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Que ce soit par les souffrances qu’elle génère ou par les actes de bravoure qu’elle suscite, la guerre marque profondément l’imaginaire collectif sous l’Ancien Régime. Tant en France qu’en Nouvelle-France, la guerre configure la vie en société et plus encore, le rapport à l’autre. Pour reprendre les termes de Jean Garapon : « la guerre est un fait de société universel, touchant à tous les domaines de la vie privée et publique, imprégnant les mentalités, marquant de son empreinte les Lettres et les Arts[1]. » Parfois perçue comme le théâtre d’une cruauté barbare et d’une violence sanglante, c’est aussi à travers elle que s’expriment les valeurs de l’héroïsme, de l’honneur et du sacrifice au nom de la nation. À l’horreur des massacres se superpose le désir de gloire, en phase avec un idéal chevaleresque qui n’est pas encore complètement révolu. La distance entre ces deux pôles favorise l’émergence de différentes représentations de la guerre qui coexistent — et parfois même s’affrontent — dans la littérature de l’époque. Sous la plume des écrivains d’Ancien Régime, les faits d’armes et les combats militaires sont sans cesse repris, mis en fiction, réécrits et réinterprétés, alors que les portraits qu’ils brossent des princesses guerrières et des grands hommes de guerre fascinent, séduisent et instruisent les lecteurs. De fait, les guerres servent de toile de fond aussi bien aux oeuvres dramatiques et aux nouvelles galantes ou historiques, qu’aux romans et aux récits de voyage ; la poésie et les journaux en font la propagande, tandis que les traités et les essais l’exploitent à des fins philosophiques ou pédagogiques. C’est ainsi que, par le biais de l’écriture et de la mise en récit, le discours sur la guerre et sur ceux qui la font se construit, se transforme, se transmet.

Jusqu’à présent, les rapports entre la guerre et la littérature d’Ancien Régime n’ont que peu retenu l’attention des chercheurs[2]. Certes, l’histoire militaire — qui connaît depuis quelques années un regain d’intérêt, notamment chez les auteurs anglo-américains[3] — a su mettre à contribution les écrits des mémorialistes, les correspondances, les périodiques ou les journaux personnels pour enrichir notre compréhension des guerres. Pensons à Sophie Vergnes qui, en 2013, dans Les Frondeuses. Une révolte au féminin (1643-1661)[4], examine la participation des femmes à la Fronde en exploitant notamment les mazarinades et les Mémoires de la duchesse de Montpensier ; ou, à Jacques Lacoursière et Hélène Quimper, dont l’ouvrage Québec, ville assiégée, 1759-1760, d’après les acteurs et les témoins[5] (2009) repose sur l’étude de lettres, de mémoires, et autres écrits. Cette récupération du texte par l’histoire militaire constitue un premier jalon du dialogue qui s’instaure entre la guerre et la littérature, mais elle présente aussi des limites, dans la mesure où elle évacue les considérations liées à la mise en récit — fictionnalisation, enjeux et stratégies d’écriture, esthétisme, etc. Or, envisager ces textes uniquement comme témoignages et mettre de côté leur dimension littéraire conduit à une interprétation nécessairement lacunaire, voire biaisée[6]. La littérature, pour sa part, s’est penchée sur les stratégies et les conditions de la mise en récit du combat guerrier, mais toujours à travers des études de cas bien précises. C’est le cas D’encre et de sang : Simon Goulart et la Saint-Barthélemy[7] (2007) de Cécile Huchard, qui réfléchit sur la construction du récit du célèbre massacre par l’écrivain genevois, ou des travaux menés sur les représentations de la cruauté et de la violence dans la littérature d’Ancien Régime, et notamment au théâtre : pensons au Théâtre de la cruauté et récits sanglants (2006)[8] ou aux dossiers parus dans Littératures classiques : « Réécritures du crime : l’acte sanglant sur la scène (xvie-xviiie siècles) » (2008) et « Le théâtre, la violence et les arts en Europe (xvie-xviie siècle) » (2010). Quelques actes de colloque ont aussi cherché à approfondir ce lien entre guerre et texte : La mémoire des guerres de religion. La concurrence des genres historiques xvie-xviiie siècles[9] (2007), dirigé par Jacques Berchtold et Marie-Madeleine Fragonard, interroge plus spécifiquement la manière dont se construit la mémoire des guerres de religion en France, tandis que l’ouvrage de Jean Garapon, Armée, guerre et société dans la France du xviie siècle[10] (2006), aborde le thème dans une perspective résolument pluridisciplinaire, les articles relevant aussi bien de l’histoire, de la religion, de la philosophie, de la politique, des arts, de la musique que de la littérature.

S’inscrivant dans la continuité de ces travaux, ce dossier intitulé Guerre et texte entend réfléchir plus largement sur les enjeux et les stratégies de mise en récit de la guerre dans la littérature française d’Ancien Régime. Notre corpus, s’il se limite au domaine des belles-lettres, élargit les bornes chronologiques et géographiques en couvrant la France et la Nouvelle-France des xvie et xviie siècles. Sur le plan méthodologique, il offre un éventail d’approches pluridisciplinaires, qui se situent au carrefour de l’histoire de la littérature, de l’histoire militaire et politique, de la rhétorique, de la morale, des institutions.

Les contributions rassemblées ici se proposent d’analyser la manière dont les événements ont été relus, puis mis en récit à travers les témoignages historiques, narratifs et fictifs. S’interrogeant sur les liens qu’entretiennent guerre et texte aux xvie et xviie siècles, l’objectif commun de ces articles est de faire ressortir en quoi le thème de la guerre a été traité de manière originale par les écrivains de l’Ancien Régime. Quels sont les procédés de réécriture privilégiés par les auteurs ? Quels enjeux esthétiques, moraux, politiques, diplomatiques entourent la mise en fiction de la guerre ? À quelle fin y a-t-on recours dans les textes ? Quelles représentations propose-t-on des femmes mousquetaires, des héros militaires, du simple soldat ou du roi guerrier ? Comment perçoit-on ces figures de femmes et d’hommes armés dans les textes ? À quelles valeurs ou idéologies répondent-elles ? Telles sont quelques-unes des questions qui retiennent l’attention de nos collaborateurs et qui sous-tendent les articles de ce numéro.

Luc Vaillancourt, dans l’article qui inaugure ce dossier, se questionne sur le culte que Montaigne semble vouer aux grands génies militaires, contradictoire avec le mépris qu’éprouvait l’écrivain pour la violence et la guerre. Il constate que si la figure de César est omniprésente dans le premier livre des Essais, l’essayiste s’en détache peu à peu pour privilégier celle d’Alexandre le Grand au troisième livre. Optant pour une analyse rhétorique des exempla, Luc Vaillancourt cherche à comprendre le sens de cette substitution en examinant « le rôle que jouent César et Alexandre dans la logique argumentative des passages où ils interviennent, à la lumière des conflits fratricides qui déchirent la France et auxquels les Essais font constamment écho. » Ce faisant, il souligne en quoi les enjeux moraux, politiques et militaires propres aux vies de ces hommes illustres s’inscrivent dans la logique d’une réflexion sur la condition humaine. La clé de ce paradoxe montaignien résiderait donc dans le caractère exemplaire de ces chefs militaires, dans l’enseignement qu’on peut tirer de leur conduite, et répondrait à une visée pédagogique inhérente aux Essais : apprendre à mieux se connaître et à gouverner sa vie.

Pour sa part, Renée-Claude Breitenstein analyse les différentes représentations de la guerre dans les éloges collectifs de femmes de la Renaissance française. L’étude qui porte sur une vingtaine de textes, soit des recueils de femmes illustres et des défenses du sexe féminin, est divisée selon trois grands axes. D’abord, l’auteure s’intéresse à la guerre comme métaphore. En accordant une attention particulière au lexique et au ton employé dans le corpus, elle montre que « participant de la Querelle des femmes, ces textes encomiastiques donnent à lire une guerre métaphorique, une “guerre des sexes” ». Ensuite, elle aborde le cas des illustres femmes guerrières, issues pour la plupart de la mythologie, de l’histoire antique, de la Bible ou de l’histoire récente, pour dégager les vertus féminines associées à la guerre, notamment la force et le courage. Elle constate toutefois que la valeur d’exemplarité des guerrières est assez faible et que l’éloge qu’on en fait demeure pour le moins ambigu. En dernier lieu, l’auteure de cet article mesure l’inscription des éloges collectifs de femmes dans la réalité historique contemporaine.

Jean Leclerc se penche sur trois oeuvres singulières du xviie siècle qui mettent en scène des animaux guerriers : La Batrachomyomachie, ou La guerre des grenoüilles et des rats. Traduite du grec d’Homère en vers burlesques, la Galanterie à une dame à qui on avait donné en raillant le nom de Souris de Sarasin, et les Fables de La Fontaine. Il se propose de « mesurer l’influence de la guerre dans l’imaginaire du xviie siècle et d’évaluer le rôle que se donne la poésie enjouée dans la diffusion de ce thème. » Pour ce faire, il examine les lieux communs de l’épopée et les procédés du registre burlesque que l’on trouve dans ces épopées animalières, tout en montrant comment on se joue de ces codes dans les textes, et quels en sont les effets comiques. Ce faisant, il nous invite à revoir notre conception de la notion d’« héroï-comique » au sein de ces textes où la topique héroïque s’entremêle au style ou à une narration burlesques, tout en soulignant les enjeux moraux qui s’y rattachent.

Mélanie Sag se demande « quel sens donner à la présence des guerres de religion dans la fiction romanesque du premier xviie siècle ». Elle étudie d’abord les modalités d’inscription des guerres civiles dans le roman des années 1599-1629, en portant une attention à la voix narrative, aux marqueurs historiques plus ou moins présents, et aux références directes ou allusives aux guerres historiques. Elle s’interroge ensuite sur la capacité du roman, genre ayant pour objet principal l’amour et non la guerre, à représenter la violence guerrière. Il lui semble que les descriptions de combats deviennent pour les auteurs une matière favorable à l’héroïsation des personnages. Plus encore, elle constate que les romanciers transposent les guerres de religion dans la sphère de la vie privée, en insistant sur les conflits familiaux ou amoureux qu’elles provoquent. Enfin, Mélanie Sag propose d’envisager le roman comme un lieu d’élaboration des différentes mémoires des guerres de religion, qu’il s’agisse de témoigner d’un passé douloureux, de conserver une mémoire militante des troubles ou d’opérer une distanciation critique.

Constatant l’omniprésence de la thématique guerrière dans la nouvelle L’héroïne mousquetaire de Jean de Préchac, Roxanne Roy s’interroge sur le rôle et les fonctions de la guerre dans ce texte, puis propose de dégager une « scénographie galante des récits de guerre ». Selon elle, le récit des différents épisodes de la guerre de Hollande qui ponctue L’héroïne mousquetaire est d’abord « une façon de vanter les mérites du Roi, de glorifier ses succès militaires et de l’ériger en modèle de conduite dans le but avoué de plaire au monarque et d’obtenir ses largesses ». Ensuite, il s’agit d’un moyen, pour cet auteur qui vit de sa plume, d’élargir son lectorat en se ralliant un nouveau lecteur, ce noble soldat au repos qu’on qualifie de « guerrier en dentelle ». En plus d’orienter la réception de son texte, adosser sa nouvelle à l’histoire militaire récente permet à Préchac de préciser sa conception du genre nouveau qui se met en place : soit la nouvelle galante prenant la forme de l’histoire véritable. La réécriture galante de la guerre se double ainsi d’enjeux poétiques en jouant un rôle important au sein de l’économie du récit, tant sur le plan de la structure que de l’intrigue, en assurant sa vraisemblance et sa singularité, en plus de favoriser l’invention romanesque. Enfin, la guerre est au fondement du conflit tragique qui traverse et structure l’ensemble de la nouvelle.

Dans son article, Marie-Ange Croft met au jour une nouvelle catégorie de personnages qui fait son apparition dans la comédie dite fin de règne et qui est promise à une belle postérité littéraire à partir de 1680 : les gens de guerre. Elle entend cerner les caractéristiques de ces personnages ambigus et analyser leur fonction dramaturgique et comique en déployant un large corpus constitué d’une quarantaine de pièces ayant été jouées par les comédiens français et italiens. Le portrait qui en résulte est plutôt sombre : « Les gens d’épée, qu’ils soient victimes de la guerre ou oppresseurs au nom du roi et de la France, sont bien loin de l’idéal chevaleresque. Sous la plume des dramaturges, la fonction militaire apparaît comme un prétexte pour s’adonner aux passions et aux vices : violence, vol, boisson, jeu, femmes. » Les gens de guerre tiennent le plus souvent le rôle d’opposant dans les comédies : le soldat brutal intimide et effraie, le soldat voleur importune, le soldat poltron fait rire. Lorsqu’il incarne le rôle de courtisan, l’homme de guerre délaisse les caractéristiques propres au jeune premier du théâtre classique (exception faite du physique attrayant) pour adopter celles que l’on voit apparaître à la même époque chez les petits-maîtres. Quel que soit le cas de figure, la bravoure et l’héroïsme semblent avoir cédé leur place à la violence ou à la débauche. Marie-Ange Croft constate que, bien qu’il perturbe l’ordre social et la vie en société, l’homme de guerre a été fort apprécié des dramaturges en raison de sa plasticité, la mise en scène du personnage ne manquant pas de fasciner le public de l’époque.

Les deux articles en fin de dossier élargissent la problématique en la transposant en Nouvelle-France et en réfléchissant à l’impact de la guerre sur le devenir ou l’avenir de la colonie. L’article d’Isabelle Lachance repose sur une lecture croisée de deux textes de Lescarbot : La défaite des Sauvages armouchiquois (1607), épopée en vers relatant la bataille opposant les Souriquois aux Armouchiquois, et l’Histoire de la Nouvelle France (1609), ouvrage qui relève du genre de l’histoire universelle. Elle y souligne notamment comment leur auteur fait la promotion de la colonie par l’écriture. Elle affirme que Lescarbot, dans ses oeuvres, place le récit colonial « non seulement au coeur de l’alliance de Mars et des Muses […] mais encore de Mars, des Muses et du roi ». Lescarbot entend profiter de ces temps de paix retrouvée pour relancer l’effort colonial, pour inciter le jeune roi à poursuivre le développement de ce nouveau territoire et à étendre, du coup, son pouvoir monarchique. Tout concourt à cette visée de propagande dans les textes : de la figure du roi Henri iv dépeint en héros épique, à celle du colonisateur tant attendu, jusqu’à la mise en scène des Amérindiens n’ayant rien d’un peuple guerrier et qui, pour cette raison, ne doivent pas être craints. En effet, s’il reconnaît la valeur des alliés souriquois, Lescarbot insiste surtout sur leur désintérêt pour la propriété territoriale et sur la désuétude de leur armement. D’ailleurs, l’emprunt des armes à feux aux Français joue ici un rôle symbolique, anoblissant dans une certaine mesure le peuple souriquois.

Catherine Broué, quant elle, porte une attention particulière à la transmission et à la mise en scène des pourparlers diplomatiques entre l’administration de la Nouvelle-France et les Amérindiens, dans le contexte des explorations de René-Robert Cavelier de la Salle. Elle s’intéresse au cas du gouverneur Frontenac qui a consigné, sous forme de procès-verbal, les Paroles des représentants des Cinq nations iroquoises venus le rencontrer à l’été et à l’automne 1682. Une étude minutieuse de la facture matérielle et énonciative de deux documents rédigés à l’occasion de cette rencontre lui permet de mettre au jour un double registre de lecture. En effet, Catherine Broué montre que la transcription — et la réécriture — des Paroles amérindiennes et de ses Réponses soulève plusieurs enjeux. Elle répond à des visées diplomatiques et politiques, mais aussi aux ambitions personnelles de Frontenac. D’abord, le gouverneur doit se peindre sous son meilleur jour, mettre en valeur son génie diplomatique afin de se réhabiliter auprès de Louis xiv et de son ministre Colbert qui le liront, alors qu’ils viennent de le remplacer à la tête de la colonie par Joseph-Antoine Lefevre de La Barre. Ensuite, la transcription doit respecter (plus ou moins fidèlement) les propos des autochtones qui en attestent l’exactitude. En soulignant les écarts entre les énoncés et le contexte d’énonciation, et en relevant les procédés auxquels l’auteur a habilement recours dans ces procès-verbaux, c’est tout ce jeu rhétorique retors qui se donne à lire. Dans ce contexte de crise politique et diplomatique, la mise en texte des pourparlers cherche aussi à préparer le terrain aux administrateurs de la colonie afin de justifier la nécessité d’une intervention armée envers ce peuple d’irréductibles Iroquois. C’est donc bien une guerre à venir qui se dessine derrière « ce dispositif discursif complexe où la représentation autochtone est en quelque sorte pervertie par l’écriture qui prétend la transmettre. »