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L’évolution de Michel Tournier vers le texte court a surpris ceux qui avaient été séduits par ses romans. En ce sens Le coq de bruyère[1], publié en 1978, est le premier recueil de contes et nouvelles témoignant d’une évolution vers un idéal de concision et de limpidité où Michel Tournier reconnaît les plus grands textes de l’humanité, des Contes de Perrault aux paraboles des Évangiles. En fait, Michel Tournier a toujours souligné la proximité de son inspiration mythique avec le conte. Il écrit, dès le 26 novembre 1970, dans un article des Nouvelles littéraires intitulé « Des éclairs dans la nuit du coeur » :

De la nuit des temps rayonnent d’obscures clartés qui illuminent pour un instant les misères de notre condition et s’appellent mythologies. Elles seraient lettres mortes et froides allégories si elles ne […] faisaient tressaillir en nous une âme puérile et archaïque qui comprend la fable comme sa langue maternelle, comme un écho de ses origines premières[2].

Le mythe parle à l’adulte comme à l’enfant des contes. Tournier considère cette « dimension mythique » comme un attribut fondamental du conte. Dans l’étude qu’il consacre à l’auteur, David Bevan affirme de même que « le conte est hanté par un mythe déformé, masqué, détruit ou, au contraire, en formation ; c’est-à-dire que le conte serait une nébuleuse de mythe[3] ». C’est cette présence secrète du mythe qui expliquerait le pouvoir de fascination des contes, apparemment si simples, ce que Tournier développe dans un article du Vol du vampire : « Archétypes noyés dans l’épaisseur d’une affabulation puérile, grands mythes travestis et brisés qui ne prêtent pas moins leur puissante magie à une historiette populaire, tel est sans doute le secret du conte, qu’il soit oriental, féérique ou fantastique[4]. »

Nous allons étudier la transfiguration de la réalité par le mythe dans trois contes du recueil Le coq de bruyère : « Tristan Vox », « Que ma joie demeure[5] » et « Le nain rouge[6] », où le mythe du double est chaque fois sous-jacent, qu’il s’agisse du nain rouge, double monstrueux de Lucien Gagneron, clerc de notaire effacé ; de Raphaël Bidoche dans « Que ma joie demeure », dont le nom et le prénom s’opposent comme la réalité à l’idéal ; ou de Tristan Vox, « spiqueur » à la radio, dont la voix suggère à ses auditeurs un héros prestigieux en opposition totale à Félix Robinet, le personnage réel, « gris et paisible », qui lui a donné naissance. Le mythe du double accuse la scission angoissante qui menace chacun de nous sous l’apparence trompeuse de l’identité. À ce propos, René Zazzo écrit : « C’est un défi à ma conviction d’être unique, d’être moi. Je ne suis pas si simple que je le crois, je risque de me dédoubler selon les expériences du miroir et des rêves, et de mes propres contradictions[7]. » Ce thème du double, cher aux romantiques allemands tels Chamisso[8], Hoffmann[9], Hofmannsthal[10], est une expérience du fantastique dans le quotidien, liée à un douloureux sentiment d’aliénation, auquel Tournier accorde un développement important[11]. Nous allons analyser, dans chacun des contes évoqués, la présence sous-jacente du mythe, comment elle se manifeste et ce qu’apporte cette intertextualité tantôt explicite, tantôt implicite mais calculée, tantôt simple réminiscence.

Le mythe du double dans « Que ma joie demeure »

« Que ma joie demeure » renvoie au choral éponyme de Jean-Sébastien Bach et est dédié à Darry Cowl[12], preuve que le conte a pour origine une histoire vraie. Le texte évoque l’histoire d’un enfant, musicien prodige, « blond, bleu, pâle, aristocratique » (CB, p. 87), que la puberté, comme obéissant au nom grotesque de Bidoche, en décalage total avec le prénom évoquant l’archange Raphaël, métamorphose littéralement en un adolescent à la « mâchoire prognathe », aux « grosses lunettes qu’une myopie galopante lui imposait », à l’« expression d’ahurissement buté » (CB, p. 88). L’enfant a le sentiment d’être dépossédé de son identité, impression renforcée par l’apparition du chansonnier Bodruche, ces deux noms, Bodruche et Bidoche, faisant penser à des jumeaux[13] identiques. Bidoche accepte, pour gagner un peu d’argent, d’accompagner au piano le chansonnier en qui il voit bientôt l’image de sa déchéance. Il a le sentiment d’être victime d’une malédiction, ce qu’il exprime par la personnification de la puberté qui devient, comme dans les contes en général, « la mauvaise fée Puberté » (CB, p. 88).

Le mythe du double donne une profondeur diabolique à ce qui pourrait n’apparaître que comme une simple anecdote. Le diable n’est-il pas le maître de tous les dédoublements ? Raphaël Bidoche a l’impression de prostituer l’instrument sacré sur lequel il jouait les chorals de Bach. C’est éperdu de honte qu’il accède à la gloire comme célèbre clown musicien, avec son « faciès triste d’anthropoïde hagard, sa gaucherie catastrophique » (CB, p. 95), image aliénante de lui-même. L’aliénation naît du regard d’autrui, de l’écart entre « l’être pour autrui » et « l’être pour soi », thème où l’on peut reconnaître l’influence de Sartre[14]. L’adulte ici ne tient pas les promesses de l’enfant qui se rêvait musicien. Il se retrouve clown, réalité dérisoire en opposition avec l’idéal sublime, même si elle s’accompagne, dérision suprême qui souligne bien son caractère diabolique, de la célébrité et de l’argent.

C’est comme une mauvaise farce du destin que Raphaël perçoit cette gloire caricaturale obtenue par la profanation de son art et l’humiliation de son être, image inversée et diabolique de lui-même. L’apparition finale de l’archange Raphaël, en adoucissant la cruauté de la situation, place le texte dans la catégorie des contes merveilleux. C’est en effet un miracle de Noël qui assure la revanche du musicien sublime sur le clown grotesque : la foule recueillie écoute le choral de Bach joué sur le vieux piano rafistolé du cirque d’où s’échappait, non les saucissons, boudins, jambons prévus, mais l’archange Raphaël lui-même qui empêche Raphaël de devenir tout à fait Bidoche. « Après l’enfer des ricanements, c’était l’hilarité du ciel, tendre et spirituel, qui planait sur une foule en communion » (CB, p. 98). Les mots enfer et ciel en opposition soulignent que le drame humain prend ici une dimension religieuse évoquant la chute de l’homme et sa rédemption.

C’est de l’écart entre les ambitions du héros et ses possibilités de réalisation que naissent l’anxiété et le mythe du double mais aussi le double registre comique et tragique qui en rend compte. Mariane Wain, dans son article « The Double in Romantic Narrative, a Preliminary Study », écrit : « Cette ironie, à mi-chemin du rire et des larmes, du ciel et de l’enfer, est la réalisation de l’écart entre les aspirations humaines à l’idéal et les écrasantes réalités du quotidien[15]. » L’apparition de l’archange Raphaël est un miracle qui sauve Bidoche de cette dépossession terrifiante de soi-même par le double qui entraîne une angoisse de mort et parfois annonce la mort elle-même. Nous sommes bien dans un conte à « l’épaisseur glauque[16] » hanté par les grandes figures de l’ange et du démon, ce dernier étant étroitement lié au mythe du double.

Le mythe du double dans « Tristan Vox »

Dans le conte intitulé « Tristan Vox », Félix Robinet fait également l’expérience de la dépossession de lui-même quand sa voix, transformée par la magie du micro, amène des milliers d’auditeurs à reconstruire, à partir de son pseudonyme Tristan Vox, un personnage imaginaire prestigieux qui n’a plus rien à voir avec lui, le bien réel « gris et paisible » Félix Robinet, au nom ridicule. Ce conte est lié comme le précédent à l’expérience personnelle de Michel Tournier, c’est-à-dire ici à ses années de travail à la radio, d’abord à la Radiodiffusion nationale puis à Europe numéro 1, où il a pu observer les rapports très intimes et mystérieux qui existent entre le « spiqueur » et les auditeurs, à une époque où les « spiqueurs » apparaissaient au grand public comme « des créatures incorporelles et douées d’ubiquité, à la fois toutes-puissantes et inaccessibles » (CB, p. 125). Cette expérience rejoint d’ailleurs celle du conteur et ce bonheur de l’oralité que Tournier cherche à faire passer dans l’écriture de ses contes.

Comme dans « Que ma joie demeure », l’antithèse est rigoureuse entre les noms de Tristan Vox, évoquant pour la foule « un homme grand, mince […] avec une masse de cheveux châtains indomptés » (CB, p. 127), un masque tourmenté « malgré la douceur de ses grands yeux mélancoliques » (CB, p. 127), héros romantique ténébreux, et Félix Robinet, le père tranquille bedonnant, amateur de gastronomie, qui lui a donné naissance par sa voix. Mais ici, contrairement au dénouement heureux du conte précédent, le double s’incarne en rival triomphant, dévastant tout sur son passage. La dualité de Félix Robinet s’affirme dans son discours, qui est aussi éloigné de sa vie que son personnage est éloigné de sa voix, cette voix « caressante et veloutée que relevait […] quelque chose de blessé, et qui blessait aussi avec une implacable douceur » (CB, p. 126). Cette voix qui bouleverse les foules en passant par le micro n’a jamais, lorsque Félix était acteur, bouleversé personne. Sa femme même lui avoue qu’elle ne le reconnaissait pas. Félix Robinet finit d’ailleurs par trouver qu’il y a quelque diablerie dans « les nouveaux micros (qui) avaient l’air d’une tête de vipère dardée sur le visage, sur la bouche de celui qui parlait » (CB, p. 133). La dualité entraîne le dédoublement. Tournier fait d’ailleurs un usage audacieux de la pensée de Hegel : puisque les Idées sont des êtres vivants, il suffit que l’Idée (ici le personnage imaginaire de Tristan Vox) prenne une force suffisante pour qu’elle substitue sa nécessité à la contingence du monde sensible. Ce personnage imaginaire, fécondé et chargé de réalité par les rêves de milliers d’auditeurs, va s’incarner et c’est l’homme réel qui va devenir « l’ombre et comme la doublure de l’Autre » (CB, p. 131), illustrant la victoire du mythe sur la réalité, idée chère à Michel Tournier.

Une erreur dans un journal donne à Tristan Vox le visage de Frédéric Durâteau qui ne tarde pas à se présenter. Une véritable terreur s’empare de Félix confronté à son double. Il est l’âme de Tristan Vox, mais l’autre n’est-il pas son corps ? Félix doute de lui-même et va jusqu’à se demander s’il ne commet pas une imposture. On perçoit bien ici la terreur, suscitée par le double, « de n’être pas moi-même celui que je croyais être. Et plus profondément encore, de soupçonner en cette occasion que je suis, non pas quelque chose, mais rien[17] ». Tous les personnages se sentent vaciller dans leurs certitudes. Un vent de folie passe. La secrétaire de Félix, Mademoiselle Flavie, se jette par la fenêtre, Amélie, sa femme, laisse brûler ses cailles. Car ces deux femmes, seules à connaître la double identité de Félix Robinet, sont troublées par ce double idéal, chargé d’une énergie potentielle énorme. Le dédoublement de Félix en Tristan entraîne celui de sa femme en Yseult qui cherche à reconquérir cet inconnu, son mari, qui devient sous le nom de Tristan Vox l’amour imaginaire d’une foule de femmes. Notons que le mythe de Tristan[18] ici évoqué semble inversé puisque c’est l’amour adultère qu’il représente normalement, mais n’est-ce pas, d’une certaine manière, un amour adultère qu’Yseult porte à Tristan Vox, si différent de son mari Félix Robinet ? Yseult à son tour se dédouble. Mademoiselle Flavie, la vieille fille « raide et sombre comme la Justice » (CB, p. 136) se met à écrire des lettres « criardes et obscènes » (CB, p. 145) pour obliger Tristan Vox à se manifester. À l’hôpital, le double monstrueux de Mademoiselle Flavie surgit aux yeux stupéfaits de Félix, pareil à un « mamamouchi au visage tuméfié » (CB, p. 144), à la « face de clown blafarde et bariolée » (CB, p. 146). Toutefois, ce thème du clown, d’une réalité tragique perçue d’une manière bouffonne, n’a ici qu’un rôle anecdotique. Félix décide d’interrompre les émissions, mais il surprend sa femme écoutant à la radio « la voix chaude, juvénile et sympathique » de Tristan Vox. Frédéric Durâteau a pris définitivement sa place. L’apparition du double, rival heureux, rejette le moi dans le néant après l’avoir fait douter de sa propre existence.

Le mythe du double, comme celui de Tristan et Yseult, y compris lorsqu’il est repris sur un mode parodique, contribue à charger le récit d’un sens mystérieux qui le rapproche du conte. Le thème est traité avec humour comme une comédie des erreurs et des illusions. Le décalage entre le mythe de Tristan et Yseult, mythe de l’amour fou et idéalisé, et les aspirations très « pot au feu » de Félix Robinet qui renvoient à une « béatitude gastronomique » (CB, p. 131) — association de mots ironique — devant les petits plats « les plus canailles » de la cuisine bougnate que lui concocte avec amour sa femme, relève de la parodie et de l’écart humoristique. Le mythe de Tristan et Yseult est ici déformé, détruit, mais il n’en prête pas moins sa magie au conte : « C’est cela un conte », dit Michel Tournier, « un formidable questionnement caché sous un masque enfantin de guignol et de comédie italienne[19]. »

Le mythe du double dans « Le nain rouge »

« Le nain rouge » offre un nouveau développement sur le mythe du double. Cette fois, c’est une réflexion, née de la lecture des Mots[20] de Jean-Paul Sartre, qui amène Tournier à écrire ce conte comme il l’explique dans Le vent Paraclet :

Faisant allusion à sa petite taille, l’auteur [Sartre] précise qu’elle ne fait tout de même pas de lui un nain. Je me suis alors demandé quel était le seuil qui établissait le partage entre les nains et les hommes petits. Mon histoire est donc celle d’un grand nain (pourquoi parle-t-on toujours de « petits nains » ?) si grand qu’il lui suffit de chausser des souliers à très hautes semelles pour devenir un homme petit. Ce qu’il ne manque pas de faire, bien entendu. Il est très malheureux. Personne ne l’aime, ne le respecte, ne le craint. Il excite partout le rire et le mépris. Un jour, pourtant, le hasard l’amène à se risquer dehors sans ses cothurnes. Chaussé de mocassins à semelle fine, il s’aperçoit avec stupeur qu’on ne rit plus de lui. On l’observe avec une crainte respectueuse. L’homme petit est devenu un nain, monstre sacré[21].

L’auteur conclut : « Le paradoxe et tout le sel de cette fable c’est évidemment qu’à un moins quantitatif réponde une mutation qualitative qui en fait un plus » (VP, p. 185). Le nain rouge, lui, constate : « la faible différence quantitative qu’il avait acceptée en renonçant à ses chaussures à semelles compensées […] avait entraîné une métamorphose qualitative radicale » (CB, p. 111). Notons que l’étymologie du mot « nain » indique « homme de petite taille », sans plus de précision.

Le conte met en scène un petit clerc de notaire effacé, Lucien Gagneron, aux vêtements sombres, honteux de sa petite taille et qu’une circonstance imprévue amène à se découvrir dans un miroir ou plutôt un « dédale de miroirs » (CB, p. 106), dans une salle de bain, sous un jour insolite : un homme nu au visage majestueux, au regard dominateur, à la bouche sensuelle, au sexe énorme. C’est la première rencontre avec son double. Cet alter ego va se révéler un irrésistible séducteur, à la force colossale. Loin de précipiter le sujet dans l’angoisse du morcellement, le dédoublement dans le miroir assume un rôle jubilatoire pour Lucien Gagneron en libérant ses énergies libidinales.

La métamorphose du petit homme en nain est comparée à une véritable mue. Lucien « dépouille le vieil homme » en abandonnant ses vêtements et ses « cothurnes menteurs », et en se glissant dans la baignoire où une « batterie de jets d’eau […] dont la provenance, la violence et la température le [surprennent] comme des agressions facétieuses » (CB, p. 105) et contribuent à le laver de son imposture. Car il faut que le petit homme disparaisse pour qu’apparaisse le nain rouge. Le miroir joue un rôle important dans la découverte de sa nudité agressive et l’acceptation de son anormalité[22]. Désormais Lucien Gagneron mène une « vie double » (CB, p. 108). Clerc de notaire le jour, il devient la nuit, dans l’immeuble du Bois de Boulogne, un « nain impérial » tout puissant, drapé dans un peignoir pourpre, qui donne du plaisir à une grande femme blonde qui n’aurait pas daigné regarder le petit homme. On songe au texte célèbre de Stevenson : Le cas étrange du docteur Jekyll et de Mister Hyde[23] où l’alternance de l’homme et du monstre, exprimant les pulsions animales de l’homme, correspond à celle du jour et de la nuit.

Malgré les dix centimètres qui le séparent de son double, Lucien Gagneron acquiert une force et une souplesse peu communes. Edith Watson, une ancienne chanteuse d’opéra qu’il rencontre alors qu’elle a décidé de divorcer d’avec son mari, Bob, un géant blond, le traite en animal domestique : elle porte ce « sexe à pattes […] agrippé à son flanc, comme le font les guenons leur petit » (CB, p. 108). Les comparaisons animales se multiplient ; ce nain fait « un bond de belette » (CB, p. 107) ; son effrayante vélocité évoque une araignée de cauchemar. Mais cette animalité est valorisée. Entré dans « le temple du nanisme » (CB, p. 111), Lucien y gagne une royauté secrète et ce sont les êtres normaux qui lui semblent inférieurs, « ces échassiers faibles et lâches qui titubaient sur leurs cannes et n’avaient à offrir à leurs compagnes que des sexes de ouistitis » (CB, p. 113).

Le nain rouge, face cachée du petit clerc, s’impose bientôt jusqu’à le faire disparaître. Il se fait remarquer par le directeur d’un cirque et prend définitivement la personnalité du nain. La couleur pourpre du collant qu’il adopte après le peignoir rouge met en relief ses muscles et son sexe et s’accorde avec l’image du nain démoniaque. Car si le rouge est la couleur de la force vitale, de l’Éros libre et triomphant, il est aussi la couleur du sang, de la mort. Le pourpre est symbole de puissance mais aussi de passion aveugle. Le nain rouge tue Edith par jalousie après l’avoir possédée, puis il prend sa revanche sur les hommes, en la personne de Bob, en le faisant accuser de ce meurtre. En s’appropriant sa femme puis son peignoir, il s’identifie à lui qui est son antithèse vivante et son double envié. Le nain d’un mètre 25 s’oppose au garçon colossal, comme le nain au sexe énorme à la « fille athlétique » (CB, p. 104), comme « la laideur puissante et envoûtante » (CB, p. 107) à son « trop beau mari » (CB, p. 107), comme la violence « des rêves de despotisme [qui] le visitaient » (CB, p. 111) à la douceur d’un « visage doux et naïf » (CB, p. 104).

Dans le cirque, le nain assume bientôt le rôle du bouffon. Il joue le rôle de David quand Bob est Goliath, le rôle de l’Auguste hilare et grossier quand Bob joue celui du clown blanc, spirituel et distingué. Les doubles se multiplient traduisant les divisions du personnage voué à la haine de lui-même et donc à la haine des autres. Le dernier double du nain rouge démoniaque, c’est l’enfant innocent. À ce public à sa taille qui ne peut l’humilier, le nain rouge décide d’offrir gratuitement, durant la matinée du 24 décembre, le spectacle de « Lucien Gag Néron » empereur des enfants. Il savoure l’admiration sans condescendance qu’il suscite. Lucien, dont le nom vient de lux, « lumière » en latin, trouve le bonheur en découvrant un peuple à sa taille, avec qui il retrouve la joie, en cette période sacrée qu’est Noël.

En abandonnant une apparence menteuse et conformiste, Lucien découvre un double monstrueux qui s’impose comme sa vraie nature. Puis il erre de doubles antithétiques en doubles antithétiques de lui-même, du beau géant qu’il humilie à l’enfant innocent qui le sauve de sa haine de lui-même. Comme dans « Que ma joie demeure », un miracle de Noël s’accomplit, dans le même cirque : Lucien Gagneron connaît, dans le rôle d’empereur des enfants, une véritable apothéose. Le conte joue sur les aspects multiformes du double.

Mythes, métaphores et réminiscences : de la chute à la rédemption

Michel Tournier formule, dans l’article intitulé : « Barbe-Bleue ou le secret du conte », une sorte de poétique du conte, qu’il oppose à la fable et à la nouvelle :

À mi-chemin de l’opacité brutale de la nouvelle et de la transparence cristalline de la fable, le conte — d’origine à la fois orientale et populaire — se présente comme un milieu translucide, mais non transparent, comme une épaisseur glauque dans laquelle le lecteur voit se dessiner des figures qu’il ne parvient jamais à saisir tout à fait. Ce n’est pas un hasard si le conte fantastique du xixe siècle fait intervenir des fantômes avec prédilection. Le fantôme personnifie assez bien en effet la philosophie du conte, noyée dans la masse de l’affabulation et donc indéchiffrable. Le conte est une nouvelle hantée. Hantée par une signification fantomatique qui nous touche, nous enrichit mais ne nous éclaire pas […].

VV, p. 37

Et Tournier de prendre l’exemple de Barbe-Bleue interdisant à sa femme d’ouvrir le cabinet sanglant, et rappelant ainsi, confusément, Jéhovah interdisant à Adam et Ève de manger le fruit d’un certain arbre : « Il y a là un phénomène de souvenir vague et indéfinissable, exactement de réminiscence » (VV, p. 39 ; je souligne). Sans toujours exploiter le phénomène de la réminiscence, Michel Tournier utilise dans le conte la technique du mythe, « cet édifice à plusieurs étages dont le rez-de-chaussée est enfantin » et « le sommet métaphysique » (VP, p. 188). Il nous suggère différents niveaux de lecture, notamment au moyen d’images et de métaphores qui sollicitent notre imagination au-delà du niveau premier anecdotique pour nous faire découvrir une dimension transcendante au coeur du quotidien. Nous nous intéresserons aux images récurrentes qui se croisent dans ces trois contes, au-delà du mythe du double, parfois de façon explicite, parfois implicite.

Dans les contes « Que ma joie demeure » et « Tristan Vox », la même image de la baguette magique traduit la stupéfiante et soudaine métamorphose des personnages : « On aurait dit que la mauvaise fée Puberté l’ayant frappé de sa baguette, s’acharnait à saccager l’ange romantique qu’il avait été » (CB, p. 88). Ainsi est évoquée la transformation du musicien sublime en clown grotesque. L’image de la baguette magique revient aussi pour exprimer celle du père tranquille Félix Robinet en « héros romantique » Tristan Vox : « Car la métamorphose qui faisait chaque soir sortir Tristan Vox de Félix Robinet par le simple truchement d’un micro n’était pas moins mystérieuse que celle d’une citrouille en carrosse par un coup de baguette magique » (CB, p. 129). On est donc transporté dans un monde qui n’obéit plus à la logique de la simple réalité. C’est par le biais de la métaphore que se précise le maléfice dans « Tristan Vox » : « Les nouveaux micros avaient l’air d’une tête de vipère […]. Robinet s’avisa que c’était ce serpent électronique hostile et méchant qui opérait sa métamorphose en Tristan Vox » (CB, p. 133). Le micro, assimilé à un serpent, évoque le serpent de la Genèse, et donc le Diable en personne. C’est la technique de la réminiscence.

La présence du Diable est également démasquée par Raphaël dans « Que ma joie demeure », et ici de façon explicite : « Raphaël reconnut, dans les rafales qui battaient les murs de la petite salle, le rire même du Diable, c’est-à-dire le rugissement triomphal dans lequel s’épanouissent la haine, la lâcheté, la bêtise » (CB, p. 91). Raphaël constate en effet qu’il a fait « l’expérience du mal dans le domaine qui était le sien, celui de la musique » (CB, p. 93). « Pour la première fois, il le rencontrait, positivement incarné, grimaçant et grondant et c’était dans cet infâme Bodruche dont il se faisait le complice actif » (CB, p. 91). Bodruche apparaît tel une incarnation du mal. Le récit s’inscrit dès lors dans le drame de la chute et de la rédemption. Ce rire du Diable s’oppose au « rire céleste » que Raphaël entendait dans sa jeunesse lorsqu’il jouait le choral de Bach, cette « hilarité divine qui n’était autre que la bénédiction de sa créature par le Créateur » (CB, p. 89). La chute de Raphaël rappelle ici celle d’Adam sous l’influence d’Ève ; c’est Bénédicte Prieur — quelle ironie dans le choix de ce nom ! — qui pousse son mari à céder à la tentation de l’argent et de la richesse en prostituant son art dans un cirque. Le piano se fait l’instrument du Diable, singe de Dieu.

Après la chute en enfer où il rencontre le diable, Raphaël — protégé par l’archange dont il porte le nom et qui se manifeste en personne — connaît la rédemption le jour sacré de la naissance du Sauveur. Le lexique religieux (divine, Créateur, diabolique, miracle, enfer, communion), constamment présent, souligne la dimension métaphysique du conte. Si le dénouement de « Que ma joie demeure » est heureux pour Raphaël, ce n’est pas le cas dans « Tristan Vox » où Félix perd tout : son métier, l’admiration de sa femme, etc. Frédéric Durâteau lui vole même l’image de Tristan, son double « divin ». La tonalité est ici plus fantastique que merveilleuse.

Dans le troisième conte, « Le nain rouge », on retrouve encore le thème du serpent maléfique de la chute, à travers l’expression « la fosse à serpents » (CB, p. 105) qui qualifie la baignoire, assimilée à un « tombeau », où Lucien Gagneron fait au sens propre peau neuve en abandonnant « le tas sombre et gluant de sueur de ses vêtements » pour arborer un « vaste peignoir de tissu-éponge pourpre » (CB, p. 106). On songe à la mue du serpent car l’abandon du vêtement coïncide avec le changement d’identité en profondeur du personnage. Le « tombeau » suggère qu’il meurt à son ancien moi pour surgir autre, métaphore qui rappelle les rituels initiatiques où il fallait mourir pour renaître transformé[24]. Cette image du tombeau se retrouve dans « Tristan Vox » où la disparition de Félix « enfoui dans une sorte de tombeau » (CB, p. 134), lors des émissions radiophoniques, coïncide avec l’épanouissement de Tristan « qui retentissait comme un dieu omniprésent aux oreilles de tous. Il s’introduisait dans les corps, se déployait en Phénix resplendissant dans les imaginations » (CB, p. 134). Dans les deux cas, la métaphore du serpent joue sur la technique de la réminiscence qui situe dans une perspective diabolique l’apparition du double tantôt hideux comme Bodruche, tantôt divin comme Tristan Vox. Si le double spéculaire, dans « Le nain rouge », n’est pas vécu comme une douloureuse expérience d’aliénation — Lucien Gagneron est fier de l’image dominatrice qu’il découvre et où s’épanouit son animalité —, le texte évoque pourtant un dédale de miroirs qui souligne le danger couru. Ici affleure le mythe du labyrinthe qui contenait lui aussi « un monstre sacré » (CB, p. 107), une créature « drolatique et inquiétante », réminiscence possible du Minotaure. Lucien Gagneron en effet va perdre son âme dans ce labyrinthe où se multiplient ses doubles antithétiques ainsi que ses crimes.

Ses exploits de double monstrueux culminent dans le spectacle de « la main géante » où l’on peut saisir comme la réminiscence, mais inversée, de l’androgyne des origines décrit par Platon dans Le banquet[25]. Cette image est évoquée par Tournier dans l’article « Des éclairs dans la nuit du coeur » : « Au commencement l’homme était double […] il était rond comme une boule, comme un astre, procédant de la Lune, de la Terre ou du Soleil […]. Quant à sa démarche, pour peu que l’envie le prenne d’aller vite, elle ressemblait à cette sorte de culbute qu’exécutent les saltimbanques qui font la roue et sa rapidité dépassait de loin celle de nos meilleurs coureurs[26]. » Le fait de comparer la démarche de l’androgyne, à celles des saltimbanques, ouvre la porte à un rapprochement surprenant : le numéro de cirque dans lequel excelle le nain rouge, ne serait-il pas le détournement parodique de cette agilité surnaturelle ? Le texte insiste sur « la vélocité de cauchemar » de cette « immense araignée de chair rose » (CB, p. 114). En effet, « à la tête, à chaque bras, à chaque jambe correspondait un doigt terminé par un ongle. Le torse était la paume et derrière saillait l’amorce d’un poignet coupé » (CB, p. 114). Si l’analogie avec les astres qui roulent dans le ciel ennoblissait l’évocation de l’androgyne sphérique de Platon, celle qui est faite avec l’araignée discrédite le nain qui inspire l’horreur et le dégoût. Après la chute dans le mal, le nain connaît pourtant une rédemption miraculeuse qui s’opère, cette fois, par la grâce des enfants. Lucien Gag Néron, homonyme de Lucien Gagneron, devenu « l’empereur des enfants », se laisse « submerger par cet orage de tendresse, par cette tempête de douceur qui le lavait de son amertume, l’innocentait, l’illuminait » (CB, p. 121). Ainsi perçoit-il l’ovation des enfants après le spectacle qu’il leur a offert. Le mythe de l’enfant divin[27] se profile ici.

Tournier évoque en effet, dans le chapitre du Vol du vampire intitulé « Émile, Gavroche, Tarzan », la conception de l’enfant selon Victor Hugo. S’appuyant sur l’idée d’innocence, Hugo lui « donne un autre sens en célébrant délibérément un angélisme de l’enfance » (VV, p. 178). Et Tournier d’illustrer son propos par ces lignes de Hugo où le rire de l’enfant nous ramène au texte du « Nain rouge » et au rire des enfants qui ovationnent Lucien Gag Néron :

Nul n’ira jusqu’au fond du rire d’un enfant

C’est l’amour, l’innocence auguste, épanouie

C’est la témérité de la grâce inouïe

[…]

Ce rire c’est le ciel prouvé, c’est Dieu visible.

VV, p. 178

Résumant la pensée de Hugo, Tournier conclut : « Être sacré, représentant Dieu sur la terre […] il foudroie le mal autour de lui » (VV, p. 178). Idée qu’il illustrera dans le personnage de Coralie dans Éléazar ou la Source et le buisson[28]. Le rire de l’enfant dans « Le nain rouge » rejoint ici le rire céleste dans « Que ma joie demeure ». Il exprime la communion dans la joie et sauve Lucien Gagneron de sa haine de lui-même et des autres. L’enfant incarne un double salvateur.

Le nain, comme l’enfant, est d’ailleurs un personnage de conte et Tournier exploite de façon explicite l’imaginaire qui lui est associé, notamment ici où la marginalité physique qui le handicape est compensée par la puissance sexuelle et une agilité quasi surnaturelle. Le nain symbolise les pulsions de l’inconscient et les violences que cela implique. Assimilé au démon à cause de sa difformité, le nain incarne les désirs pervertis[29]. Enfin, Tournier inverse le mythe en assurant au nain moqué la possibilité d’être rédimé par le rire, cette fois admiratif et fraternel.

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Dans les trois contes, l’expérience du double est présentée comme une expérience diabolique. Comme le diable, le double pourrait dire : « Je suis né de la déchirure originelle et je porte tout le drame de la séparation, de l’invivable écartèlement, ainsi me prend-on parfois pour le Diable, ce grand séparateur, Ombre maléfique de la lumière créatrice, Double inquiétant[30]. » Derrière le mystère d’une anecdote insolite se profile, comme une lointaine réminiscence, le drame de la chute de l’homme (signalée par la métaphore du serpent) ou sa rédemption (manifestée par le motif de l’archange ou de l’enfant salvateur), donnant ainsi au conte profane une profondeur métaphysique. Des mythes annexes sont aussi effleurés : mythe parodié, inversé, de Tristan et Yseult, de l’androgyne platonicien, des jumeaux, du labyrinthe. L’histoire racontée, si elle prend souvent la couleur de l’inquiétante étrangeté, n’en a pas moins, en effet, des aspects comiques, comme le souligne le thème récurrent du clown ou celui du rire. Michel Tournier, conteur, multiplie les registres : la parodie, la farce même, n’excluent pas le sacré, le sublime. En s’emparant d’expériences douloureuses et parfois tragiques, il les fait décoller du réel en en dégageant la dimension symbolique ou mythique.