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Auteur de quatre tragédies latines intitulées Philanira, Aman, Catharina et Petrus, Claude Roillet fit paraître en 1556 les Varia poemata, son oeuvre principale[1]. Ce recueil de ses écrits poétiques latins renferme, avec les quatre pièces dramatiques, trois longs dialogues versifiés ainsi qu’une série d’épigrammes dans lesquelles apparaissent les noms de plusieurs contemporains célèbres[2]. Or, malgré l’importance historique de son oeuvre de dramaturge latin — comme le remarquait Raymond Lebègue, « la plupart des oeuvres contemporaines et analogues aux siennes ont disparu[3] » —, la critique ne s’est guère intéressée aux écrits de cet humaniste et pédagogue professeur au collège de Bourgogne dont il devait obtenir le rectorat dès 1561. Hormis le chapitre que Raymond Lebègue consacre à Roillet dans sa thèse sur la tragédie religieuse en France au xvie siècle, seuls la préface que signe Daniela Mauri à l’édition qu’elle a procurée de la traduction française de Philanira[4] et l’article de Simon Gautheret-Comboulot, paru dans les Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Beaune en 1884[5], se donnent comme objet exclusif la vie et les oeuvres de cet humaniste et poète si longtemps négligé. Les analyses de la tragédie intitulée Petrus, que nous proposons dans le présent article, visent donc à apporter un remède partiel et modeste à ce long silence de la critique littéraire.

Les évaluations du théâtre de Claude Roillet, qui apparaissent dans ces travaux précédents, permettent d’expliquer déjà, pour partie, la relative désaffection de la critique à l’égard de cette oeuvre. Ainsi Lebègue, tout en remarquant à propos du Petrus que la « concentration du sujet », la « répartition en actes nettement séparés » et l’« intérêt psychologique » du portrait du héros éponyme « font honneur à Roillet », a-t-il néanmoins cru bon de déclarer qu’« en mélangeant à l’histoire de S. Pierre celle de Poppée » le dramaturge a « gâté sa pièce[6] ». Travaillant dans le même ordre d’idées, Daniela Mauri n’a pas hésité à ajouter que Roillet « révèle en somme une certaine maladresse dans la création de ses personnages » et qu’il participe à « cette tendance à ne pas accorder assez d’unité aux caractères des personnages de la tragédie[7] », fréquemment rencontrée dans la production dramatique de l’époque. Nous souhaitons montrer ici, au contraire, que le mélange des références bibliques et néroniennes constitue le point nodal d’une vaste fresque historique, où l’auteur juxtapose savamment les civilisations de l’ancienne Rome païenne et de la nouvelle Rome pontificale et chrétienne. De surcroît, le renversement, miraculeux et inspiré, qui caractérise le développement du personnage de Pierre dans cette tragédie biblique, fait apparaître un véritable triomphe de la spiritualité et de la foi face à la menace terrestre de la souffrance et de la mort. C’est précisément dans cette manifestation ultime de la « folie » chrétienne — au sens paulinien, voire érasmien de ce terme[8] — que réside l’enjeu central de la pièce de Claude Roillet.

Le martyre de l’apôtre Pierre illustre et répond en effet à une crise de l’exemplarité, dont la portée dépasse largement le seul évènement historique pour mettre bien en évidence la menace de la rupture, de la méfiance, qui guette la succession des générations, voire des époques, au sein même de la lignée des fidèles. Alors qu’un Érasme rêvait encore, dans ses dernières oeuvres, à une « philosophie du Christ » qui réunisse la chrétienté tout entière « sous un effort de large et humaine compréhension » caractéristique, par exemple, de L’Utopie et de l’abbaye de Thélème, et qui laisserait « entrevoir, pour les esprits vraiment supérieurs, la possibilité de substituer un jour aux articles d’allure impérative du Credo une interprétation à la fois plus profonde, plus personnelle et plus humaine, des vérités supérieures qu’ils représentaient », la montée des « religions dressées ardemment l’une contre l’autre » signalait en définitive l’échec de cette vision de l’unanimité des églises sous l’égide du Sauveur[9]. La tension croissante entre les confessions distinctes du christianisme s’accompagne de ce que Michel Jeanneret a appelé la « crise de l’interprétation », où les procédés de l’interprétation herméneutique et philologique entrent en collision[10]. L’avènement d’une perspective historique apte à faire confiner la pertinence morale de certains textes à un passé définitivement reculé conduit les lecteurs à aiguiser les distinctions, à souligner les incompatibilités irréductibles, entre des régimes symboliques qui se succèdent dans le temps des grandes civilisations. Longtemps l’objet d’une vaste entreprise de reformulation herméneutique, de moralisation glossatrice et d’accommodation chrétienne, le monde païen de l’Antiquité gréco-romaine, révélé dans le détail des textes antiques découverts et étudiés à nouveaux frais, acquiert chez les humanistes une précision de renseignements et de contexte jusqu’alors inédite. Cette mise en perspective amène la rupture souvent violente de réseaux symboliques que l’interprétation allégorique a longtemps tenus ensemble[11]. Conçue au milieu de ces préoccupations de l’humanisme chrétien, la tragédie apostolique de Pierre porte à la scène l’illustration éclatante de l’exhortation à laquelle Guillaume Budé donnait voix sur le mode interrogatif, une vingtaine d’années auparavant :

[S]i les garants du crucifié lui-même, si les nombreux témoins non-accidentels, qui ne furent pas appelés mais mis à disposition par Dieu, ont donné pour garanties de cela leurs fortunes, leurs enfants, leur vie, pourquoi rejetons-nous et méprisons-nous l’acte solennel de porter la Croix au point que nous le souhaitons comme une malédiction sur nos pires ennemis, sur nos adversaires, que nous l’écarterions aussi de nous, de nos chers enfants, de nos amis en le détestant[12] ?

La même année où Claude Roillet fait paraître ses Varia poemata, le poète et traducteur Barthélemy Aneau publie les trois premiers livres des Métamorphoses d’Ovide en version française, précédés d’une longue préface-essai qui constitue « un véritable traité sur l’interprétation des fables antiques — et la preuve que la lecture est désormais perçue comme un problème sur lequel il est nécessaire de s’expliquer[13] ». Cette remise en question générale du sens allégorique des mythes ovidiens s’accompagne, à la même époque, d’une réflexion analogue sur la portée significative, sur la valeur morale exemplaire, des narrations historiographiques[14]. Publié un an après la parution de l’« Hercule Chrestien » au sein du premier livre des Hymnes (1555), dans lequel Pierre de Ronsard s’efforce de révéler le sens christique derrière les mythes du grand héros païen[15], le Petrus met sur la scène l’évènement apocryphe qui constitue sans doute l’aboutissement du conflit entre la Rome préchrétienne et celle qui deviendra le siège de l’Église universelle. Cette tragédie latine, modelée sur le patron de l’Octavie du Pseudo-Sénèque, propose ainsi le spectacle d’une confrontation symbolique souvent réactualisée par les poètes de la génération d’Henri ii[16].

L’analyse que nous proposons explorera trois aspects présentés en succession dans la pièce de Roillet, ces trois aspects, soit le portrait de l’empereur Néron, le portrait de l’apôtre Pierre et la revendication par ce dernier des grands exemples vétérotestamentaires lors de sa confrontation avec l’empereur, correspondant généralement aux trois premiers actes de cette tragédie qui en comporte cinq. Aussi ces trois premiers actes fourniront-ils la partie essentielle de notre corpus dans cette étude, puisque l’acte troisième et central constitue déjà, comme l’a bien vu Lebègue, le point culminant de l’action dramatique[17].

Le portrait du tyran : Néron

À l’ouverture de la pièce, Néron prononce un long soliloque dans lequel il exulte de sa position d’exclusivité solitaire au sommet de l’empire — ses rivaux et ses principaux conseillers désormais éliminés, il se trouve enfin seul au pouvoir. L’absence de Britannicus, Agrippine, Burrus, Sénèque et Octavie, morts assassinés ou par suicide, le laisse en effet dans la position de liberté absolue qu’il convoite depuis longtemps. Rappelant à la mémoire la séquence de ces disparitions violentes, Néron s’exprime avec une sauvagerie franche qui montre quelle jouissance le supplice des autres a pu lui procurer. Dans la mesure où ils répondent à une soif de la « liberté » et du pouvoir qui ne tolère aucune limite, ses gestes inqualifiables se justifient aisément dans son esprit. Les premiers vers prononcés par l’empereur laissent transparaître avec éclat ce lien, pour lui fondamental, entre la liberté sans bornes et une irrépressible pulsion libidinale :

Tandem sepultis et silentibus hostibus,

Suo cruentis sanguine, optandum mihi

Quod fuerat unum liberum imperium Nero,

Liberque sceptra possideo : libidinem

Iam nemo contra, virus inspirat suum[18].

Pour Néron donc, la « liberté » équivaut à une solitude morale qui le distingue de tous ses semblables, passés et contemporains. Il se félicite ainsi de l’assassinat de sa propre mère, l’ambitieuse Agrippine, « qui par des lois et des / Proclamation orgueilleuses opposait des freins à [s]on sceptre », puisque ce décès, comme il l’explique, « [lui] permit enfin de régner à [s]a guise[19] ». La disparition de Sénèque représente elle aussi un nouvel accès à la liberté. Ce maître si puissant, sénateur et philosophe qui exerça une influence formatrice profonde sur son élève et s’efforça de freiner les mouvements de sa colère, finit par lui céder « une autorité sans entrave » (liberum regnum dedit). Néron formule ici d’une manière succincte l’esprit qui guide sa pratique de la gouvernance impériale. Sans évoquer les nombreuses initiatives qui servirent à lui gagner l’adhésion populaire dès le début de son règne[20], ses propos révèlent une mentalité brutalement autoritaire :

Ferro repressa est vilitas obmurmurans,

Suaque novit clade quicquid Caesari

Placet probare : quod mihi libet, licet :

Fas est Neroni quod suae genti est nefas[21].

Caractérisé par une violence aussi extraordinaire, ce premier discours de l’empereur tend à verser dans la caricature. Roillet énumère en effet les gestes les plus monstrueux attribués au personnage historique, les faisant égrener par la voix même du coupable qui les revendique ouvertement. Le tyran sanguinaire prend la parole pour élaborer une vision du monde fondée sur l’injustice et la répression. Aussi souligne-t-il sans cesse l’importance que revêt pour lui une liberté d’agir qui ne rencontre aucune contrainte, ni légale ni morale.

Cette liberté particulière revendiquée par l’empereur demeure ainsi parfaitement étrangère au principe de la justice civile et de la gouvernance que Cicéron formulait dans le Pro Cluentio : Legum servi sumus ut liberi esse possimus (« C’est bien afin d’être libres que nous nous soumettons aux lois »). Le fils d’Agrippine incarne plutôt une licence débridée et criminelle, illustrant dans ses excès la célèbre déclaration puisée dans Tacite selon laquelle les imbéciles seuls confondent licence et liberté[22]. Il traite les citoyens et les habitants de Rome d’une manière qui met en évidence ses excès souvent meurtriers. Dès le soliloque, à l’ouverture de la pièce, son emploi du substantif vilitas souligne l’attitude hostile qu’il nourrit à l’égard des sujets impériaux qui osent critiquer son comportement. Le même mot apparaît une deuxième fois vers la fin du soliloque, lorsque Néron fait allusion au conflit qui fera l’objet de la tragédie. Un peuple exalté, déclare-t-il, surgit des profondeurs du Tartare. Zélés dans leur foi bizarre, ils se gonflent « au point même où ils méprisent César, et considèrent que Néron n’est rien à côté de leur Christ[23] ». Aux yeux de l’empereur, les adhérents de cette nouvelle secte procèdent de la même « bassesse vulgaire » qui fait naître tous ses détracteurs au sein de l’empire. Il frémit de colère lorsqu’il décrit l’audace de ces obstinés qui cherchent à imposer de « nouvelles lois » à lui-même et à son peuple :

Exorta Tartari ex specu sit vilitas

Fallaciter vultus suos exterminans,

Quae mihi novas leges serens populum meum

Seducat audax, et novum ritum invehat[24] ?

L’indignation violente ici exprimée par Néron à l’égard des chrétiens ne relève pas uniquement d’une construction de figure exemplaire qui incarne le mal satanique, puisque le sentiment auquel il donne voix correspond de près au jugement des chroniqueurs païens sur le compte de leurs contemporains chrétiens[25]. Mais, à la différence de Lactance ainsi que des auteurs de « mystères » français, le Néron de Roillet perçoit l’irruption chrétienne comme une menace sérieuse, apte à remettre en question la survie même de la civilisation romaine et, surtout, de l’imaginaire cosmique qui réside à l’épicentre de son panthéon religieux. C’est bien dans des termes guerriers qu’il décrit la prétention chrétienne à vouloir défaire les divinités anciennes et à les chasser de leur siège sur l’Olympe[26]. Les manifestations de la nouvelle secte auraient donc stimulé, suggère Néron, une véritable rupture dans l’histoire du « peuple de Mars », dont la tradition illustre remonte jusqu’aux fils de Priam[27]. L’empereur perçoit l’apôtre de Jésus comme un charlatan dangereux, un manipulateur qui trompe par des illusions magiques la simplicité d’un peuple trop susceptible de prêter foi à de telles séductions[28].

L’obsession de Néron est donc celle de son pouvoir personnel, aspiration de tyran que le personnage de Roillet incarne à part entière. Ainsi, lorsqu’un autre homme, la figure du sage appelé Senex (Vieillard), le rejoint sur la scène à la suite de son soliloque[29], l’empereur affirme avec énergie son droit d’agir suivant le seul diktat de sa volonté. Ici, le personnage du Vieillard permet au dramaturge d’approfondir le portrait négatif de l’empereur en l’interrogeant d’abord sur ses intentions — « Quelle douleur t’afflige, pénétré de fureur, / C ésar ? Pourquoi cherches-tu un spectacle sanglant[30] ? » —, puis en lui montrant l’iniquité profonde des gestes dont il est l’auteur, ceux mêmes qu’il vient d’énumérer et dont il semble si fier. Le dialogue comporte une réflexion sur l’origine et la nature du pouvoir véritable. Selon le Vieillard, c’est bien la « foi » (fides) qui constitue la protection la plus sûre : « Aucune escorte n’est plus puissante que la fidélité[31]. » Or Néron, qui comprend le substantif (fides) dans un sens bien différent, répond que c’est la menace des armes qui force l’admiration, inspirant de la « fidélité » aux sujets impressionnés[32]. Ici, le Vieillard note que si l’équité est compromise, il n’y a pas de justice[33], déclaration à laquelle Néron offre une nouvelle réponse dogmatique, soulignant le droit absolu du pouvoir impérial. La justice, explique-t-il, doit servir les intérêts des puissants[34]. Ainsi les deux positions apparaissent-elles clairement, livrées avec simplicité au jugement du spectateur.

Évidente ici est la portée didactique de l’échange entre Néron et le Vieillard, que le dramaturge semble avoir inséré dans la scène spécialement pour illustrer une attitude de compréhension et de générosité parfaitement contraire à celle de l’empereur. Le Vieillard interroge en effet Néron d’une manière qui l’oblige à expliquer sa sévérité à l’égard de la population chrétienne de Rome. Pourquoi l’empereur punirait-il une nouvelle secte si paisible et qui vit selon « de saintes lois » ? Ici, la réponse de Néron est sans équivoque : les seules lois valables, déclare-t-il, sont celles que César impose à son peuple. Enfin, à l’injonction morale de se montrer clément envers ses sujets romains, l’empereur oppose un refus catégorique en déclarant que sa principale vertu de chef de l’État réside précisément dans son talent pour éliminer les ennemis personnels et politiques.

Au terme de ce dialogue, chaque personnage prend la parole pour prononcer une sorte de péroraison. Le Vieillard, dont le rôle correspond de près à celui de Sénèque dans l’Octavie, énumère de nouveau les crimes de Néron, que celui-ci évoquait déjà dans le soliloque à l’ouverture de la pièce. Avant cette énumération, il pose une dernière question à Néron : ne pense-t-il pas avoir déjà suffisamment suscité la haine du peuple romain[35] ? Le Vieillard couronne la liste en y ajoutant ce qui constitue sans doute le plus notoire des crimes imputés à Néron, celui d’avoir mis le feu à la ville de Rome[36]. Lorsqu’il s’exprime dans sa péroraison, le tyran apporte à cette nouvelle accusation une réponse qui éclaircit enfin ses intentions meurtrières, dont la mise en place constitue l’objet dramatique de tout le premier acte. Il déclare que l’incendie de Rome offrit un spectacle glorieux qui lui « plut » (placuit)[37]. Également plaisant à ses yeux et à son esprit fut le supplice de la « victime » (victima) destiné à annoncer les prodiges monstrueux d’une « loi nouvelle[38] ». Aussi s’impose-t-il la tâche d’éliminer « radicalement » ce peuple qui milite contre la religion romaine traditionnelle, légitime et véridique[39]. À la conclusion de ce discours, il revendique une nouvelle fois son droit d’agir à l’encontre des conseils moraux que le Vieillard cherche à lui imposer[40]. Du début jusqu’à la fin du premier acte, Néron ne cesse de réclamer une liberté personnelle sans contraintes, voire une « licence » absolue.

Ainsi, les premières scènes de la pièce servent à dresser, à travers la figure de Néron, l’exemple même du tyran qui gouverne à travers la violence et la manipulation autocratique. Surtout, celui-ci rejette chaque conseil qui vise à préserver le bien-être collectif, leur préférant toujours des mesures aptes à protéger ses plaisirs et ses intérêts personnels. Il rejette en particulier le principe de la clémence, même lorsque celui-ci lui est présenté comme une excellente manière de s’assurer la bonne volonté du peuple. La restitution de la matière historique dans l’acte initial de la pièce tend à encadrer le conflit entre Néron et la secte chrétienne, de manière à présenter ce conflit comme l’apogée des crimes attribués à l’empereur. Sous le regard de Claude Roillet, le traitement des chrétiens devient le point focal de la carrière sanglante du fils d’Agrippine, l’illustration ultime de ses procédés tyranniques. La disposition même des discours prononcés par Néron et par le Vieillard situe la question des chrétiens à la fin, au point culminant de chaque développement, soulignant à la fois son actualité dramatique et sa primauté morale. C’est bien ainsi que, dans le premier acte de Petrus, Roillet offre aux spectateurs un portrait moral de Néron qui n’évite pas toujours la caricature. Il y décrit un homme assoiffé de pouvoir et d’une gloire immodérée, qui, à la suite d’une longue série de crimes abominables, se montre d’une férocité croissante et fait face à son défi ultime lorsqu’il affronte l’apôtre Pierre et ses frères chrétiens.

Le portrait du saint martyr : Pierre

À cette figure sinistre du Néron ennemi de la justice collective et de la foi chrétienne, que le dramaturge érige à grands traits dans le premier acte de la pièce, le deuxième acte oppose le portrait moral de Pierre, un homme exemplaire qui s’interroge sur ses obligations d’apôtre divinement élu et sur ses faiblesses d’homme qui redoute sa propre mortalité. Structurée d’une manière qui la rend semblable à l’acte précédent, cette deuxième partie de la tragédie de Roillet contient des discours et des dialogues qui correspondent de près aux divers éléments du tableau de Néron. Dans son soliloque d’ouverture, Pierre prononce un long discours parallèle à celui de l’empereur inséré au commencement de la pièce. Une telle juxtaposition, dramatique et formelle, des deux soliloques sert à mettre en valeur la différence absolue entre les deux principaux personnages. Car il s’agit en effet, dans la personne de l’apôtre, d’un caractère exemplaire que le dramaturge s’emploie à opposer au portrait du tyran impérial.

Lorsque Pierre apparaît pour la première fois, il est accablé par son manque de courage et se trouve dans un état de faiblesse et de tristesse extrêmes. Il se remémore sa trahison de Jésus et se reproche d’avoir pris peur une nouvelle fois au moment même où il fallait montrer, une fois pour toutes, la fermeté de sa foi dans le Christ. D’une voix plaintive, il donne libre expression à des sentiments de culpabilité, s’accusant amèrement d’abandonner Jésus pour la seconde fois. Pierre s’exprime sur le mode de la prière, déclarant au Sauveur qu’il craint, par sa lâcheté face au danger, de le faire crucifier de nouveau[41]. Souffrant d’une véritable crise de conscience, l’apôtre se livre à l’évidence douloureuse de sa faiblesse devant la double épreuve du supplice corporel et de la mort. Bien qu’il se réclame hautement de l’exemple de Jésus, ses gestes se révèlent toujours en deçà des exigences du destin lorsqu’il s’agit pour lui de suivre la voie ultime du Seigneur.

Au cours de cette triste méditation, le soliloque passe à plusieurs reprises du mode de la prière à celui de la réflexion intime et personnelle. Pierre sent bien que le Christ l’appelle, comme Il a l’habitude de le faire (quo more soles), dans ce moment d’hésitation renouvelée. Il se souvient douloureusement de sa première trahison de Jésus, lorsqu’il le renia trois fois avant le chant du coq. Le serviteur choisi pour fonder l’Église du Seigneur se demande même si pareille faiblesse ne s’emparera pas de lui une fois de plus :

Siccine semper Petre infoelix

Perjure, et iners, Christi et domini

Desertor eris, quemque negaris

Semel atque iterum voce tremiscens

Vigil ut cantu te increpat ales,

Facto pavitans reque negabis[42] ?

Cette référence, plusieurs fois répétée, montre bien que le souvenir de son échec revient hanter Pierre sans relâche. Dans une réflexion inspirée des Actes de Pierre[43], le personnage de Roillet se demande, profondément humilié, comment il a pu témoigner de tant de miracles du Christ sans pour autant y puiser lui-même quelque part de sa force spirituelle. Le courage surhumain qu’il possédait lui-même autrefois en effet, lorsqu’il marcha sur les ondes houleuses pour rejoindre Jésus, l’abandonne subitement devant l’épreuve renouvelée[44]. Appelé à braver la souffrance et la mort pour rejoindre à nouveau son maître, il se laisse dompter par la crainte. Ce fut donc en vain qu’il connut le Fils de l’homme qui lui prodigua si généreusement sa grâce et son pardon. La semence divine, conclut-il, que le ciel lui confia fut ainsi déposée dans une terre ingrate[45].

La plainte de l’apôtre procède ainsi d’un sentiment d’insuffisance face à la générosité et aux attentes légitimes de Jésus. Roillet fait dire à Pierre que son échec lui paraît d’autant plus dévastateur qu’il a connu l’immense privilège de vivre en présence de l’exemple même qu’il lui est donné de suivre. Tout le long de ce discours, Pierre s’adresse à deux destinataires distincts, par un effet d’alternance un peu erratique : tantôt, sur le mode de la prière, il parle à Jésus dont il implore le secours et dont il invoque le témoignage ; tantôt, sur le mode de la réflexion privée, il s’adresse à lui-même avec un ton de reproche amer. Nommé pasteur d’un troupeau de fidèles qui tremble sous les menaces impériales à une époque d’incertitude profonde, voire de terreur, Pierre demeure soucieux de ses obligations envers ceux qu’il est censé protéger et guider au nom du Seigneur.

Ainsi donc, au lieu de servir à ses ouailles de rempart contre le Mal, Pierre craint de s’être montré indigne de son statut de pasteur et d’apôtre. Disciple ardent du Christ, il croit désormais avoir mal retenu les leçons que le Seigneur lui a dispensées. Du maître à l’élève, on le voit, l’exemple se laisse difficilement transmettre. Même le modèle lumineux qu’est le Christ n’éveille pas dans son disciple une vertu suffisante pour la tâche difficile qui s’impose à lui. Cette crise de l’exemplarité, Pierre l’attribue à sa propre faiblesse, méditant sans arrêt la défaillance de son courage. Aussi prend-il toute la mesure de l’obligation sacrée qui est la sienne :

Pastor datus es qui trepidantem

Praesens foveas pascasque gregem :

Siccine pastor, siccine nudo et

Deserto grege septa relinquis ?

Petrum petram te constituit

Sacer antistes, qua supposita

Firmata foret sic vera fides,

Nullo ut turbine, nulla pluvia

Fulmine nullo pressa occideret[46].

Élu pasteur des fidèles par le Christ, Pierre est censé continuer l’oeuvre du Fils de l’homme, qui, par sa mort et sa résurrection, s’est révélé Fils de Dieu. Son statut de mandataire et de maître (antistes) l’oblige en effet à incarner le rôle, non seulement du chef qui commande, mais aussi celui, à caractère plus proprement pédagogique, de l’exemple vivant. Or, loin de protéger ses ouailles devant la menace des loups qui s’approchent, le pasteur désigné abandonne l’enclos et choisit la fuite puis l’exil. Au lieu d’assumer avec courage la responsabilité du fondement inébranlable, de la « pierre » solide (petram) sur laquelle Jésus construit son Église, l’apôtre inquiet se montre tout aussi faible qu’il le fut autrefois, toujours tout aussi incapable de faire face tant à la violence impériale qu’à la peur qu’elle lui inspire. Il ressemble, selon ses propres dires, au roseau que sans cesse le vent fait fléchir[47]. Là où il aurait fallu, en défendant la foi, se montrer fidèle à l’enseignement de Jésus, le pasteur déchu et humilié cède encore une fois à la tentation de la peur. Ainsi, mu par la déception et la honte, Pierre demande à son maître divin de reprendre la charge dont il a reçu l’honneur et sous laquelle ses forces ont défailli[48]. Dans sa tristesse, il s’exhorte même à renouveler les larmes qu’il versa autrefois, lorsque la terreur le poussa à abandonner son Seigneur au moment de l’épreuve judiciaire.

Un motif récurrent de ce deuxième acte de la tragédie est celui du pasteur qui, à l’approche des loups féroces, fléchit devant la menace et abandonne ses ouailles à leur destin solitaire. Ainsi, le soliloque initial est suivi d’un dialogue entre Linus et Clétus, deux fidèles proches de Pierre, où sont répétés les termes pastor, grex, ovis, ceux-là mêmes que l’apôtre venait d’employer dans la scène précédente. Linus, en effet, utilise ces substantifs pour décrire l’état pitoyable du « troupeau » des fidèles mis en désarroi par l’absence de leur guide spirituel[49]. Clétus parle sur le même ton, apostrophant avec énergie Pierre, le guide absent, qu’il n’hésite pas à nommer « pasteur souverain, souverain pontife des choses sacrées[50] ». Ici, l’emploi de la métaphore pastorale lie les discours des divers personnages, le maître solitaire et les lieutenants fidèles, à travers des scènes bien distinctes l’une de l’autre et malgré la situation dramatique qui les sépare. Il s’agit en effet d’un thème général, à la vaste portée symbolique, qui tend à gommer la distinction des caractères et des esprits. Tous ceux qui entourent l’apôtre et le principal intéressé tendent à déployer un vocabulaire qui les unit dans un discours commun. Ainsi, lorsque Pierre apparaît de nouveau, subitement, dans la scène suivante, son arrivée inattendue surprenant ses amis et sa fille Pétronille, inquiets de la menace impériale qui pèse sur lui, sa déclaration initiale déploie ce même registre de métaphores qu’ils partagent :

Ponite dolorem, ponite gregis anxiam

Curam, et luporum saevientium metum :

Vobis receptus en adest pastor[51].

Si Pierre et ses proches parlent ainsi une langue unique, c’est que leur cohésion spirituelle profonde fait de ce deuxième acte un tableau discursif, que le dramaturge oppose délibérément au portrait de Néron et de son entourage tracé dans l’acte précédent. Le retour du pasteur parmi ses amis et ses ouailles annonce le dénouement, à la fois tragique et triomphal, de la pièce. Son courage renouvelé, inspiré par l’amour de Jésus, préfigure la victoire spirituelle des chrétiens ardents et minoritaires. Il signale en même temps la défaite, non seulement de Néron et de sa dynastie familiale, mais aussi de l’institution impériale romaine dépositaire officiel de la religion païenne.

À la revendication brutale, avancée par Néron, d’un pouvoir illimité dans le domaine de la gouvernance civile, le camp chrétien répond en se réclamant d’une puissance supérieure, qui outrepasse les grandeurs terrestres. Ici, de nouveau, une langue commune laisse transparaître la préoccupation centrale qui unit le groupe lorsqu’il s’oppose à l’autorité de Néron. Les nombreuses récurrences du verbe posse dans les discours et les dialogues constitutifs de ce deuxième acte développent en filigrane le motif qui réside au coeur de la tragédie. Le royaume du Christ, dont la venue imminente éveille la colère et la terreur de Néron, est bien celui d’un pouvoir spirituel qui convie tous les hommes par sa promesse. Royaume de la grâce et du possible salvateur, sa puissance demeure insoupçonnée de tout adversaire mondain étranger à la vraie foi, mais se dévoile à des moments d’extrême difficulté, de souffrance et de solitude humiliée comme l’est celle de Pierre fugitif.

En ce moment de tristesse et de contemplation résignée, Pierre se remémore sa défaillance d’autrefois, tragiquement célèbre, lorsqu’il fut appelé à témoigner de sa relation avec Jésus. C’est bien ce questionnement douloureux qui constitue, pour une bonne part, l’objet de sa méditation solitaire. Surtout, il se demande s’il était même possible de se révéler aussi faible, aussi terrifié par la mort, après qu’il eut été témoin des grandeurs, sublimes et éminemment charitables, de la divinité éternelle[52]. Lorsqu’il se demande ensuite s’il a pu vraiment se détourner du Sauveur en refusant de confirmer par son propre sang l’amour du Christ, la question brutale qu’il se pose laisse transparaître une honte dégoutée et une angoisse incrédule, voire de la terreur face au gouffre de sa faiblesse d’homme[53]. Vers la fin de son soliloque, une répétition anaphorique du verbe posse souligne l’urgence de ce questionnement intime. Pierre s’interroge une nouvelle fois sur la fermeté de son courage face aux menaces de l’empereur :

Ergo minacis verba Neronis,

Vincula, fustes, crux, aut gladium,

Potuere animum terrere meum ?

Potuere loco deturbare

Quo vera fuit figenda fides,

Quo commissum servare gregem

Primum decuit[54] ?

Le motif central du possible — et de ses limites — se construit à partir de ce deuxième acte de la tragédie, à travers les récurrences multiples du verbe posse prononcé par le héros éponyme de la pièce. Ici, Pierre se souvient avec douleur de sa trop humaine faiblesse devant l’interrogation de la justice. Il évoque avec regret l’occasion perdue d’affirmer l’amour profond qu’il ressent pour le Sauveur, ce maître divin dont il aurait voulu suivre l’exemple sans hésiter. Sa longue méditation dans la tristesse le conduit, tout naturellement, à penser aux limites de ses propres forces d’homme faillible et au manque de courage par lequel il craint même de verser dans l’ingratitude.

En l’absence de Pierre, Linus et Clétus décrivent d’effroyables scènes de persécution et de carnage, qui sont le fruit amer de la fureur sanglante de Néron sévissant à Rome. La victime de cette violence sans bornes n’est autre que « la race du Christ puissant » (Christi potentis […] genus) broyée cruellement par la folie meurtrière de l’empereur, ses disciples décimés par la flamme et par l’épée. Roillet dessine un tableau poétique du paradoxe chrétien de la mort terrestre comme voie triomphale et céleste, véritable porte d’entrée au Royaume de l’éternité. L’épithète (potentis) attachée au nom du Christ suggère déjà, au moment même de la terreur et de la brutalité sanglante, le destin bienheureux qui attend les martyrs fidèles. Dans sa violence, Néron vénère la multitude des dieux païens, refusant de reconnaître l’unique Dieu des chrétiens né d’une Vierge. Dans un tel contexte, celui qui élève la voix pour témoigner de la puissance du Maître du monde, pour louer « l’arbitre de la vie et de la lumière », reçoit un châtiment sévère de la part des forces impériales[55]. Or ceux qui sont punis, qui subissent la violence de la hache et les supplices de la croix et de la roue, peuvent se considérer bénis au moment où ils se voient arrachés à la vie terrestre. Car ils seront en effet, suivant la leçon du paradoxe chrétien que Roillet ne perd jamais de vue, destinés à une autre vie bien plus heureuse[56]. Au milieu de ces descriptions et de ces récits qui évoquent la fermeté héroïque de la foi chrétienne face à la tyrannie et à la violence meurtrière, Linus lève la voix pour implorer le Christ de se révéler dans sa justice, d’étendre une main vengeresse contre le tyran : « Exurge deus, et qua potes multum manu, / Deprime tyranni sceptris inflatum caput[57] ». La prière du fidèle évoque ainsi, dans les mots choisis pour sa formulation, le pouvoir du Seigneur qui contemple l’épreuve douloureuse de ses enfants. Quatre vers plus loin, la voix de Pierre lui-même annonce son retour parmi les frères qu’il avait abandonnés. Loin de se réjouir de sa venue, Linus et Clétus se montrent terrifiés pour lui. Lorsque Linus évoque les menaces de Néron, l’apôtre lui répond fermement : « plus puissant (potior) est Celui qui me rappelle de ma terreur et de ma fuite, tout craintif que je suis[58]. » Cletus lui objecte que même ses frères dans la foi chrétienne l’encouragent à partir, mais Pierre annonce qu’il en a été dissuadé par « Celui qui peut plus (potest plus) que tous les autres[59] ». Dans ces nombreuses répliques, ces scènes diverses, la foi des personnages chrétiens transparaît à travers l’emploi d’une langue qui évoque sans cesse la question fondamentale du pouvoir et de ses limites. L’ubiquité du verbe posse et de ses dérivés lexicaux recentre toujours la délibération de ceux qui parlent sur le grand thème des puissances cosmiques. Au lieu d’interpréter les diverses situations en termes d’intérêts circonscrits par des considérations immédiates ou politiques, ce langage simple et dénudé tend à ramener l’attention sur le plan du grand conflit des systèmes de croyance transcendantaux, qui sépare la latinité impériale et païenne d’une croyance, chrétienne et pontificale, qui menace de la supplanter.

La question de la puissance ressurgit de nouveau dans la dernière scène dialoguée du deuxième acte, qui consiste en un échange entre l’apôtre lui-même et Anicetus, le fidèle de Néron venu arrêter Pierre afin de l’emmener devant l’empereur. Cette scène élabore une nouvelle confrontation argumentative entre le camp de Néron et celui des chrétiens, face-à-face analogue à l’interrogation du tyran par le Vieillard dans l’acte précédent. Or, le questionnement de Pierre ne donne pas lieu ici à une série de répliques rapides, rythmées sur le mode formel de la stichomythie. Chaque personnage se voit attribuer au contraire une seule réplique étendue et définitive. Si Anicetus prend la parole tout d’abord, c’est pour articuler une déclaration menaçante au cours de laquelle il déploie le verbe potere de la même manière mais dans le sens inverse de la signification qu’il revêtait pour les chrétiens proches de Pierre. À celui-ci, il déclare que « tout homme qui peut être agréable au puissant / César, de l’unique Jupiter est aimé sur cette terre[60] ». Ainsi donc, le représentant du camp néronien contribue au débat qui oppose les lois du Christ à celles de l’empereur, dans une langue identique à celle qui caractérise les discours chrétiens. Une telle constance lexicale tend à conférer à l’action et aux dialogues de la pièce une forte unicité discursive, favorisant la clarté des arguments et des enjeux dramatiques. En revanche, la conséquence naturelle de cette unicité se manifeste par un certain effacement des distinctions de caractère et de psychologie qui séparent les personnages.

Cette présence discursive n’est toutefois pas indifférente à l’action de la pièce de Roillet. À la fin du deuxième acte, le choeur offre aux spectateurs une explication de la nouvelle résolution de Pierre, qui représente pour lui une transformation heureuse et une victoire sur la crainte qui l’habitait auparavant. Au moment même où il tremblait et doutait de ses forces, la puissance inspirée du Christ a pénétré en lui et l’a transpercé jusqu’à la moelle, chassant toute étincelle d’hésitation ou de peur[61]. Il ne redoutera plus désormais les armes de Néron, mais se livrera joyeusement aux supplices du martyre[62]. Aussi les tout derniers vers de l’acte tranchent-ils le conflit entre la force de César et le pouvoir du Christ, prononçant un verdict sans appel en faveur de l’agneau de Dieu :

Ut sceptra Caesar aurea

Gestet minax securi,

Nihil movere summo

Potest negante Christo[63].

Cette strophe qui clôture le deuxième acte de la tragédie souligne les limitations inhérentes à un pouvoir terrestre qui gouverne sans la caution du Dieu chrétien. Elle annonce par là la défaite inévitable de Néron et du pouvoir impérial dont il est ici la figure emblématique. Le tableau de la lutte spirituelle de Pierre se conclut ainsi sur le ton du jugement définitif, dont les conséquences désormais inévitables entraîneront la victoire de l’apôtre et la condamnation de la violence néronienne ici projetée sur l’ensemble de la Rome païenne. À la vaste fresque d’iniquités romaines, dessinée par le chant choral qui clôt le premier acte, la voix du choeur ajoute ici un trait définitif qui confirme la disparition de ce régime balayé par l’avènement du Christ et la montée de l’Église romaine.

La puissance décisive des exemples vétérotestamentaires

Le troisième acte de la pièce met en scène la confrontation, hautement symbolique, de l’empereur Néron et de l’apôtre revenu sur ses pas afin de se soumettre volontiers, voire joyeusement, au destin qui l’attend. Cet acte central est marqué par le débat des deux adversaires, au cours duquel chacun allègue des figures exemplaires, puisées dans le fonds imaginaire et historique de la culture religieuse dont il revendique la suprématie. Cet acte met en évidence, notamment, l’incompréhension des tenants de la puissance impériale romaine à l’égard des présupposés éthiques fondamentaux du christianisme, y compris en ce qui concerne le rapport d’amour qui subsiste entre Dieu et chacun des fidèles. Cette incompréhension transparaît ici comme une faiblesse insigne, qui permet à Pierre de remporter une victoire fracassante dans son débat avec Néron. Or, le triomphe de l’apôtre scelle aussi son destin de martyr, annonçant du coup le dénouement de la tragédie.

À l’ouverture du troisième acte, Poppée, la nouvelle épouse de Néron, réfléchit toute seule à sa situation de jeune impératrice qui bénéficie de la mort d’Octavie, sa rivale. Le soliloque qu’elle prononce ressemble ainsi de près aux discours solitaires de Néron et de Pierre qui ouvrent les deux premiers actes. Chacun des trois discours livre aux spectateurs une déclamation qui sert également de portrait de caractère rapide et frappant. La déclamation de Poppée partage aussi plusieurs traits avec celle de Néron. Blessée dans son orgueil, l’impératrice évoque la répression violente du bas peuple — la « lie » (faex) — après le murmure de celui-ci contre la mise à l’écart brutale d’Octavie et les fiançailles de l’empereur, nouvelles et trop rapides. Elle donne voix surtout à la haine — et à la peur — que Pierre lui inspire, ce « nouveau Christ avec sa loi nouvelle » dont l’autorité populaire tend à fomenter une certaine hostilité publique contre la personne de l’empereur.

Avant tout, Poppée s’indigne du fait qu’une personne de si peu d’importance puisse parler impunément contre son mariage. Elle exprime sur ce point une amertume revancharde qui n’est pas sans ressembler à celle de la déesse Junon dans plusieurs épisodes de la mythographie romaine. C’est bien ici que les univers culturels de l’empire païen et du christianisme encore minoritaire se rencontrent, d’une manière quelque peu surprenante. Lorsque Poppée rêve du châtiment qu’elle aimerait faire infliger à Pierre, elle évoque un exemple biblique. Tout comme Hérodiade, par l’intermédiaire de sa fille Salomé, avait exigé que la tête de Jean le Baptiste lui soit livrée, Poppée voudrait recevoir la tête de Pierre comme gage certain de son autorité personnelle sur la vie de ses sujets impériaux :

Herodis olim potuit uxor a suo

Rege impetrare magni et insignis caput

Sacrum prophetae, dum suos contra thoros

Linguam resolvit, ego Nerone a conjuge

Poppea thalami socia, non potero caput

Obmurmurantis in meum nomen mihi

Exorare, carcer ut canem vinctum tenet[64] ?

Poppée voit en Pierre une présence imposante, dont l’autorité morale le rend semblable au philosophe Sénèque. Elle n’hésite pas à déclarer devant son mari que le philosophe défunt, qui s’opposait à la mise à l’écart d’Octavie, se trouve désormais ressuscité dans la figure de l’apôtre[65]. Pire, cette voix persuasive et intelligente répand à nouveau parmi le peuple la condamnation ferme du couple impérial. Une telle assimilation de l’apôtre Pierre au philosophe préchrétien est significative dans la mesure où elle reflète, chez l’impératrice païenne, une compréhension imparfaite du type de sagesse particulier aux vrais disciples du Christ[66]. Déjà, le recours à ce genre d’association typologique montre à quel point les adversaires de la foi et de la moralité chrétienne se trouvent désemparés face à cette humble « loi nouvelle » qui surgit à Rome, au coeur même de l’Empire.

La juxtaposition continuelle des figures et des exemples païens et judéo-chrétiens trahit un rapport de tension entre ces deux mondes qui informe au plus haut degré l’invention dramatique de la tragédie de Roillet. En s’efforçant de décrire Pierre à travers la figure exemplaire de Sénèque, Poppée révèle les limitations d’une culture intellectuelle qui, malgré ses richesses et ses profondeurs, ne saisit pas l’essentiel de la pensée morale chrétienne. Dans le même temps, aux yeux des spectateurs et des lecteurs de l’époque humaniste, elle dresse à son insu un éloge éclatant de la sagesse de l’apôtre. Or, la leçon dantesque de la pièce est celle de la supériorité absolue des fidèles chrétiens par rapport aux infidèles, même les plus distingués. À partir de ce troisième acte, les personnages de Roillet multiplient les références aux figures exemplaires rencontrées dans les deux Testaments de la Bible. Lorsque Pierre est conduit devant l’empereur suivant la demande de Poppée, il lui déclare que les pouvoirs terrestres ne sauraient plus rompre sa fidélité au Christ :

Quaecunque Caesar in meum datur caput

Tibi potestas, a deo tantum datur.

Frustra laboras, niteris frustra, crucem

Frustra vel ignes cogitas, in me nihil

Potes, supremus hoc nisi admittat pater[67].

L’apôtre formule ses pensées, ici encore, en termes d’une réflexion continuelle sur le pouvoir des hommes et les limites établies par la volonté divine. Usant d’une langue qui évoque toujours le pouvoir que s’arrogent les mortels pour agir et punir, il avertit l’empereur que même la violence extrême ne saura fléchir sa volonté. Mais, cette fois, il se place sous l’égide protectrice de la tradition biblique afin d’illustrer la force et la légitimité de sa conviction et de son courage. Il allègue notamment l’exemple de Moïse qui, par obéissance au commandement divin, sortit d’Égypte à la tête de son peuple dans une fuite qui devait conduire l’armée du persécuteur vers sa perte sous les flots de la mer Rouge :

Quid ? non tumescens ille quondam Aegyptii

Regni corona Pharao molitus genus

In illud olim Mose quod duce, patrio

Solo relicto mellis et lactis solum

Plenum petebat[68].

Cette première comparaison biblique, sur les lèvres de Pierre, ouvre la voie à une série de références vétérotestamentaires. L’apôtre mentionne notamment Élie, victime de Jézabel, et Daniel soumis aux flammes avec les autres jeunes Israélites. Ces exemples de la vertu et de l’abnégation préfigurent la venue du Christ qui « libéra le peuple de Moïse ». Dans son discours, inspiré de l’enseignement biblique, Pierre se livre à une démonstration longue et passionnée pour persuader Néron que Jésus saura libérer son disciple des entraves imposées par la main impériale :

[…] sed prophetam qui suum,

Qui tres puellos, quique Danielem et genus

Mosis, periclo liberavit, liberum

Carcere refracto dissolutis vinculis

Herode saeviente jussit vivere,

Is non ubi volet me tua solvet manu[69] ?

Afin de contrer la mention de prophètes qui annoncent la venue du Christ, l’empereur allègue l’épisode de Salmoneus foudroyé par Jupiter au chant iv de l’Énéide, puis évoque également les épisodes de Titus et d’Ixion, afin d’illustrer pour son adversaire le pouvoir de la divinité suprême du panthéon romain. De tels exploits grandioses, explique-t-il, demeurent hors de la portée d’un être aussi faible que Pierre qu’il accuse d’aspirer lui-même au statut de l’immortalité divine[70]. Néron impute aussi à son interlocuteur chrétien un crime encore plus grave, celui d’outrager par ce jeu fantastique son propre Dieu, ainsi que celui de l’empereur[71]. Par ces remarques, Néron laisse apparaître son incompréhension totale de la foi religieuse de Pierre. De même que Poppée cherchait à l’assimiler par analogie à la figure de Sénèque, de même l’empereur attribue à son étrange adversaire une foi calquée sur les modalités de la religion païenne.

Afin de réfuter les accusations de vanité et d’ambition vulgaire proférées par Néron à son encontre, Pierre allègue une nouvelle fois l’exemple de Moïse. Il mentionne à cet égard la récente défaite du mage Simon qui mourut en essayant de voler dans les airs pour faire montre de ses propres pouvoirs surnaturels. Explicite, ici, est la comparaison entre la magie, réelle et divine, du prophète vétérotestamentaire et la magie fausse et frauduleuse de l’imposteur qui cherche à tromper la foule. L’apôtre évoque les miracles qui furent l’oeuvre de Moïse en Égypte et dans le désert (Exode 7-15), afin d’illustrer le « pouvoir » (posse), légitime et donc incomparablement supérieur, qui émane de la main du prophète :

Moses tyranni dum stat ad solium, et maga

Arte insolescens vulgus altos inficit

Movetque fluctus, ut male infectis aquis

Infectus etiam concidat piscis male,

Paresque ranas invehit, muscas pares,

Miscetque caelum grandine et pluvia, videt

Sentitque longe posse plus Mosis manum[72].

C’est bien la magie de Moïse et d’Aaron qui anime la certitude apostolique, explique Pierre qui se réclame devant Néron d’une appartenance spirituelle à la grande lignée des prophètes inspirés par le souffle divin[73]. En revanche, les illusions mises en oeuvre par Simon le magicien relèvent d’une manipulation trompeuse des apparences, par laquelle l’imposteur diabolique aspire à usurper le nom de « dieu[74] ». À la suite de cette explication frappante, Pierre se permet une nouvelle référence au récit mosaïque. Il évoque l’épisode célèbre du « serpent d’airain » (Nombres 21, 6-9), où le peuple de Moïse, après avoir maudit le voyage qui l’emmena jusque dans le désert de Canaan, subit la punition divine sous la forme de serpents venimeux. Après avoir consulté le Seigneur, Moïse érige sur une hampe l’image d’un serpent fait d’airain[75]. Suivant l’injonction divine, il instruit le peuple repenti de tenir son regard fixé sur cette image, leur disant que même ceux qui seront mordus par les serpents survivraient à la morsure s’ils contemplaient sans arrêt la figure du serpent[76]. Pierre invite Néron à se convertir à la foi chrétienne, le comparant aux pécheurs qui attendent la guérison salvatrice de l’image érigée dans le désert :

Age ergo Caesar signa cum tot efferant

Enuntientque quem cano deum, exue

Errore mentem et igneo angue saucius,

Serpentem ad aeneum erige oculos, et deum

Confessus unum qui crucis ligno potens

Victorque mortis morte visus est sua

Te morte tandem, te stigis lacu abstrahe[77].

Cette invitation, à la fois sincère et audacieuse, scelle le destin terrestre de Pierre dans la mesure où elle provoque l’échange des deux interlocuteurs sur la crucifixion de Jésus. L’invitation adressée à l’empereur représente aussi sans doute le point culminant du renversement étonnant, véritable métamorphose spirituelle, dont le retour inopiné de Pierre à Rome constitue la première manifestation. À partir de ce dialogue crucial avec Néron, Pierre ne connaîtra plus les accès de faiblesse et de terreur qui le frappaient autrefois. Il évoquera aussi, à plusieurs reprises, les parallèles vétérotestamentaires, comme pour s’insérer dans une tradition dont la longue durée surpasse même celle de la Rome païenne. Ressortissant désormais de la lignée prestigieuse qui remonte jusqu’à Moïse, voire jusqu’à Abel[78], l’apôtre s’apprête une dernière fois à porter la croix terrestre au nom de son maître.

La juxtaposition des discours des deux adversaires, Pierre et Néron, aux deux actes initiaux de la tragédie de Claude Roillet place le spectateur devant une opposition à caractère hautement symbolique, chaque personnage incarnant les valeurs essentielles d’une civilisation entière. Une telle symétrie dans la structure dramatique annonce en effet la portée résolument démonstrative de l’action et surtout du discours qu’elle livre, avec une clarté pédagogique, aux témoins attentifs qui cherchent dans la langue de Sénèque et de Cicéron les signes annonciateurs d’un nouvel ordre tant spirituel que politique. Le drame spirituel de l’apôtre Pierre n’est autre que celui de la transmission de l’esprit et de la foi d’une génération courageuse et distinguée à celle qui lui succède, question délicate qui nourrit de façon continue, pendant des décennies, la méditation des humanistes de la génération de François ier. En publiant cette tragédie au sein des Varia Poemata en 1556, Roillet reconduit sur le devant de la scène théâtrale latine de cette époque une problématique destinée à un riche avenir pendant les décennies de crise publique et religieuse qui suivront le décès de Henri ii[79]. La crise de l’exemplarité illustrée avec éclat dans cette pièce revêt ainsi une pertinence durable, qui informe plusieurs domaines de la vie civile, familiale et intime, dispensant à ses lecteurs une leçon sur les limites de la volonté humaine et sur les affres mélancoliques de la faiblesse, de l’aveuglement tragique et de l’ingratitude.