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La question de la lecture est au coeur de la réception critique de l’oeuvre de Claude Simon depuis ses débuts. De l’ouvrage inaugural de Gérard Roubichou, intitulé Lecture de L’herbe de Claude Simon (1976), jusqu’aux Lectures allemandes (2013) récemment offertes par Irene Albers et Wolfram Nitsch, en passant par Lire Claude Simon (1995) de Patrick Longuet et L’expérience du lecteur dans les romans de Claude Simon (1997) de Christine Genin, la critique a cherché à définir le nouveau mode de lecture requis par les romans de Simon[1]. Longtemps réputés difficiles d’accès[2], ceux-ci mettent effectivement à mal les ressorts de la narration classique[3], non pas tant pour les déconstruire, cependant, que pour révéler et sonder leur inadéquation au réel. L’écriture de Simon entraîne dès lors le lecteur dans une aventure que le romancier définit lui-même comme une errance[4] : « Parce qu’il [mon chemin] est bien différent du chemin que suit habituellement le romancier et qui, partant d’un “commencement” aboutit à une “fin”. Le mien, il tourne et retourne sur lui-même, comme peut le faire un voyageur égaré dans une forêt, […] son trajet se recoupant fréquemment, repassant par des places déjà traversées[5] ». De même dans le Discours de Stockholm, Simon, commentant sa manière d’écrire, en appelle à une manière de lire conséquente : son lecteur, comme lui-même, doit accepter de « progresse[r] laborieusement, [de] tâtonne[r] en aveugle, [de] s’engage[r] dans des impasses » et d’« avan[cer] toujours sur des sables mouvants[6] ». Accepter cette errance, telle semble être la condition d’accès au « plaisir du texte », celui que seul procure, selon Roland Barthes, le « texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage[7] ». Or, c’est bien de cela dont il s’agit avec Simon. Comme l’écrit le romancier et traducteur Claro, « [l]e lecteur qui découvre pour la première fois l’oeuvre de Claude Simon se trouve presque immédiatement confronté à un choix qu’il n’a pas besoin de résoudre : hiérarchiser mentalement les différents pans de la syntaxe ou lâcher prise et se dissoudre dans le flux de la narration[8] ». Le jeune Simon n’a-t-il pas d’ailleurs vécu une expérience de lecture assez proche lorsqu’il découvre Proust, Joyce et Faulkner, trois auteurs essentiels pour lui et eux aussi réputés difficiles ? Quoi qu’il en soit, l’acte de lecture est indissociable, selon Simon, de celui de l’écriture. Il considère ainsi que « c’est le désir d’écrire suscité par la fascination de la chose écrite qui fait l’écrivain[9] ». Et il en va de même aujourd’hui pour un certain nombre d’auteurs[10] fascinés à leur tour par l’écriture simonienne, par ses images inédites, le rythme de la phrase, ample et pourtant hésitant, par le regard singulier porté sur l’Histoire comme sur le détail infime.

Les articles rassemblés dans ce dossier souhaitent montrer que ce mode de lecture particulier induit par les romans de Simon renvoie plus largement à une poétique romanesque, laquelle est représentée dans l’oeuvre à travers de multiples figurations de l’activité lectrice. Dans un premier temps, les articles d’Anne-Lise Blanc, David Zemmour et Joëlle Gleize reviennent sur l’« illisibilité » des romans de Simon et tentent de définir ce qu’elle rend lisible, à travers l’activité infinie de déchiffrage qu’elle suscite.

Avant d’examiner les différentes situations de lectures empêchées dans les romans de Claude Simon, Anne-Lise Blanc pose comme une « révolution du visible » l’intention, chez Simon, « de préserver la polysémie du langage comme aussi de rendre visible combien […] le monde […] est malaisé à déchiffrer ». Dans cette perspective, l’étude du motif de la lecture empêchée dans l’oeuvre révèle une attitude de lecteur caractérisée par l’extrême attention portée par ce dernier à un texte dont le sens pourtant lui échappe, soit parce que ce lecteur ne sait pas bien lire, soit, le plus souvent, parce que le message est incompréhensible ou altéré. Lorsqu’il consent à l’illisible, le personnage-lecteur des romans de Claude Simon contemple l’obstacle, tout absorbé qu’il est alors par la matérialité du document qu’il a sous les yeux. L’échec de la lecture est indissociable ici de celui de la représentation, impropre à répercuter le réel. Mais le lecteur peut aussi s’acharner, s’abîmer dans la lecture pour échapper justement au réel. En tous les cas, l’acte de lecture révèle l’état d’esprit du personnage lecteur. Une dernière posture est enfin relevée : celle qui consiste à combler par des hypothèses ce qui du texte demeure obscur ou à s’attacher aux perspectives que ces béances ouvrent. Il ressort de cette étude que, loin de l’empêcher, les défauts du texte à lire rendent la lecture multiple, poussent le lecteur à la création.

Mais qu’en est-il de l’expérience du lecteur bien réel cette fois des romans de Claude Simon ? En s’arrêtant sur une page d’un de ses livres les plus complexes, La bataille de Pharsale, David Zemmour offre au lecteur égaré face à une succession de séquences opérant selon des modalités dont le sens n’est pas immédiatement perceptible, une clé de lecture. Il lui suggère en effet d’entrer dans l’oeuvre par une lecture du détail, par ce que Jean-Pierre Richard appelle une « microlecture ». La visée consiste alors à établir et à montrer le lien, l’équivalence entre « le grain du texte » et sa totalité. L’étude stylistique du passage, en prenant en compte toutes les composantes de l’écriture (l’énonciation, la syntaxe, les figures, le lexique), permet ainsi de révéler le caractère très intime du roman et la part de mystère qu’il recèle toujours. Il apparaît aussi que la forme n’est jamais coupée du réel, qu’elle traduit une certaine vision du monde, caractérisée, chez Simon, par l’importance des sensations et de l’émotion, émotion issue d’une conscience aux contours flottants, tantôt indéterminés, tantôt démultipliés. Autre enseignement tiré de l’étude de la forme : tout signe de ce monde, qu’il soit verbal ou non, est susceptible de lectures multiples. L’apprenti-lecteur des romans de Claude Simon doit s’en souvenir.

Toutefois, dans les derniers ouvrages — Le jardin des Plantes et Le tramway —, ne peut-on percevoir un changement dans le désir d’une plus grande lisibilité du montage des textes, chez Simon, changement qui conduirait à modifier son image d’auteur difficile ? Telle est l’hypothèse émise par Joëlle Gleize. Dans ces deux romans comme dans les conférences données par l’écrivain dans les années 1980, elle étudie les modèles de lecture présentés et constate que « l’adhésion sensible » y prend une place de plus en plus importante. L’étude du personnage du journaliste du Jardin des Plantes, figure caricaturale d’un lecteur peu curieux de l’écriture littéraire mais légitimement intéressé par ce qui dans le roman est « à base de vécu », permet de mettre au jour la conception phénoménologique de la lecture — et de l’écriture — qui point chez Claude Simon : écrire renvoie à la tentative de rendre compte d’expériences, de sensations et de les rendre sensibles au lecteur. L’enjeu consiste alors à renouveler les formes permettant de traduire le sentiment du temps qui passe, le chaos du réel, l’afflux simultané des souvenirs. Simon se soucie désormais de l’effet de lecture et donne dans ses derniers romans des repères nouveaux. Ainsi, il n’évite plus systématiquement la référence — noms propres, dates, lieux — même si les malentendus restent possibles. En outre, si, comme dans ses romans antérieurs, il compose les deux derniers par montage de fragments discontinus, cette fois ce montage n’offre plus un bloc compact au regard mais est rendu visible par l’usage du blanc qui sépare nettement chaque fragment. Un blanc non pas neutre mais un intervalle actif qui facilite la lecture en opérant liaisons et déliaisons, en « s’ouvr[ant] au lecteur pour qu’il l’emplisse de la mémoire de sa lecture ou de l’anticipation de ce qui va suivre ».

Dans la deuxième section de notre dossier, Cécile Yapaudjian-Labat, Michel Bertrand et Nathalie Piégay étudient les nombreux personnages de lecteurs qui peuplent l’univers diégétique simonien. Lecteurs de livres mais également de lettres, de cartes postales, d’archives et de signes divers qu’il s’agit de déchiffrer pour avoir accès à une réalité fuyante et énigmatique, ces personnages figurent et mettent en abyme le processus même de la lecture simonienne, indissociable du processus créatif de l’écriture.

À partir de l’analyse des différentes postures des personnages vis-à-vis de la lecture, Cécile Yapaudjian-Labat montre que le roman L’herbe, publié en 1958, pose déjà une question que Simon ne cessera de développer dans les ouvrages qui suivront, celle de la faillite d’une certaine forme de culture livresque associée aux valeurs humanistes : objet de désir et de vénération pour le grand-père analphabète, le livre et la lecture font partie de l’univers quotidien du père, professeur de philologie, mais se trouvent rejetés violemment par le fils qui arrête ses études pour retourner travailler la terre. Toujours est-il que le livre ne laisse pas les personnages indifférents. Mais seul l’un de ces personnages est décrit lisant : il s’agit de Louise, légataire des carnets de compte de la veille tante Marie sur le point de mourir. Cette lecture improbable, que le lecteur du roman accompagne, apparaît pourtant fondatrice à plusieurs égards. Elle permet d’abord à la lectrice non seulement d’imaginer, entre les lignes des recettes et des dépenses, une vie morne faite de sacrifices et ainsi de donner corps à une existence sans relief, mais aussi, par ce détour, de prendre conscience de ce qu’est le temps : un temps cyclique, fondé sur le retour des saisons, des mêmes gestes, mais aussi un temps compté où la perspective de la mort est omniprésente. Et cette lecture de Louise est également en partie celle de Simon, ayant lui aussi reçu en héritage les carnets de sa propre tante, modèle de Marie. L’écrivain semble avoir trouvé dans cette lecture certains des éléments qui vont caractériser son écriture : l’attrait pour la liste, l’absence de hiérarchie, la prise en compte de sujets humbles. Avec L’herbe, l’expérience de la lecture ouvre vers une poétique et une éthique de l’écriture.

Michel Bertrand met au jour un semblable mouvement de la lecture vers l’écriture chez Simon. Dans son étude, il montre que la lecture contrainte de La guerre civile de César suivie de l’exercice imposé de version latine effectué par le collégien récalcitrant qu’est Claude Simon ont en quelque sorte conduit ce dernier vers la création littéraire, une création caractérisée par la liberté et l’autonomie qu’elle confère aux mots, en d’autres termes vers la « fiction mot à mot[11] ». C’est à partir de La bataille de Pharsale et d’Histoire qu’est analysé ce parcours de la lecture vers l’écriture : les deux romans décrivent le collégien aux prises avec le texte latin. Devenu adulte, le jeune homme voit ressurgir les images de ce texte lors de son expérience de la Seconde Guerre mondiale. Il lit alors La guerre civile — ou La Pharsale — de Lucain et se rend même sur les lieux de la bataille qui opposa César et Pompée. La multiplicité des points de vue (à tous les sens du terme) qui s’offrent à lui le conduit, à partir de ce mot « carrefour de sens », Pharsale, à composer sa propre « Bataille de Pharsale » en adoptant la technique cubiste qui consiste à rendre présents sur une même image — dans le texte littéraire, ici — une multiplicité de points de vue. Selon Michel Bertrand, et plus largement, la lecture du texte latin et ses conséquences ont une valeur paradigmatique chez Simon, qui reprendra ce même modèle (lecture, appropriation, nouvelle écriture), avec la lecture plus tardive qu’il fera de Proust, par exemple, dont certains passages font l’objet d’une transtylisation dans La bataille de Pharsale même.

Nathalie Piégay s’intéresse, quant à elle, à une singulière figure de lecteur, Batti, la domestique des Géorgiques, chargée de s’occuper du domaine en l’absence de son maître, le Général L.S.M., qui lui transmet ses ordres et ses conseils par lettres. Ce sont les caractéristiques de cette activité de lecture qui se trouvent précisément examinées. Pour Batti, lire suscite une certaine appréhension, celle des humbles devant l’écrit ; déchiffrer laborieusement demande un effort de tout le corps. En portant son attention sur ce corps contraint et soumis de la lectrice, le roman en fait un objet à la fois social et historique. La posture du corps — captivé, alangui — de la lectrice dans le cadre bourgeois est différente, Simon l’a décrite par ailleurs. Mais cette difficulté à lire comme à écrire, à « convertir en mots des prairies », traduit aussi la discordance fondamentale entre les mots et les choses. Et pourtant, Batti semble comprendre que si les mots ne sont pas les choses, « ils peuvent y conduire et que l’écriture, dans l’absence, est un passage, un mouvement qui fait réapparaître ce qui est absent ou disparu ». Cette mélancolie inhérente à l’écriture comme à la lecture renvoie finalement à celle du romancier lui-même, redoublée par celle du personnage : l’écrivain lui aussi a dû déchiffrer les lettres de la correspondance entre son ancêtre le Général et sa domestique, s’approprier un autre temps, un autre espace, puis imaginer, à partir de cette lecture, ce que l’échange épistolaire ne dit pas.

Dans une troisième section enfin, Christine Genin et Pascal Mougin se penchent sur l’écriture intertextuelle de Simon et tentent de déterminer la poétique de la lecture-écriture qui en ressort. Cette dernière se dégage d’abord de la manière même dont Simon traite la référence intertextuelle dans ses romans comme dans ses entretiens. Cette question retient l’attention de Christine Genin qui se demande plus précisément d’où lui vient son plaisir à « lire Claude Simon lisant Proust, lire Proust écrit par Simon, lire Simon en prenant par Proust, (re)lire Proust à travers Simon, etc. » Proust est en effet omniprésent chez Simon, qui décrit la beauté de ses phrases, cite fréquemment des passages de la Recherche, fait même de l’écrivain l’un de ses personnages. Dans ses entretiens, dès 1957 puis de plus en plus fréquemment, Simon insiste sur le rôle de précurseur, de modèle qu’a joué Proust pour lui. Il découvre dans son oeuvre « inépuisable » la dimension poétique que peut prendre la prose, le souci de la composition intégrant fragments et lacunes, un usage inédit de la description — notamment celle des mécanismes de la mémoire et de la conscience, indissociables de l’expérience émotionnelle, mémoire qui, dans l’écriture, se confond avec la recréation, la création confortée par l’emploi de la métaphore, comme chez Simon. Dans les romans de ce dernier, l’univers de Proust se trouve comme absorbé, sans la mise à distance attendue : citations sans guillemets, parfois mutilées, dénaturées, réécritures, noms de personnages, allusions, motifs (la jalousie, la haie d’aubépine) parcourent l’oeuvre. Le lecteur ne peut qu’être frappé par cette manière singulière de s’approprier Proust pour lui rendre hommage, parfois avec ironie voire irrévérence, par cette manière « dont une citation s’étoile et engendre le texte ». Proust figure aussi parmi les personnages simoniens. Il apparaît en travailleur acharné, soucieux de chacun des mots de son texte ; Simon insiste aussi sur sa sensibilité picturale, qu’il partage. En ce sens, le personnage de Proust est aussi un double de l’écrivain.

Pascal Mougin, pour sa part, recherche l’intertexte simonien dans le travail de l’artiste française contemporaine Marcelline Delbecq, en particulier dans Blackout (2011). Mais il n’entend pas présenter la lecture faite par cette dernière des romans de Simon. Il préfère rendre compte des échos entre les deux oeuvres. Car il faut bien reconnaître que Simon ne fait pas partie des influences littéraires les plus citées par le milieu de l’art contemporain. Simon lui-même n’a pas cherché le contact : son intérêt majeur pour la peinture s’arrête avec les artistes de l’assemblage, du concret que sont Rauschenberg, Nevelson, Tapiès ou Dubuffet. Pourtant, les échos simoniens sont bien là aujourd’hui, par exemple dans la pratique de certains vidéastes privilégiant la description muette. Quant à Blackout, il s’agit d’un ensemble composé de textes de Delbecq lus par elle, de photographies et de quelques notes de piano, ayant fait l’objet d’un livre-CD. Selon Pascal Mougin, le texte, constitué en partie de descriptions fragmentaires, laisse entendre un sous-texte simonien — même s’il n’est pas revendiqué par l’artiste citant plutôt Duras — en multipliant les phénomènes d’identification différée, en jouant sur l’ambivalence sémiotique, en privilégiant la description, en développant des thématiques proches (l’errance, la production de simulacres). Pour autant, les visées sont inverses : pour Simon, « une écriture du monde tel qu’il est, tournée vers l’énigme de la présence et de la représentation ; chez Delbecq, un dispositif de projection fictionnelle, pariant sur l’absence et la ténuité suggestive ». Une double filiation culturelle serait toutefois à rechercher dans la réception du Nouveau roman par le minimalisme américain des années 1960 et dans la lecture de Merleau-Ponty pour comprendre les échos simoniens chez Delbecq comme leurs différences. À la lumière de ces dernières contributions, il apparaît que la poétique simonienne de la lecture-écriture est présente à différents niveaux : dans le discours critique de Simon, dans ses romans où elle se trouve mise en abyme, dans le travail d’artistes contemporains.

De la sorte, ces « trajets de lectures » autour de Claude Simon auront permis de voir comment la problématique de la lecture, chez le romancier nobélisé, se confond irrémédiablement avec celle de l’écriture, préfigurant pour une grande part les poétiques narratives contemporaines[12].