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En exergue au présent article, dans lequel nous étudierons le regard critique porté par Hérodote et Thucydide sur la version homérique de la guerre de Troie et examinerons, plus succinctement, la place persistante de la référence à Homère dans l’historiographie d’époque hellénistique et romaine, il convient de rappeler que l’opposition, banale aux yeux des Modernes, de la littérature et de l’histoire ne va pas de soi quand il est question d’Antiquité, et cela pour deux raisons : tout d’abord parce que l’épopée, en tant que mémorial du passé le plus reculé de la Grèce, fait figure d’ancêtre de l’histoire, et que les premiers historiens grecs sont, dans une mesure non négligeable, les héritiers d’Homère[1] ; et ensuite parce que les Anciens avaient tendance à considérer l’histoire comme une discipline littéraire, et non pas scientifique.

Hérodote et la tradition homérique

La dette d’Hérodote, le « père de l’histoire », à l’égard de l’épopée, a souvent été soulignée : l’influence d’Homère est sensible, dans l’Enquête hérodotéenne, à tous niveaux — langue, style, techniques de composition, idées morales[2]. Elle s’affiche dès les premières lignes, où Hérodote présente son oeuvre dans des termes qui rappellent fortement les prologues épiques[3] : tel un aède, il insiste sur la dimension mémoriale de son entreprise, met en exergue une valeur caractéristique de l’univers épique, le kleos (gloire posthume née de la célébration des exploits), et se targue d’assurer aux deux partis, grec et troyen, une impartialité de traitement qui est aussi celle du récit iliadique[4].

Et pourtant, Hérodote fait rarement référence à Homère dans l’ensemble de l’Enquête et, lorsqu’il le mentionne, se montre le plus souvent critique à son égard[5]. Cette prise de distance délibérée de l’historien à l’égard du poète épique se manifeste, dès les chapitres d’introduction (1, 1-5), à travers l’étonnante mise à l’écart de la version homérique de la guerre de Troie. Lorsqu’il évoque cet affrontement qui préfigure les guerres médiques, sujet de son Enquête, ce n’est pas la version homérique qu’Hérodote utilise : il substitue au récit qui, de son temps, faisait autorité en la matière, une version inédite, dont il attribue la paternité aux « doctes » (logioi) perses (1, 1).

Une première particularité remarquable du récit des Perses, rapporté dans un développement long d’une soixantaine de lignes, tient au fait que la guerre de Troie perd la singularité qui, dans l’Iliade, était sienne pour s’insérer à l’intérieur d’une série de rapts de femmes, qui se succèdent selon le schéma archaïque de l’offense suivie de rétribution, et débutent à une époque bien antérieure à celle mise en scène dans les poèmes homériques. Un premier enlèvement, celui de la Grecque Io par les Barbares phéniciens, est compensé par un second, celui de la Phénicienne Europe par les Grecs, qui rétablit l’« égalité » (1, 2 : ἴσα πρὸς ἴσα). Le scénario se répète ensuite sur un mode inversé, avec l’enlèvement de la Barbare Médée par les Grecs, à quoi répond l’enlèvement de la Grecque Hélène par le Barbare Pâris. L’histoire pourrait s’arrêter là, avec un retour à l’équilibre, mais les Grecs, s’estimant offensés, déclenchent alors la guerre de Troie, dont les guerres médiques constituent par conséquent, selon les doctes perses, le juste châtiment.

Cette version alternative, rapportée par Hérodote en lieu et place de celle d’Homère, s’oppose à la version épique par une seconde particularité remarquable, sa tonalité démythologisante : les seuls acteurs en sont des personnages humains qui, de surcroît, n’ont plus rien d’héroïque[6]. Pâris y est décrit en calculateur cynique, comptant sur l’application du principe de la rétribution pour se procurer une femme par le rapt sans encourir de sanction, et Hélène est supposée consentante, puisque, aux dires des Perses, on n’enlève que les femmes qui le veulent bien. Les Grecs, enfin, sont accusés d’avoir surréagi pour des raisons futiles, alors que « les hommes de bon sens ne se soucient nullement des femmes enlevées » (1, 4). Le caractère iconoclaste d’une telle présentation est confirmé par la réaction de Plutarque qui, dans son traité Sur la malignité d’Hérodote, reproche à l’historien d’avoir déclaré que « la guerre de Troie, ce glorieux fleuron (κάλλιστον ἔργον καὶ μέγιστον) de la Grèce, a[vait] éclaté stupidement (ἀβελτερίᾳ) à cause d’une femme de petite vertu (γυναῖκα φαύλην) » (ch. 11, 856 e[7]). Il a échappé à Plutarque (ou celui-ci feint de n’avoir pas remarqué) qu’Hérodote, loin de reprendre à son compte la version des logioi perses, la met à distance en la présentant au style indirect[8], et complète ce travail de sape en évoquant l’existence d’une variante phénicienne de l’enlèvement d’Io (1, 5). Il refuse d’ailleurs, dans le troisième et dernier temps de sa préface, de se prononcer personnellement sur des événements aussi anciens, et choisit pour sa part de ne pas remonter dans la chaîne causale au-delà du vie siècle av. J.-C. ; en désignant comme premier agresseur le Lydien Crésus, auquel il impute « l’initiative d’actes offensants » envers les Grecs (1, 6), il contredit de facto la version des logioi perses, dont la fonction apparaît en définitive assez énigmatique : si elle jette obliquement le doute sur la validité du récit homérique, elle sert peut-être aussi à suggérer que tout, jusqu’à leur interprétation du passé, oppose les Grecs et les Barbares[9].

Un autre passage de l’Enquête nous intéresse plus encore, parce qu’il comporte une critique, cette fois explicite et très détaillée, du texte homérique. Le passage en question figure dans la première partie du livre ii, réservée à l’histoire de l’Égypte, et, plus précisément, dans le développement consacré à un pharaon qu’Hérodote désigne sous le nom grec de Protée, celui-là même porté par le dieu marin que Ménélas aurait rencontré, au cours de son voyage de retour, selon le chant iv de l’Odyssée (v. 351-586). Les remarques d’Hérodote sur Homère et la guerre de Troie, qui occupent en fait l’intégralité du chapitre dévolu au règne de Protée (2, 113-120), prennent la forme d’un excursus à valeur étiologique[10]. Se mettant en scène dans le rôle d’enquêteur, il raconte comment il a visité, près de Memphis, un sanctuaire de l’Aphrodite étrangère, qu’il identifie à Hélène. Il rapporte alors le récit que les prêtres égyptiens lui ont fait de la guerre de Troie (§ 113-115 et 118-119) — récit en désaccord avec la version d’Homère, dont l’autorité se trouve à nouveau contestée par un témoignage étranger. Selon les prêtres, Hélène et Pâris auraient, au cours de leur fuite, été contraints de faire escale en Égypte ; dénoncé au pharaon par ses propres serviteurs et reconnu coupable d’avoir transgressé les lois de l’hospitalité, Pâris aurait été obligé de quitter l’Égypte en laissant à Protée la garde d’Hélène. De leur côté, les Grecs se seraient obstinés à faire la guerre aux Troyens, parce qu’ils estimaient mensongères leurs protestations concernant l’absence d’Hélène à Troie, et ils n’auraient compris leur erreur qu’après avoir anéanti la cité. Ménélas se serait alors rendu en Égypte, où Protée, après l’avoir généreusement accueilli, lui aurait restitué Hélène. Ce qui n’aurait pas empêché le roi de Sparte, retenu par des vents contraires, d’immoler deux enfants égyptiens pour pouvoir reprendre la mer, en une sorte de réitération aggravée du sacrifice d’Iphigénie[11].

Comme les récits perses du livre i, cette version alternative égyptienne constitue, à elle seule, une remise en cause de la validité du texte homérique. Tout d’abord, parce qu’Hérodote souligne la fiabilité de ses informateurs égyptiens, auxquels il prête, dans leur enquête sur les événements du passé, une attitude semblable à la sienne (ils ont, comme lui, procédé à une historiê) ; il insiste sur leur honnêteté intellectuelle[12] et précise que, même pour les événements du siège de Troie, ils possèdent des renseignements remontant à un témoin oculaire, Ménélas en personne. Une présentation aussi flatteuse fait évidemment de l’ombre à la version d’Homère, qui apparaît comparativement beaucoup moins bien informée[13]. Par ailleurs, le récit très égyptophile des prêtres de Memphis présente les héros des poèmes homériques sous un jour singulièrement peu flatteur : face au pharaon Protée, qui joue le beau rôle de défenseur du droit et de vengeur de l’hospitalité bafouée, Pâris et Ménélas font figure de vilains, et les Grecs dans leur ensemble ne valent guère mieux, en s’obstinant, pendant dix ans, à faire la guerre pour rien[14].

Mais Hérodote ne se contente pas de ce jeu de comparaison implicite pour dénoncer les balivernes (μάταιον λόγον) homériques, il se livre aussi, à deux reprises, à une critique en règle d’Homère, aux § 116-117, puis à nouveau, au § 120[15]. Dans le premier passage, qui concerne le séjour d’Hélène en Égypte, il accuse Homère d’avoir délibérément faussé la réalité, qu’il connaissait, parce qu’elle ne lui paraissait pas appropriée (εὐπρεπής) pour l’épopée, et il appuie cette affirmation sur un examen détaillé des poèmes homériques, en se livrant à un exercice de critique textuelle (la mention, au chant vi de l’Iliade, d’une escale de Pâris en Phénicie attesterait son passage en Égypte, pays voisin[16]). L’emploi du terme εὐπρεπής montre qu’aux yeux d’Hérodote le premier défaut d’Homère, ou plutôt la spécificité qui en fait une source malaisément exploitable pour l’historien, est d’avoir opté pour une version des faits plus belle, plus glorieuse que n’était la réalité. À travers Homère, c’est donc la poésie tout entière (et son éventuelle exploitation en tant que source historique) qui se trouve visée, en raison même du rapport extrêmement libre qu’elle entretient avec le réel[17].

Dans la seconde séquence de critique littéraire (§ 120), les reproches adressés par Hérodote au texte homérique sont d’un ordre assez différent, puisqu’il s’en prend à l’invraisemblance psychologique du récit de l’Iliade. L’idée directrice, dans ce passage à l’armature démonstrative très apparente, est que, si Hélène avait été à Troie, les Troyens l’auraient, tôt ou tard, rendue aux Grecs pour éviter la destruction totale de leur cité. En adoptant pareille ligne argumentative, Hérodote frappe de nullité la célèbre déclaration prononcée, au chant iii de l’Iliade, par les vieillards de Troie : « Non, il n’y a pas lieu de blâmer les Troyens ni les Achéens aux bonnes jambières si, pour telle femme, ils souffrent de si longs maux[18]… » (v. 151-160). Aux yeux de l’historien rationaliste, tenir pareil langage c’est se montrer φρενοβλαβής, avoir l’esprit troublé. On notera toutefois les limites dans lesquelles s’exerce la critique hérodotéenne du texte homérique : si l’historien conteste la véracité de la version iliadique de la guerre de Troie, il ne remet nullement en question la guerre elle-même, ni l’historicité des personnages du récit homérique, et l’on constate même que, dans la réfutation du § 120, il exploite Homère contre Homère, en utilisant divers éléments du texte iliadique (mort de nombreux fils de Priam, opposition d’Hector et de Pâris), pour mieux reprocher au poète l’invraisemblance de sa version de la guerre[19].

Thucydide, lecteur et interprète d’Homère

Bien qu’Hérodote et Thucydide soient souvent présentés sous un jour antithétique, le premier comme un historien naïf et affabulateur, et le second comme le père de l’histoire « scientifique » et objective, leurs deux oeuvres sont, en fait, loin d’être en opposition radicale. Un certain nombre d’études récentes se sont même attachées à montrer l’importance de l’héritage hérodotéen dans le texte de Thucydide[20] ainsi que l’influence persistante de la tradition homérique dans l’oeuvre de ce dernier[21]. Il convient d’ailleurs de rappeler la proximité temporelle des deux historiens (trop souvent sous-estimée) : Hérodote a achevé la composition de son Enquête dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, à laquelle il fait quelques allusions — c’est-à-dire à une époque où Thucydide avait déjà entrepris la rédaction de sa propre histoire, qui est donc en partie contemporaine de l’Enquête hérodotéenne[22]. La dette de Thucydide à l’égard d’Hérodote apparaît d’emblée, à travers la structure tripartite de son introduction[23] : au premier prologue, assurant la présentation de l’oeuvre et de son auteur (1, 1), succède un panorama de l’histoire de la Grèce depuis les origines (l’« Archéologie », 1, 2-19), suivi d’une seconde préface, en forme de discours de la méthode (1, 20-22). La note épique est présente dans le premier prologue, à travers l’exaltation de la grandeur du sujet. La remontée dans le temps à laquelle Thucydide se livre dans son « Archéologie » a d’ailleurs pour fonction, non d’exposer, comme le développement correspondant d’Hérodote sur les rapts de femmes, les origines lointaines d’un conflit actuel, la guerre du Péloponnèse, mais de prouver que cette guerre dépassa en importance toutes celles du passé — objectif de caractère moins scientifique qu’épidictique[24].

Si l’« Archéologie » est, néanmoins, introduite par des précautions méthodologiques destinées à établir le sérieux de l’historien (Thucydide précise qu’il n’est pas possible d’aboutir à une « connaissance parfaite » des époques les plus reculées, mais seulement à des vraisemblances étayées sur des « indices », tekmêria[25]), on a la surprise de constater qu’il accorde une place importante à l’oeuvre d’Homère dans son travail de reconstitution des premiers temps de l’histoire grecque, alors même que, dans le reste de son oeuvre, les références au poète épique sont encore plus rares que chez Hérodote[26]. Il s’appuie sur le texte d’Homère pour évoquer l’absence d’unité du monde grec à l’époque archaïque (1, 3), la piraterie alors endémique en Méditerranée (1, 5, 2), et se livre, dans le développement consacré à la guerre de Troie (1, 9-11), à un véritable commentaire de l’Iliade. Et l’on remarque non sans étonnement qu’il porte sur la valeur historique du témoignage homérique un regard sensiblement plus optimiste qu’Hérodote : s’il souligne, comme celui-ci, la tendance du poète à embellir la réalité, il ne récuse aucunement l’intérêt du texte d’Homère, ne lui substitue pas, comme Hérodote, une version alternative et exogène, mais s’emploie à mettre en place une méthode qui lui permette de transformer l’oeuvre littéraire en source d’informations authentiquement historiques[27].

Ce faisant, il développe en fait une idée qui, chez Hérodote, n’apparaissait qu’en filigrane : l’idée que la vérité est bel et bien présente dans le texte homérique, mais sous forme de trace, d’allusion (hyponoia) cachée dans les interstices du récit poétique[28]. La tâche de l’historien consiste donc, aux yeux de Thucydide, à lire entre les lignes, pour faire dire au texte ce qu’à la lettre il ne dit pas et soutirer au poète des renseignements involontaires, par le biais du raisonnement inductif ou comparatif[29]. Si Homère n’évoque nulle part le manque d’unité de la Grèce, Thucydide estime qu’il témoigne de cela à son insu, en employant une multitude de termes différents pour désigner les contingents helléniques (1, 3). Quant à l’importance en réalité très limitée de l’expédition contre Troie, Thucydide la déduit d’une analyse détaillée du Catalogue des Vaisseaux, dont il exploite les données chiffrées en véritable précurseur de l’histoire quantitative (1, 10). Il s’emploie aussi à retrouver dans le texte de l’Iliade des indications de nature économique, qui lui permettent de conclure au « manque d’argent » dont souffrit l’entreprise d’Agamemnon : à l’origine de problèmes d’approvisionnement, les ressources insuffisantes de l’armée grecque expliqueraient la durée du siège relaté dans l’Iliade (1, 11).

Thucydide dépouille donc l’oeuvre du poète de son habillage idéaliste, pour en tirer les éléments d’une lecture très réaliste de la guerre de Troie, dans laquelle l’analyse des rapports de force et celle des conditions matérielles de l’affrontement occupent une place déterminante[30]. L’examen critique auquel il soumet le texte homérique lui sert à illustrer la méthode de recherche qu’il mettra ensuite en oeuvre dans son exposé de la guerre du Péloponnèse. La reconstitution à laquelle il se livre à partir des données empruntées aux poèmes homériques s’insère d’ailleurs dans une polémique générale contre l’idéalisation du passé[31], comme l’indique clairement la conclusion du développement consacré aux événements troyens (1, 11, 3) : « S’ils furent plus renommés que tous ceux qui précédèrent, [ils] se révèlent dans la réalité (δηλοῦνται […] τοῖς ἔργοις) inférieurs à la légende (τῆς φήμης) et à la tradition (τοῦ λόγου) qui, actuellement, grâce aux poètes, s’est établie à leur sujet. »

L’ombre d’Homère dans l’historiographie grecque de l’époque impériale

La place centrale d’Homère dans la paideia hellénique et le prestige dont jouissait l’oeuvre historique de Thucydide contribuent largement à expliquer la pérennité de la référence homérique chez les historiens (et géographes) de l’époque hellénistique et romaine. Polybe, convaincu de la véracité, au moins partielle, des voyages d’Ulysse, qu’il prétendait pouvoir localiser dans les parages de la Sicile, affirmait, dans un passage cité par Strabon, qu’« il n’est pas dans la manière d’Homère de composer un récit où il n’y aurait que du merveilleux, sans aucun fond de vérité ». Lui emboîtant le pas, Strabon estime que le Poète, « quand il compose ses fables, se garde de mettre du prodige partout » (1, 2, 7) : qu’il évoque la guerre de Troie (dans l’Iliade) ou le périple d’Ulysse (dans l’Odyssée), il part de faits réels, qu’il embellit « des ornements de la fable » (1, 2, 9)[32]. Strabon s’attarde longuement sur la question de l’historicité d’Homère, au point d’être, de tous les écrivains anciens, celui qui a consacré la discussion la plus substantielle à ce problème épineux : parce qu’il utilise abondamment les poèmes homériques comme source de sa description du monde habité, et notamment dans les sections consacrées à la Grèce et à la Troade (l. vii-x), il a jugé nécessaire de justifier, dans les prolégomènes de sa Géographie, ce recours intensif au témoignage d’Homère, et s’emploie donc, à l’instar de Thucydide, à définir une méthode d’exploitation du texte homérique, où nous retrouvons la théorie du « sens caché ». Comme l’historien, le géographe doit soumettre les déclarations d’Homère à une enquête critique, afin de découvrir la vérité « sous les lieux ou personnages agrandis par la fable », inversant ainsi le processus poétique qui, sur un noyau de réalité, a greffé une enveloppe fictive[33].

Par ailleurs, le fait que l’histoire soit assez vite devenue un genre littéraire, et qu’elle constitue à l’époque hellénistique et romaine « une province de l’éloquence » plutôt qu’une discipline scientifique[34], a contribué à pérenniser l’influence proprement littéraire d’Homère sur l’écriture des historiens. Le passage consacré dans l’Anabase d’Arrien au séjour d’Alexandre à Troie en offre un exemple éclairant : évoquant, dans cette séquence qui fait fonction de seconde préface, l’hommage rendu par le conquérant macédonien au tombeau d’Achille, Arrien écrit : « Alexandre proclama Achille heureux, à ce qu’on dit, d’avoir trouvé un Homère comme héraut pour passer à la postérité » (1, 12[35]). Il ajoute qu’Alexandre n’ayant pas eu la chance de voir ses exploits célébrés comme ils le méritaient, il a l’intention de combler cette lacune, car il « ne [s]e croi[t] pas indigne » de faire connaître ses hauts faits aux hommes à venir (1, 12). Il présente donc implicitement son Anabase comme une seconde Iliade[36], et peut-être faut-il voir dans son refus d’indiquer son nom et sa patrie, comme l’avaient fait, dans leurs préfaces, Hérodote et Thucydide, l’adoption d’une posture délibérément homérisante[37] : c’est, en tout cas, ce que suggère un passage du Discours 53 (Sur Homère) de Dion de Pruse, où l’orateur oppose à l’ostentation des historiens qui font parade de leur nom l’humilité du poète, qui préféra garder l’anonymat (§ 9-10[38]).

Nous terminerons cette brève enquête sur Homère et les historiens par quelques remarques à propos d’une autre oeuvre de Dion, le Discours troyen. Dans ce discours, prononcé devant les habitants d’Ilium Novum, ville nouvelle construite sur le site supposé de l’ancienne Troie, Dion prétend dénoncer les mensonges d’Homère et rétablir la vérité sur la guerre de Troie, dont il présente une version bien différente de celle de l’Iliade : Pâris n’y est plus le ravisseur, mais l’époux légitime d’Hélène dont il a obtenu la main de façon tout à fait régulière, et Ménélas se transforme de mari trompé en prétendant évincé. Dion rejette donc sur les Grecs la responsabilité du conflit, dont il modifie radicalement l’issue, puisqu’il affirme que c’est Hector le meurtrier d’Achille, et non l’inverse, et que la victoire a été remportée par les Troyens. Homère aurait brouillé les faits à dessein, « pour complaire tant aux Grecs qu’aux Atrides » (§ 35). Le fait que Dion prétende tenir cette version inédite de la bouche d’un vieux prêtre égyptien, qui aurait lui-même obtenu ses informations de Ménélas en personne (§ 37-39), indique que l’on n’a pas affaire à un simple exercice sophistique de réfutation d’Homère — jeu littéraire en vogue à l’époque impériale[39] —, mais que l’ironie de Dion a pour cible, moins Homère lui-même, que le débat sur l’historicité d’Homère, initié par Hérodote, et poursuivi ensuite par Thucydide et Strabon[40]. D’autres éléments du Discours troyen montrent que Dion s’amuse à pasticher Hérodote critiquant la version homérique de la guerre de Troie : outre le motif de l’informateur égyptien renseigné par Ménélas, l’accent mis par Dion sur les diverses incohérences du récit homérique rappelle l’importance accordée par Hérodote au critère de la vraisemblance dans sa critique d’Homère[41], et l’idée que le poète connaissait en fait la vérité sur la guerre de Troie, et a délibérément choisi de la taire ou de la déformer, tout en en laissant subsister quelques traces perceptibles au lecteur affûté, trouve elle aussi son origine dans l’Enquête hérodotéenne[42]. À travers ce jeu subtil de mise en abyme, où Dion se moque d’Hérodote se moquant d’Homère, l’orateur entre en dialogue avec la tradition séculaire du débat sur la crédibilité historique des poèmes homériques. Entend-il ainsi dénoncer ce qu’il considérait peut-être comme un faux problème, aux termes mal posés[43], ou veut-il juste plaisanter de ce que la vogue littéraire d’Hérodote avait, sous la Seconde Sophistique, transformé en « marotte » intellectuelle, le caractère très énigmatique du Discours troyen[44] ne permet guère de le préciser.

Conclusion

Si des historiens contemporains ont pu être tentés de remettre en question l’existence même de la guerre de Troie[45], faisant ainsi basculer les poèmes homériques dans le domaine de la pure fiction, jamais dans l’Antiquité le doute n’a pris des formes aussi radicales : lorsque les historiens anciens, soucieux de promouvoir le sérieux de leur discipline, critiquent la valeur documentaire de l’Iliade ou de l’Odyssée, leurs soupçons s’arrêtent au déroulé des événements, à la présentation des acteurs de l’histoire, ou encore au dénouement du conflit, dont le récit a pu paraître biaisé à certains commentateurs antiques, prompts à suspecter chez autrui l’esprit partisan[46]. Telle est bien la position adoptée par l’auteur qui, sans doute, s’est avancé le plus loin dans la voie du déni, Dion de Pruse, lorsqu’il affirme que Troie n’a pas été prise : si la réputation d’Homère est égratignée dans cette réfutation sophistique, qui traite le poète en faussaire, ni la guerre elle-même ni les personnages homériques qui en sont les acteurs ne sont remis en cause, et l’on peut se demander si l’intention de Dion ne serait pas d’ironiser sur les tentatives de récupération auxquelles cet épisode fondateur du passé grec fut soumis : à l’époque impériale, les Romains avaient en effet annexé la guerre de Troie à leur propre patrimoine, en lui ménageant une place dans l’histoire des origines de Rome.