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Aimez donc la raison : que toujours vos écrits

Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

[…]

La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie.

Boileau[1]

There are no rules.

Or, you can modify that rule by observing that each work of art generates its own unique rules.

Robert Pinsky[2]

Y a-t-il tant d’écart entre ces deux déclarations pleines d’une égale suffisance, à trois siècles et un Atlantique d’intervalle ? En quoi consiste-t-il ? Comment en prendre la mesure ? Quelles formes peut revêtir aujourd’hui la constante ambiguïté du genre de l’art poétique, en particulier face aux nihilismes et renoncements dont faisait état Jean-Michel Maulpoix dans ses Adieux au poème ? Jusqu’à quel point la question et la conscience critique du genre de l’art poétique peuvent-elles informer, libérer ou contraindre l’écriture poétique et ses répondants ou ses souffleurs ?

Autant d’interrogations majeures qui, bien au-delà d’une simple question de sous-genre, de péri- ou paratexte ou de métalangage, concernent le statut esthétique et socio-politique du discours poétique, la position du sujet poétique telle que le texte la trahit, la dissimule ou l’expose, les responsabilités respectives du scripteur/émetteur et du récepteur dans l’acte de communication poétique. On ne saurait y répondre de front, mais il n’est pas impossible d’y faire écho en apportant quelque chose de l’ordre d’un très sommaire art poétique, précisément, sans prétendre fabriquer même une constellation. Affaire de voir un peu mieux où l’on en est d’une parole exigeante quand elle cesse de l’être ou de s’émettre, ou encore quand elle s’obstine, s’acharne à trouver le mot de l’impossible fin.

Anecdotes, circonstances

Je commencerai donc par deux anecdotes, l’une vécue, l’autre livresque, mais qui m’ont hanté presque également pendant de longues années.

En 1974, j’avais pris rendez-vous avec Alec Hope, au retour, vers Sydney, d’un congrès qui se tenait à Adelaide. En arrivant à l’heure du déjeuner sur le campus de l’Australian National University à Canberra, je fus accueilli par celui qui m’apparut comme un homme âgé, mais carré et puissant, devant le bâtiment portant déjà son nom, je crois : accueilli d’une sonore bienvenue, aussitôt suivie d’une phrase commençant par « We, sons of Boileau… », dispersée dans la brise continentale de la Riverina.

Dès 1969, en traduisant Le monde hallucinant de Reinaldo Arenas, j’avais été frappé, parmi la galerie de personnages monstrueux, absurdes ou paradoxaux peuplant les « Jardins du Roi », quelque part entre vie trop réelle et cercle de l’Enfer, par le portrait du poète chenu, hirsute et misérable qui, depuis des dizaines d’années, ne trouvait pas le mot de la fin du poème par ailleurs parfait, et que cela « rendait » fou. On m’a souvent reproché, dans mes sonnets, des chutes inégales à mes attaques et il n’a pas toujours suffi d’inverser l’ordre des tercets pour y remédier : un poème, le sonnet surtout, ne sait pas finir, il ne sait qu’anticiper, appeler un commencement qui ne viendrait pas de lui mais à lui.

Dans ces deux scènes, en dépit des apparences, nous avons affaire à des règles du jeu, à des obligations du texte poétique, l’une, positive, tenant plus à la « raison », l’autre, négative, tenant plus à la cohérence et surtout à la clôture ou à la forclusion, dans son impossibilité même. Hope, se réjouissant de rencontrer, avec quelque motif, une sorte de jeune âme soeur, revendique, sous le patronage supposé, teinté d’auto-ironie, de Boileau, un ordre, de l’ordre, de la proportion, contre le désordre moderniste d’Eliot ; Arenas, à l’ère de l’opera aperta, dénonce à la manière des surréalistes un achèvement qui tue. Or il pourrait être amusant de constater que ma poésie bilingue de l’époque, fortement marquée par Hope, fut classée moderniste, ou taxée d’incohérence par la presse australienne titrant tour à tour, élogieusement, « A Waste Land of the 70s », ou, satiriquement, « Gallic Incoherence Pervades Vision of Australia », tandis qu’Arenas, dix ans plus tard, devait se montrer complètement obsédé par l’établissement du texte définitif de son oeuvre et sa publication intégrale. En ce qui concerne le discours de l’art poétique, Hope, professeur de littérature, le distille à travers ses écrits critiques en prose, d’une part, et, de façon souvent allégorique, à travers des scènes de l’art et de la mythologie, dans sa poésie elle-même[3], tandis que, chez Arenas, ce discours se manifeste principalement à travers la thématisation de l’écriture dans la fiction et une pratique romanesque mêlant au récit le vers et le dialogue théâtral. Même quand ils les dénoncent avec virulence, le « souci des apparences » et son expression restent très présents chez les poètes de la seconde moitié du xxe siècle.

Art poétique, écrirai-je ton nom ?

Comme on l’a souvent remarqué, ce qui fut un sous-genre autonome du traité en vers ou en prose, du xvie au xviiie siècle jusqu’au néo-classicisme anglais de Pope, quoique mêlé à la critique et aux jugements de valeur — portés notamment sur des contemporains ou des figures d’auteurs précédentes — et, de nécessité, lié à une apologétique morale et à des professions de foi religieuses, se dilue, se dissout et se diversifie à partir du romantisme et, plus encore, des avant-gardes. La force motrice (l’impetus ou le momentum satirique communs à Boileau et à Pope) est encore partagée par Hope et par Arenas, mais pas par d’autres. Entre honte, fausse honte, humilité et provocation, ce qui ressemble le plus aux arts poétiques prérévolutionnaires s’intitulera dès lors « manifeste » (futuriste, surréaliste, créationniste, etc.), tandis que ce qui s’intitule « art poétique » s’en détourne de mainte façon.

Le recueil de Guillevic, publié sous ce titre en 1989[4] et sous-titré « poème » au singulier, permet de mesurer d’entrée de jeu à quel point une telle titulation porte trace d’absences et de pertes (les unes assumées, voire encouragées, les autres au moins implicitement déplorées), qu’elle signale ou non une multiple nostalgie — de l’unité du poème, de l’unité du poète, de l’unité du poème, du poète et du monde —, en dépit de quelques éruptions d’une mystique de l’extase matérielle ou en raison de son échec. Le « je » omniprésent offusque la portée non seulement possiblement universelle, mais même tout simplement extérieure (extravertie, de partage), de l’acte de pensée et de scription poétique : « Si je n’écris pas ce matin, […] Je ne saurai rien / De ce que je peux être. » (GAP, p. 9) ; « Si j’écris, c’est disons / Pour ouvrir une porte. » (GAP, p. 10) ; « Quand j’écris, C’est comme si les choses […] Venaient vers moi […] » (GAP, p. 11) ; « J’ai l’habitude / De me considérer […] » (GAP, p. 16) ; « Je n’aime pas le mystère […] » (GAP, p. 21), etc. Une telle complaisance narcissique plaçant au centre d’un monde en manque de lui un individu installé dans son for intérieur en forme de maison (en granit, sans doute) pourrait même paraître étrange au regard des fois catholique puis communiste successivement embrassées par Guillevic, si l’on ne tenait pas compte du fait que de telles fois facilitent le transfert du sujet vers sa propre déification. L’auto-divinisation sous-tend la magie performative : « j’écris, le monde advient et me consacre pour son auteur. » En revanche, à moins que cette sorte de lyrisme personnel ne verse dans une délirante et avouée folie des grandeurs, comme chez Meschonnic, elle devrait interdire de se faire « législateur du Parnasse », car « je parle pour moi ». Tout au plus va-t-on se justifier, au plan d’une philosophie ou d’une psychologie privée, du rejet de certains procédés du passé, comme la rime : « Fatalement, rimer / C’est répéter, piétiner, / […] Or, je veux que les mots / Aillent à l’aventure, // Et que l’on découvre / S’ils s’accordent. // Pourquoi faut-il, d’ailleurs, // Qu’ils s’accordent ? » (GAP, p. 134)

Pourquoi ne conviendrait-il point, d’ailleurs, qu’ils s’accordent ? Nous touchons de nouveau à la problématique des préceptes, que je reformulerai en l’articulant en trois questions liées les unes aux autres : 1) si tout « art poétique » au sens propre d’un traité ou guide du faire (et, directement ou indirectement, du lire ou de l’écouter), conçu pour le profit d’autrui et attendant d’autrui sa récompense, décrit des procédés, énonce une méthode, établit des visées et annonce des sanctions, à quel genre appartient un texte « autotélique » qui renonce à émettre tout précepte explicite ? Ou bien peut-il prêcher par l’exemple, la forme constituant argument ? 2) Y a-t-il encore « art poétique » quand les seuls préceptes qui demeurent éventuellement sont déconstructifs, démantelants et prohibitifs (ne pas rimer, ne pas métrer, ne pas employer tel ou tel vocabulaire ou partie du discours, ne pas faire de phrases complexes, etc.) ? En d’autres termes, un art poétique négatif est-il concevable ? 3) Si la notion de « poésie » se limite à un lyrisme personnel exacerbé se voulant primitif et primordial (la pure fonction expressive, le cri) ou au contraire s’astreint à enregistrer la mort de l’auteur (ce qui est bien autre chose que la disparition élocutoire mallarméenne) et à laisser la prose du monde occuper telle quelle tout l’espace libéré par le sujet, y a-t-il encore une voix pour le dire ?

Quelle place pour une poétique du lyrique ?

Revenons un moment à MM. Boileau et Pinsky, ces frères ennemis à travers les âges et les mers, du jansénisme à la science chrétienne. Mais, antérieurement, et avec eux, il nous faudra retracer une squelettique histoire des normes poétiques en Occident et de leur formulation. Il serait louable de se pencher sur des poétiques non occidentales, de Bharata à Yan Yu en passant par les domaines persan et arabe, dont la réception, hasardeuse ou non, a servi de référent à tant de bouleversements modernes, d’Emerson à Pound, comme de Leconte de Lisle à Jacques Roubaud ; mais une évocation cursive serait dérisoire, et presque tout reste à faire pour déplacer le point de vue en poétique comparée.

Simples rappels, mais qui ne sont point négligeables : l’absence, tout d’abord, du lyrique dans la poétique d’Aristote, laquelle ne concerne qu’une mimésis d’actions humaines (au théâtre, dans l’épopée et dans l’histoire factuelle) et laisse la rhétorique (le discours argumentatif) de côté, dans un traité séparé, se limitant donc au total à une sorte de narratologie. Ces lacunes retentissantes, encore bien mal comblées par Horace trois siècles plus tard, pourraient curieusement se comprendre comme anticipation du dérèglement ou de la dérégulation moderne du lyrique entendu comme « spontanéité » expressive, alors même que, de l’Antiquité à nos jours, cette expression est le plus souvent ritualisée, formulaire et interchangeable — ce qui constitue la raison même du succès de la poésie amoureuse en général ou des lettres de déclaration que, naguère commandées à un écrivain public ou à son voisin de chambrée, l’on trouve aujourd’hui sur Internet. Quoi qu’il en soit, sur notre parcours simplifié, il faut attendre le néo-classicisme de Boileau pour que les formes et les sous-genres du lyrique occupent une part de taille dans un Art poétique prescriptif, de sorte qu’on lise enfin, au « Chant ii » : « Telle, aimable en son air, mais humble dans son style / Doit éclater sans pompe une élégante Idylle[5] » ; ou encore, « D’un ton plus haut, mais pourtant sans audace, / La plaintive Élégie en longs habits de deuil, /Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil[6] », ces deux types étant suivis de l’Ode, puis du Sonnet aux « rigoureuses lois », décrites avec une implacable précision, puisque c’est la première forme-sens dans laquelle les contraintes extrêmes priment sur la thématique. Apollon est à ce propos qualifié de « dieu bizarre / Voulant pousser à bout tous les rimeurs français[7] ». D’après Despréaux, aucun auteur n’est encore parvenu à produire un sonnet parfait dans cette langue.

Nous nous retrouvons face à un lot de contradictions bien connues aujourd’hui, celles-là même où se torture la modernité et se tortille la postmodernité, contradictions désormais qualifiées d’impossibles, d’absurdes, appelées apories ou, simplement, en toute fausse modestie, oxymores et paradoxes. D’un côté, le caractère flou, équivoque, énigmatique ou ininterprétable des règles réduites aux principes généraux d’adéquation, de convenance ou de bienséance, de proportion, de pertinence et de cohérence résumés en ratio de la raison ou en conformité de la nature à l’origine, laisserait au poète la marge de manoeuvre nécessaire pour les appliquer parfaitement ; de l’autre, leur précision, leur exigence, la stimulation de l’idéal posé, la hiératique singularité du modèle constitueraient un empêchement majeur, voire définitif au succès esthétique du poème. Comment faire pour sauver la poésie de cette double torsion, pour se protéger de son déchirement, pour que poésie et poète ne soient pas finalement broyés par elle ?

Au moins trois stratégies aisément repérables ont été mises en oeuvre : la fuite ou le renoncement, la recherche du compromis ou juste milieu, l’autonomisation de la règle. Dans le premier cas, l’action poétique est interrompue, indéfiniment suspendue ou même annulée, tant rétrospectivement qu’à l’avenir ; c’est peut-être le « silence » de Rimbaud, contagieux pour les poètes en panne, occasion en or pour le verbiage critique ; ou bien ce sera place à la prose et aux borborygmes du monde, ou encore à un minimalisme galopant, une amnésique démence. Dans le second cas, puisqu’une voie moyenne entre des contradictoires est elle-même antilogique, on ne cessera de déguiser les contradictoires en contraires, de les contourner en ressassant obsessionnellement l’obstacle, ce qui se figurera par une hésitation soigneusement entretenue, accompagnée d’une insidieuse prolifération du métalangage où se rejoignent, se superposent et se confondent indûment autotélie et défamiliarisation (distanciation, ostranenie, estrangement), jusqu’au moment où rien n’est plus familier, banalisé et trivial que cette étrangeté du poème au monde et au langage à la fois. Dans le troisième cas enfin, l’autonomisation de la règle peut prendre deux formes : la première se traduit dans la pirouette de Pinsky, citée en exergue, à savoir que la règle n’est pas la règle, car jamais générale et toujours ad hoc, propre à chaque « poète », voire à chaque « poème », reconnue après coup et non posée d’avance comme cadre, matériau et défi. S’il y a mille poids et autant de mesures, il faut un discours extérieur, celui de la description, de la glose et de la critique pour que se parle savamment l’anarcho-individualisme du poème, la règle de l’hapax, et que soient définies les classes de l’inclassable. La seconde manière consistera en l’énonciation nue d’impératifs sans objet ni applications, de règles qui ne connaîtront pas d’exemplification, qui ne devraient surtout pas en connaître ; le poème serait dès lors purement et simplement remplacé par l’art poétique, stérilisé ; c’est ainsi que l’on veut souvent comprendre à tort l’énoncé de Wallace Stevens : « Poetry is the subject of the poem. »

Nosologie, recours mystiques

Si tant de pièges sont tendus, depuis toujours certes, mais de plus en plus cruels et retors, sur le chemin de l’exercice d’un discours poétique socialement disqualifié, marginalisé, déchu, détourné, oublié ou caricaturé, dont les vicissitudes du genre de l’ars poetica sont au moins l’un des symptômes sinon la conséquence immédiate, la causalité n’est pas simple et les éventuelles voies de recours, de résistance et de secours pourront et devront être à la fois habiles, évidentes et systématiques. Mais plus habiles que l’habileté, plus évidentes que l’évidence, et plus systématiques que le système, de façon qu’elles puissent devenir un jour plus maîtrisées que la maîtrise.

Avant d’en venir à examiner ma propre pratique, j’eusse aimé me livrer encore à de nombreux détours, dresser un panorama aussi complet que possible de ce qui, de prologues en traités, et de mes jeunes Mallarmé et Valéry à quelques contemporains précoces de mon âge mûri, m’a informé et me semble représentatif à la fois d’une nosologie poématique et de nature à développer des thérapies ou même des prophylaxies adaptées à l’environnement actuel. Mais, puisque la brièveté me presse, je passerai seulement par le carrefour Rainer Maria (souvent fréquenté ces dernières années) avant de deviser un peu en chemin avec Jean-Michel Maulpoix pour me rendre où je vais.

Même en ce qui concerne Rilke, je ne ferai feu que de minces indices, à partir de quelques lignes çà et là, des Lettres à un jeune poète et des Sonnets à Orphée. Dès la première lettre à Kappus, comme le remarque Maulpoix dans son commentaire, « l’idée de prodiguer un conseil littéraire […] est résolument écartée. Au nom du caractère “inexprimable” des oeuvres d’art, Rilke “récuse toute intention critique” pour placer l’échange sous le signe des solitudes respectives[8]. » Ce qui ne l’empêche nullement de « casser » sans ménagement les essais poétiques que lui a envoyés Kappus, pointant leur manque d’autonomie, l’absence de « manière propre » et de « nombreux défauts » révélés par la lettre qui les accompagne. Rilke intime à Kappus de ne solliciter ni conseils ni jugements, ce qui, tout en restant à l’opposé de Boileau, pour qui il est indispensable de bien s’entourer de lecteurs doués de raison, de ratio — qui ne soient ni flagorneurs ni sycophantes, mais justement sévères, exacts —, revient déjà à dispenser un conseil essentiel et, note Maulpoix, à préparer la livraison « de quelques éléments clés d’une poétique[9] ». Or la justification du conseil de non-conseil, de la critique de la critique, et du jugement qui n’ose dire son nom, est révélatrice, précisément, du statut de l’art poétique chez Rilke et en son temps. Cet « inexprimable » des oeuvres d’art, qui rend « superficielle » la moindre tentative critique, ne saurait être dissocié d’un inexprimable premier (« la plupart des événements sont indicibles, se produisent au sein d’un espace où n’a jamais pénétré le moindre mot[10] »), d’un ineffable que la poésie a pour tâche de dire : « et plus indicibles que tout sont les Oeuvres d’Art, existences mystérieuses dont la vie, à côté de la nôtre, qui passe, est durable[11] ».

Le paradoxe est plus noué qu’il n’y paraît d’abord, car il est à plusieurs étages, mais après un tremblement de terre : a) les événements du monde sont indicibles ; b) la poésie a pour entreprise de dire cet indicible (ou, à défaut, son indicibilité) ; c) le poème est un événement du monde que la critique ne saurait exprimer (dire, décrire) ; d) donc, implicitement, le poème serait le seul art poétique possible, un art poétique négatif, qui ne peut dire que l’impossibilité de dire…

La scène originelle de la poésie, selon les Sonnets à Orphée, d’autre part, est en effet celle d’une écoute silencieuse, l’audition d’un chant qui fait taire ou s’assourdir la brutale cacophonie du monde animal. Ce qu’écoutent les auditeurs, bêtes sauvages merveilleusement rendues à la raison, ce ne sont pourtant ni les gestes d’un artisan luthier ni un ordonnancement des sons tirés du luth par le musicien, ni la scansion d’un chant, c’est un silence ascendant, l’essor d’un arbre (dans l’oreille). Le chant manifeste le silence, en tire sa valeur et se répand sur le monde comme une traînée de poudre hypnotique et pacificatrice. Le bonjour et l’à jamais, le vagissement premier et le dernier râle, l’inauguration et la cérémonie des adieux sont des images sonores en miroir, en écho, se calquent ou, dans le meilleur des cas, se renvoient la balle sous prétexte de contrepoint.

« Et pas une seule fois ses pas ne résonnent de son destin silencieux[12]. » Cette phrase brève, parmi les dernières des Élégies de Duino, ne laisse pas de confirmer qu’en dépit d’une relation au vers et à la systématique formelle presque diamétralement opposée entre deux oeuvres écrites en quasi-simultanéité, les Élégies et les Sonnets participent d’une même métaphysique du silence, qui n’est pas pour autant une économie du blanc, bien au contraire (rien à voir avec l’anorexique austérité d’un du Bouchet). Quoique les deux poèmes allégorisent différemment la précarité d’un tel être-au-monde trop vite retourné sur le périssable, ils cherchent encore une éternité de façade entre la plainte et la joie complémentaires, détachées par le sujet dans l’espace idéal du poème — cette recherche elle-même se métaphorisant en élévation, comme si le devoir se devait à la verticalité.

Bien que Maulpoix, peut-être attiré comme la plupart d’entre nous par le frisson du danger, ne soit pas toujours exempt de telles tentations, c’est-à-dire de la séduction du mystère qu’un amour-haine topique nous porte à cerner, la notion du devoir poétique qu’il développe nous ramène à l’art poétique sur une horizontalité de l’action et de la relation. L’échoppe reste dans la rue basse, ne s’érige pas en château de cartes ou de Disneyland ; si le devoir du poème/du poète est à chercher, cette recherche n’a rien d’une quête du Graal ; de l’ordre du soin, du souci, de la responsabilité, elle se tient à l’écart de toute mystique, de l’ordre symbolique et du simulacre : « Autant que de la langue, elle prend soin de ce qui existe et l’identifie à grands frais[13]. » Et aussi :

Il se pourrait qu’il appartienne encore au poème […] de dire ce qui en vaut la peine, non pas en édictant des règles, comme faisaient naguère les traités de morale, mais en accusant les défauts et les leurres, en montrant les creux et les bosses de notre existence, en laissant parler le désir, en aiguisant le manque et en faisant chanter l’évidence.

MAP, p. 155-156 ; italiques dans le texte

D’une morale impérative et révélée à une éthique, à un ethos d’écrire, on passe aussi de l’application de règles formelles à un programme d’écrire, à un labeur d’exploitation des possibles de la langue et des combinatoires archivées. Le travail, la vigilance, la gravité au regard du langage accompagnent, mirent et signifient une égale attention au monde extérieur — le poète « devrait, idéalement, ne détourner les yeux de rien » (MAP, p. 163) — en et de quelque temps que les choses extérieures tiennent leur existence : « Ce devoir est aussi bien de mémoire que de proposition […] » (MAP, p. 163 ; italiques dans le texte).

Un art d’attirer l’autre voix

Me penchant à nouveau, cependant, sur ma propre expérience du genre de l’art poétique, sur le besoin que j’ai pu ressentir d’énoncer les éléments d’une poétique, ou plutôt un programme d’exercice poétique, pour ma propre gouverne comme pour attirer, attiser et tester le jugement poétique d’autrui en connaissance de cause, je constate cependant que, parti sans doute, dans ma « bouillante jeunesse » en mal d’autorité et le manifestant, de « la recherche d’une oreille, ne fût-elle que de papier » (MAP, p. 196), ma position de scripteur de haute voix, ma position de locuteur et tout autant celle du poème qui s’efforce de la connaître et de l’enregistrer ont radicalement changé depuis.

Avant de comprendre à quel point le langage est — en soi et du côté de celui qui l’approche pour le cultiver — désarmé, insuffisamment prêté, mal nourri ou faussement complaisant, je pouvais crier, même avec des grâces, pour « me faire entendre », et il semble que c’est ce que je fis dans un certain « Bref manifeste nocturne » que publièrent Les Lettres françaises vers 1965… La pauvreté une fois ressentie du vers libre pour rendre compte de la « lune jardinée de plein jour[14] » qu’était à mes yeux une capitale artificielle, Canberra, cultivant dans ses géométries les signes d’une nature abolie, puis la nécessité de la justesse du sonnet pour tenter de rendre hommage à celle d’une pensée, d’une voix et d’un être corporel qui n’étaient pas les miens, pour ensuite perpétuer cette justesse par-delà le temps de sa vie précocement tranchée et de la mienne après elle, tout cela m’a conduit par étapes à faire feu de la vacance native du discours poétique afin qu’il puisse devenir — sait-on jamais ? — comblé d’écoute, lieu d’accueil de l’autre, du petit autre réel, grand de son petit « a ». Le poème, qui n’est rien d’abord que manque, défaut et désir, s’équipe pour accueillir l’autre voix, l’autre langue, l’autre parole, et que l’autre, tout autre, puisqu’il n’y a pas d’abord de « soi » et jamais de « soi-même », en fasse — s’il y consent, s’il y prend goût — sa demeure, ou du moins l’un de ses séjours. Il y serait, en s’y entendant fidèlement entendu, libéré de la longe et de l’allonge de la prose ; il remettrait en mouvement le figé du monde, de l’informe inerte et de la répétition stérile du déjà vu déjà dit :

and no flower will stand for a language,

nothing will grow or wither, or depart

or stumble unless your voice is released

from the tether of prose and shamelessly

shows a soft sun in the shadows shining[15].

Ce prologue, écrit après coup, à Opus 15, l’un de mes récents cycles poétiques, a la même forme que chacun des cinquante-trois autres textes qui le composent. Si l’art poétique reste une démonstration in vitro, il convient après tout qu’il cesse de se cacher dans les veines les plus opaques de l’oeuvre, mais il ne devrait pas non plus en être totalement détaché, errer à la poursuite de son objet.

C’est pourquoi les formulations d’un art poétique se sont déplacées dans mes réalisations au fil des années. Il y eut un profond enchâssement dans La leçon d’Otilia[16], comme si, peut-être, la voix qui manquait au monde, celle qu’il fallait encore et qu’il faut toujours laisser parler à l’oreille du poème la réverbérant pour le monde, avait dû être mieux protégée de la sorte, au coeur du texte qu’elle dictait en une plainte si faible, bien plus timide que la mienne. Deux courts extraits rendront perceptibles les motifs de la sanctuarisation, en quinze sonnets, d’une ars poetica, celle d’alors :

Le vers jusque dans la tempête offre des roses

Comme l’être et son sens échangeaient des bouquets

Qui ne passaient jamais par les mains de la prose[17].

Tel est le sens du vers, le somptueux silence

Sur la mort, que déploie devant elle la rime :

Contre un destin la délicate différence

De l’être avec ce qui, persévérant, le brime[18].

Cette position défensive étant toutefois critiquable dans la perspective du réarmement du poème — qui consiste à lui donner les moyens d’affirmer la perpétuité de l’autre —, l’ars poetica, déclarant l’accueil de la voix, la connivence de la mémoire et de l’oubli et la naturalité de la persistance vocale comme de la persistance rétinienne, est ensuite revenue peu à peu, dans les ouvrages successifs en telle ou telle langue, près de la porte du poème, d’abord pour la garder, puis pour l’ouvrir et enfin devant elle pour en montrer le chemin.

Une invite expresse faite à la voix, non plus à demeurer statique, prisonnière du poème, mais à sans cesse, comme le vers, aller et venir, d’un bord à l’autre de sa fragilité répétée, doit être audible dès l’orée. C’est là toujours que cela, l’autre commence, peut se parler, me parler, parler à tous, peut dire « je suis » et que ce ne soit pas moi qui de moi le dise, ce que nul ne croirait.

Mais, par un nouveau retour, le gain d’un art poétique ainsi conçu serait enfin d’être pleinement assumé par la voix qu’il appelle à venir parler ici, faisant dans son propre langage, d’une haleine plus fraîche, un écho non moqueur, mais correctif et interprétatif, « translecteur », à la voix première près de s’épuiser :

The broken arrow found in the middle of heavy traffic,

can you guess why it has for you such strong appeal ?

The poem begins with it, its short vibration metallic

and its final victory that no one will stoop to steal[19].

Les amours du poème et de son ars poetica, arrangées par les classiques, badines chez Musset, devenues fusionnelles avec Mallarmé, brisées par de terribles malentendus aux temps postmodernes, doivent maintenant réinventer un dialogue où chacun prenne sans trop d’effort son tour de parole.