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La question de l’engagement du spectateur n’est pas aisée à traiter selon un point de vue philosophique, particulièrement si l’on se tourne vers les figures historiques de l’esthétique telles que Kant ou Hegel, ou encore vers les diverses versions de l’esthétique du sublime. Dans cet article, je me propose d’envisager les éléments qu’un autre courant philosophique, celui du pragmatisme, peut apporter aux théories sur le spectateur et sur ses pratiques. Le courant pragmatiste en philosophie n’a pas porté grand intérêt à la discipline esthétique en tant que telle, à l’exception notable du livre L’art comme expérience de John Dewey[1] — qui sera au centre de ma réflexion. Or, le pragmatisme constitue une approche particulièrement efficace pour penser en quoi le spectateur est engagé par ce qu’il regarde, et qui le regarde en retour. En effet, en mettant l’accent sur l’unité de l’expérience plutôt que sur ses constituants atomisés par la réflexion, le pragmatisme brouille sérieusement les frontières entre le spectacle et son spectateur et entre les objets artistiques et les processus qui les instituent. Plus encore, j’aimerais montrer qu’un tel brouillage des frontières se répercute sur les séparations entre disciplines : en nous invitant à concevoir les actes somatiques, affectifs et intellectuels du spectateur en tant que performance constructrice de sens, l’approche pragmatiste incite à un rapprochement entre les arts vivants, leur étude et la philosophie.

Les obstacles conceptuels à l’émancipation du spectateur

Approcher le spectateur par la pensée philosophique n’est pas aisé ; le pragmatisme de Dewey n’est pas, loin s’en faut, le paradigme dominant dans l’esthétique contemporaine. En effet, dans le traitement de l’engagement du spectateur, la philosophie contemporaine brille moins par ses apports que par ses manques. Elle semble relativement dépourvue des outils qui lui permettraient de jouer le rôle d’un opérateur constructif ou à tout le moins critique dans l’étude des pratiques spectatorielles du théâtre contemporain.

J’en prendrai pour preuve un seul exemple, particulièrement significatif. Quand est sorti Le spectateur émancipé[2] de Jacques Rancière, en 2008, les réactions — positives ou négatives — ont été vives dans le milieu théâtral. Théoriciens comme praticiens du théâtre (y compris les cadres culturels) étaient au moins concernés par la question de savoir si les dispositifs théâtraux qu’ils promouvaient laissaient une marge de manoeuvre potentiellement émancipatrice à leurs spectateurs. Dans le milieu philosophique, en revanche, l’ouvrage n’a pas suscité tant de questionnements. Il a été, au mieux, reçu comme un approfondissement des thèses esthétiques de Rancière et, au pire, comme une simple illustration ou application de la théorie politique qu’il avait développée antérieurement[3]. Il prête lui-même le flanc à la critique lorsque, à l’entame du premier texte du recueil, il explique que son livre a pour origine une demande qui lui avait été faite d’introduire la cinquième Internationale Sommer Akademie de Francfort, le 20 août 2004, à partir des idées qu’il avait développées dans Le maître ignorant[4]. Malgré tout, le simple fait que le livre soit considéré par les philosophes comme une variation sur le thème — supposément déjà bien connu — du postulat de l’égalité radicale[5] pose question : pourquoi l’interrogation de l’émancipation serait-elle plus philosophiquement valable et novatrice quand il s’agit de la figure du prolétaire (La nuit des prolétaires, 1981) ou du rapport éducatif (Le maître ignorant, 1987) que quand il s’agit de celle du spectateur ? Rancière répond en bonne partie à la question quand il montre, toujours dans Le spectateur émancipé, que la figure du spectateur est grevée, depuis Platon et Aristote, d’une double suspicion portant sur sa passivité et son ignorance quant à ce qui lui est montré. Mais il faudrait ajouter, à cette suspicion antique, l’incapacité de la philosophie moderne à penser un spectateur actif et partie prenante de l’expérience esthétique qu’il vit. Prenons le cas des théories esthétiques kantienne et postkantiennes. En convoquant, depuis la Critique de la faculté de juger, un spectateur « désintéressé », qui ne poursuit aucune fin cognitive, ne cherchant ni l’agréable ni l’utile, qui se contente de laisser advenir en lui le « libre jeu[6] » de l’imagination et de l’entendement, l’expérience esthétique « à la kantienne » ne nous rend pas seulement désintéressés, mais aussi désengagés de l’univers intime, social et politique qui fait la toile de nos expériences « ordinaires ». Évidemment, la pluralité des théories esthétiques postkantiennes ainsi que les critiques et reformulations multiples de cette esthétique au cours des deux derniers siècles ne permettent pas de la juger de manière monolithique. Cependant, les fondations kantiennes de l’esthétique occidentale ne peuvent que dégager un point aveugle, rétif à leurs catégories. Ce point est la place occupée par un spectateur actif, intéressé, engagé dans la performance artistique qui lui est proposée. Que pourrait faire l’esthétique du désintéressement d’un postulat d’une égalité radicale entre producteurs et récepteurs d’un spectacle, tel celui de Rancière à la fin du Spectateur émancipé, qui propose

une nouvelle scène de l’égalité où des performances hétérogènes se traduisent les unes dans les autres. Car dans toutes ces performances il s’agit de lier ce que l’on sait avec ce que l’on ignore, d’être à la fois des performers déployant leurs compétences et des spectateurs observant ce que ces compétences peuvent produire dans un contexte nouveau, auprès d’autres spectateurs. Les artistes, comme les chercheurs, construisent la scène où la manifestation et l’effet de leurs compétences sont exposés, rendus incertains dans les termes de l’idiome nouveau qui traduit une nouvelle aventure intellectuelle. L’effet de l’idiome ne peut être anticipé. Il demande des spectateurs qui jouent le rôle d’interprètes actifs, qui élaborent leur propre traduction pour s’approprier l’« histoire » et en faire leur propre histoire. Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs[7].

Sur cette « nouvelle scène de l’égalité », le postulat du désintéressement cognitif du spectateur ne tient plus une seule seconde, pas plus que celui de la prétendue passivité inhérente à l’activité spectatorielle, et pas davantage que toute distinction nette entre créateur et récepteur. Dès lors, il nous faut repérer les composantes d’une esthétique philosophique qui prendrait au sérieux cette « scène de l’égalité » et qui permettrait de faire du spectateur un acteur à part entière de la performance à laquelle il assiste. Comme je l’ai déjà mentionné en introduction, revisiter la place du spectateur dans l’esthétique philosophique ne laisse pas non plus indemne la conception même de ce qu’est l’activité philosophique, et l’ouvre à davantage de porosité avec les arts de la performance.

Pragmatique de l’art comme expérience

C’est à ce niveau que le pragmatisme intervient comme un opérateur important. Si ce courant théorique est l’un des plus à même de prendre en compte la pratique du spectateur, c’est parce qu’il est tout entier tourné vers une revalorisation de l’action dans la pensée. Ainsi, pour William James (considéré, avec Charles S. Peirce, comme l’un des fondateurs du pragmatisme en philosophie à l’aube du xxe siècle), les concepts sont des instruments pour l’action. Lorsque nos concepts nous semblent inconciliables avec notre expérience pratique, c’est parce que nous les avons hypertrophiés dans un excès d’intellectualisme : nous avons dégagé de notre expérience les catégories mentales qui nous étaient utiles pour agir, et nous en avons fait des entités atomisées qui seraient suffisantes en soi et par soi[8]. En opposition à cette tendance intellectualiste, James rétorque que nos idées doivent être évaluées selon leur potentiel pour agir : si le fait qu’une idée soit vraie ou non ne fait aucune différence dans notre expérience, elle est alors vaine, même du point de vue philosophique[9].

Le pragmatisme part donc d’une idée fondamentale : celle de l’unité de notre expérience, et de la continuité entre nos différentes expériences[10]. Il n’y a pas de dualisme entre nos expériences dites « intellectuelles » et nos expériences pratiques, mais au contraire un continuum qui relie nos intérêts pratiques et nos expériences, fussent-elles esthétiques. En n’opposant pas à l’expérience pratique un supposé « désintéressement » esthétique, l’approche pragmatiste oppose déjà une résistance au kantisme strict[11]. La résistance se fait plus importante encore lorsque nous mesurons les conséquences de cette approche sur le statut de l’art, qui n’est plus une émanation des muses ou un saisissement par le sublime, mais plutôt une expression transformée des énergies naturelles. Les émotions esthétiques doivent dès lors être pensées en tant qu’elles sont « incarnées » ou « incorporées », embodied[12]. Nous pouvons tout de suite percevoir en quoi une telle conception rend caduque l’idée d’un spectateur désintéressé et désengagé : il y a quelque chose de l’ordre du performatif dans nos processus cognitifs.

Lorsque John Dewey publie L’art comme expérience en 1934, il s’inscrit dans cette approche pragmatiste, bien que le mot « pragmatisme » ne soit pas utilisé dans le livre. Il s’agit tout d’abord pour lui de réfuter les théories de l’époque qui font de l’expérience esthétique une expérience comme hors du temps, fruit d’un désintéressement qui, en feignant de donner beaucoup de pouvoir à l’art, lui retire en fait toute puissance pratique et sociale d’agir. L’art pensé comme expérience permet de restaurer cette puissance d’agir, et exige des concepts esthétiques qu’ils soient jaugés à la hauteur de leur faculté à améliorer notre expérience (AE, p. 97-98)[13]. Car la production et la réception artistiques déploient autant de puissance d’agir que tout autre domaine de notre expérience ; elles sont peut-être même, à certains égards, des expériences « pures », fondamentales, du vivant que nous sommes. C’est que, loin d’être l’individu isolé saisi dans un face à face avec la beauté et le sublime, nous sommes toujours, déjà, des organismes vivants plongés dans un environnement. C’est au niveau organique que se situeraient les prémices de l’art : quand l’organisme se heurte à un élément de son environnement qui le met en danger, il est alors dans un état de tension qui demande de lui une certaine créativité, afin, si tout se passe bien, de retrouver une harmonie temporaire en lui-même et avec son milieu. Le rythme scandé par l’alternance des phases de tension et d’harmonie de l’organisme est le germe lointain qui permettra l’émergence d’expériences esthétiques (AE, p. 46).

Évidemment, le processus de création artistique est fait de rythmes et d’intervalles, de mises en danger et de résolutions qui concernent autant l’objet à créer que son environnement. Mais ce n’est pas cela qui intéresse Dewey au premier chef. Bien plus signifiant est le fait que, pour vivre une expérience esthétique, le spectateur face à une oeuvre doit lui aussi retrouver ce rythme, ces relations entre l’objet et son environnement, et les faire exister pour son compte (AE, p. 110). Il ne s’agit pas de dire que l’oeuvre doit en quelque sorte s’auto-expliquer ou se commenter pour être comprise, ni que le spectateur doit revivre à l’identique l’expérience de création d’une oeuvre : chaque spectateur, en tant qu’organisme singulier, vivant et social, possède une marge de liberté importante. Mais, si une oeuvre ne fait pas l’objet d’une expérience rythmique, organique, que le spectateur a à construire, alors l’oeuvre ne fait pas l’objet d’une expérience esthétique — même si ladite oeuvre est catégorisée comme appartenant au domaine de l’art. Ce sera peut-être une expérience cognitive, scientifique, utilitaire, mais ce ne sera pas une expérience esthétique. En effet, l’expérience esthétique se définit par l’unification d’un réseau de relations qui n’existent que dans un processus où création et réception sont indissociables — d’ailleurs, la réception demande elle-même une bonne dose de créativité (AE, p. 107 et suiv.).

Bref, inscrire l’activité du spectateur dans la vie même, et non dans une contemplation extatique dégagée de toute contrainte, c’est insister sur l’activité du spectateur et son caractère à la fois constructif et constructiviste. Dans ses interactions avec l’environnement humain, vivant et physique, l’organisme n’est pas un réceptacle inerte, mais une force : « Il n’est pas d’expérience où la contribution humaine ne soit un facteur responsable de ce qui se produit réellement. L’organisme est une force, il n’est pas qu’une pellicule sensible » (AE, p. 402-403). L’organisme est une force, et il est donc pleinement partie prenante de la construction de l’expérience esthétique. Mais le vitalisme dont témoigne la philosophie de Dewey n’a pas pour seule conséquence la réévaluation de la part du spectateur dans la construction d’une performance. C’est toute la conception de l’expérience esthétique — et de la part performative qu’elle suppose indéniablement — qu’une telle approche invite à revisiter.

Ainsi, les dualismes qui régissent notre compréhension de l’expérience ne tiennent plus la route. Il en est d’une distinction radicale et trop nette entre acteur et spectateur comme du vieux duo philosophique du sujet et de l’objet : une philosophie basée sur l’organisme et son environnement nous pousse à abandonner le découpage trop tranchant induit par ces catégories. Que l’on en juge par la manière dont Dewey décrit les contours d’une expérience esthétique : « Car le trait distinctif unique de l’expérience esthétique, c’est précisément le fait que pareille distinction entre le soi et l’objet n’y est pas reçue, vu que l’expérience est esthétique dans la mesure où l’organisme et l’environnement coopèrent pour instaurer cette expérience au sein de laquelle les deux sont si intimement intégrés que chacun disparaît » (AE, p. 107). Tout acte esthétique étant d’ordre relationnel (peu importe que cet acte soit appréhendé du point de vue de la création ou de la réception), il est impossible d’opérer une distinction tranchée entre producteur et récepteur, entre ce qui fait l’objet d’une expérience esthétique et l’organisme qui vit cette expérience. On peut dès lors comprendre pourquoi Dewey demeure l’un des rares philosophes de la première moitié du xxe siècle à même de fournir un cadre d’appréhension à l’émergence du happening ou de la performance (au sens francophone du terme). Il nous invite à renouveler complètement le schéma qui met face à face l’oeuvre et son créateur, d’une part, et le spectateur-récepteur d’autre part. Avec Dewey, prime d’abord un environnement co-construit par différents types d’organismes, auquel d’autres organismes doivent participer activement pour qu’il y ait expérience esthétique. L’un des gestes majeurs de Dewey est bien de substituer l’idée de l’art comme expérience — donc d’expérience esthétique — à des conceptions plus binaires et statiques, qu’il s’agisse des couples sujet/objet, producteur/récepteur ou simplement spectacle/public.

Quelques conséquences de L’art comme expérience : le Federal Art Project et la soma-esthétique

Il y aurait de nombreux autres points à développer à partir des propositions de Dewey dans L’art comme expérience. Mais le plus intéressant pour la question de l’engagement du spectateur est sans doute d’envisager quelques-uns des effets que ses propositions ont eus sur les théories et pratiques artistiques ultérieures, à commencer par le Federal Art Project américain, lancé en 1935, un an après la publication de L’art comme expérience. En cette période du New Deal après la crise de 1929, la politique artistique américaine est sur le même pied que les politiques économique et sociale : elle est revisitée de fond en comble. Sans doute y a-t-il des raisons patriotiques à cela : il s’agit d’affirmer la singularité de la scène artistique américaine, et les propositions novatrices de Dewey peuvent aider à en dessiner les contours. Mais surtout — et c’est là où l’apport de Dewey est déterminant —, il s’agit de développer la dimension sociale des pratiques artistiques. Le Federal Art Projet affirme l’importance de l’art en tant qu’il participe de la vie de la communauté, en tant qu’il encourage le public dans son ensemble à être partie prenante de l’expérience esthétique. D’où le développement de maisons de la culture (community art centers), de projets d’éducation artistique, d’un rapprochement entre Beaux-Arts et artisanat, art populaire et design ; d’où, encore, une attention portée aux liens établis par les artistes entre leurs pratiques sociales et artistiques[14]. L’art n’est plus conçu sur le modèle de l’art pour l’art, selon l’idéal de l’élévation esthétique de l’individu : il est ancré dans la société spécifique qui le produit et il est dépendant d’elle. Holger Cahill, directeur du projet de 1935 à 1943, a explicitement fait le lien entre la philosophie du projet et celle de John Dewey. Ainsi, dans un discours prononcé à New York en 1939 à l’occasion du 80e anniversaire de John Dewey, Cahill déclare-t-il :

L’effort du gouvernement des États-Unis [pour le soutien aux arts] diffère considérablement d’autres programmes, à la fois par son extension et par sa signification. À ses tout débuts, il a bénéficié de l’impulsion de deux forces puissantes qui ont aidé à en établir le caractère. L’une est le programme de peinture murale mexicaine dont nous avons parlé. L’autre est la philosophie de John Dewey[15].

Le Federal Art Project comporte une grande variété de projets, tributaires des compétences et des talents des artistes qu’il emploie, et des besoins du public qu’il sert. J’aimerais, cependant, mentionner deux de ces activités — l’Index du design américain et le programme de centres communautaires d’art — car ces deux activités-là ont été affectées par la pensée de John Dewey, et ont été soutenues par des éducateurs progressistes qui connaissent l’influence de Dewey[16].

L’esprit du Federal Art Project est ainsi explicitement placé sous le signe de la philosophie esthétique et éducative de Dewey, et de l’exigence de participation des « spectateurs » que cette philosophie développe. Le projet aura, de fait, un impact non négligeable sur la société, à commencer par les futures générations d’artistes. Les artistes expressionnistes abstraits, comme Jackson Pollock par exemple, ont ainsi été formés dans un contexte culturel de refus de l’art pour l’art, de développement de l’enracinement de l’art dans la vie sociale, de réticence à consigner l’objet artistique dans un musée qui le couperait de son rapport à son environnement[17] — autant d’idées élaborées par Dewey. La pratique des drip canvases développée par Pollock entre 1947 et 1950 fait ainsi écho à la conception énergétique de l’art décrite dans L’art comme expérience (AE, p. 570-572). Or — et cela est de première importance pour nous — l’art de Pollock se rapproche de la performance, en ce qu’il ne dissocie pas l’oeuvre finie des tensions corporelles qui ont été mobilisées pour lui donner jour.

C’est que les processus créatifs mis en oeuvre par Pollock ne peuvent être appréhendés d’abord selon des grilles d’évaluation conceptuelles : ils incitent, et requièrent, une réponse somatique. Il nous faut noter que — fait assez rare en philosophie — le cadre proposé par Dewey ne privilégie pas la compréhension intellectuelle comme étant « prioritaire » par rapport à d’autres modes de réception spectatorielle. Au contraire, il nous invite à concevoir que toute activité de réception est d’abord organique, c’est-à-dire somatique, et que les valeurs sociales, intellectuelles ou morales qui ont façonné l’oeuvre d’art, et qui teinteront notre expérience, ont d’abord un ancrage physique. Cela ne signifie pas que les processus de réception spectatorielle sont rétifs à l’intellectualisation ou à la conceptualisation esthétique, sociale ou cognitive. Il n’y a pas ici de retour au sublime comme un point d’arrêt de la pensée conceptuelle, simplement un rappel que nos concepts s’ancrent dans l’expérience et en font partie, et qu’ils ne doivent dès lors pas être radicalement séparés des conditions somatiques dans lesquelles ils se sont formés.

Le philosophe américain Richard Shusterman se revendique ainsi de John Dewey lorsqu’il tente de définir ce que serait l’esthétique pragmatiste[18], ce qui le mènera à proposer une nouvelle discipline qu’il appelle « soma-esthétique » (somaesthetics). Il la définit comme suit :

La soma-esthétique peut se définir provisoirement comme l’étude critique et mélioriste [meliorative] de l’expérience et des usages du corps en tant que centre d’appréciation sensori-esthétique et d’auto-confection créative. Elle est par conséquent également dévouée aux savoirs, discours, pratiques et disciplines corporelles qui structurent un tel soin somatique ou peuvent l’améliorer[19].

La soma-esthétique fait du corps le facteur déterminant de toute expérience esthétique. C’est par et pour lui qu’une telle expérience existe, ce qui permet notamment d’envisager un jugement esthétique qui ne se fait plus en fonction des catégories esthétiques classiques, mais qui cherche à revalider et développer les capacités expressives des corps. La soma-esthétique s’intéresse autant aux corps bourgeois qu’aux corps handicapés, autant aux Beaux-Arts qu’à la gastronomie et à l’érotisme ou au rap et aux graffeurs — autant de gammes possibles des arts du corps, et des mondes qu’ils font exister. L’expérience esthétique concerne le spectateur par ce qu’elle lui permet de faire, et par là-même de faire exister.

À rebours du marketing de l’expérience, plaidoyer pour la Performance Philosophy

Lorsque j’ai présenté une version initiale de cet article lors du colloque L’engagement du spectateur[20], mes copanelistes Laura McDonald et Caroline Saugier ont toutes deux insisté sur l’importance croissante, dans les milieux culturels, du « marketing de l’expérience[21] ». Ainsi Laura McDonald a-t-elle examiné comment les billets pour les comédies musicales tenant le haut du pavé à Broadway sont vendus comme des clés d’accès à une expérience mémorable qu’il faut avoir vécue. Caroline Saugier a étudié quant à elle les opérations de fidélisation du public du Festival d’Avignon sous la présidence Archambault-Baudriller (2004-2013) : là encore, le festival est présenté comme l’occasion de se constituer une expérience unique en inventant son propre parcours parmi les spectacles proposés. On pourrait a priori se réjouir de la (re)valorisation de l’expérience au sein même des circuits de l’industrie culturelle. Le problème, d’un point de vue pragmatiste, est que l’expérience ainsi vendue n’en est pas une : elle tient davantage du capital symbolique, du produit à s’approprier, que du dispositif permettant la réarticulation des rapports du corps — et de ses affects et concepts — à son environnement. Cela ne signifie pas qu’une telle réarticulation est radicalement empêchée, mais elle vient en sus ; ce n’est pas elle qui est visée par les opérations du marketing de l’expérience. En effet, vivre « l’art comme expérience » corrompt l’étanchéité des frontières de ce que nous sommes habitués à définir comme un « produit » culturel. Cette corruption vient du processus performatif à l’oeuvre dans l’art comme expérience, aussi bien chez Dewey que chez ses héritiers. Concevoir l’expérience esthétique comme une totalité impliquant aussi bien producteurs que récepteurs de l’oeuvre permet en effet le plein déploiement de ce qui constitue la performance d’un spectacle théâtral, et de l’implication active qui y est attendue des spectateurs. Nous trouvons ainsi, dans l’approche pragmatiste de Dewey, un mouvement similaire à celui appelé de ses voeux par Rancière à la fin du Spectateur émancipé : il s’agit de concevoir la performance théâtrale en fonction d’une scène de l’égalité, où producteurs et récepteurs du spectacle sont tous des performeurs, qui échangent et traduisent des compétences singulières.

Sur nos scènes, la construction pragmatiste d’une telle scène de l’égalité se traduit notamment par des spectacles comme Histoire(s) d’Olga de Soto créé au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles en 2004, ou Cour d’honneur de Jérôme Bel créé au Festival d’Avignon en 2013. Mettant au coeur de leurs dispositifs l’expérience des spectateurs, ces deux spectacles ne montrent pas cette expérience comme un produit fini et consommable, mais bien comme une construction en train de se faire — mouvante, fragile et sans prix. Dans Histoire(s), Olga de Soto crée une chorégraphie d’écrans sur lesquels sont diffusés les souvenirs de spectateurs ayant assisté à la création à Paris, en 1946, du ballet Le jeune homme et la mort de Roland Petit sur un livret de Cocteau. Dans Cour d’honneur, Jérôme Bel invite des spectateurs en tant que « mémoire du théâtre » à venir témoigner sur scène de ce qu’ils ont vécu au Festival d’Avignon. Bel justifie sa démarche en des termes qui résonnent avec ceux choisis par Dewey, puisqu’il dit : « celui qui fait l’expérience globale de la représentation théâtrale est le spectateur (et pas le technicien de théâtre ou l’interprète, qui eux, […] ne peuvent en avoir qu’une expérience partielle)[22]. » Techniciens et interprètes du spectacle ont bien entendu eux aussi une expérience somatique de la représentation théâtrale, mais la véritable expérience esthétique, en tant qu’elle est indivisible, est le fait des spectateurs, selon la théorie de Dewey. Les spectacles d’Olga de Soto et de Jérôme Bel ont des propos et des enjeux différents, mais possèdent quelques points communs, notamment le mélange sur scène de figures de performeurs et de spectateurs, ou encore la recherche d’une mise en scène/chorégraphie qui soit assez épurée pour que la scène devienne aussi une scène mentale où se déploient les souvenirs des spectateurs comme autant d’expériences possibles de la performance. Il s’agit donc bien de trouver les moyens proprement théâtraux et chorégraphiques par lesquels donner à vivre la performance somatique, affective et intellectuelle effectuée par les spectateurs.

Face à de telles présentations d’une expérience esthétique où les frontières entre performeurs et spectateurs sont décidément brouillées, la philosophie ne peut pas rester dans sa position de surplomb — à moins de se cantonner à jouer les garants d’une « expérience » esthétique réduite à un produit de marketing. Car ce que met en évidence la pragmatique du spectateur, ce sont bien des philosophies, des trajets de pensée en acte, ce sont des performances somatiques, affectives et intellectuelles à la fois singulières et traduisibles sans recours à une théorie désincarnée. Richard Shusterman soutient ce point de vue quand il écrit :

En repensant l’art et l’esthétique, le pragmatisme redéfinit aussi le rôle de la philosophie. La philosophie ne vise plus à représenter fidèlement les concepts qu’elle examine, mais s’engage désormais activement à les réformer pour notre plus grand profit. La tâche de la théorie n’est alors pas de parvenir à une vérité quelconque concernant notre compréhension ordinaire de l’art, mais bien de repenser l’art de manière à enrichir son rôle et son appréciation. L’important n’est pas tant d’élargir le champ des connaissances que d’améliorer l’expérience, même si la vérité et le savoir sont bien sûr nécessaires pour mener à bien une telle entreprise[23].

Le travail actuel du réseau Performance Philosophy poursuit selon moi une telle entreprise de réactivation et de revitalisation de la pratique philosophique[24]. Créé officiellement en 2013 à l’initiative de Laura Cull, professeure à l’Université du Surrey en Grande-Bretagne, ce réseau invite à développer les rapports entre philosophie et performance. Sans préjuger de la manière dont devraient s’opérer les articulations entre performance et philosophie, le réseau Performance Philosophy entend travailler à reconnaître les performances comme des modes de pensée propres qui n’ont pas à être « recodés » ou « traduits » en philosophie, et qui feraient plutôt sortir la philosophie de sa zone de confort. Symétriquement, le réseau repose aussi sur le postulat que la pensée philosophique ne peut pas s’exercer sans une forme de performance, qui implique notamment de prendre en compte l’incorporation et la somatisation de la pensée, sa situation spatio-temporelle, la part de « faire » que comporte l’acte de penser, tout l’appareil d’incorporation des idées qui permet de leur conférer une importance en prise directe avec la vie.

Comprendre la scène de l’égalité entre acteurs et spectateurs à travers l’esthétique pragmatiste de John Dewey permet de construire une interface entre performance et philosophie, et de donner quelques directions dans le champ d’investigation de la performance philosophy. Car le spectateur ne devient pas acteur de son expérience sans apporter des facultés de somatisation, de traduction et de déplacement singulières qui ajoutent à l’intelligence collective construite par la performance. Et, dans l’autre sens, le philosophe ne peut construire de performance de la pensée sans se laisser imprégner des intelligences produites par diverses expériences de spectateurs, et par tout un art d’une pensée collective et émancipée, physique autant qu’intellectuelle, pensée de l’immersion et de la traduction plutôt que de binarisation ratiocinante et du cloisonnement des pratiques, qu’elles soient disciplinaires ou artistiques. Ainsi, une pragmatique du spectateur constitue un outil efficace pour revisiter les fausses limites et prés carrés traditionnellement associés aux domaines respectifs des arts du spectacle et de la philosophie, afin de développer une intelligence collective qui ne soit plus privée de sa puissance d’agir.