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La guerre fait partie intégrante du poème épique, mais elle n’en constitue pas la seule caractéristique. En tant qu’objet de langage, le poème épique ne peut pas simplement décrire une ou des guerres, il doit comprendre une intrigue, une situation marquée par une certaine tension à même de susciter le plaisir du lecteur, son édification, voire son amusement dans le cas d’une parodie. À l’âge classique, le genre de l’épopée subit l’influence de ses modèles antiques, les poèmes d’Homère et de Virgile, auxquels on emprunte toute une série de lieux communs rattachés à la guerre. L’épopée participe également à la promotion d’une éloquence pompeuse, que ce soit dans les délibérations politiques, la motivation des troupes, les éloges funèbres des capitaines morts au combat. L’épopée ne serait pas complète sans son cortège de dieux mythologiques et allégoriques intervenant à différents niveaux de la narration, qu’il s’agisse des fréquents conseils présidés par Jupiter, des actions directes dans la mêlée ou encore des allusions intertextuelles.

Une fois superposés à des animaux, les codes épiques suscitent un jeu fondé sur le décalage entre l’héroïsme des procédés et la bassesse des personnages, fondant l’humour de ces textes. Attribuée à Homère à la Renaissance et au xviie siècle, la Batrachomyomachie constitue le modèle antique par excellence de ce croisement entre la guerre et les animaux. La guerre entre des rats et des grenouilles forme la base de la narration, guerre à laquelle les dieux prennent un intérêt particulier. En plus d’une traduction anonyme de La Batrachomyomachie, ou La guerre des Grenoüilles et des Rats. Traduite du grec d’Homere en vers burlesques, dédiée à Monsieur de Lambert de Grimancourt en 1658[1], d’autres textes des mêmes années mettent en vedette des animaux guerriers, notamment la Galanterie à une dame à qui on avait donné en raillant le nom de Souris, un poème de Jean-François Sarasin composé vers 1644[2], et de nombreuses fables de La Fontaine[3]. Dans le cas de Sarasin, la guerre de la Souris contre Cupidon s’inscrit dans le contexte galant des années 1640, où la vogue des métamorphoses vient prolonger des jeux de salon. Chez La Fontaine, la topique de la guerre animalière prend place dans le genre de la fable, où les clins d’oeil au genre épique ne sont que des amusements passagers appuyant une morale sérieuse.

Je proposerais dans un premier temps d’examiner ces oeuvres sous l’angle des topoï de l’épopée appliqués à des animaux, créant non seulement une forme d’héroïsme à partir d’une matière basse, mais provoquant aussi le comique — ce sera le second point — par un décalage entre cette matière et une élocution à mi-chemin entre l’emphase homérique et le style burlesque. Il s’agira dans un troisième temps d’interroger la notion d’« héroï-comique » à laquelle on associe habituellement la Batrachomyomachie, de manière à confronter les textes aux définitions et aux discussions théoriques de l’époque. En plus de concourir à réviser notre conception de l’héroï-comique, tous ces textes contiennent des implications morales qu’il importe d’étudier dans un dernier temps. Ce parcours devrait permettre de réévaluer l’affirmation de Robert Garapon selon laquelle « le maître du ton sinon du genre héroï-comique […] risque fort d’être La Fontaine[4] », mais surtout de mesurer l’influence de la guerre dans l’imaginaire du xviie siècle et d’évaluer le rôle que se donne la poésie enjouée dans la diffusion de ce thème.

Jeu avec les codes épiques

La Batrachomyomachie emploie systématiquement les lieux communs de l’épopée, à commencer par la description et la préparation des combattants :

En suite ils [les rats] prennent tous des cus

De vieilles lampes pour escus ;

Et tirent du fonds des armoires,

Pour lances, de longues lardoires,

Armes propres à grands exploits.

À la fin, des coques de noix,

Chacun se fait un pot en teste ;

BT, v. 419-425

Une partie importante de la narration se concentre sur la description des exploits, l’énumération des coups et des blessures :

Premierement deux resolus,

En teste des enfans perdus

Viennent sur la noble carriere,

Tous les premiers rompre en visiere,

Lichenor contre Hypsiboas :

Mais celuy-cy mit l’autre à bas,

Malgré toute sa resistance,

D’un seul coup de sa forte lance ;

Qui bouclier et plastron perça,

Et roide mort le renversa,

Traisnant sur la poudre humectée,

Sa belle teste ensanglantée.

BT, v. 631-642

La figure de l’épithète vient rehausser et colorer la description des actions afin de lui donner une tonalité plus héroïque, une connotation positive qu’apportent les adjectifs « noble », « forte » et « belle ».

D’autres procédés narratifs de l’Iliade servent à représenter la guerre des rats et des grenouilles, par exemple la particularisation des combattants, la mention occasionnelle de leur généalogie, les comparaisons avantageuses tirées de la mythologie ou des animaux nobles, les mouvements de troupes, les combats singuliers. Le poème s’ouvre sur un appel aux Muses afin qu’elles viennent inspirer le poète et « Allumer [en lui] cette ardeur divine,/Sans quoy, [s]es Vers seroient trop bas » (BT, v. 6-7). L’éloquence militaire, les éloges funèbres, le conseil des dieux avec les délibérations de Minerve finissent de transformer une guerre marécageuse en véritable poème épique.

Beaucoup plus court que la traduction en vers de la Batrachomyomachie[5], le texte de Sarasin ne fait pas une aussi large place aux procédés épiques, mais le siège que Cupidon et sa mère font à la Souris n’en occupe pas moins le centre de l’intrigue et s’étend sur une cinquantaine de vers :

L’Amour avoit juré sa perte,

Comme aussi sa Mere Venus,

Qui si-tost qu’ils furent venus

MirDe chats et de Cypre, et d’Espagne,ent une armée en campagne

De chats sauvages, de matous ;

Boucherent jusqu’aux moindres trous,

Où les Souris ont leurs tanieres,

Tendirent mille souricieres,

Semerent de la mort aux rats,

Remplirent d’eau bassins et plats.

GD, v. 84-94

Sarasin met de l’avant le vocabulaire militaire pour susciter l’image d’un conflit, un véritable siège pendant lequel la Souris fait des « sorties » sans alerter « sentinelles et gardes » pour gâter les vêtements et les cosmétiques de Vénus. Il n’y a pas d’affrontement direct lors de cette guerre puisque la Souris recourt plutôt à la ruse pour éviter les pièges qui lui sont tendus. Bien protégée dans un « fort », elle soutient une guerre d’endurance capable de décourager ses ennemis :

D’autant que la Souris habile

Avoit pourveu de son costé,

Se jettant pour sa seureté

(N’osant plus tenir la campagne)

Dans un cabinet d’Allemagne,

Ayant en cette occasion

Fait une ample provision

De confitures, de pommades,

De citrons doux, de marmelades,

Qu’elle boiroit et mangeroit

Tant que le siege dureroit.

GD, v. 96-106

Contrairement à la Batrachomyomachie, qui imagine un armement convenable au lieu dans lequel évoluent les héros, le texte de Sarasin annonce déjà la métamorphose finale de la Souris en femme par l’énumération des provisions qui lui permettent de survivre lors de ce siège, directement empruntées à la collation des femmes de la bonne société. Le poème de Sarasin imite toutefois la guerre des rats et des grenouilles dans l’intervention de Jupiter lors d’un conseil des dieux pendant lequel sont dressés les articles de paix entre l’Amour et la Souris, qui ordonnent la métamorphose de la Souris en femme.

L’emploi des topoï épiques est beaucoup plus diffus dans les fables de La Fontaine, même si ce dernier ouvre son premier recueil par une dédicace versifiée au Dauphin, qui pastiche le premier vers de Virgile : « Je chante les héros dont Ésope est le père,/Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,/Contient des vérités qui servent de leçons. » (F, p. 25) Plusieurs indices prouvent que La Fontaine était familier avec la Batrachomyomachie, si ce n’est la traduction de 1658, du moins avec l’original grec ou une traduction. Toute la première partie de la Batrachomyomachie, où une grenouille fait visiter son étang à un rat et finit par vouloir le noyer, se retrouve dans « La grenouille et le rat » (iv-11). Les noms des rats Psicarpax et Méridarpax apparaissent directement dans « Le combat des rats et des belettes » (F, iv-6, p. 215), fable où La Fontaine emploie la plus grande concentration de termes militaires :

Leur roi, nommé Ratapon,

Mit en campagne une armée.

Les belettes de leur part

Déployèrent l’étendard.

Si l’on croit la Renommée,

La victoire balança :

Plus d’un guéret s’engraissa

Du sang de plus d’une bande.

Mais la perte la plus grande

Tomba presque en tous endroits

Sur le peuple souriquois.

Sa déroute fut entière,

Quoi que pût faire Artapax,

Psicarpax, Méridarpax,

Qui, tout couverts de poussière,

Soutinrent assez longtemps

Les efforts des combattants.

F, p. 215

La Fontaine décrit enfin la démarche des écrevisses dans « L’écrevisse et sa fille » (xii-10), personnages qui mettent un terme à la guerre entre les rats et les grenouilles.

Les allusions aux oeuvres d’Homère et à la guerre de Troie sont nombreuses, comme dans « Le loup et le renard » (xii-9), quand le renard met la peau du loup : « Tel, vêtu des armes d’Achille,/Patrocle mit l’alarme au camp et dans la ville » (F, p. 702), ou explicitement mentionnées dans « Le corbeau, la gazelle, la tortue et le rat » (xii-15)[6]. Dans « L’hirondelle et les petits oiseaux » (i-8), l’hirondelle n’est pas écoutée des oisillons, comme « faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre/Ouvrait la bouche seulement » (F, p. 47). L’expression « foudre de guerre » (F, p. 121) est attribuée à un lièvre dans « Le lièvre et les grenouilles » (ii-14), et la mouche du coche se voit nommée un « sergent de bataille » (F, vii-8, p. 401). La figure de l’antonomase associe les animaux avec des héros, comme dans « Le chat et un vieux rat » (iii-18) :

J’ai lu chez un conteur de fables,

Qu’un second Rodilard, l’Alexandre des chats,

L’Attila, le fléau des rats,

Rendait ces derniers misérables.

F, p. 192

Les mentions des dieux du panthéon ou des divinités allégoriques sont également fréquentes, comme si les machines de l’épopée venaient interagir avec les animaux des fables et ennoblir par leur présence leurs petites épopées. Nombre de batailles plus ou moins ridicules ornent enfin les fables, qu’on pense au texte « Le lion et le moucheron » (ii-9), où les exploits des héros apparaissent avec toutes les actions des combattants, les fureurs du désespoir et les trompettes de « la victoire » (F, p. 110). Plus d’une vingtaine[7] de fables mettent ainsi en scène des animaux guerriers où La Fontaine cultive les lieux communs de l’épopée, parfois pour tisser le parallèle entre la guerre humaine et la présence de conflits entre les espèces animales, parfois pour créer un décalage amusant entre les références littéraires et la naïveté apparente de son sujet.

Traces d’un style burlesque

L’on aurait tort de croire cependant que ces trois textes appliquent les recettes épiques à des animaux sans une part d’ironie et de distance amusée. Jean-François Sarasin avait ouvert la voie avec ses aventures de la Souris, où l’enjouement mondain ne refusait pas une dose de trivialité et d’expressions populaires. Les personnages mythologiques évoluent dans des lieux facilement reconnaissables comme le Marais ou le couvent de la Merci à Paris, et sont entourés d’objets du quotidien, comme les confitures déjà mentionnées, les « pois sucrez » (GD, v. 74) que Vénus donne à son fils, ou « les Poulets de Mars » (GD, v. 112-114). Le style fait une place importante aux expressions populaires comme « ronger,/Comme une petite perdüe » (GD, v. 54-55), « jou[er] aux barres » (GD, v. 62), ne pas savoir « à quel Saint se voüer » (GD, v. 135). Le jargon technique des contrats et du style judiciaire est pastiché dans les « articles » de paix[8]. Un narrateur engagé se charge de rapporter fidèlement les événements en proclamant que « cette histoire veritable,/[…] n’est ni mensonge, ni fable » (GD, v. 215-216). Il apparaît au début et à la fin du texte :

Puisque vous m’avez demandé

(Cela s’appelle commandé)

Que j’inventasse quelque chose,

Sur le nom que l’on vous impose,

Depuis quelques jours, de Souris,

Voicy ce que j’ay fait Cloris.

GD, v. 1-6[9]

Ces traits stylistiques et narratifs seront repris d’une manière encore plus systématique dans la Batrachomyomachie traduite en vers burlesques.

L’application du style homérique à des animaux représentés dans leur environnement naturel engendre une série de décalages à même de susciter le comique érudit à la base de la Batrachomyomachie. Tout est mis en oeuvre pour que le lecteur soit trompé dans ses attentes, qu’il soit surpris par l’inadéquation entre le style épique et le sujet trivial. Le but que se propose la Batrachomyomachie en vers burlesques est non seulement évoqué par le terme « burlesque » dans le titre, mais aussi par la stratégie d’« apprêter à rire » (BT, v. 21) qui vise le destinataire. L’auteur opère la juxtaposition du trivial et de l’enflure héroïque par la présence de realia qui brisent l’idéalisme épique. Le père de Psicarpax énumère les exploits de ses deux premiers fils décédés : « L’autre perit dans la prison,/Où pour picorer un fromage,/L’avoit porté son grand courage. » (BT, v. 380-382) Le texte fonde une partie de son comique sur le décalage entre la force morale des caractères et la finalité à laquelle s’adonne ce caractère, rendant l’éloquence de Troxarte coupable d’hyperbole et d’embellissement.

L’onomastique fournit une autre clé du comique de ce texte, où la signification de certains noms émerge de l’amalgame de deux racines grecques[10]. Ces noms marquent la gourmandise des guerriers et renvoient à l’action de manger (phage), ronger (trogue), lécher (licho), creuser (glyphe), jointe à des mets accessibles à des rats ou des grenouilles : pain (arte), jambon (pterno), fromage (tyro), choux (crambe) ou poireau (prassi). D’autres décrivent la grande bouche des grenouilles ou le lieu où elles habitent : l’eau, la boue, les roseaux, le marais.

La narration et les prises de parole des personnages contiennent une série de décrochages stylistiques par rapport à une élocution officielle et soignée, rapprochant les vers de la Batrachomyomachie traduite en français des octosyllabes du Typhon ou du Virgile travesty de Scarron[11]. L’appel aux armes que Troxarte adresse aux soldats illustre bien ces décrochages :

Aux armes donc, sus camarades,

Aux armes, prenez vos salades,

Plastrons, cuirasses et brassars,

Rondaches et lances et dars,

À moy, qui m’aimera, me suive,

Qu’on batte aux champs, morbleu qui vive ?

BT, v. 397-402

À cela s’ajoutent les expressions populaires comme « [avoir] dequoy frire » (BT, v. 181) et « taill[er] des croupieres » (BT, v. 998), des interjections puisées au registre familier comme « De da » (BT, v. 95) ou « Au diantre » (BT, v. 502), des néologismes et des archaïsmes comme « façonnettes » (BT, v. 198) et « peneux » (BT, v. 488). Le burlesque est aussi présent dans la poltronnerie des dieux qui refusent d’intervenir dans le combat, leurs préoccupations pour des détails insignifiants et bas, et un narrateur engagé dans la trame du récit qu’il commente et interrompt de ses interventions[12].

La volonté de faire rire n’est pas aussi flagrante à la lecture des fables. Au contraire, quand La Fontaine propose de susciter la gaieté dans la préface de son premier recueil, il précise d’emblée qu’il ne s’agit pas d’une gaieté qui « excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux » (F, p. 7)[13]. Le lecteur de La Fontaine sourit plus qu’il ne rit, et quand le fabuliste se permet des badineries, « [c]es badineries ne sont telles qu’en apparence ; car dans le fond elles portent un sens très solide » (F, p. 8). D’ailleurs, l’application d’une topique héroïque à des personnages animaliers n’a parfois rien de plaisant, qu’on pense à la fable « Les vautours et les pigeons » (vii-7), ou à celle intitulée « Les loups et les brebis » (iii-13). Le but avoué de la fable est de mener le lecteur vers le sens moral, de faire réfléchir. De plus, puisque le poète représente l’homme sous les traits de la bête, le fonctionnement allégorique de la fable stimule un exercice d’association entre les animaux s’entretuant et les hommes se faisant la guerre. En se fondant sur cette possibilité d’instruire et de peindre l’homme sous le masque transparent des animaux, la fable gagne en force morale ce qu’elle perd en innocuité nécessaire à l’épanouissement du comique.

Mais l’étude du comique chez La Fontaine révèle quelques surprises, notamment à travers l’hypothèse déjà vérifiée par Jean-Pierre Collinet de la présence d’un « burlesque léger[14] » qu’il a étudié dans Psyché, aussi observable dans les fables. Tout comme la Galanterie à une dame, l’élocution de La Fontaine fait place aux expressions populaires comme « déloger sans trompette » (iv-22 et vii-15) ou faire « déconfiture » (ii-2). Le diminutif « Jupin » pour référer à Jupiter apparaît fréquemment (iii-4), des néologismes sont inventés comme « peuple souriquois » (iv-6) ou « dindonnière gent » (xii-18), et des archaïsmes sont remis à l’honneur, comme en ce début de « La grenouille et le rat » (iv-11) :

Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,

Qui souvent s’engeigne soi-même.

J’ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd’hui :

Il m’a toujours semblé d’une énergie extrême.

En commentant la désuétude du mot « engeigner » ou « enginer » pour signifier tromper, l’autre archaïsme du premier vers passe inaperçu, le verbe « cuider » marqué comme vieux par Richelet et Furetière.

Le traitement qu’applique La Fontaine à deux passages célèbres des Géorgiques de Virgile permet d’observer l’infléchissement plaisant qu’il donne à ce texte qui n’a rien de comique. Dans « Les frelons et les mouches à miel » (i-21), il reprend le combat du quatrième livre mettant aux prises deux armées, mais le combat se change en un procès arbitré par une guêpe, où les généraux deviennent des « juges », où les troupes deviennent des « partis » (F, p. 82-83), remplaçant l’ardeur des combats par l’absurdité procédurière du Palais. La fable « Les deux taureaux et une grenouille » (ii-4), quant à elle, s’inspire du face à face du troisième livre de Virgile où deux taureaux puissants en viennent aux coups pour affermir leur influence sur les femelles. Chez La Fontaine, les taureaux s’affrontent sous le regard pessimiste de la grenouille lors d’un « combat qu’a causé Madame la Génisse » (F, p. 97), une manière tout à fait burlesque de donner des titres humains à des animaux ou à des êtres allégoriques[15]. La description de la fuite du vaincu dans les marécages participe également d’une narration enjouée par le dommage qu’il impose au royaume des grenouilles, révélant de manière subtile le sourire du fabuliste.

Réviser la notion d’héroï-comique

Puisque les trois textes étudiés mêlent la topique héroïque à un style ou à une narration burlesques, il est tentant de les confronter avec la notion d’héroï-comique, assez courante au xviie siècle. Dans la première moitié du siècle, Saint-Amant a employé ce qualificatif dans plusieurs oeuvres, notamment son Passage de Gibraltar, qu’il décrit comme un texte « où l’Héroïque brille de telle sorte, et est si admirablement confondu avec le Bourlesque[16] ». La Secchia rapita d’Alessandro Tassoni est un autre poème qui, selon la préface du traducteur Pierre Perrault, « mélange du grand et du serieux avec l’enjoüé et le burlesque[17] ». Sans utiliser spécifiquement le terme héroï-comique, Perrault analyse l’oeuvre : « D’ailleurs le dessein qu’il a eu de mesler le serieux avec le burlesque, est nouveau et heureusement executé : Le serieux y est noble et élevé et le burlesque y est toûjours enjoüé et remply d’un sel agreable[18]. » Mais les oeuvres qui présentent des animaux guerriers se distinguent de La Secchia rapita à plus d’un titre, puisque le sérieux et le burlesque sont à tel point entrelacés qu’il est difficile de les dissocier. De plus, Tassoni peint des combats sanglants entre combattants humains acharnés, quoique parfois ridicules, tandis que le lecteur ne peut jamais avoir autant de compassion pour les blessures d’animaux comme des rats et des grenouilles.

Le lutrin de Nicolas Boileau, publié d’abord en quatre chants en 1674, constitue l’autre achèvement poétique du genre héroï-comique au xviie siècle. Dans sa préface, Boileau souligne l’originalité de son invention par une opposition avec le burlesque de Scarron : « C’est un Burlesque nouveau, dont je me suis avisé en nostre Langue. Car au lieu que dans l’autre Burlesque Didon et Enée parloient comme des Harangeres et des Crocheteurs ; dans celui-ci une Horlogere et un Horloger parlent comme Didon et Enée[19]. » Charles Perrault reprend et développe cette distinction dans son Parallèle des Anciens et des Modernes afin de définir les deux types de « disconvenance » à l’oeuvre dans le burlesque :

le Burlesque qui est une espece de ridicule consiste dans la disconvenance de l’idée qu’on donne d’une chose d’avec son idée véritable, de mesme que le raisonnable consiste dans la convenance de ces deux idées. Or cette disconvenance se fait en deux manieres, l’une en parlant bassement des choses les plus relevées, et l’autre en parlant magnifiquement des choses les plus basses[20].

Le Lutrin et le Virgile travesty actualiseraient deux types de disconvenance entre le style et le sujet, définissant le burlesque comme la contradiction du principe classique exigeant l’adéquation d’un style et d’un sujet[21].

Même si la notion de disconvenance pourrait s’appliquer aux trois oeuvres étudiées, il faut admettre que les généralisations de Perrault conviennent peu aux poèmes décrivant des guerres animalières, d’une part parce que l’on ne saurait choisir s’il s’agit de parler « bassement » ou « magnifiquement », ni s’il s’agit de choses « basses » ou « relevées ». En raison de l’amalgame stylistique que proposent ces textes, ils s’inscrivent dans une esthétique du mélange où le haut et le bas se confondent continuellement. Quant à la matière, si la guerre des rats et des grenouilles correspond à un sujet bas, la métamorphose de la Souris est plutôt un récit galant, tandis que les animaux de La Fontaine sont ennoblis par leur fonction morale[22]. On pourrait affirmer que la poésie, ce langage des dieux, et l’emploi des topoï épiques rehaussent un petit sujet et donnent de la valeur à ce qui pourrait paraître bas et trivial, comme le fait Virgile dans ses Géorgiques, où il s’agit de valoriser l’agriculture par la mise en vers : « hunc addere rebus honorem/donner du lustre à de minces objets[23] ». Le traitement poétique ne fait alors que redonner toute sa valeur à la nature, une valeur obstruée par la perception vaniteuse de l’homme se percevant au sommet de la nature. L’animal serait donc digne d’être chanté par les plus grands poètes, au même titre que les actions illustres des héros de l’Antiquité. La nature appelle ainsi une peinture en miniature des beautés du monde, même au fond des marais et relève ainsi d’une poétique du naïf et de la gaieté.

L’épître dédicatoire de la Batrachomyomachie à Monsieur de Lambert de Grimancourt ajoute une dimension à la compréhension de ces poèmes et tisse un nouveau lien entre la guerre animalière et le genre épique. En plaçant la valeur d’un poème du côté de la manière plutôt que de la matière, l’auteur en conclut qu’un poète qui relève le défi de traiter un petit sujet aura plus de raisons d’être loué :

la Peinture animée des Poëtes ne prend point son prix de son sujet ; Elle le prend de la forme que son Autheur luy donne, qui comme le nôtre, sera plus merveilleux cent fois en la Guerre des Rats et des Grenoüilles, que tels qui entonneront hautement les conquestes des Cesars et les gestes des Alexandres. La raizon de cecy, Monsieur, […] c’est que la Fable ou l’Invention est la principale partie du Poëte : C’est d’elle qu’il tire son nom, et il ne mérite d’être estimé qu’autant qu’il feint et qu’il invente ingénieuzement, son sujet n’est pas de luy proprement ; Pourveu que dans le choix qu’il en doit faire selon les regles, il prenne une matière capable d’une belle forme, on ne doit plus avoir égard à cette matière, si elle est grande ou ravalée, pauvre ou riche de soy ; on n’examine plus que la manière de laquelle le Poëte s’y est pris, et le tour qu’il luy a donné.

BT, p. 403-404

Cette supériorité de l’invention sur l’imitation trouve des échos dans de nombreux textes théoriques de l’âge classique, et non des moindres, comme on peut lire au troisième chant de L’art poétique de Boileau[24]. Il est même bon de rappeler l’anecdote que raconte Boileau dans la préface de son Lutrin, où il prétend « qu’un Poëme Heroïque, pour estre excellent, [doit] estre chargé de peu de matière, et que [c’est] à l’Invention à la soûtenir et à l’estendre[25] ». De la même façon, la guerre animalière serait le résultat d’une gageure poétique, où l’intention d’écrire un poème épique sur un petit sujet aurait donné lieu à la création d’une nouvelle catégorie littéraire, cadette de l’épopée :

Tout cela, Monsieur, paroît admirablement bien en ce bout de Poëme, où sur le sujet du monde le plus abjet, le grand Homere fait voir comme en petit toutes les beautez du Poëme Epique. Car tout en se joüant, et tout en badinant, vous verrez qu’il enseigne aux Poëtes Héroiques la vraye métode de célébrer noblement les victoires des Conquerans, comme il chante les plaizantes proüesses de son Pelée ou de son Psicarpax

BT, p. 404

Il importe de revenir sur cette affirmation selon laquelle La Fontaine serait le « maître du ton sinon du genre héroï-comique » pour voir à quel point elle colle à la réalité des douze livres de fables. On observe d’office une grande disparité entre les trois recueils quant à la présence d’éléments héroï-comiques, du moins ceux qui impliquent des bêtes. Les six premiers livres contiennent tous au moins une fable qui présente de tels traits, et c’est dans les livres i et ii que ces fables se retrouvent en plus grand nombre. Le recueil de 1678 n’est pas aussi fourni ; on ne trouve même aucune fable dans les livres viii et x, bien peu dans les livres ix et xi, et celles du livre vii restent souvent sérieuses. La Fontaine revient aux traits héroï-comiques dans au moins cinq fables de son livre xii, comme si son dédicataire, le jeune duc de Bourgogne, appelait un registre plus léger. Mais comme dans le recueil précédent, la dominante est donnée aux fables orientales plus philosophiques et aux contes tirés des Métamorphoses d’Ovide. Dans l’ensemble, La Fontaine n’est que sporadiquement attiré par l’héroï-comique, il se sert assez peu de la topique héroïque et des machines de l’épopée.

Implications morales

Il faut remarquer d’emblée que la plupart des fables qui mettent en scène des animaux guerriers évitent de moraliser sur la guerre elle-même. Jürgen Grimm a bien montré le contexte dans lequel prend racine la pensée de La Fontaine et son impossibilité à exprimer des réserves vis-à-vis des politiques du souverain ou des valeurs guerrières de la noblesse, même si son attitude était marquée par « sa distance face à la guerre, “distance” qui s’explique sans doute par ton “tempérament” épicurien[26] ». Il fournit des analyses convaincantes de fables comme « Le paysan du Danube » (xi-7), « Le bassa et le marchand » (viii-18), « Le lion s’en allant en guerre » (v-19), étudiant les enjeux politiques de la morale et explicitant les allusions aux grands événements militaires de la seconde moitié du siècle. La méthode de La Fontaine procède par déplacements, apparente dans « Le combat des rats et des belettes » (iv-6) où, au lieu de critiquer la guerre et ses effusions, il en ridiculise les principaux acteurs, ces nobles emplumés dont la « tête empanachée » et le « superbe équipage » (F, p. 216) les empêchent de se tirer hors du danger.

Dans les textes qui mettent en scène des animaux guerriers, la morale qui s’applique le plus directement à la guerre se retrouve dans « Le lion et le moucheron » (ii-9), qui moralise d’abord sur la victoire du moucheron sur le lion, ensuite sur l’accident fortuit qui a conduit le moucheron dans la toile d’une araignée :

Quelle chose par là nous peut être enseignée ?

J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis

Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;

L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,

Qui périt pour la moindre affaire.

F, p. 110

Trop de précaution n’est pas pour autant une garantie contre le danger, comme l’illustre « Le renard et les poulets d’Inde » (xii-18), dans la mesure où « Le trop d’attention qu’on a pour le danger/Fait le plus souvent qu’on y tombe » (F, p. 735). Pour le poète moraliste, les statuts de vainqueur ou de vaincu sont réversibles en raison de l’inconstance de la Fortune, ce que prouve la morale offerte par « Les deux coqs » (vii-12), où encore une fois le vainqueur du combat échoue dans les serres d’un vautour après avoir voulu proclamer sa victoire : « La Fortune se plaît à faire de ces coups ;/Tout vainqueur insolent à sa perte travaille. » (F, p. 416) Mis à part la Fortune, la déesse allégorique de la Discorde tient un rôle central dans l’explication du monde selon La Fontaine, érigée en principe dans « La querelle des chiens et des chats et celle des chats et des souris » (xii-8) : « La Discorde a toujours régné dans l’univers » (F, p. 697).

Les enjeux moraux de la Galanterie à une dame pointent un peu plus clairement vers un éloge de la paix et une dénonciation de la guerre. Puisque l’Amour prend part à la guerre contre la Souris et délaisse ses fonctions cosmologiques, le monde est plongé dans un chaos qui est décrit par Sarasin suivant la topique du mundus inversus :

Cependant la machine ronde,

Qu’en prose on appelle « le monde »,

Qui par Amour seul se maintient,

Et que le seul Amour soustient,

Des soins de l’Amour délaissée

S’en alloit bientost renversée.

Les elemens n’agissoient plus,

L’onde et les vens estoient perclus,

La terre demeuroit en friche,

Le cerf se cachoit de la biche,

Le coq la poule haïssoit,

Le moineau sa femme laissoit,

L’ormeau ne souffroit plus la vigne,

Et trouvoit le lierre indigne

D’embrasser ses dignes rameaux.

GD, v. 135-149

Selon certaines interprétations de la Fable, Cupidon était le dieu responsable du « débrouillement du chaos » décrit par Ovide dans le premier livre des Métamorphoses[27], et la vision du monde épicurienne en ferait le principe unificateur de toutes choses. Dans ce contexte, la guerre serait une aberration contredisant le principe universel, une condition nécessitant la médiation de Jupiter afin de rétablir la paix. Le récit-cadre d’un narrateur amoureux de Cloris ainsi que la figure de l’équivoque[28] laissent deviner qu’une certaine recherche des plaisirs serait souhaitable, solidifiant la possibilité d’une lecture épicurienne de ce poème. Indissociable du contexte galant des salons mondains de la capitale dans les années 1640 et de l’ambiance hédoniste qui marque les premières années de la régence d’Anne d’Autriche, le poème de Sarasin fait voir l’aspect discrètement érotique de tels amusements et l’imbrication constante du jeu et de la création poétique.

Quelques allusions pourraient aussi suggérer des implications épicuriennes dans la Batrachomyomachie[29]. Au lieu d’intervenir dans les affaires terrestres, les dieux préfèrent se garder des coups et se contentent d’observer du haut de l’Olympe. La poltronnerie affichée par les dieux Mars et Minerve ne peut que confirmer l’hypothèse selon laquelle il ne faudrait pas craindre les dieux :

Grand Jupiter excusez-nous,

Pallas et moy serions bien fous

De nous engager sans escorte,

Entre guerriers de cette sorte,

Mandez avec nous tous les Dieux ;

Ou bien plustost, lancez des Cieux

Ce mesme effroyable tonnerre

Qui, jadis, termina la guerre,

Des fiers Titans qu’il escrasa

BT, v. 903-911

Le phénomène naturel de la foudre provient bien de la main de Jupiter et épouvante les combattants, mais c’est dans les effets que cette foudre comporte des implications épicuriennes, puisque le narrateur en constate l’impuissance :

(Voyant que son foudre fumant

N’avoit fait que bruit seulement ;

Et tempestant, qu’il n’alloit faire

Au plus, que de l’eau toute claire)

BT, v. 939-942

L’expression familière « faire de l’eau toute claire », c’est-à-dire échouer dans une entreprise au-delà de ses forces, vient encore mêler une dose de trivial et de comique à des matières potentiellement dangereuses pour en museler le caractère néfaste. Si Jupiter était maître de la foudre, elle serait plus efficace et serait plus à craindre.

L’effet du texte sur le lecteur participe aux implications morales de l’oeuvre, particulièrement par la perception qui se dégage de la guerre dans des textes qui représentent des animaux héroïques. L’animal engendre un processus de distanciation entre le sérieux de la guerre et la bassesse des combattants, où la guerre se trouve coupée de ses conséquences négatives. Dans la Batrachomyomachie comme dans les textes de Sarasin et de La Fontaine, elle devient amusante et inoffensive, l’instant d’un jeu savant entre un auteur et un lecteur, de sorte qu’il est malaisé de rendre la guerre plus risible que par ce détour animalier. Ce côté inoffensif est exacerbé par les éléments de trivialité, de style burlesque, par la présence d’un narrateur engagé et par la couardise de Mars et Minerve qui refusent d’entrer dans la mêlée, dévalorisant les dieux et les héros qui deviennent grotesques. Par cette transformation de la guerre en objet de ridicule, le lecteur se trouve dans une posture privilégiée pour développer une attitude critique et rationnelle ; par ce jeu avec les codes littéraires à même de créer l’héroïsme et ceux de la grande rhétorique délibérative ou épidictique, il aiguise sa propre lucidité face à la politique et aux rouages de la manipulation qui permettent au prince de régner. La situation du lecteur se superpose ainsi avec celle des dieux observateurs et juges de la mêlée[30].

Ultimement, la morale de la Batrachomyomachie pourrait s’exprimer dans un commentaire faisant suite à la mort du cadet de Psicarpax, tué par la grenouille Craugaside. Le narrateur s’exclame :

Ô Dieux ! voyez combien est vaine

Toute cette gloire mondaine !

Brave, ce Rat avoit vescu

Toûjours vainqueur, et meurt vaincu.

BT, v. 797-800

En plus de véhiculer la pensée déjà trouvée chez La Fontaine au sujet des revirements de la Fortune, exprimée à la fois par l’antithèse opposant la vie et la mort et par la paronomase du « vainqueur vaincu », ces vers interpellent directement le lecteur afin de l’impliquer dans la leçon morale. Or, l’application des concepts de « gloire » et de « bravoure » à un rat provoque en premier lieu le sourire et rappelle la « disconvenance » burlesque dont parlait Charles Perrault entre « l’idée qu’on donne d’une chose [un rat, brave guerrier] d’avec son idée véritable [le rongeur indésirable][31] ». Mais en raison de l’analogie fondatrice qui unit l’homme à l’animal, cette accusation de la « vanité » de la gloire militaire se répercute sur la guerre humaine, surtout que l’attitude d’un blessé prenant la fuite pour survivre est qualifiée de « sage » (v. 805) par le narrateur. Perdre la vie pour une gloire illusoire serait donc une folie, autant pour les rats que pour les humains. En tant que divertissement lettré décrivant une guerre entre les rats et les grenouilles, la Batrachomyomachie pourrait bien être lue comme un manifeste pour la paix et la retraite épicurienne des affaires du monde.