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Rejeton à la peau mate, il flânait sur les allées,

Le coeur gros, au bord du lac,

Et depuis un siècle nous vénérons

Un bruissement de pas à peine audible.

Épaisses et piquantes, les aiguilles des pins

Jonchent les chicots bas…

Là gît son tricorne

Et un livre écorné de Parny[1].

Il y a un poème d’Anna Akhmatova que les amateurs de littérature russe connaissent bien, où l’auteure du Requiem représente Pouchkine lycéen se promenant sur l’étang de Tsarkoïe Selo. Malgré son jeune âge, le poète est déjà entouré d’une aura romantique : l’exotisme (la peau mate), la mélancolie et le destin lyrique (évoqué par l’écho séculaire de ses pas). Avec lui, Pouchkine traîne deux éléments à la mode à la fin du xviiie siècle et qui renvoient au crépuscule de l’Ancien Régime : un tricorne et un livre de Parny portant les marques de fréquentes lectures.

Ces vers scellent pour ainsi dire l’étrange fortune du poète créole : tandis qu’à l’autre bout de l’Europe son oeuvre constitue l’une des fondations du romantisme[2], en France sa postérité demeure contradictoire. Une formule lapidaire de Sainte-Beuve, à la fin des années 1830, rend compte de cette situation : « [l]a mode ayant changé en poésie, les nouveaux venus le méprisent, les moraux le conspuent, personne ne le défend. Ceux qui ont assez de goût encore pour l’apprécier, ont aussi le bon goût de ne pas le dire[3]. » Il demeure l’objet de lectures privées ; Chateaubriand avoue dans les Mémoires d’outre-tombe : « [j]e savais par coeur les Élégies du Chevalier de Parny, et les sais encore[4] ». Mais malgré l’appréciation des happy few, la poésie romantique s’établit sur la damnatio de l’auteur des Poésies érotiques. Lamartine, qui avait formé son goût sur les élégiaques de la fin du xviiie siècle, brûle peu avant 1820 toute trace de ce penchant de jeunesse : un « sacrifice de bonne odeur à Dieu et au véritable amour » préludant à la nouveauté des Méditations[5]. Le premier romantisme, royaliste et catholique, ne peut que condamner la volupté des Poésies érotiques et l’impiété de La guerre des dieux[6].

Les grâces de Parny flétrissent au cours du siècle : on peut imaginer ses vers dans ce « fouillis de modes surannées » jeté au fond de l’armoire baudelairienne, à côté des tableaux de Boucher[7]. En 1862 Sainte-Beuve lui livre un éloge à double tranchant : « l’élégie de Parny, vue à son heure, est, en effet, une des productions de l’esprit français qui mérite d’être conservée comme spécimen dans l’immense herbier des littératures comparées[8] ». Replacé dans son époque, Parny représente désormais l’objet des soins d’un collectionneur : l’écho de ses vers semble se confondre avec le craquement étouffé des pages de l’« immense herbier » littéraire. Un instantané proustien vient appuyer cette destinée : il appartient à Parny cet « exemplaire ancien, et jamais ouvert […], posé, parce qu’il était “du temps”, sur un meuble d[u] petit salon[9] ». La remise en contexte se traduit ici par la réduction à un bibelot d’une riche Américaine soucieuse de paraître intelligente aux yeux de Madame de Laumes. La portée symbolique de cette mention est évidente. La reliure, qu’il faut imaginer précieuse, est tout ce qui compte : le silence d’un livre qu’on n’ouvre plus cautionne la survie de Parny à l’intérieur de la littérature française.

Cet article ne prétend pas se faire l’avocat du diable (l’image n’est pas déplacée dans le cas d’un poète dont certaines oeuvres furent inscrites à plusieurs reprises à l’index des livres interdits…) ; toutefois, l’idée d’une modernité de Parny n’est pas en soi oxymorique. Dès la première édition des Poésies érotiques (1778), les contemporains ont célébré la nouveauté du recueil : « Le bel esprit n’est plus ; son empire est fini : / Qui donc l’a détrôné ? La Nature et Parny[10] » s’exclame Pierre-Louis Ginguené, ancien camarade du poète. Cette nouveauté tient certes de l’élégante sincérité de la versification (son « naturel », selon une expression propre au xviiie siècle)[11]. Mais elle tient aussi de la façon dont Parny structure son expérience amoureuse : progressivement, au fil des éditions du recueil, l’agencement des poèmes en vient à former un « roman sentimental » dont le héros s’identifie grosso modo au poète. Cette analyse aborde donc la question de l’émergence du sujet lyrique. La critique situe habituellement cette étape décisive au début du romantisme[12] ; toutefois, les signes avant-coureurs d’une telle évolution peuvent être repérés dans l’oeuvre de Parny, tout particulièrement dans la façon dont il réinvente, à la lisière entre xviiie et xixe siècles, le genre de l’élégie.

La première édition des Poésies érotiques (1778)

1.L’élégant polisson

La biographie du jeune Parny ne diffère essentiellement pas de celle de bien de ses contemporains. Né à l’île Bourbon en 1753, envoyé en France dès l’enfance, il fait ses études au collège de Rennes, avant d’intégrer les Gendarmes du Roi via le séminaire de Saint-Firmin[13]. Il est introduit à la cour grâce à son frère, Jean-Baptiste-Paul, écuyer du comte d’Artois (le futur Charles x). Ce survol biographique le montre en phase avec son époque : la noblesse des Parny étant douteuse, ce n’est que grâce à leur maîtrise du « savoir-vivre » en société que les deux frères gravissent les échelons à la cour. Hédoniste par vocation et poète par accident, le jeune Évariste-Désiré mène la vie insouciante de ceux qu’Édouard Guitton définit comme « d’élégants polissons », ou encore « des roués à l’état naissant qui bambochaient autant que les y incitaient les moeurs du siècle[14] ».

Cette société galante, ses rapports d’amour et d’amitié, sont à la base de la première édition des Poésies érotiques. L’insistance sur les détails biographiques (un séjour à l’île Bourbon entre 1773 et 1776 et la liaison avec une jeune créole) risque au premier abord d’être trompeuse. Le recueil retrace les étapes d’une éducation sentimentale. En revanche, on s’aperçoit en parcourant les poèmes qu’un tel apprentissage érotique s’est déroulé ailleurs qu’à l’île Bourbon : plus précisément, dans un lieu fictif à mi-chemin entre les bosquets de Feuillancour et l’Arcadie. Chateaubriand écrira : « [j]e n’ai point connu d’écrivain qui fût plus semblable à ses ouvrages : poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l’Inde, une fontaine, un palmier et une femme[15] » ; mais il est fort probable que le jeune Parny aurait volontiers échangé le décor tropical contre une promenade sur la terrasse du château de Saint-Germain-en-Laye. Le décor des Poésies érotiques est donc redevable des activités de la « Caserne », cercle anacréontique fondé par les frères Parny, le poète Antoine Bertin et d’autres amis au début des années 1770, et où ces jeunes gens, « [l]oin du fracas d’un monde frivole », venaient « [d]e l’amitié tenir la douce école[16] ».

2. Définition du Je : entre fiction et sincérité

La question du partage entre sincérité et fiction est toutefois complexe. Les Poésies érotiques restent certes redevables d’un modus scribendi (et vivendi) propre au xviiie siècle, et où l’écriture poétique trouvait sa raison d’être dans le fugitif (et non dans la publication). Mais on ne saurait écarter l’apport de Parny à l’histoire du lyrisme au nom de ce seul poncif. Même en supposant que le recueil ne représente que la compilation après-coup de poèmes écrits sur une période plus longue que les trois ans du séjour à Bourbon, certains éléments trahissent la volonté de Parny de faire oeuvre nouvelle, en brouillant avec grâce les bornes entre poésie et biographie. L’intérêt des Poésies érotiques consiste donc en la façon dont l’auteur organise un embryon de fiction autobiographique capable de renvoyer « à un homme de chair et non à un “poète” de profession […], un être privilégié capable d’unir le maximum de musicalité au maximum d’intimité, de dire dans une forme suprêmement musicale ce qu’il y a de plus intime en lui et que les autres hommes gardent pour eux […][17]. » Cette fiction se précise au fil des éditions ; cependant, elle se construit depuis 1778, à travers des touches légères, surtout de nature paratextuelle.

Le titre tout d’abord : en insistant sur une pluralité de fragments (Poésies), il situe implicitement Parny dans le sillage des élégiaques latins — c’est-à-dire des auteurs qui « mettent en scène leur vie » amoureuse[18]. Afin d’établir la pertinence de ce rapprochement, il suffira de rappeler le succès, au xviiie siècle, des Vies et amours des élégiaques latins. Dans ces oeuvres, la tentation biographique puise à pleines mains dans les poèmes, le « pillage » étant cautionné par le topos de la sincérité élégiaque[19]. Le lien avec les poètes latins se trouvera d’ailleurs renforcé, au cours des éditions du recueil, par de nombreux emprunts textuels[20] ; dès la première édition des Poésies érotiques, d’ailleurs, Parny est sacré « Tibulle français » par Voltaire lui-même[21].

En plus du titre, le lieu de publication renforce également la prétendue sincérité des poèmes du recueil. La première page précise que l’impression s’est faite « À l’isle Bourbon », où il n’y avait pourtant pas d’imprimerie à l’époque. De tels « mensonges » n’étaient pas rares : mais à la différence des oeuvres publiées « À Cythère », la mention fallacieuse dans le frontispice de Parny joue sur le double plan d’une cohérence géographique et temporelle. Même s’il n’a pas écrit les Poésies érotiques assis sous un palmier, l’auteur a réellement voyagé à Bourbon pour des raisons familiales dans les années qui précèdent la première édition du recueil. Dans les éditions suivantes, le poète insistera davantage sur la fiction tropicale. Dans les Opuscules poétiques (1779) par exemple, Parny fait suivre la nouvelle édition des Poésies érotiques de lettres écrites à son frère et à ses amis (dont Bertin) lors de son voyage à Bourbon. Les indications géographiques, sociales et « climatiques » (à la manière de Montesquieu) semblent préciser a posteriori le décor de son histoire avec Éléonore. Dans l’édition de 1781, les traits exotiques se font un peu plus marqués :

Non loin de ce rivage est une île ignorée,

Interdite aux vaisseaux, et d’écueils entourée.

Un zéphyr éternel y rafraîchit les airs ;

Libre et nouvelle encor, la prodigue Nature

Embellit de ses dons ce point de l’univers ;

Des ruisseaux argentés roulent sur la verdure,

Et vont en serpentant se perdre au sein des mers ;

Une main favorable y reproduit sans cesse

L’ananas parfumé des plus douces odeurs ;

Et l’oranger touffu, courbé sous sa richesse,

Se couvre en même temps et de fruits et de fleurs[22].

En réalité, Parny développe, au cours de la décennie 1780, certains aspects que l’édition de 1778 contenait déjà in nuce, notamment en ce qui consiste la fiction biographique. À la confluence instable du sujet « réel » ou « empirique » (Évariste-Désiré, débarquant à Saint-Denis le 23 janvier 1774 et quittant l’île le 15 janvier 1776) et du sujet « poétique » (celui qui dit « Je » au fil des poèmes), le poète introduit progressivement un simulacre de sujet « autobiographique », c’est-à-dire, selon la définition de Dominique Combe, « l’expression littéraire d[u] sujet “empirique”[23] ». Plus précisément, ce sujet aurait écrit les Poésies érotiques pendant son séjour à Bourbon, mais son existence n’est cautionnée que par le lecteur, qui l’imagine en demi-teinte par le biais de son énonciation lyrique et des traits exotiques.

3. Définition du Tu : nouveauté d’Éléonore

À l’ambiguïté d’un auteur dont l’oeuvre se situe à la lisière entre biographie et fiction correspond, dans les Poésies érotiques, une destinataire où ces deux aspects se confondent également. La question de l’identité d’Éléonore a longuement été débattue par les critiques. Dans son étude biographique, Seth évoque toutes les phases de la querelle avant de conclure qu’elle s’appelait Esther Lelièvre (ÉP, p. 85 et suiv.), qu’elle était née en 1761 (« Aimer à treize ans, dites-vous, / C’est trop tôt : eh, qu’importe l’âge ? » dit l’incipit du premier poème de l’édition de 1778[24]) et qu’elle venait d’une famille moins riche que celle du poète.

La nouveauté consiste, ici encore, dans l’effacement de la frontière entre fiction et réalité. Le souvenir du poète représente un terrain susceptible d’accueillir ses fantasmes galants. La jeune créole fournit un moule dans lequel Parny réunit au premier abord plusieurs destinataires lyriques : ce qui importe est plutôt le code qui règle le discours amoureux. Cette hybridation livresque répond aux attentes des lecteurs de l’époque, ainsi que le reconnaît Georges Buisson : « le lecteur “classique” […] est charmé par les réminiscences de textes antérieurs, goûte le jeu subtil des combinaisons intertextuelles et de l’expression personnelle et se trouve même mis en confiance quand il retrouve dans le poète des réactions psychologiques communes aux anciens et aux modernes[25] ». Le succès d’Éléonore consiste alors en ce que le jeu littéraire n’efface pas la présence d’une destinataire réelle : des ébats amoureux des plus classiques se greffent sur la circonstance historique d’un rapport maître-élève que Parny explicite (« Ô toi, qui fus mon écolière / En musique, et même en amour », PÉr, p. 38).

Dès la première édition, le succès d’Éléonore est tel que Parny choisit d’évincer progressivement les autres noms féminins qui peuplent le recueil. Les Poésies érotiques deviennent de la sorte le livre d’Éléonore : le lecteur fantasme sa physionomie réelle (« blonde, assez grande, non belle, mais attrayante, mais respirant la volupté », selon la description de Chateaubriand, ÉP, p. 87), mais il en fait en même temps l’exemple d’une expérience amoureuse commune à tout un chacun, ainsi que le laisse entendre Bertin : « Quel coeur à tes chagrins n’a point donné de larmes ? / Du Pinde et de Paphos tous les antres émus / Ont retenti cent fois du nom d’Éléonore[26]. »

Les citations flatteuses des contemporains de Parny attestent le succès d’Éléonore. Succès de courte durée selon Sainte-Beuve, qui en 1837 dira : « Cinquante années n’étaient pas encore écoulées que lorsqu’on prononçait simplement le nom d’Éléonore, on ne se souvenait plus de celle de Parny[27]. » Il est certes vrai qu’Éléonore demeure une figure frappée au coin des moeurs du xviiie siècle. Son éclat correspond à celui d’une époque crépusculaire : Sainte-Beuve a beau jeu d’insister sur la lassitude que le poète lui-même éprouvait à l’égard d’un personnage qu’il considérait comme lié à sa jeunesse, et qui l’aurait pour ainsi dire hanté tout au long de sa vie (PC, p. 1435-1436). Ses pleurs et le nom d’Éléonore étaient désormais devenus un patrimoine commun. Et cela, non seulement chez les hommes de lettres d’une même génération (Bertin, Ginguené, Fontanes…). Au tout début du xixe siècle, un jeune poète façonnera sur l’archétype d’Éléonore sa propre héroïne lyrique : il s’agit d’Alphonse de Lamartine, qui, bien avant d’en arriver à Elvire, se laissait émouvoir par la lecture de Parny au point de s’écrier : « Donnez-moi de sa voix l’accent mélodieux, / Mais surtout… une Éléonore[28] ! »

4. Définition du Nous : la suspension de la temporalité

Le problème majeur de la figure d’Éléonore aux yeux de Sainte-Beuve consiste en ce qu’elle semble vivre dans un éternel présent qui sert de décor folâtre au carpe diem prêché par son auteur : « [l]’Éléonore de Parny, naïve et facile, manque d’élévation, d’avenir, d’idéal, de ce je ne sais quoi qui donne l’immortelle jeunesse » (PC, p. 1434). Mais si elle n’a pas de profondeur temporelle, c’est que l’idée de durée est absente de l’horizon du poète sensualiste : celui-ci ne vit que pour la jouissance dans l’hic et nunc. Le temps tourne sur soi-même, dans une sorte de loop hédoniste où l’accalmie succède à la montée des passions, en provoquant à son tour le désir de nouvelles agitations. La première édition des Poésies érotiques témoigne de cet écrasement du passé dans le présent. Le passé n’existe qu’en tant qu’il prépare la jouissance présente ou la réitère a posteriori :

Déjà sur ton sein doucement agité,

Avec moins de timidité,

Pousse cette gaze légère

Qu’arrangea la main d’une mère,

Et que la main du tendre amour

Moins discrète et plus familière

Saura déranger à son tour.

PÉr, p. 5

Sur cette fougère où nous sommes,

Six fois, durant le même jour,

Je fus le plus heureux des hommes.

PÉr, p. 29

Quant à l’avenir, il possède une double nature, à savoir un futur « proche », où le poète profitera des plaisirs ; et un futur plus éloigné (vieillesse ou mort), situé à l’horizon de l’existence, et qui, en parfait accord avec un topos ancien, sert de repoussoir invitant plutôt à la jouissance présente :

Dès que la nuit sur nos demeures

Planera plus obscurément ; […]

Alors les plaisirs par centaine

Voleront chez ma souveraine,

Et les voluptés tour-à-tour

Défileront devant leur Reine.

PÉr, p. 7

Cet abyme sans fond où la mort nous conduit

Garde éternellement tout ce qu’il engloutit.

Tandis que nous vivons faisons notre Élisée ;

L’autre n’est qu’un beau rêve inventé par les Rois,

Pour ranger leurs sujets sous la verge des loix.

PÉr, p. 26-27

Le tems qui d’une aîle légère

Emporte, en se jouant, nos goûts et nos penchans,

Mettra bientôt le terme à mes égaremens.

PÉr, p. 32

La succession temporelle n’existe donc qu’en fonction de l’accomplissement du plaisir : le poète reconnaît que, s’il avait le pouvoir de « dispenser la nuit et la lumière », il départagerait les heures de sommeil et celles dédiées à l’amour selon un souci purement hédoniste : « De mes instants l’agréable partage / Seroit toujours au profit des plaisirs » (PÉr, p. 14-15).

En 1778, le discours des Poésies érotiques se situe ainsi encore à l’intérieur d’un ars amandi des plus classiques : sur un fond épicurien, le poète accumule les invitations à une jouissance tantôt amoureuse, tantôt sociale. Plusieurs poésies témoignent de la place importante que tiennent l’amitié et la convivialité dans l’univers de Parny (voir « À ma bouteille », PÉr, p. 12, ou « Délire », PÉr, p. 28). Walter Moser a bien vu dans cette recherche frénétique du plaisir le revers de la médaille de l’ennui, « ankylose existentielle[29] » qui hante le poète et transforme sa quête hédoniste en une fuite. La variation des objets (Éléonore, Aglaé, Euphrosine, l’amour, l’amitié…) et des tons (pièces longues, courtes, madrigaux…) s’explique donc par l’adhésion de Parny à ce cadre philosophique ; tel un mécanisme qui ne peut s’arrêter, le poète réclame des plaisirs toujours nouveaux et plus aiguisés afin d’éveiller ses sens[30]. « Va, crois-moi, le plaisir est toujours légitime ; / L’amour est un devoir, l’ennui seul est un crime » (PÉr, p. 26), dit le poète dans un couplet célèbre. Et ailleurs, il admoneste de la sorte un ami « trahi par sa maîtresse »

Il faut que dans les jeux de Cythère

A fripon, fripon et demi ;

Trahis pour n’être point trahi ;

Préviens même la plus légère ;

Que ta tendrese passagère

S’arrête où commence l’ennui ;

Donne tes sens, retiens ton ame

PÉr, p. 48-49

La transition entre la phase de jouissance intense et la « mort dans l’âme » représentée par l’ennui n’est toutefois pas abrupte. Les vibrations produites par l’ébranlement des sens résonnent brièvement à l’intérieur du poète : « Un long calme succède au tumulte des sens ; /Le feu qui nous brûloit par degrés s’évapore ; / La volupté survit aux pénibles élans » (PÉr, p. 22). Cette volupté consiste selon Moser en « un état de détente agréable, délicieusement indolent, où l’âme se balance sur une espèce de roulis qui fait écho aux secousses sensorielles[31]. » Il s’agit d’une réflexion sur l’expérience passée, qui dénonce toutefois progressivement sa nature double. Elle est tout d’abord paisible : le poète profite des éclats ultimes de la jouissance, avant que l’ennui ne le force à chercher de nouveaux objets de plaisir. À l’intérieur d’un cadre sensualiste, le moment de la volupté célèbre le rôle gnoséologique de la jouissance. Mais l’alternance entre excitation sensorielle et ennui est destinée à se polariser : au fur et à mesure que cela se produit, et qu’un plaisir toujours plus aiguisé s’oppose à une ankylose toujours plus profonde, cet « entre-deux » de réflexion trahit une dissipation progressive que n’efface pas la quête frénétique des plaisirs. Le poète est donc amené à prendre du recul par rapport à ce mécanisme, à mettre en perspective son expérience passée en en dénonçant la fatuité. Or ce mouvement d’autoconscience calque singulièrement l’évolution observable au fil des éditions des Poésies érotiques entre 1778 et 1788. Il se réalise notamment à travers l’introduction dans le recueil d’un ensemble cohérent d’« Élégies », dans lequel le poète, en réfléchissant sur son expérience amoureuse, constate la crise du sensualisme et annonce, par l’absence même de toute consolation fugace à une détresse existentielle, une posture lyrique propre au xixe siècle.

D’une édition à l’autre

Sitôt le recueil publié, Parny commence à le retravailler, à tel point que les Poésies érotiques que le poète insère, dix ans après, dans l’édition de ses Oeuvres complètes (1788), constituent à bien des égards un livre nouveau. Aux quelque trente poèmes de la première édition, parfois amendés de leurs traits plus badins[32], le poète ajoute plusieurs pièces nouvelles, qui s’organisent désormais en quatre livres et retracent les différentes étapes de son « roman sentimental ».

Les Poésies érotiques de 1788 représentent la réécriture définitive de l’histoire avec Éléonore. La critique a signalé l’importance des Amours de Bertin, parus en 1780, et dont l’exemple pousse vraisemblablement Parny à consolider ces aspects du recueil susceptibles de créer une fiction amoureuse. En revanche, il est vrai que les Opuscules poétiques (1779) montrent déjà une évolution en ce sens, à partir du choix de départager les Poésies érotiques des autres Lettres et poésies fugitives, afin de souligner leur nouveauté par rapport à une production typique du siècle. Le poète travaille également à la cohérence intrinsèque du recueil : en divisant sa matière en livres (deux en 1779, quatre depuis 1781), il suggère un agencement des phases de conflits et de réconciliations propres à toute expérience amoureuse. Le caractère central d’Éléonore y est souligné à travers le « démontage » progressif qu’il opère du mécanisme de la jouissance hédoniste. Éléonore est de plus en plus dépositaire de toute possibilité de bonheur aux yeux du poète ; déjà en 1779, il rejette ouvertement le cadre épicurien qui dominait l’édition précédente :

Jadis, trahi par ma Maîtresse,

J’osai calomnier l’Amour ;

J’ai dit qu’à ses plaisirs d’un jour

Succède un siècle de tristesse ;

Alors, dans un accès d’humeur,

Je voulus prêcher l’inconstance :

J’étois démenti par mon coeur,

L’esprit seul a commis l’offense[33].

Les Amours ont non seulement poussé Parny à renforcer l’unité du recueil à travers l’individuation d’une destinataire unique (les autres femmes disparaissent : Euphrosine en 1779, Aglaé en 1781), mais ils lui ont aussi montré les potentialités inscrites dans le genre élégiaque quant à la représentation des affres du coeur. L’édition des Opuscules de 1779 ne contient qu’une « Élégie[34] », alors qu’en 1781 les « Élégies », au nombre de douze (elles deviendront quatorze dans l’édition de 1784), forment à elles seules le quatrième livre. Il s’agit d’un ensemble homogène, tant sur le plan métrique (l’alexandrin prédomine) que sur celui de la posture poétique. En accumulant les souvenirs et en donnant libre cours à la nostalgie, les élégies du quatrième livre deviennent donc le lieu d’une mise à distance de l’expérience amoureuse, mais aussi le testament amoureux d’un enfant du siècle ayant vieilli précocement.

Les Poésies érotiques en 1788

1. Situation de Parny

D’un point de vue biographique, la décennie 1780 réserve au poète de dures épreuves : rentré à Bourbon en 1784 en tant qu’aide-de-camp du vicomte de Souillac (et pour s’occuper de l’héritage paternel), il sert ensuite aux Indes (1784-1785) avant de regagner la métropole. Avant et après ce voyage, une déception cuisante et une grave perte frappent Parny. Pendant les années 1782-1783, le poète ou son frère essaient de contracter un mariage avec une riche héritière bretonne : Seth analyse l’issue malheureuse de cette tentative, en montrant que « les Parny, loin d’être traités comme des nobles bien en cour, d’ancienne extraction, sont vus comme des arrivistes » (ÉP, p. 139). Au mois d’août 1787, Jean-Baptiste-Paul « Comte de Parny », frère chéri du poète, meurt à l’âge de trente-sept ans. Le monde du poète est en train de s’écrouler. Les Poésies érotiques de 1788 semblent garder une trace de cette situation : le poète prend du recul par rapport à un décor qui demeure redevable du jeu littéraire et érotique de la Caserne, en exploitant l’image symbolique du « Revenant » :

Au second acte brusquement

Finira donc ma comédie ;

Vîte je passe au dénoûment,

La toile tombe, et l’on m’oublie.

OEC, p. 22

2. Structure du recueil : nouveauté de l’élégie chez Parny

L’addition des « Élégies » constitue depuis 1781 la nouveauté saillante des Poésies érotiques. Elles forment un ensemble dont la cohésion intrinsèque ne nuit aucunement à la structure du recueil. Un tel choix se révèle d’ailleurs décisif pour l’évolution du genre au xviiie siècle : chez Parny, pour la première fois, la définition d’« élégie », au lieu de s’accorder de façon plus ou moins problématique à une taxinomie des genres en invoquant la proximité avec telle ou telle forme (tragédie, épître, satire…) afin de s’établir, introduit une posture nouvelle, susceptible de constituer le caractère dominant du genre. Autrement dit, le choix de Parny d’appeler ces poèmes « Élégies » réside essentiellement en ce qu’il s’agit de poèmes ayant affaire à un thème particulier (l’amour, donc le coeur du poète lui-même) observé selon une perspective unique (la tristesse, la plainte). Cette concordance thématico-pragmatique, ou Stimmung[35], définit depuis les Poésies érotiques de manière générale le genre de l’élégie.

Quant à l’organisation du recueil, Seth a parlé de « mouvements de sonate baroque » : les livres se répondraient deux à deux, suivant le rapprochement (en tonalité majeure : premier et troisième) et l’éloignement (en tonalité mineure : deuxième et quatrième) des deux amants[36]. Cette dialectique de jouissance et de frustration amoureuses inscrit l’histoire dans une durée. Elle renforce aussi la cohérence du roman sentimental à travers le jeu des renvois textuels d’un livre à l’autre[37].

Une telle organisation binaire n’empêche cependant pas d’imaginer un regroupement différent, où les trois premiers livres s’opposent au quatrième. Une telle subdivision paraît au premier abord confirmée par le critère formel : la réitération de la définition générique (« Élégie ») est significative chez un poète qui avait tout au mieux utilisé celle de « Madrigal », et pour un poème seulement[38]. Mais cette hypothèse de regroupement se trouve en outre renforcée par la variation de ce qu’on pourrait qualifier, en filant la métaphore musicale de Seth, d’intensité de l’accord. Tant le deuxième que le quatrième livre rendent compte d’un éloignement, d’une interruption de la passion amoureuse ; mais dans le premier cas, le refroidissement est passager. Le rapport demeure in praesentia (« Le refroidissement », « Dépit ») ; pour peu que l’auteur s’abandonne à la plainte (« Il est trop tard », « Retour à Éléonore »), la dernière poésie vient offrir un « Raccommodement » amoureux dont le but semble être d’effacer le malheur de l’horizon du couple, en rétablissant la situation d’avant le conflit :

Devions-nous croire à ce bruit imposteur

Qui nous peignit l’un à l’autre infidèle ?

Notre imprudence a fait notre malheur.

Je te revois plus constante et plus belle.

Règne sur moi, mais règne pour toujours.

Jouis en paix de l’heureux don de plaire.

OEC, p. 56

En revanche, le quatrième livre présente une séparation qui paraît d’emblée définitive. La deuxième élégie s’ouvre sur l’image d’Éléonore se mariant à contrecoeur :

C’en est donc fait ! par des tyrans cruels,

Malgré ses pleurs à l’autel entraînée,

Elle a subi le joug de l’hymenée.

Elle a détruit par des noeuds solemnels

Les noeuds secrets qui l’avoient enchaînée.

OEC, p. 93

Là encore, Parny oscille savamment entre la réalité historique et la fiction, en représentant un choix de nature sociale et économique (les Lelièvre étant moins riches et moins nobles que les Parny) comme le coup d’une parjure, que l’absence forcée de l’amant (« Et moi, long-tems exilé de ces lieux ») aurait plutôt livrée à ses tyrans. Mais l’intérêt de cette fiction lyrique consiste en ce qu’elle opère une fracture dans la temporalité du recueil. En ouvrant une brèche entre le passé et le présent, cette fracture met fin à jamais à toute possibilité de jouissance et rend possible le temps de la Plainte. Le poète en est conscient, qui regrette dans la quatrième élégie : « Ah ! j’aurois dû, moins tendre et plus volage, / User des droits accordés au jeune âge. / Oui, moins soumis, tu [il s’adresse à Cupidon] m’aurois mieux traité. » (OEC, p. 98)

L’effet de cette déchirure est de sortir à jamais le poète de la boucle infinie de la quête hédoniste du plaisir[39]. Éléonore ayant progressivement fait converger vers elle toute possibilité de bonheur, son mariage jette le poète dans un désespoir que ni l’inconstance volage, ni le recours à la bouteille ne pourront plus soulager. La représentation poétique du mariage de la jeune fille sonne le glas d’un âge d’or biographique et poétique :

Que le bonheur arrive lentement !

Que le bonheur s’éloigne avec vîtesse !

Durant le cours de ma triste jeunesse,

Si j’ai vécu, ce ne fut qu’un moment.

OEC, p. 114

Le chagrin dévorant a flétri ma jeunesse ;

Je suis mort au plaisir, et mort à la tendresse.

Helas ! J’ai trop aimé ; dans mon coeur épuisé

 Le sentiment ne peut renaître.

OEC, p. 121[40]

Pour le poète sensualiste, l’impossibilité du plaisir correspondait à l’ennui ; à la fin du troisième livre, et après avoir goûté à la volupté, l’auteur des Poésies érotiques proclame : « Plaisirs, transports, doux présens de Vénus, / Il faut mourir, quand on vous a perdus ! » (OEC, p. 89) La fracture temporelle entre le troisième et le quatrième livre communique cependant une impulsion qui fait sortir le mécanisme hédoniste de ses gonds et resitue le poète dans un terrain inconnu. À l’absence du bonheur ne correspond plus la « mort dans l’âme » représentée par l’ennui, mais au contraire une hyperesthésie nouvelle qui, loin d’émousser les perceptions, condamne le poète à « sentir » sa tristesse — à se sentir vivant uniquement à travers la souffrance. Cette hyperesthésie représente pour ainsi dire les stigmates du poète élégiaque :

 Ces bois ne peuvent me cacher ;

 Ici même, avec tous ses charmes,

 L’ingrate encore me vient chercher ;

 Et son nom fait couler des larmes

 Que le tems aurait dû sécher.

O dieux ! oh ! rendez-moi ma raison égarée ;

Arrachez de mon coeur cette image adorée ;

Éteignez cet amour qu’elle vient rallumer,

Et qui remplit encore mon ame toute entière.

OEC, p. 102

Ces vers sont tirés de la sixième élégie, la plus célèbre peut-être, et où le poète, se promenant sur son île natale, trouve dans le spectacle majestueux de la nature une caisse de résonance à ses tourments :

Le volcan dans sa course a dévoré ces champs ;

La pierre calcinée atteste son passage.

L’arbre y croît avec peine ; et l’oiseau par ses chants

N’a jamais égayé ce lieu triste et sauvage.

Tout se taît, tout est mort ; mourez, honteux soupirs.

OEC, p. 101-02[41]

On mesure aisément, à travers les échos qu’un tel rapprochement suscitera tout au long du romantisme, la nouveauté de cette posture. Au plus sombre des Poésies érotiques, Parny frôle donc la modernité poétique. L’auteur grandi dans les bosquets idylliques de l’Ancien Régime est ici médusé par la nature de Bourbon, qui lui offre la représentation sauvage et grandiose de son état d’âme : « O nature ! qu’ici je ressens ton empire ! / […] / Oui, ton horreur me plaît ; je frissonne et j’admire » (OEC, p. 103).

Or, il ne faut pas se méprendre sur ces traits, que la critique aurait autrefois qualifiés du terme téléologique de « préromantiques ». Parny demeure un homme du xviiie siècle : pour autant qu’il grimpe jusqu’au sommet du volcan, il ne pourra jamais le transcender. Du point de vue romantique, un élément décisif manque à cet épisode : l’évocation de la divinité, qui permettra à un poète comme Lamartine de transférer sa douleur à l’échelle métaphysique d’une incomplétude ontologique. La seule immensité que Parny peut concevoir est celle de l’océan qui séparera désormais les deux amants (« Et l’océan entre nous deux / Va mettre un intervalle immense », OEC, p. 118). Le « vide affreux » que l’amour laisse dans « [s]on ame affoiblie » (OEC, p. 121) et sur lequel se clôt le recueil de 1788 délimite une béance que rien, chez lui, ne saurait effacer.

La fin de l’histoire avec Éléonore épuise presque complètement toute veine érotique : après la décennie 1780, Parny se tournera plutôt vers le poème épico-philosophique (La guerre des dieux) ou pseudo-ossianique (Isnel et Asléga, Les Rosecroix). Et pourtant, l’histoire de la poésie entre les xviiie et xixe siècles lui est redevable d’avoir, le premier, signalé cette béance ; tout comme d’avoir insisté sur l’existence d’une union inextricable entre le plaisir et la souffrance, que le poète exacerbe volontairement à travers l’évocation d’un passé révolu, dans le cadre de ce jeu élégiaque que Loubier a défini comme « un grand jeu avec la tristesse et le deuil […] un Trauer-spiel[42] », et que Parny lui-même semble évoquer en conclusion des Poésies érotiques :

Ne me console point, ma tristesse m’est chère ;

Laisse gémir en paix ma douleur solitaire.

OEC, p. 120