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« [Ê]tre homme c’est agir, être femme c’est paraître. Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s’observent en train d’être regardées[1]. » Ce sont les mots de John Berger dans Voir le voir [Ways of Seeing], paru en 1972. Les hommes regardent, disait Berger, les femmes sont regardées. Et plus encore : les femmes se regardent être regardées, elles regardent leur propre image en train de se faire. Surveillée et surveillante, la femme porterait en elle, selon Berger, ces deux dimensions du regard. La femme est ainsi doublement objet du regard, doublement vision. D’aucuns diront que les propos de John Berger sont d’une autre époque, que les temps ont changé et que de tels propos sont éculés. Mais on peut aussi vouloir les remettre à l’ordre du jour, et c’est ce que je veux essayer de faire brièvement dans les pages qui suivent, dans une réflexion sur l’écriture du corps nu, sur ce que signifie la peau dénudée d’une femme. Je me pencherai sur l’auteure Nelly Arcan et la photographe italo-américaine Vanessa Beecroft.

Femme-image

« [Ê]tre homme c’est agir, être femme c’est paraître. » En 1972, Berger en passait par un rapport à l’image pour nommer la différence sexuelle, proposant (en protoféministe qu’il était) que les femmes sont toujours d’abord des doubles, des images d’elles-mêmes. Les femmes, selon Berger, seraient essentiellement vues, tellement vues que parfois l’image vit à leur place, qu’on ne sait plus distinguer la femme de l’image. On pourrait même dire que, parfois, l’image le fait si bien que la femme — réelle — meurt de lui céder sa place, remplacée par l’image-artifice, l’image-vêtement, l’image-peau qui rend la chair obsolète. Comment être nue, se demande la femme ? Comment se défaire de l’image ? Quand Nelly Arcan s’enlève la vie ou quand Vanessa Beecroft organise des performances où des femmes sont amenées à tomber après des heures de pose immobile[2], mettent-elles à mort l’image ? Est-ce que c’est de l’image que ces artistes veulent se libérer — cette image qu’on en veut à mort aux femmes d’incarner alors qu’on ne leur en donne pas le choix ? On accuse souvent Nelly Arcan d’avoir tissé son propre linceul — d’avoir creusé sa tombe, de s’être fait violence, d’avoir joui de sa souffrance. On l’accuse de complaisance envers elle-même, comme on accuse Vanessa Beecroft de sado-masochisme en raison de ce qu’elle fait subir à ses modèles (et qu’on relie à sa propre anorexie adolescente). Ces accusations sont formulées comme si les femmes avaient le choix de s’en sortir ou non, comme si elles pouvaient faire la grève de l’image. Et si, de fait, elles pouvaient arriver à se libérer de l’image, qu’est-ce qu’il resterait d’elles ? Est-ce qu’il y aurait quelque chose sous l’image ? Peut-on vivre en tant que femme hors-image ?

J’ai lu quelque part, un jour, le dialogue suivant. C’est une petite fille qui demande à sa mère : — Maman, qu’est-que c’est une fille ? Et la mère répond : — Quelqu’un qui ne le sera pas longtemps. Est-ce que tout commence à ce moment-là, au moment de la fille, au moment de la première image, de la première prise, du premier rapt qui définit l’avenir de la petite fille ? Je pense ici aux descriptions de photos d’enfance faites par des écrivaines — une constante des oeuvres autobiographiques (qu’on pense aux photographies d’enfance chez Marguerite Duras et Annie Ernaux, par exemple[3]), et à une scène trouvée dans le texte posthume de Nelly Arcan, « La Robe[4] ». Cette scène — la prise de photo d’enfance — me servira ici de point de départ. Elle est le germe, dans la logique de Nelly Arcan (comme chez d’autres), d’une honte fondamentale, première, originelle.

J’étais donc juchée, debout, sur la roche. Je portais un jeans surmonté d’un T-shirt bleu ciel sur lequel Mickey Mouse souriait, éclatait de joie par les oreilles. Mes cheveux châtains et courts, taillés à la garçonne, étaient pareils qu’aujourd’hui, la couleur, la longueur, la contre-performance du châtain terne, sans éclat, tout. Comme si, tout ce temps de ma vie, j’étais restée sur la roche. Mes deux mains étaient curieusement ramenées derrière mon dos, à hauteur des femmes, comme si je retenais quelque chose de tomber. Sur la roche de ma bassesse je retenais quelque chose avec mes mains, qui avait à voir avec mes fesses quand quelqu’un m’a prise en photo. […] Le visage affolé, figé en panique, la bouche ouverte en O, je m’opposais à la caméra mais la caméra a triomphé de mon refus en me prenant quand même en photo.

BC, p. 45-46

Le souvenir accroché à cette scène est un souvenir rempli de honte. On pourrait dire qu’il s’agit d’un souvenir rougissant (la petite avait-elle déféqué dans sa culotte ? est-ce que c’est ça qu’elle tentait de cacher ? C’est ce qu’elle a cru pendant des années, jusqu’à ce que sa mère lui dise, quand elle était adulte, que c’était un trou qu’elle cherchait à cacher, « juste un trou »). Gardons-nous toutes en mémoire une photo de petite fille prise pour nous faire rougir ? Des photos pour en avoir honte toute la vie. Des photos honteuses faites à notre corps défendant et étalées, agrandies, affichées sur les murs des maisons des parents.

Je me souviens. C’était un dimanche après-midi dans le jardin. C’est l’oncle qui tient l’appareil et il le braque sur la petite fille, assise dans l’herbe, tête entre les mains, coudes sur les genoux, jambes relevées légèrement écartées. Robe soleil, corsage froncé comme c’était la mode à l’époque, on devine au fond la culotte de coton blanc. Sur la photo, elle est furieuse. L’oncle photographe amateur voulait capturer avec sa lentille le visage furieux de l’enfant, et pour arriver à ses fins, il l’avait provoquée, il l’avait mise en rage. Piégée, elle n’avait pas eu le choix. Elle a fini par se laisser photographier et a vécu pendant des années avec le souvenir de ce moment-là, la fois où elle a dû rendre les armes. Est-ce que, ce jour-là, elle a abandonné son image ? Est-ce que c’est le jour où elle est entrée dans le régime de l’image ?

On dit que la nudité n’est pas le fait des enfants. Les enfants, comme les animaux, ne connaîtraient pas la nudité, ils ne se rendraient pas compte, quand ils le sont, qu’ils sont nus. Pourtant, ce jour-là, je savais que j’étais nue. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il y avait un appareil photographique, et dans le cliché qui a été fait, je me suis reconnue. J’ai été, comme la narratrice de Nelly Arcan, plongée dans la honte — cette expérience qui nous fait comprendre qu’on est « rivé à soi-même », comme l’explique Emmanuel Levinas :

La honte apparaît chaque fois que nous n’arrivons pas à faire oublier notre nudité. Elle a rapport à tout ce que l’on voudrait cacher et que l’on ne peut pas enfouir. […] Dans la nudité honteuse il ne s’agit donc pas seulement de la nudité du corps. Mais ce n’est pas par pur hasard que sous la forme poignante de la pudeur la honte se rapporte en premier lieu à notre corps[5].

Et j’ajouterais : la honte consiste en ce moment où on se sent pris en otage par sa propre image, l’image-prison, l’image-corset, l’image qui m’a mise à ma place. Qui est le je qu’à ce moment-là j’ai reconnu et adopté comme ce double de moi que diagnostique John Berger chez les femmes ?

Armée de femmes

L’artiste photographe Vanessa Beecroft prend cette obligation de reconnaissance, ce faire honte au pied de la lettre. Elle en exacerbe la logique, l’agit jusqu’à son point limite, jusqu’à ce que les filles s’effondrent à nos pieds. Les filles de Beecroft sont autant de Marilyn Monroe tombées des écrans ou debout comme des soldats en rangs, autant de petites filles photographiées. Dans Nudités, Giorgio Agamben réagit à l’oeuvre de Beecroft et fait découler de la scène qu’elle installe une pensée de la nudité[6]. Si les performances photographiées de Beecroft ne sont pas des oeuvres littéraires (il s’agit bien de performances photographiées et non de photos-textes), leur force repose sur la narrativité qui les traverse — un récit né d’une paradigmatique à la « il était plusieurs fois », une écriture du corps comme récit. Comme le dit d’emblée Agamben, il ne se passe rien pendant ces tableaux, rien sinon du désoeuvrement. Et que signifie donc le « regard ennuyé et impertinent dont les filles semblent couvrir les spectateurs désarmés » (N, p. 96) ?

Dans sa lecture de Beecroft, l’historienne d’art Christine Ross parle de dépression, d’une dépression inhérente au fait d’être une femme (si on en croit les entrevues qu’elle a données, c’est ce que Beecroft affirmerait elle aussi[7]). La femme serait essentiellement dépressive. Ce serait là la norme chez les femmes (une norme évoquée esthétiquement par la ressemblance entre les corps et les accessoires exposés pendant les performances), et la dépression elle-même serait liée à cette normalisation. D’où l’absence de libération dans les oeuvres de Beecroft. Il n’y a pas de transgression chez l’artiste, sinon dans l’intensité du spectacle : le nombre de filles, la durée des performances, les conditions d’exposition, etc. « Que signifie la désintégration de la pose ? », demande ainsi Christine Ross. « Plus précisément, qu’est-ce qui est montré ici ? La féminité standard ? La chute du feminin ? Le fait que les femmes sont réduites à leur corps, au regard, à la fonction d’être regardée ? Est-ce qu’on assiste à une représentation des fantasmes du public, ou à leur rejet ? S’agit-il de l’absence de pouvoir des femmes ? Ou de leur “empowerment” ?[8] » Ainsi, écrit Ross dans la lecture pour le moins déprimante qu’elle propose de la féminité, la formation discursive qu’on appelle dépression est ancrée, chez les femmes, dans une perception du corps féminin comme imparfait et incomplet, fuyant et incontrôlable. Selon elle, le comportement des mannequins de Beecroft repose « non pas sur des demandes extérieures mais sur une hyper-conscience de soi, le contrôle de soi, la transparence à soi, et la production de soi[9] ». Dans ce contexte, qu’en est-il de la nudité ?

Agamben, quand il écrit sur les performances de Beecroft, suggère que ce qui n’a pas eu lieu pendant ces événements où des femmes dénudées sont « exposées » des heures durant jusqu’à ce qu’elles tombent d’épuisement et de malaise, c’est bien la nudité. Certes, l’absence de vêtements a eu lieu, dit-il, mais pas la nudité. Et s’il n’y a pas eu nudité, ici, c’est parce que la nudité n’est pas apparue. Le corps n’a pas été découvert, il n’y a pas eu de passage du vêtement à la peau. La nudité, dit Agamben, pour être telle, doit être agie. D’où l’importance du striptease qui donne l’impression qu’on va arriver à la nudité. C’est ce geste qu’évoque Beecroft — elle rappelle le striptease accompli, terminé, en laissant sur le corps des filles un accessoire, un vêtement (aussi petit soit-il) — de façon à ce qu’on n’oublie pas, justement, que la nudité n’a pas eu lieu. Les femmes sont sans vêtements, mais elles ne sont pas nues. En fait, elles portent la nudité comme un vêtement. La peau est le masque, la persona que dans la Rome et la Grèce antiques la société reconnaissait à chaque individu. Ce rôle dont les Stoïques disaient qu’il fallait l’accepter et en même temps ne pas s’y identifier complètement — maintenir avec lui des distances presque imperceptibles. Dans ce contexte, on peut penser que ce que Beecroft pointe, alors, c’est que l’essence de la femme est d’être nue. Que la nudité est bien l’identité qu’on lui donne.

Constellation de femmes

Aux girls de Vanessa Beecroft (qui rappellent les filles des Tiller girls, des Rockets, ou des corps de ballet…) j’ajoute les filles de Nelly Arcan, cette foule de têtes qui brillent dans le ciel noir de la vie, ces filles du Net, ces filles-écrans. Les girls next-door de Folle sont des filles d’à côté, des filles de partout, ordinaires, toutes les filles. On a reproché à Nelly Arcan sa représentation des femmes et sa misogynie. Il fallait peut-être qu’elle meure pour qu’on constate l’ampleur des dégâts, combien ces femmes la figuraient, elle, perdue entre les femmes, happée par le miroir, tombée comme à l’intérieur d’elle-même, condamnée à la mort d’une image. La logique d’Arcan (comme celle de Beecroft qui fait se faner les femmes sur scène) est bien celle de la chute, elle n’écrit pas vers le haut mais pour tomber, ouvrir la faille, plonger. Et son monde est celui de l’image. Ses pages mettent en scène le paradis perdu, elles rêvent d’un monde avant l’image, quand la peau nue était encore gracieuse. Alors qu’on vit, si on suit la logique d’Arcan, dans un monde de l’obscène — quand la grâce est disparue par l’acharnement des sadiques qui ont voulu faire apparaître la chair à tout prix et saisir l’incarnation, faire cesser la liberté de la chair. Dans un rêve, la narratrice de Folle se retrouve devant les photos de filles affichées au-dessus de l’ordinateur de son amant : « J’ai soudain compris que les photos écornées montraient des femmes que tu avais réellement touchées et qu’elles en étaient restées marquées[10]. »

Le pire sadisme, ici, réside dans une image qui finit par prendre toute la place, jusqu’à étouffer celle qui en est la source. Mais ceci n’est possible que si on sépare et on hiérarchise le corps et l’image. Et cette hiérarchie n’a pas lieu d’être, selon Agamben, pour qui le corps nu demeure hors d’atteinte. La nudité n’est pas le degré zéro de l’humain, comme on a tendance à le penser, mais bien son image. Nous n’apposons pas sur le corps nu une image qui l’habille ; la nudité est elle-même cette image :

La nudité du corps humain est son image, c’est-à-dire le tremblement qui le rend connaissable, mais qui reste, en soi, insaisissable. D’où la fascination tout à fait spéciale que les images ne manquent d’exercer sur l’esprit humain. C’est justement parce que l’image n’est pas la chose mais sa connaissabilité (sa nudité) qu’elle n’exprime ni ne signifie la chose ; et pourtant dans la mesure où elle n’est que le moyen par lequel la chose se donne à la connaissance, l’acte par lequel elle se dépouille des vêtements qui la recouvraient, la nudité n’est autre que la chose. Elle est la chose même.

N, p. 136

La nudité humaine donne l’impression de répondre à notre soif de connaissance. On veut voir, on veut atteindre ce qui ne peut plus être l’objet d’un dévoilement, le degré zéro de l’apparence/apparition. Mais la nudité est un infini mystère. La nudité, toute apparition est-elle, reste infiniment privée. À la nudité, il faut toujours plus de nudité, non seulement la peau mais entrer sous la peau, dans la chair, à la manière de ce qu’explore le scénario du long-métrage de Roberto Garzelli, Le sentiment de la chair, où plus que la photographie, ce sont la radiographie et l’exploration de l’intérieur du corps grâce à l’imagerie médicale qui sont convoquées pour répondre au désir de nudité comme connaissance de l’autre — littéralisation du I’ve got you under my skin. La peau, la surface du corps nu est ce qui reste. C’est le dernier retranchement, le degré zéro de l’apparition et dès lors de la reconnaissance. D’où le malaise, la souffrance. Que reste-t-il quand le corps est nu ? Qu’est-ce qu’il reste à voir ?

Nelly Arcan, comme Vanessa Beecroft, force le regard. Et comme les mannequins de Beecroft, elle n’a pas froid aux yeux. Effrontées, ces femmes nues, tristes, isolées, ennuyées, offertes… ne clignent pas des cils, elles nous forcent à affronter ce moment où on comprend que le corps et l’image sont insécables. Quand on a atteint la fin de l’image parce qu’on se trouve devant le corps nu vulnérable, offert, mais dans les faits intouchable parce qu’inaliénable, « la nudité […], comme une voix blanche, ne signifie rien et nous transperce précisément pour cette raison » (N, 146). On ne sait pas comment réagir, accueillir le corps qui s’expose sans rien dire, se montre sans chercher à dire quelque chose. Un corps muet, et qui ne propose aucune graphie.

Beecroft, en somme, joue double jeu. Dans un même geste, elle donne et elle prend. Elle donne la femme nue et prend sa nudité. Elle joue le jeu métaphysique de la surface et du contenu pour qu’on ne puisse pas les départager, distinguer entre le vrai et l’image, et ce qu’elle, Beecroft, veut mettre en premier. Car que disent ces femmes nues non-dénudées ? Elles disent : ce que vous voyez est mon essence (mon corps, ma peau), vous ne pouvez pas voir plus que ça. Mais elles disent aussi : ce que vous voyez vous donne l’impression de tout voir mais dans les faits, vous ne verrez jamais tout. Ce que vous voyez, c’est vraiment moi, et ce que vous voyez, ce ne sera jamais moi au complet. En les faisant images, Beecroft rend l’image aux femmes. Elle leur fait porter l’image comme un vêtement, une peau. Ce qu’on voit, c’est le nu mis à nu, dénudé, dans un striptease du nu lui-même. Ce ne sont pas les vêtements qui tombent du corps, mais les corps eux-mêmes, nus.

Et dans ce contexte, qu’est-ce qu’il reste ? Reste un corps qui est à la fois singulier et quelconque. Les femmes de Beecroft forment cette communauté dont rêve Agamben, « communauté qui vient[11] », faite de singularités quelconques qui sont les ennemies principales de l’État parce qu’elles expriment pacifiquement leur être commun. Des singularités qui forment une communauté sans revendiquer une identité, à laquelle elles co-appartiennent sans une condition d’appartenance représentable : voilà ce que l’État ne peut tolérer. Les femmes nues de Beecroft sont des femmes sans identité singulière ensemble. Beecroft nous place devant les femmes elles-mêmes, une forêt de femmes.

Peaux de femmes

Les bouleaux de Birkenau qui ont donné leur nom au camp nazi et vers lesquels Georges Didi-Huberman tourne son appareil photographique dans Écorces servent sa pensée de l’image qui en passe par l’écorce[12]. Devant les bouleaux, il se demande ce que les arbres lui disent. Et en particulier leur écorce, leur peau. Les bouleaux sont tout ce qui reste de cet endroit. Ils ont continué à grandir, à travers le temps, sur les cendres de la solution finale et ils continuent à s’élancer comme les barreaux d’une immense prison. Ce sont les bouleaux qui apparaissent dans la photo ratée prise par un membre du Sonderkommando de l’intérieur d’une chambre à gaz, ces bouleaux comme les derniers survivants et ultimes témoins. Ce paysage paisible de bouleaux inquiète aujourd’hui le présent. Leur écorce, leur peau consignent le récit du temps. Comme l’écrit Didi-Huberman, il y a des surfaces qui changent le fond, parce que la surface « est ce qui tombe des choses : ce qui en vient directement, ce qui s’en détache, ce qui en procède donc » (É, p. 68. L’auteur souligne). L’écorce n’est pas moins vraie que le tronc, le vêtement, la peau moins vraie que le corps. L’écorce, ce « manteau de peau », est « l’impureté qui vient des choses mêmes » (É, p. 70), l’impureté de toute chose. Elle est l’interface d’une apparence fugitive et d’une inscription survivante.

Didi-Huberman trouve dans l’écorce une image de l’image — à la fois manteau et peau, « surface d’apparition douée de vie, réagissant à la douleur et promise à la mort » (É, p. 70). Cortex et liber, l’écorce (en latin) est double : elle est l’épiderme, partie liminaire du corps qu’on peut trancher, briser, faire souffrir ; mais elle est aussi l’autre face, celle qui regarde vers l’extérieur et sur laquelle on peut écrire. D’où cette image de l’écorce comme livre, cette chose faite de mots et d’images qui nous vient des arbres, qui tombe de notre pensée et de nos écorchements. Mais ailleurs, c’est la figure de la luciole qui inspire l’écrivain, ces mouches aux feux clignotants fugaces et fuyants, mourants et survivants, qui servent sa pensée de l’image. Il en est ainsi, aussi, de Nelly Arcan. Dans son imaginaire, les femmes ne sont pas des arbres mais des étoiles qui brillent dans le noir, « têtes à peau claire [qui forment] des points de repère dans l’obscurité du bar » (F, p. 22) et forment une constellation. Si l’écorce représente cette chose qui s’écrit, il en est de même de la lumière chez Arcan, lumière crue qui donne l’impression d’accéder à la vérité, alors que ce n’est pas le cas, que la lumière au fond ne révèle rien, que les femmes blondes et nues de Nelly Arcan ne sont pas plus visibles que les autres.

Nelly Arcan aussi était blonde ; elle brillait tant qu’on ne pouvait pas la regarder, comme on interdit aux enfants de plonger leurs yeux dans le soleil, de se tourner vers une éclipse, à cause du danger — « ça laisse des taches noires dans le regard » (F, p. 48). À la manière du soleil d’été imperturbable perché dans un ciel bleu sans nuages qui sert de décor à son troisième roman, À ciel ouvert, Arcan brillait[13]. Elle éclaboussait de lumière. Elle faisait ce qu’elle reprochait à notre contemporanéité : braquer un spot sur l’existence. Les écrans de télévision et d’ordinateur, les photographies de mode, les caméras de cinéma, les webcam… sont dans son oeuvre autant de paupières ouvertes sur le monde, participant du fascisme d’un « tout voir » qui a l’effet d’un effacement. C’est là ce que Nelly Arcan mettait en scène. Elle était cette image qui se donne entièrement et qui sature le regard, cette image nue.

Nelly Arcan nous emmène au cinéma, dans les bars, les after-hours, les chambres à coucher, dans le labyrinthe du web. Elle est notre ouvreuse dans l’obscurité, celle qui ouvre les jambes jusqu’au Japon pour nous montrer le chemin, trouver les taches blanches dans l’obscurité des déchets. Comme dans cette scène de Folle : « Devant le pot en verre il me semblait que l’avortement avait donné des fruits et que le bébé avait peut-être repoussé. Dans le rouge du sang j’ai donc cherché une tache blanche. » (F, p. 80) Nelly Arcan, malgré son apparente flamboyance, est à l’image de cette lumière — fuyante, une passante dont la présence clignote. Une âme errante comme ces visages que Didi-Huberman repère dans les dessins que Botticelli a faits pour La divine comédie, « petite lueur douloureuse des fautes qui se traînent sous une accusation et un châtiment sans fin[14] ». Nelly Arcan est une de ces mouches à feu qui « subissent, à même leur corps, une éternelle et mesquine brûlure » (SL, p. 11), petits fantômes, « luminescents, dansants, erratiques, insaisissables et résistants » (SL, p. 19).

Les lucciola de Nelly Arcan,

les putes comme les filles du Net, [sont] condamnées à se tuer de leurs propres mains en vertu d’une dépense trop rapide de leur énergie vitale dans leurs années de jeunesse, d’après moi elles préféraient s’achever elles-mêmes en sentant le grondement des derniers milles plutôt que ramper dans l’existence. En se tuant elles étaient comme la lumière des étoiles mortes qui nous parvient dans le décalage de leur explosion et dont les astronomes disent qu’elle est de loin la plus éblouissante de toutes, peut-être parce qu’au moment de mourir elles lâchent la meilleure part d’elles-mêmes comme les pendus.

F, p. 93

On ne peut pas observer les lucioles si on braque sur elles un projecteur, on ne peut que les voir « dans le présent de leur survivance » (SL, p. 43). Pasolini, nous raconte Didi-Huberman, pleurait la perte des humains. Pourtant, dit-il, il connaissait leur survivance — dont le penseur trouve les signes dans Teorema. Et Nelly Arcan la connaissait aussi, elle qu’on a décrite comme un diamant noir[15] — ce diamant rare aux origines mystérieuses dont certains affirment qu’il serait issu du choc entre la terre et une supernova. Nelly Arcan comme ce fantasme d’une naissance incertaine, hors de ce monde, phénomène naturel exceptionnel, interstellaire. Nelly Arcan est la rencontre de la chosification et de l’immatérialité, du stéréotype le plus saturé et du mystère le plus évanescent. C’est ainsi qu’elle résiste. Elle nous fait voir les petites lumières qui restent malgré tout, ces images-lucioles qui sont des « images au bord de la disparition ». Car si les romans de Nelly Arcan jouent du plein feu (du tout dire et du tout montrer), ce sont au final des plaidoyers « contre les faisceaux de dure lumière » et le cynisme qui les accompagne, ce « tout voir » qui vient avec un « tout savoir » défaitiste et nihiliste : « Chez moi, écrire voulait dire ouvrir la faille, c’était écrire ce qui rate, l’histoire des cicatrices, le sort du monde quand le monde est détruit » (F, p. 168).

Le roman À ciel ouvert est un enfer sur terre. Arcan décrit un soleil qui se trouve si près de la terre qu’il fait tout disparaître dans sa trop grande clarté. Le soleil est cette lumière du diable qui brûle les humains, et la capacité de voir (de tout voir, comme le sexe chirurgicalisé du personnage de Rose montré à la fin du roman) est une peine de mort. Tout voir est une expérience impossible à gérer. Un sexe de femme épilé, dénudé, reconstruit est une image-piège, un trou dans lequel on tombe comme dans une version postmoderne de L’origine du monde. Chez Arcan, la femme n’est plus un continent noir mais un continent si blanc qu’il disparaît. Car à la lumière il faut toujours plus de lumière. Le voir n’en a jamais assez de voir. Et si voir est inépuisable, c’est que toujours quelque chose reste caché. Comme la putain qui ne révèle pas son nom, qui ne raconte pas sa vie, qui n’embrasse pas, Nelly Arcan ne donne pas tout. Sa blondeur lumineuse comme la nudité de ses récits sont un subterfuge. Ainsi, au Cinéma L’Amour, ce n’est pas l’image qui l’intéresse, mais les bruits des hommes qui se branlent, les petits bruits qui se détachent dans le noir. Comme des petites lumières. Comme les « aurores boréales en réserve qui me servaient à recouvrir la face de mes clients quand ils me collaient de trop près » (F, p. 58). C’est dans le noir que Nelly Arcan se fait lucciola — elle se fait putain et luciole, putain et ouvreuse à la manière de ces filles qui guident le public vers sa place dans une salle de spectacle en éclairant le sol avec une petite lampe de poche (SL, p. 15).

Si les lucioles disparaissent dans la clarté aveuglante, les humains, eux, sont « vaincus, anéantis, épinglés ou desséchés sous la lumière artificielle des projecteurs, sous l’oeil panoptique des caméras de surveillance, sous l’agitation mortifère des écrans de télévision » (SL, p. 49). Et au fond, c’est comme si nous avions été bernés. Car qui était Nelly Arcan ? Que nous a-t-elle véritablement livré d’elle-même ? Quelle nudité, quelle polygraphie corporelle a-t-elle donnée en la retirant aussitôt — nous privant de toute révélation, allant jusqu’à se suicider ? Le drame de sa mort, c’est de nous avoir dérobé une chose qu’on n’a jamais possédée. Nelly Arcan réclamait le droit à scintiller, mais peut-être attendait-elle au final ce qu’on attend toujours des gens qu’on aime — être aimée sans être consommée. Mais si Truman Capote avait raison et que l’amour est la rencontre entre deux détresses, deux êtres mal finis qui cherchent en l’autre ce qu’ils savent ne jamais pouvoir trouver[16], la relation entre Nelly Arcan et son public ne pouvait qu’être à l’image de nos amours ratées. Et n’est-ce pas cette relation impossible — et cette souffrance à laquelle on ne peut échapper — que pointent ses romans ?

Ce qu’est une femme

Chacune à sa façon, Beecroft et Arcan nous parlent de polygraphie corporelle ; elles nous disent ce qu’il faut faire avec la peau des femmes. La peau, c’est elles, livre et épiderme. Elles exigent qu’on se tienne devant elles et dans le tremblement qu’elles suscitent. Les femmes vacillent devant le public comme les bouleaux tremblent au-dessus de Birkenau, comme les étoiles clignotent dans le ciel, mémoire fragile mais résistante, souffrante et survivante. Beecroft et Arcan font chuter les femmes (reprenant le motif du paradis perdu et celui, aussi, de la chute de l’ange), et ce qu’elles provoquent, c’est la chute de l’image. Non pas dans un geste où l’image serait un vêtement dont on pourrait se dépouiller pour arriver au vrai ; mais au sens, plutôt, où l’image apparaîtrait comme la vie elle-même. Il n’y a rien au-delà ou en-deçà de l’image. Ainsi, il est vrai, la femme est image, John Berger avait raison. C’est bien cela qu’il faut voir. L’image, cette femme-image, a servi le désir de ne pas faire avec les femmes. On a fait disparaître les femmes en les voyant comme des images. On a fini par croire à l’image pour ne pas considérer la femme, pour faire la femme en faisant image. On nous fait croire à la dictature de l’image pour bien oublier la femme : car si on croit à l’image de la femme, on éloigne, encore, la femme. Si on discute de l’image, on tait encore la femme. Et alors, la femme n’est nulle part, ni chair, ni peau, ni image.

Mais l’image est la femme, une femme est une femme, et il n’y a pas mort d’homme, il n’y a pas de guerre entre le fond et la forme. Les femmes sont des femmes et il faut faire avec. C’est aussi ce que disent, au final, Nelly Arcan et Vanessa Beecroft. What you see is what you get.