les fait surgir çà et là dans les narrations fragmentaires des poèmes particuliers [34].

Rien, en effet, ne se laisse saisir aisément dans le recueil de Brault : le corps même de Personne — entité métaphorique et invisible — se confond à plusieurs reprises avec celui du narrateur ; l’horizon ne cesse de reculer ; le non-sens « fourmille de partout » (I, p. 65) ; les frontières entre vie et mort s’effacent [35]. Seul le moment présent, le temps de la parole, existe.

Comme le professeur d’Agonie, le clochard d’Il n’y a plus de chemin vit en marge du monde des autres. Littéralement bousculé par les passants qui refusent de le voir, il est aussi invisible que son ami Personne [36] : « Les cheminées dans le ciel cheminaient et la foule sur terre se foulait. Tout le monde avait son chemin tracé sans défaut » (I, p. 37). L’ironie de la proposition « la foule sur terre se foulait » est manifeste. Le verbe « fouler » signifie « presser le sol en marchant dessus ». La foule, devenue un être unique, n’est plus définie que par une simple fonction, absurde au demeurant. Comparée aux cheminées d’usine qui cheminent, elle se « foule » — ce qui n’est pas sans évoquer le mot anglais « fool ». La foule fonctionne mécaniquement ; pire, se nie et s’absente d’elle-même. Si cette lecture exhume la vacuité de toute définition sociale, elle dévoile également le caractère insensé et tout aussi mécanique de la parole collective. Souvent désignée à l’aide du pronom « ils », la foule d’anonymes est porteuse d’une parole tissée de proverbes rebattus et de lieux communs. « Amour, qu’ils disaient » (I, p. 20) ; « il paraît que l’ail, ça donne de l’affection. Qu’ils disaient » (I, p. 29) ; « la nuit, tout est gris ; comme les chats, qu’ils disaient » (I, p. 30) ; « et toujours l’horreur se lasse, qu’ils disaient encore et redisaient » (I, p. 65). Ces références à la parole commune surgissent à la manière de ressacs dans le discours décousu du clochard, constituant des retours impromptus à l’existence et aux discours précédant l’exil et l’errance. Un curieux renversement s’opère. Dans la logorrhée du clochard, ce sont les mots de la tribu, syntagmes figés, banals, dépourvus d’ancrage et de fondement, qui acquièrent le statut d’anachronismes.

« Fantômé », hanté par des souvenirs fragmentaires, tiraillé comme le narrateur d’Agonie entre le passé et le présent, le clochard d’Il n’y a plus de chemin ne considère pas la mort comme une menace ou une rupture cruelle, mais la voit plutôt telle une complice, une « sombre vagabonde », « une noire soeur ». Vers la fin du recueil, le narrateur quitte son corps, s’en détache : « Levant la tête, je regarde ma forme allongée. Elle était fine prête à se dissoudre. Pourquoi la déranger ? » (I, p. 64). Tout indique qu’il est prêt à accueillir sa fin, à se laisser prendre par elle. Les textes du recueil ne décrivent donc pas une lutte ardemment disputée avec la mort, mais un lent glissement vers l’absence, vers l’ultime lieu où, Brault l’écrit à plusieurs reprises, il n’y a plus de chemin.

Il n’y a plus

Il n’y a plus… Il n’y a plus de pays, il n’y a plus d’enfance, il n’y a plus de promesse, il n’y a plus de chemin. Quelles leçons peut-on tirer d’enseignements aussi négatifs ? Quels héritages livrent-ils, sinon le détachement, le décalage, la distance et l’anachronisme qui, de toute façon, ne s’enseignent ni ne s’apprennent ? Pour Yvon Rivard, les clochards de Brault ramènent, au même titre que le mauvais pauvre d’Hector de Saint-Denys Garneau et que l’homme rapaillé de Miron, aux héritages de la pauvreté car ils portent eux aussi une « fêlure de naissance [37] ». On retrouve un constat similaire chez André Brochu. Dans sa lecture d’Agonie, ce dernier considère en effet que

L’agonie est alors synonyme de cette survivance dont le « Canada français » […] a fait son devoir (glorieux, abject). Le vieil enfant obscène, c’est cet homme « plutôt jeune et plutôt vieux » qui, dans un poème de Saint-Denys Garneau, « Commencement perpétuel », réinvente le mythe de Sisyphe en essayant continuellement, sans succès, de compter jusqu’à cent. Ce temps de l’éternel retour, de l’échec inlassablement répété, c’est celui même de la survivance ; et puisqu’il ne peut déboucher sur la vie, la mort seule, qui l’inaugurait, y mettra un terme [38].

Selon les deux écrivains, l’agonie du clochard de Brault ramène au destin d’une collectivité privée d’une histoire téléologique, laquelle tendrait vers une fin qui serait aussi une forme d’achèvement. Tout se passe comme si la culture québécoise en était condamnée à se recommencer perpétuellement, dans l’éternel présent.

L’anachronisme, dont l’un des multiples synonymes est le mot « survivance » — au sens de ce qui survit d’une époque disparue —, pourrait bien ramener circulairement à la tradition négative qui semble définir à plusieurs égards la littérature québécoise. Qu’il soit question des héritages de la pauvreté, de l’imaginaire de la survivance, d’échecs recommencés, de fêlures natives ou d’absence à soi-même, la littérature québécoise semble condamnée à la lucidité la plus dévorante. Impossible d’advenir, impossible de se poser, semble répéter un choeur d’écrivains passés et présents. Tout semble se jouer au futur antérieur, comme dans l’essai « Lettre à des amis inconnus » (1982) de Brault qui visait à expliquer la culture québécoise à un lectorat français :

Notre culture n’est peut-être pas très réussie. Qu’importe. Nous continuerons, nous travaillerons, et soudain le repos nous prendra dans ses bras, lentement, avec une douceur parentale, il nous portera au lit de notre vieille enfance. Nous aurons vécu [39].

J’ajouterai une seule nuance à ce passage fort éclairant, afin de respecter les leçons de clochardise offertes par Agonie et Il n’y a plus de chemin : nous aurons survécu.