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Si la notion de communautés franco-canadiennes et québécoise fondées sur des ancêtres et un patrimoine culturel communs n’est plus de mise aujourd’hui, la création, en 2007, de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, ses conclusions, mais aussi et peut-être avant tout, les dialogues et commentaires que le processus a suscités à travers le Canada mettent en relief le caractère complexe et problématique des rencontres interculturelles. Comme citoyens d’une démocratie, les Canadiens comprennent l’importance du rôle de l’inclusion pour leur identité et pour l’avenir du pays et ergo, le besoin de conditions génératrices de cohésion sociale. En tant que membres d’une société qui reconnaît sa diversité ethnoculturelle comme une caractéristique fondamentale et la considère comme une valeur ajoutée, ils reconnaissent aussi que leur épanouissement aux plans social, économique et démographique exige de former de nouvelles solidarités interculturelles, d’intégrer de nouveaux savoirs, de nouvelles perspectives et attitudes et de nouveaux goûts[1]. Sur le plan pratique, cependant, compte tenu de la diversité accrue, le vivre ensemble présente de grands défis. Comment adhérer au pluralisme de façon à éviter la formation de hiérarchies ou de scissions, le développement de discriminations, la création de citoyens de deuxième classe ?

Au Canada, le modèle adopté pour gérer la diversité ethnoculturelle est le multiculturalisme qui, selon Gérard Bouchard, statue qu’il n’y a pas de majorité culturelle. Le modèle québécois en diffère, notamment par son insistance sur l’intégration, les rapprochements interculturels et la formation d’une culture commune. On reconnaît les droits des minorités en favorisant la pratique d’accommodements, mais sans oublier qu’il existe bel et bien une majorité culturelle fondatrice : la francophonie. Puisque cette majorité est également une minorité, elle mérite reconnaissance et protection[2].

Qu’en est-il du vivre ensemble dans l’imaginaire des francophones canadiens « hors-Québec » ainsi que québécois ? Avec quels Autres forment-ils des solidarités et sur quels modes ? Comment les rapports interculturels s’articulent-ils par rapport au modèle canadien d’une part et, d’autre part, au modèle québécois ? Voilà les principales questions auxquelles je chercherai quelques éléments de réponse en me penchant sur quatre oeuvres littéraires signées par des écrivains issus de la francophonie canadienne à l’ouest du Québec ou à tout le moins, comme c’est le cas de l’un des écrivains, qui ont vécu une partie de leur vie dans un cadre franco-canadien en dehors du Québec.

Dans le domaine littéraire francophone de l’Ouest canadien, les thèmes de la diversité culturelle et de la rencontre interculturelle mettent en rapport des francophones blancs et des francophones métis ou bien des anglophones ou, encore, des allophones blancs francophiles et ce, dès les premiers ouvrages issus du milieu, dont par exemple, Nipsya (1924) de George Bugnet, les treize ouvrages de L’épopée canadienne de Maurice Constantin-Weyer, publiés entre 1921 et 1940 à Paris, y compris son Prix Goncourt, Un homme se penche sur son passé (1928), et Dans le muskeg (1960) de Marguerite-A. Primeau. Exceptionnellement, l’oeuvre de Gabrielle Roy représente d’autres altérités. Les différentes communautés culturelles établies dans les Prairies, dont Roy a brossé le portrait en 1943 pour la série « Peuples du Canada », parue dans le mensuel Le Bulletin des Agriculteurs, ont inspiré des textes littéraires écrits douze, quinze et vingt ans plus tard : le recueil de nouvelles Rue Deschambault (1955) mettait en scène les personnages éponymes des récits « Les deux nègres », « Wilhelm » et « L’Italienne », et, en faisant paraître La rivière sans repos (1970) et Un jardin au bout du monde (1975), l’écrivaine a peuplé l’Ouest imaginaire de petits regroupements inuit et ukrainiens, auxquels s’est ajouté un seul Chinois.

Compte tenu de l’importance pour la littérature canadienne d’expression française contemporaine (publiée depuis 1990) des oeuvres d’écrivains d’origine asiatique[3], dont Ying Chen, originaire de Shanghai, Kim Thúy, originaire du Vietnam, Ook Chung, d’origine coréenne, mais né et élevé au Japon jusqu’à l’âge de trois ans, et Aki Shimazaki, originaire du Japon, il m’a paru intéressant de voir ce qu’il en est de la représentation littéraire des rapports entre les francophones canadiens et québécois et des immigrants d’origine asiatique, notamment pour déterminer s’il est possible de les inclure au chapitre des nouvelles solidarités imaginaires. J’aborderai le sujet dans deux nouvelles, « Où iras-tu Sam Lee Wong ? » de Gabrielle Roy et « Une veille de Noël » de Marguerite-A. Primeau, et ensuite dans deux romans : Le soleil du lac qui se couche de J. R. Léveillé et Quelque chose comme une odeur de printemps d’Annie-Claude Thériault.

La tentative de saisir une culture autre que la sienne est une entreprise délicate et problématique, quasiment toujours vouée à l’échec, mais si une contextualisation méticuleuse et une intelligence morale sont de la partie, l’exercice peut contribuer à la valorisation des différences culturelles. Cela étant, il convient sans doute de donner raison à Edward Saïd qui, à travers ses travaux sur l’Orientalisme, confirme que les représentations de l’Autre s’avèrent davantage révélatrices de soi que de cet autre. Aussi cette étude permettra-t-elle de tirer un certain nombre de conclusions moins à l’égard des (néo-)Canadiens asiatiques qu’en ce qui concerne le point de vue des francophones sur la question de former des alliances avec l’Autre asiatique. Il s’agira d’interroger chaque texte du corpus au regard des traits physiques et psychologiques servant à dépeindre le personnage asiatique, du statut et de la place que lui attribue la communauté au sein de laquelle il évolue et de ses apports à cette communauté. Ce dernier point permettra d’aborder la question de son agentivité d’une part et, d’autre part, de souligner l’efficacité de la stratégie qu’il adopte dans le but de supporter sa condition d’exilé.

Pour ce qui est de la dernière question, j’emprunterai à la géographie et à l’anthropologie sociale[4] la perspective translocale qui permet d’examiner l’expérience du sujet interculturel non seulement en rapport avec sa mouvance, mais aussi et surtout au point de vue des liens qu’il a le sentiment d’entretenir vis-à-vis d’une localité ou d’un espace-temps vécu particulier — de par le souvenir qu’il en garde et ce, toute fragmentée qu’en soit la trace mnémonique. Parce qu’il en porte la trace en lui, chaque déplacement présente l’occasion de réactualiser sa mémoire et de créer d’autres localités. À force d’accumuler des mouvances et ergo, différentes expériences locales/localisantes, il aboutit à la construction d’un réseau de localités où l’identité se négocie et se transforme tout en gardant une dimension fondamentalement et foncièrement « originelle[5] ».

« Où iras-tu Sam Lee Wong ? »

Dans un texte journalistique écrit vers le début des années 1940 et ayant pour cible le groupe d’immigrants le plus nombreux dans les Prairies canadiennes, les Ukrainiens, Gabrielle Roy a fait ressortir une figure anonyme, mais non moins identifiable parce que commune, selon elle, à toutes les communautés des plaines canadiennes : le restaurateur chinois solitaire grâce à qui, ironiquement, chaque petite communauté se dotait d’un lieu de rassemblement :

Je me promenais parfois le soir à Canora en Saskatchewan. Je croisais des Polonais, des Canadiens anglais, des Doukhobors ; j’apercevais sur le seuil de son café celui que l’on retrouve dans tous les hameaux, dans tous les bourgs de l’Ouest, celui qui paraît toujours s’ennuyer et jamais se décourager, celui qu’on nomme Charlie partout : le restaurateur chinois. Je sentais en passant une odeur de chop-suey, puis je voyais d’autres visages ; j’en voyais de toutes les races, mais dès que je levais les yeux, je lisais aux affiches des noms ukrainiens[6].

Trente-deux ans plus tard, Roy présentait à ses lecteurs « ce » Chinois restaurateur et solitaire, mais doté d’une vie intérieure : il s’agit du protagoniste éponyme de la nouvelle « Où iras-tu Sam Lee Wong ?[7] » Dans la préface du recueil dans lequel paraissait cette nouvelle, l’auteure affirmait qu’il s’agissait d’un texte inédit qui,

longtemps laissé à l’état d’ébauche, pour ainsi dire abandonné en cours de route, […] le serait sans doute resté sans la curieuse insistance du Chinois à se rappeler à [s]on souvenir, à [lui] rappeler surtout qu’il n’y avait peut-être [qu’elle] à avoir imaginé son existence et par conséquent à pouvoir lui donner vie. Comme c’est puissant sur le coeur d’un écrivain cet appel, Dieu sait de quels limbes, d’un personnage qui demande à vivre[8] !

Force est de conclure qu’en faisant vivre celui qui s’était gravé dans sa mémoire, l’écrivaine cherchait à accomplir un acte de solidarité envers et avec l’humanité[9] : le Chinois aperçu sur le seuil de son café[10] à Canora était une composante humaine des plaines canadiennes qui exigeait d’être tirée du néant. Mais qu’en est-il de son importance vis-à-vis de la communauté francophone ?

D’emblée, le titre de la nouvelle désigne le protagoniste comme un individu digne d’intérêt. C’est l’effet produit par le tutoiement et le fait d’adresser une question précise directement à celui dont on connaît le nom au complet. De plus, en l’inscrivant dans le mouvement, il lui attribue non seulement un avenir, mais aussi la liberté d’en décider. Il en découle une précieuse agentivité qui se dévoile au fur et à mesure de la nouvelle.

Dans sa Chine natale où, partout, il était « une face jaune au sein d’une infinité de faces jaunes » (SLW, p. 61), Sam Lee Wong n’avait guère le sentiment d’avoir une identité : « une petite voix à peine distincte […] osait dire de lui-même : Moi » (SLW, p. 61). Aussi décide-t-il de partir pour le Canada où, selon les ouï-dire, « on » serait plus à l’aise[11].

À bord du navire faisant route vers le Canada, Sam Lee Wong fait d’abord partie intégrante d’une masse dont les membres sont caractérisés par « leur humble contenance habituelle » et par leurs « yeux si las qu’on aurait pu les croire dénués d’intérêt même pour leur propre sort » (SLW, p. 62). Dans la phrase suivante, toutefois, l’instance narrative le sort de son anonymat en révélant que, sous l’effet du mouvement de l’océan, de brèves images se présentent à son esprit, qu’il convient d’interpréter dans une perspective identitaire. Aussi apprenons-nous que son sens de soi est étroitement lié au vague souvenir d’une présence féminine maternelle et protectrice[12] qui se confond avec un trait particulier de sa terre natale. Il s’agit des « vieilles collines » qui, surgissant « du fond de sa mémoire », évoquent à la fois la rondeur de « bols de riz emplis à ras bord » et la chaleur d’un « petit manteau fait de plusieurs couches de coton piqué » (SLW, p. 62). Il en découle la matérialité et la permanence de quelques minces expériences affectives investies de significations intimes. Évoquées dans la perspective translocalisante, ce sont elles qui permettront au personnage de survivre à la terrible expérience qu’est l’exil[13].

En effet, il note consciemment les « hautes montagnes » (SLW, p. 63) de Vancouver et ensuite, à Horizon, village perdu sur les plaines sans fin de la Saskatchewan, il constate qu’« [h]eureusement, une chaîne de petites collines, assez loin sur la droite, arrêtait enfin, de ce côté, la fuite du pays » (SLW, p. 67). Ce réflexe translocalisant lui permettra de se sentir quelque peu chez lui dans un pays où la Loi d’exclusion des Chinois[14] le contraint dans un rôle de subalterne. Aussi se résigne-t-il à exercer l’un des deux métiers permis alors aux Chinois, celui de restaurateur fournissant à la communauté blanche un service à faible coût. Qu’il accepte sans question d’occuper l’espace socioéconomique exigu que la société d’accueil lui réserve est mis en évidence par son habitude de rester dans les confins de son restaurant où il adopte un comportement extrêmement complaisant auprès des clients. Il offre toujours une écoute bienveillante lorsque les clients, presque tous tristes, esseulés et mécontents, éprouvent le besoin de se vider le coeur — ce qu’ils font en monologuant, sans aucun égard pour le restaurateur — et ce, bien qu’il lui faille rester célibataire et solitaire (SLW, p. 87 et 89)[15]. « Partout Chinois tout seul » (SLW, p. 82), affirme-t-il lucidement, conscient que la seule communauté à laquelle il saurait appartenir est celle de ses ancêtres[16]. Dans le but de souligner son infériorité, il adopte un parler variablement, mais délibérément imparfait et va jusqu’à répondre à quelqu’un qui s’adresse à lui en employant le terme péjoratif « Chink » (SLW, p. 85).

Or, à force de toujours regarder les « légères collines à faible distance du village […] qu’il était venu presque chaque jour contempler de son seuil » (SLW, p. 125), l’Asiatique élargit un tant soit peu son univers et se lie d’amitié avec un Français basque originaire des Pyrénées, un homme selon qui « [i]l n’y avait que les montagnes pour sauver les hommes, les montagnes qui par leur noblesse et leur immuabilité obligeaient l’espèce humaine à s’arrêter de tourner perpétuellement en rond » (SLW, p. 82). Le jour de leur rencontre, le monde leur paraît effectivement plus hospitalier :

Était-ce la lueur du feu allant chercher au fond des yeux bridés une expression paisible ? En tout cas, le Chinois paraissait à sa place ce matin comme restaurateur. De son côté, à peine assis, le vieux Smouillya prit l’air d’un client avec juste ce que cela comporte de quelque peu supérieur à celui qui le sert, mais atténué par une camaraderie de bon ton.

SLW, p. 79-80

En plus de leur bienveillance mutuelle et réciproque — l’homme des Pyrénées appelle le restaurateur « Fils du Céleste Empire » (SLW, p. 79) —, le Chinois et le Français ont en commun leur marginalisation, leur parler « différent » — le dernier a un trop fort accent basque et de graves difficultés d’élocution —, mais aussi le don de comprendre des formes alternatives de communication : l’Européen sait déchiffrer les jargons et les patois de toutes sortes, tandis que l’Asiatique sait « lire sur les visages et dans les gestes des hommes » (SLW, p. 79). Le restaurateur offre au Basque, lourdement endetté, des repas à crédit et, en échange, celui-ci s’occupe de tout ce que le Chinois doit faire par écrit. De fait, en écrivant le nom de son ami « à l’occidentale » (SLW, p. 93) et en l’assurant de plus qu’il est « esquire […] [c]omme tout le monde » (SLW, p. 94), Smouillya lui donne le sentiment d’avoir une place sous le soleil[17]. Avec le temps, Sam Lee Wong s’affirme ; parfois il exprime des points de vue (SLW, p. 91, 92 et 95) différents de ceux de son ami et, une fois, il va jusqu’à se permettre « un léger reproche » (SLW, p. 90). Quant au Basque, l’amitié lui offre la possibilité de répéter encore « le récit broussailleux de sa vie » (SLW, p. 99).

Alors que le Chinois habite Horizon depuis vingt-cinq ans et que, sous le coup de la prospection pétrolière, le village a prospéré, son restaurant est condamné par l’inspecteur du Bureau d’Hygiène, et il apprend aussitôt que l’emplacement du café a été vendu à une compagnie de pétrole. « Il n’y eut que Smouillya pour apercevoir que dépérissait davantage le maigre Sam Lee Wong, qu’il était malade de penser, ne dormant plus […]. Se reconnaissant abandonné, Smouillya s’attarda à penser à ce que devait être le sort de Sam Lee Wong. » (SLW, p. 113) Son empathie sort Sam Lee Wong de son immobilité et de son isolement : après s’être renseigné auprès de son ami, Smouillya se rend à la rue principale où il tente d’alerter le village : « il faut faire quelque chose pour Sam Lee Wong, bougre d’affaires ! Il y a vingt-cinq ans qu’il vit parmi nous, c’est un de nous, on ne peut tout de même pas le laisser périr sans aucune espèce d’aide de notre part » (SLW, p. 114). Puisque personne ne comprend ni son français, ni son anglais, il finit par faire appel à la vieille téléphoniste Amanda Lecouvreur, qui, croyant comprendre que le restaurateur repart pour la Chine, décide d’organiser une fête d’adieu. Elle réussit à enthousiasmer le village entier pour le projet, même si, jusque-là, le Chinois était sorti de la conscience de presque tout le monde. Smouillya, quant à lui, oublie qu’il fallait plutôt faire en sorte que le Chinois n’ait pas à quitter le village.

Or, Sam Lee Wong avait projeté d’ouvrir une blanchisserie à Horizon, mais au terme de la soirée « surprise », il comprend, pour avoir constaté la suite d’autres départs, que lorsqu’« un village entier se [met] soudainement à aimer quelqu’un publiquement, […] celui-ci n’[a] plus qu’à quitter les lieux » (SLW, p. 123). Tout se passe comme si, enfin reconnu en tant qu’individu, il ne peut plus faire partie de la communauté. On dirait que la singularisation réalisée par le déroulement de la cérémonie d’adieu − « c’était lui à qui on avait dit adieu. Lui que le maire avait félicité. Lui que le curé avait exalté » (SLW, p. 123) −, transforme l’individu en une excroissance dont le corps social doit se débarrasser.

En effet, dès la fin de la soirée, Sam Lee Wong se trouve « abandonné même de Smouillya » (SLW, p. 122). Il se demande alors si « les aïeux […] aussi [ont] fini par oublier leur enfant perdu » (SLW, p. 123). Lorsqu’il quitte Horizon, les cris de « Happy landing ! Charlie…[18] » (SLW, p. 125) que des « amis » lui lancent à la gare achèvent de l’aliéner. Ainsi, lorsqu’il décide ensuite de s’établir dans un petit village presque identique à celui où il est arrivé un quart de siècle plus tôt, c’est « un vieil homme aux yeux bridés, en tablier » (SLW, p. 129) qu’on voit en train de préparer une ancienne grange afin d’y installer un restaurant. Certains passants se proposent de lui donner un coup de main, mais d’autres les en dissuadent, prétendant qu’il arrive à de tels vieux « Chinks » d’être grincheux (SLW, p. 129).

Le jour de l’ouverture du second « Restaurant Sam Lee Wong », le restaurateur attend d’éventuels clients. Debout devant sa porte entrebâillée, il découvre que « la ligne frêle des douces collines » (SLW, p. 130) est à portée de la vue. Redevenu optimiste, il s’assure alors de retenir le nom de son nouveau village d’adoption : Sweet Clover, Saskatchewan. Contrairement à Horizon, ce nom n’existe pas dans la langue française, mais il laisse entendre que, ayant à évoluer dans un cadre où la diversité ethnoculturelle est vécue sur le mode du vivre et laisser vivre, Sam Lee Wong saura se tailler une place.

En revanche, on ne saurait douter de l’atroce solitude que Smouillya connaîtra désormais. Avec la rupture de son unique lien social, il mourra à petit feu. Les autres francophones du village, dont la narratrice n’a mentionné que la téléphoniste et le curé, ne semblent pas mus par la pensée communautaire. On les voit agir de façon solidaire uniquement lorsque, avec tout le monde, ils fêtent le départ de Sam Lee Wong et continuent de contribuer à l’isolement de Smouillya.

« Une veille de Noël »

Vingt ans après la parution du premier personnage asiatique chez un écrivain franco-canadien, la nouvelle « Une veille de Noël[19] », de l’écrivaine franco-albertaine/-britanno-colombienne Marguerite-A. Primeau, attribue un rôle significatif à une Vietnamienne[20]. Dans un récit bref de dix pages, le personnage n’est guère aussi développé que celui de Sam Lee Wong, mais il n’en permet pas moins de tirer quelques conclusions à l’égard des rapports interculturels entre une francophone de l’Ouest canadien et l’Autre asiatique.

Originaire, comme l’était également l’auteure, du village de Saint-Paul dans le nord albertain, la narratrice, âgée de 80 ou 85 ans — son incertitude est symptomatique de sa démence —, habite une maison du troisième âge à Vancouver. Au début de son récit de la soirée éponyme, elle se plaint de la perte de son identité. Tout le monde la traite de « Frenchie » ou bien de « dear » (VN, p. 63) et, puisqu’on ignore l’existence de communautés francophones en dehors du Québec, on présume qu’elle est québécoise. En outre, la « disparition[21] » de sa fille Charlotte signifie qu’elle n’est plus une mère. Au contraire, on la traite comme si elle était une enfant. Sa communauté natale inconnue, son identité culturelle méconnue, son ancien rôle social oublié, la vieille femme a été placée dans une maison du troisième âge à Vancouver et s’y trouve tout à fait isolée et solitaire.

Le soir de la veille de Noël, une infirmière l’assoit devant un téléviseur pour qu’elle puisse écouter un concert qui se déroule à Montréal — « chez elle », présume l’infirmière. La vieille dame pleure sa situation et, en particulier, le « vol » de son Noël villageois. Ses lamentations s’interrompent avec l’arrivée de « la Vietnamienne […] qui a une épaule plus haute que l’autre et une grosse bosse dans le dos » (VN, p. 68). Or, cette triste figure lui souhaite non pas Merry Christmas, Frenchie, mais « Merry Christmas, Joyeux Noël ! Madame Taillefer » (VN, p. 69) en français, mais « [a]vec un accent qui n’est pas de chez nous » (VN, p. 68). Constatant avec étonnement que la Vietnamienne n’est pas muette, « je » s’aperçoit qu’elle pleure, elle aussi, puis remarque que l’autre s’approche et pose sa tête sur son épaule. Se trouvant du coup dans une pose maternelle, « je » cesse de pleurer : émue, elle met son bras autour de la Vietnamienne et « la berce comme [elle faisait] pour [s]a belle Charlotte » (VN, p. 69). Notant alors que, contrairement à Charlotte, « sa » Vietnamienne n’est pas blonde, « je » détaille « les yeux en amande et les cheveux noirs, raides » de « son amie » et affirme qu’elle est « belle, belle. Une madone d’ambre » (VN, p. 70). Du coup, la Franco-Albertaine opère une fusion de caractère translocalisant, de sorte que la Vietnamienne « devient » momentanément Charlotte : « [J]e la berce, et je chantonne comme on fait pour un enfant qui a de la peine. Et de mon mouchoir, j’essuie son visage qu’une mauvaise pluie a trempé. J’essuie le visage de ma Charlotte que le chagrin désole. » (VN, p. 70)

De se trouver ainsi réconfortée, la Vietnamienne révèle la source de son chagrin, mais c’est la Franco-Albertaine qui se charge du récit : « Elle dit des mots étranges, des mots qu’on dirait arrachés bribe par bribe, des morceaux de mots tout sanglants. J’ai pitié de ma petite Vietnamienne qui se déchire le coeur. » (VN, p. 70) La Vietnamienne révèle alors que chaque veille de Noël marque l’anniversaire d’un traumatisme survenu tandis qu’elle et sa fille de douze ans fuyaient leur pays natal à bord d’une « mauvaise chaloupe » (VN, p. 70) remplie de boatpeople, tous en manque d’eau[22]. Le lecteur aimerait sans doute entendre la voix et le parler de la Vietnamienne, mais le discours indirect libre joue un rôle d’ordre identitaire en soulignant l’évolution de l’empathie ressentie par Madame Taillefer. Des pirates arrivent et leur offrent de l’eau, mais en échange, ils souhaitent avoir « la plus jolie fillette. Ils rient, les yeux sur Charlotte » (VN, p. 70). Tout le monde songe à sa propre survie et, par conséquent, lorsque les pirates battent « ma » Vietnamienne, les autres réfugiés de la mer se joignent à eux. À la fin, « [o]n lui arrache sa Charlotte » (VN, p. 71).

En se référant à la fille de la Vietnamienne comme s’il s’agissait de sa propre fille, « je » révèle sa capacité pour la compassion et, du coup, sort de son univers exigu et solitaire. Sa mise en mouvement lui permet de non seulement relativiser l’importance de ses propres pertes, mais aussi de traiter l’autre femme comme une soeur, ce qui rehausse symboliquement son propre statut social en lui conférant de l’agentivité : dans la dernière phrase du récit, « je » devient une narratrice à la fois homodiégétique, autodiégétique et hétérodiégétique : « — On m’a volé mon Noël, soupire la plus âgée. On m’a volé la Pastorale de mon village. Mais toi, toi, ma pauvre Vietnamienne, on t’a volé… on t’a volé CHARLOTTE. Et la plus vieille berce la plus jeune doucement, tout doucement. (VN, p. 71)

La fin de la nouvelle entérine la productivité des rencontres interculturelles fondées sur le partage, l’écoute et l’empathie. Ensemble, mais à l’écart du reste de la société, les deux personnages forment une minuscule communauté franco-féminine solidaire. Celle-ci est certes inscrite sous les signes de la perte et de la solitude, mais elle n’en aboutit pas moins à la création d’un îlot transculturel fondé sur de nouveaux savoirs et une nouvelle dynamique socioculturelle. Le vivre ensemble représenté dans « Une veille de Noël » repose sur le modèle multiculturel canadien dans la mesure où il s’inscrit dans un cadre où l’on vit et laisse vivre ; mais, en même temps, selon le modèle interculturel québécois, la formation de la nouvelle solidarité exige des dénominateurs communs, dont le plus important est la francophonie. À Vancouver, celle-ci a certes le statut d’une culture minoritaire, mais dans le cadre de la nouvelle, la rencontre interculturelle est considérée comme la condition sine qua non pour que se réalise la suite du monde.

Le soleil du lac qui se couche

Dans le quatorzième ouvrage littéraire de l’écrivain franco-manitobain J. R. Léveillé, Le soleil du lac qui se couche[23], un sexagénaire d’origine japonaise, Ueno Takami, joue un rôle on ne peut plus significatif dans un récit mnémonique raconté par Angèle, une Métisse manitobaine. À l’âge de vingt ans, elle a eu le coup de foudre pour le poète et graveur qui, s’étonne-t-elle d’apprendre, était professeur d’anglais à l’université. À plusieurs égards, l’histoire de leur couple est « classique » au sens qu’un vieux sage se sert de ses connaissances et de ses expériences pour guider une jeune personne encore incertaine d’elle, de ses capacités et de sa place sous le soleil. Chez Léveillé, toutefois, la jeune femme incarne les descendants des premiers francophones nés sur le sol manitobain : les Métis, un peuple issu des mariages entre des hommes canadiens-français et des femmes autochtones. S’en rendre compte équivaut à renouveler la signification de l’expression « francophone de souche » : Angèle et les siens sont des francophones « de souche », mais sans du tout être « de pure laine ». Il en ressort un trait du roman souvent cité par la critique[24], à savoir qu’il souligne que la beauté des choses, lieux et gens manitobains réside dans leur caractère métissé. Angèle l’ignore, toutefois, jusqu’au jour où Ueno Takami entre dans son univers.

Si, pendant la première moitié du xixe siècle, les Métis ont cru constituer « la Nouvelle Nation[25] », l’échec de la résistance de Louis Riel en 1885 a inauguré une période pendant laquelle ils sont devenus « le peuple oublié du Canada[26] » — Riel a été condamné à la peine de mort pour haute trahison, à la suite de quoi les Métis ont été en butte à l’opprobre et à la honte. Pensant que leur survie en dépendait, de nombreuses communautés se sont dispersées et, du coup, des dizaines de personnes n’ont pu ou n’ont voulu transmettre aux générations suivantes les pratiques et les savoirs culturels ancestraux. Angèle serait représentative des Métis dont les parents ont voulu favoriser les chances de réussite sociale et économique de leurs enfants — ou à tout le moins leur éviter de souffrir des préjugés qu’ils ont eu, eux, à subir — en les élevant dans la culture francophone blanche. Selon Ueno Takami, tant qu’Angèle demeure étrangère à son héritage multiculturel, c’est-à-dire à son identité culturelle métissée, elle ne saura se réaliser pleinement, tant au plan personnel qu’au plan artistico-professionnel.

Lors de leur première rencontre, qui a lieu dans une galerie d’art à Winnipeg, c’est Angèle qui fait les premiers pas, parce que visiblement fascinée par l’apparence du Japonais :

Il avait un visage osseux, un peu ridé par l’âge, comme basané, mais avec l’apparence de la santé. Il portait de vieux jeans, des bottes de travail et un merveilleux tricot noir à col roulé qui faisait typiquement japonais[27]. Surtout il avait ces yeux qu’on dit de charbon, pleins d’une retenue exubérante.

SL, f. 4

Dès qu’il l’aperçoit, il va vers elle et lui dit : « Toi, tu es Métisse » (SL, f. 4), et lorsqu’elle se met à rire, il ajoute : « Ça, […] c’est ton côté indien. » (SL, f. 5) Du coup, la jeune femme dirige son regard vers une fenêtre et le pose « sur le panorama du ciel déclinant », face auquel elle sent monter en elle un « immense sentiment de mélancolie » (SL, f. 6). Il lui dit alors : « Ça, […] c’est ton côté blanc. » (SF, f. 6) Tant de certitudes essentialistes affirmées sur un tel ton confiant ne vexent pas la jeune femme qui, au contraire, trouve que ces paroles, énoncées sans prétention ni valeur de jugement ont quelque chose de rassurant[28].

Ayant émigré au Canada au début de la quarantaine, Ueno connaît intimement l’expérience du dépaysement et intuitionne qu’Angèle vit une sorte de dépaysement intérieur. Sa propre solution, d’ordre incontestablement translocalisant, est d’habiter le Nord manitobain où il a construit une cabane dans le style des maisons de son pays natal, notamment, celle de ses parents (SL, f. 89). Son rôle auprès d’Angèle consistera à l’amener à renouer avec sa propre identité culturelle ancestrale.

Aussi l’initie-t-il peu à peu au Wabi-sabi, un concept philosophique, un art de vivre, une esthétique et une vision du monde dont les principes fondamentaux se sont inspirés du bouddhisme zen — wabi signifie « paisible simplicité » et sabi, « altération par le temps », mais aussi par le passage de l’air, du vent et du soleil (SL, f. 27). Il préconise une vie contemplative, privilégie l’intuition plutôt que l’intellect et enseigne à voir le monde et nos rapports au monde autrement que selon les valeurs occidentales « classiques » axées sur des qualités telles la symétrie et la perfection[29].

La deuxième fois qu’ils se croisent, Ueno est assis à Central Park, près de la fontaine dont Angèle a rêvé l’avant-veille. L’artiste l’appelle en se servant d’une expression affectueuse — « ma petite Métisse » (SL, f. 16) —, ce qui marque la première fois que quelqu’un l’appelle Métisse « sans provoquer chez [elle] un sentiment de honte » (SL, f. 17). L’ayant ainsi rendue réceptive à sa propre réalité inéluctable, il lui fait part de la conception « wabisabiste » de la beauté et, ce faisant, l’encourage à se fier à son intuition. C’est que dans son rêve, la fontaine de Central Park paraissait « merveilleuse » (SL, f. 12), même si elle coulait au lieu de jaillir. Lorsque, en présence de l’objet, Angèle opine que « [c]’est dommage pour la fontaine », Ueno répond : « Je ne trouve pas. Il y a une beauté dans l’incomplet. » (SL, f. 18) La jeune femme se rappelle alors son rêve et sent qu’« un grand apaisement est descendu sur [elle] » (SL, f. 19).

Au fur et à mesure d’autres rencontres et conversations avec Ueno, Angèle apprend à déceler de la beauté dans l’imperfection (SL, f. 80), dans la pauvreté[30] (SL, f. 92) et dans l’ordinaire (SL, f. 119) et, ce faisant, elle se prépare à accueillir favorablement différents aspects de son propre héritage, par exemple, « le métchif », le parler métis honni, mais dont elle admire l’assouplissement des mots et des expressions et le chantonnement des phrases (SL, f. 92). Le thème de la discrimination ainsi abordé, Ueno lui affirme que « l’Esprit n’a pas de couleur » (SL, f. 93), ce qui fait qu’en passant « dans la nature sauvage et près de quelques réserves cris et ojibwas », la jeune femme n’y réagit pas d’une façon stéréotypée, mais remarque « tout ce qu’on a fait au pays et au peuple » (SL, f. 95).

Or, aux yeux de la Franco-Métisse, les leçons d’Ueno s’avèrent d’autant plus convaincantes que son univers intime à lui s’inscrit sous le signe du métissage. Son vieux camion « poqué » (SL, f. 90) et sa cabane[31] en témoignent : représentés sous la forme d’une pagaille hétéroclite, tous deux sont des microcosmes d’un univers alternatif créatif allant à l’encontre des normes de la monoculture (SL, f. 97, 101, 102, 108 et 109). Pour Angèle, tout ce qui concerne Ueno paraît magique, mais la matérialité des traces des activités et intérêts du vieux sage asiatique souligne, ainsi que les références aux bottes de travail qu’il porte toujours (SL, f. 4, 20, 27 et 77), que son rôle n’est pas confiné à celui d’un mystique. Loin de là, puisque, l’ayant trouvé « [e]nvoûtant » (SL, f. 45) dès leur première rencontre, la jeune femme ne tarde pas à le désirer sexuellement.

Son récit de la première fois qu’ils font l’amour chez lui souligne le « côté […] romantique » du Japonais. L’ambiance de la chambre fait qu’elle s’attendait « à ce qu’un orgue se mette à jouer » (SL, f. 144). Tout, de la lueur « enjôleuse » des bougies et de « l’air excitant » (SL, f. 144) au poème Le sexe de la femme qu’il lui récite (SL, f. 145), en passant par la reproduction de L’origine du monde de Courbet (SL, f. 144), en dit long sur la soirée qu’ils passent « en oraisons, en ablutions et en diligence de tous genres » (SL, f. 145). En revanche, son récit de la première fois qu’Ueno couche chez elle met en relief sa puissance sexuelle : « J’hésite à dire qu’à ce moment-là il bandait comme un chevreuil. J’ai été longtemps sans arriver à m’expliquer comment il pouvait être à la fois si spirituel et si érotique. » (SL, f. 140) Il en ressort le portrait d’un homme pluridimensionnel.

S’épanouissant sous la tutelle de celui qui lui conseille de « laisser sa vraie nature apparaître » (SL, f. 148), Angèle réussit à traduire de l’anglais au français des poèmes du Japonais (SL, f. 123 et 127-132) et à créer sa propre oeuvre d’art multimédia et transculturelle (SL, f. 156 et 157). Elle réalise alors le rôle qu’elle a à jouer dans le but d’établir des ponts entre plusieurs cultures. Elle apprend alors qu’Ueno mourra bientôt d’une maladie de famille, mais, loin de constituer une simple parenthèse dans le roman, le personnage continuera de faire partie de l’espace franco-manitobain. Le Japonais explique que, comme les désirs, les maladies et la mort font partie de la vie et comme pour appuyer cette vérité, Angèle devient enceinte de lui. La fin du roman s’inscrit par conséquent à la fois sous les signes lumineux des nouveaux commencements et du souvenir impérissable. À la question que pose la Métisse concernant le nom à donner à l’enfant, le Japonais répond : « Alors Isaake. Isaake Takami. » (SL, f. 164) Il se met alors à rire « comme jamais auparavant, et son rire résonne encore dans [s]on coeur comme le croassement du corbeau de la fin des temps » (SL, f. 164).

Le rire du vieux sage traduit vraisemblablement le bonheur de laisser derrière lui un fils dont la seule naissance contribuera à renouveler la société. « Isaake » signifie en hébreu, « qui rira ». La spiritualité et la joie de vivre du Japonais continueront d’illuminer la francophonie manitobaine à travers la façon de faire et d’être de la Métisse. La protagoniste, descendante des premiers francophones à avoir habité le Manitoba, les Métis, et ergo, symbole du coeur de la francophonie minoritaire manitobaine, se réapproprie sa propre diversité pour ensuite la métisser encore davantage, créant de la sorte le point de départ d’une communauté d’un nouveau genre. Mue par un nouvel esprit, cette communauté contribuera forcément à forger de nouveaux idéaux. Suivant le modèle canadien multiculturaliste, Le soleil du lac qui se couche ne préconise pas l’intégration de l’Autre asiatique dans la communauté franco-manitobaine sur le mode du « vivre/parler comme », mais appuie le principe canadien de la dualité linguistique en le désignant comme un précieux collaborateur de la francophonie, même si, ou plutôt précisément parce qu’il s’agit d’un Japonais anglophile. Ce qui importe, c’est que la Métisse privilégie les aspects francophones de son identité et qu’en outre, elle soit amenée à reconnaître la beauté du monde « comme il va » et aussi, par conséquent, à embrasser sa propre réalité de Franco-Autochtone, faisant d’elle, dès lors, une mère qui saura favoriser le libre épanouissement de leur fils.

Quelque chose comme une odeur de printemps

L’auteure de Quelque chose comme une odeur de printemps[32], Annie-Claude Thériault, vit actuellement à Montréal. Née à Ottawa en 1978 de parents acadiens, elle a fait ses études de premier cycle à l’Université d’Ottawa avant de poursuivre à la maîtrise à l’Université du Québec à Montréal. Pour les propos de cet article, je considère que ses sensibilités ont été à tout le moins partiellement infléchies par celles qui caractériseraient les franco-canadiens minoritaires.

Le roman a pour narratrice homodiégétique Béatrice Dugas, une adolescente qui habite Hull avec ses parents, son grand frère et sa petite soeur. Tout le monde l’appelle Béate, mais les événements ayant marqué la dizaine d’années qu’elle raconte dans un prologue suivi de trente-neuf chapitres allant de quelques lignes à cinq ou six pages et divisés en trois parties, révèlent une période extrêmement difficile. Elle voudrait que son grand frère Joachim arrête de mentir, de l’humilier et de faire des crises de folie (QC, p. 47), bref qu’il soit moins « [a]nimal sauvage », « bestial, territorial » (QC, p. 26). Elle voudrait aussi que ses parents reconnaissent que leur fils est « malade » au lieu de se comporter d’une façon infantile à son égard : « Un gros rugissement de sa part et tout le monde s’incline. » (QC, p. 26) Elle aimerait qu’ils s’intéressent davantage à elle et, aussi, que Philomène, sa petite soeur, se comporte autrement que comme une « étrange calculatrice » (QC, p. 20). Or, non seulement s’avère-t-il que Joachim est schizophrène, mais, en outre, il meurt dans un accident de voiture[33] tandis que Béate est au volant. Avant et après l’accident, la situation familiale est la source de beaucoup de détresse et tous doivent trouver le moyen de s’y adapter. Béate se réfugie auprès de Wu, son amie qui, née en Chine, est la fille adoptive d’un couple québécois, ou bien auprès de Monsieur Pham qui, originaire du Vietnam, est le propriétaire du dépanneur du quartier. Selon Béate, « [s]i ce n’était pas de Wu et de M. Pham, je pourrais sincèrement croire que je n’existe pas réellement » (QC, p. 67).

Béate considère Wu comme son âme soeur : voisines du même âge, qui se connaissent depuis la journée des quatorze ans de Béate, les deux jeunes filles sont inséparables. Béate révèle très peu au sujet des rapports existant entre Wu et ses parents, mais affirme que son amie passe ses soirées à la maison des Dugas et que, la moitié du temps, elle y passe la nuit également. Cette amie s’appelle Chloé, « [m]ais comme elle est Chinoise, tout le monde la surnomme Wu. En fait, elle n’est pas Chinoise. Elle a été adoptée lorsqu’elle était si petite qu’elle ne sait rien de la Chine. Elle ne parle même pas chinois, ou mandarin, ou en tout cas la langue qu’ils parlent là-bas » (QC, p. 24).

Wu présente le cas des enfants adoptés à l’étranger, notamment au Québec, à qui les parents adoptifs n’ont pas transmis de connaissances au sujet de leur culture ethnique. C’est au dépanneur, par exemple, qu’elle mange pour la première fois d’authentiques rouleaux impériaux : « Elle s’évertuait à expliquer que c’était normal parce qu’elle avait toujours vécu ici, dans une famille québécoise qui n’allait que dans des buffets chinois, pas vraiment chinois. Mais M. Pham […] ricanait silencieusement et parsemait son rire de petites exclamations vietnamiennes qui devaient vouloir dire “incroyable, incroyable”. » (QC, p. 89)

Il en ressort que si Béate se sent aliénée par sa famille et ce, au point d’avoir peur de perdre Wu qui pourrait vouloir fuir « l’étrangeté » de la famille Dugas (QC, p. 27), son amie souffre en revanche d’un mal d’ordre identitaire profond, sans solution. L’étrangeté qui empoisonne sa vie à elle l’habite et la définit : ses origines sont chinoises, mais elle n’en a que les traits physiques, ce que le regard des autres n’a de cesse de lui rappeler. Du reste, puisque ses liens avec ses origines sont pratiquement inexistants, elle ne saurait s’en distancier, ce qui a pour conséquence de la laisser dans un douloureux état d’ambivalence vis-à-vis de son sens de soi[34]. Il en découle ses problèmes d’ajustement, ses blessures concernant l’abandon et ses doutes à l’égard de sa propre valeur. Béate l’ignore cependant et croit plutôt que « Wu et [elle] patauge[nt] dans le même marécage » (QC, p. 55). Vraisemblablement, ce qui encourage Béate à penser ainsi est le fait que les « magnifiques tableaux » aux « personnages un peu étranges » (QC, p. 24) à travers lesquels Wu traduit son exil intérieur touchent une corde sensible chez elle.

Au moment où les deux amies mangent des rouleaux impériaux au dépanneur, leur petit goûter est interrompu par l’arrivée de la soeur de Béate — ayant cru qu’elle était la seule de sa famille à entretenir des rapports amicaux avec M. Pham, Béate est déroutée de découvrir le contraire et, avec Wu, se cache jusqu’au départ de sa soeur. Sortie du dépanneur, Wu s’assoit « en plein milieu du trottoir » et reste « quelques instants silencieuse, déposant lourdement sa tête entre ses deux petites mains délicates et filiformes » (QC, p. 93). Béate ne saisit pas que son amie réagit à la découverte de son ignorance d’un aliment chinois emblématique et croit plutôt que son amie est « décontenancée elle aussi par l’apparition d’une Philomène qui n’avait rien d’une calculatrice » (QC, p. 93).

Après la mort de Joachim, Béate pense s’installer avec Wu dans un appartement à Hull. C’est lors de la visite d’un appartement que Béate commence à comprendre l’état psychologique de son amie. D’abord, pendant leur conversation autour de la grandeur de l’appartement, Wu exprime une certaine réserve « d’un ton songeur et vaguement triste » (QC, p. 129), tandis que Béate avoue ne pas saisir pourquoi son amie « était si hagarde » (QC, p. 129). Ensuite, après avoir déclaré sur un ton péremptoire que l’emplacement de l’appartement est inacceptable, Béate remarque que Wu a l’air de se demander si elles vont réellement déménager et qu’elle semble au bord des larmes. Aux yeux de Wu, la perte de la possibilité de vivre un ersatz de relation familiale doit ressembler à un abandon, mais en même temps, l’idée de rester à Hull ne l’enchante pas. Contrairement à Béate, qui en est venue à valoriser les liens indestructibles qui l’attachent à sa famille, y compris à son grand frère maintenant décédé, Wu préférerait vivre dans une grande ville.

— On pourrait déménager à Montréal, comme on voulait, proposa laconiquement Wu.
— … Mais c’est loin, répondis-je faiblement.
[…]
— C’est loin de quoi ?
J’hésitai quelques instants.
— De Philo, de mes parents… répondis-je timidement parce que je savais très bien que Wu n’avait pas vraiment de famille.
[…]
Puis je regardai Wu, si petite, si belle, si triste et me demandai de qui elle serait loin, elle, de quoi elle pourrait bien s’ennuyer. Je n’arrivai pas à répondre. J’aurais au moins aimé pouvoir dire « de moi ». « Wu ne pourrait pas être loin de moi », mais je sentais bien que même ça c’était faux : je n’étais ni sa soeur, ni sa mère. Elle n’avait pas de famille.

QC, p. 131-132

Confrontée au départ de Wu, Béate reconnaît l’irrémédiable altérité de son amie aux traits chinois, dont le sens de l’esthétique accentue l’étrangeté par rapport à la culture majoritaire :

Elle en a marre d’ici. […] [E]lle n’en peut plus. Elle se fait regarder comme si elle était une extraterrestre avec son tatou de dragon sur la nuque, ses cheveux courts, ses cravates, sa petite bouille d’Asiatique et ses peintures terrorisantes. On dirait que tout le monde pense qu’elle sort d’un manga japonais, qu’elle est un dessin animé. Il la regarde comme si elle allait soudainement surgir d’un nuage avec un élégant mouvement de taekwondo ! […] Au moins, à Montréal, elle pourra passer un peu plus inaperçue.

QC, p. 134

Wu part parce qu’elle est malheureuse. […] Elle a la tête qui veut exploser. Elle n’arrive pas à se sentir chez elle nulle part. Ni ici, ni avec ses parents, ni dans l’idée d’aller en Chine chez des parents qui n’ont jamais été les siens. Même dans son propre corps, elle se sent étrangère.

QC, p. 136

À Montréal, Wu réussit effectivement à mieux vivre sa différence aliénante, mais non pas à force de passer « un peu plus inaperçue » (QC, p. 134) comme l’avait cru Béate, mais en embrassant pleinement son altérité. Tandis que le désenchantement et les maladies de l’âme sont devenus des thèmes à la mode dans les cercles intellectuels et artistiques, les peintures de Wu, qui expriment ou traduisent « toute la souffrance du monde. Et sa beauté aussi […] [ainsi que] [l]es contradictions, les paradoxes, les apories, l’ambivalence » (QC, p. 163) bouleversent et ravissent tout le monde. Le vernissage de ses tableaux s’avère un événement « magique » (QC, p. 162) et important pour la société. Lorsque Wu entre sur scène, elle semble « ne pas croire qu’elle était si bien parvenue à dire ce que l’on ressentait tous » (QC, p. 164), mais salue tout le monde silencieusement et timidement — Béate mérite « un sourire complice » (QC, p. 165) — avant de s’éclipser doucement.

L’Asiatique blessée et désinvolte aux dons artistiques révolutionnaires qu’est Wu est destinée à évoluer géographiquement loin de Béate. M. Pham, l’incarnation de l’émigrant asiatique modèle, s’avère en revanche une présence constante dans la vie de Béate. Dès la première fois qu’elle parle du dépanneur, il revêt le caractère d’un petit refuge intime dont la seule présence du propriétaire s’avère apaisante.

Faiseur de « sandwichs extraordinaires » (QC, p. 42) — « de petites baguettes croûtées délicieusement fourrées de viande et de carotte qui sont marinées dans je ne sais quelle mixture aux parfums à la fois sucrés et salés. Un délice » (QC, p. 42) — et de « petits rouleaux impériaux fumants qu’il accompagne d’une mystérieuse sauce pimentée au goût délicat de poisson » (QC, p. 42) — Béate dit n’avoir jamais « mangé quelque chose d’aussi exquis » (QC, p. 42) —, le propriétaire du dépanneur aux allées parfumées d’arômes épicés séduisants est lui-même « d’un charisme irrésistible » (QC, p. 42). Tout en soulignant sa « politesse exagérée qui […] donne l’impression qu’il s’excuse d’être présent même dans son propre dépanneur » (QC, p. 42), elle note jusqu’au moindre détail sa façon d’être et de faire impeccable, dont « son joli français saccadé » (QC, p. 43) et sa tenue :

Il porte toujours une belle chemise d’un blanc éclatant et un pantalon noir soigneusement pressé. Ses petits souliers ronds donnent constamment l’impression d’avoir été polis le matin même. La perfection émane de M. Pham jusque dans la boucle de ses lacets, parfaitement et élégamment nouée. Même son visage est d’une symétrie minutieuse : deux magnifiques yeux noisette ornant un sourire aussi étincelant que sa chemise.

QC, p. 42

En précisant que même lorsqu’il fait de l’ironie pouvant la dérouter, ses paroles s’accompagnent d’une « intonation baignée d’affection » et d’un « sourire tendre » (QC, p. 73), Béate révèle qu’elle apprécie tant cet homme parce qu’il lui rend l’univers plus accueillant : « je me sentais mieux ici, entre ses paquets de gomme et de chips, que chez moi » (QC, p. 73). Il s’avère une source d’apaisement et d’affection pour tous ses proches, dont notamment Mohamed, un résident solitaire du quartier, et aussi Philomène, la soeur de Béate. En conversation avec M. Pham, la soeur que Béate a traitée de « calculatrice » (QC, p. 20) et d’« ordinateur » (QC, p. 78) montre son côté « lucide, sensible » (QC, p. 93) et, de plus, invite son interlocuteur à parler de sa propre vie. Lorsque Philomène lui demande si sa femme va mieux, il répond : « Hélas… non […]. Mais n’en parlons pas, n’en parlons pas aujourd’hui. » (QC, p. 92)

Individu attentionné, communicatif et curieux — Béate note sa « charmante curiosité » (QC, p. 90) — qui fait preuve d’une écoute bienveillante, empathique et bienfaisante, M. Pham s’intéresse et participe discrètement, mais activement aux traditions et à la vie quotidienne de son pays adoptif. À l’Halloween, par exemple, non seulement décore-t-il le dépanneur de façon appropriée, mais, de plus, il met une cagoule de voleur et brandit un faux fusil lorsque son ami Mohamed y entre, déguisé en clown apeurant. En moins de quelques secondes, les deux perdent leur sérieux et s’esclaffent, le rire franc et incontrôlable du « chétif voleur » (QC, p. 75) ressemblant au « pépiement d’un moineau » (QC, p. 76). En les voyant rire aux larmes, Béate affirme que « personne n’aurait pu souhaiter être ailleurs qu’ici » (QC, p. 76).

En ce qui concerne la vie du quartier, il est au courant de certains aspects de la vie de Béate, de Mohamed et de Philomène et il les aide en discutant avec eux, ses expériences de vie lui ayant donné une certaine sagesse. Avec Philomène, par exemple, il discute de l’indétermination et de la mort (QC, p. 90-91). Il est aussi présent pour ses amis, comme en témoigne sa sollicitude pour Mohamed chez qui il se rend la veille du jour de l’An 2000, le soupçonnant d’être seul. En route, il croise Béate et Philomène qui décident de l’accompagner, ce qui mène à la formation d’une petite communauté d’entraide amicale (QC, p. 149-152).

M. Pham est aussi au courant de ce qui arrive dans la communauté plus élargie — par exemple, avant même de faire la connaissance de Wu, il sait qu’elle « peint des bonshommes difformes » (QC, p. 73) et, lorsqu’elle part habiter à Montréal, il s’intéressera à un article sur elle dans le journal (QC, p. 168). Au plan de la politique provinciale, finalement, M. Pham confie à Béate qu’à force de discuter avec ses clients, il a été convaincu du bien-fondé de voter « oui » lors du référendum du 30 octobre 1995[35].

Au chapitre de son « enquébécquoisement », comme le dirait Jacques Ferron[36], M. Pham adopte des pratiques de la société d’accueil tout en partageant avec celle-ci des pratiques qui sont siennes. Par exemple, quand Béate est encore une jeune adolescente, elle reste perplexe en constatant qu’il « vend des rouleaux impériaux sur le même comptoir que des crottes de fromage » (QC, p. 82). Plus tard elle est estomaquée d’apprendre qu’il fait des rouleaux impériaux congelés pour IGA (QC, p. 135).

Doté de toutes les qualités d’un bon citoyen et d’un ami loyal et fiable, M. Pham représente le néo-Franco-Canadien avec qui il fait bon de créer des liens de solidarité. Le fait qu’il ait choisi d’habiter à Hull pour une raison affective — parce qu’il voulait être près d’une tante installée à Ottawa — en dit long sur ses valeurs. Il n’est ainsi pas surprenant que Béate intègre le Vietnamien dans son univers intime, telle une présence-ressource amicale, conséquente et stable. L’une des innombrables fois où elle assiste, ahurie, aux turbulences familiales, elle garde son calme à force de se demander ce que M. Pham en dirait. Lorsque des détails de l’accident de voiture la hantent, elle essaie de se distraire en pensant à M. Pham,

à son visage, à son calme, à son sourire. Je m’imagine que lorsque je le reverrai, il m’offrira un verre de saké en ne disant absolument rien parce qu’il n’y a précisément rien à dire. Il aura la même expression que d’habitude, les mêmes vêtements d’une blancheur éclatante et la même odeur sucrée, mais un regard un peu plus soutenu qui voudra à la fois dire « atroce » et « je suis là ». J’essaie de m’imaginer sa compagnie encore et encore […].

QC, p. 118

À force de jouer un rôle prépondérant dans la vie affective et imaginaire de Béate, M. Pham en vient à acquérir le statut d’un pilier de son monde. Ainsi, lorsque l’angoisse lui fait imaginer l’effondrement de son univers entier, les désastres qu’elle invente incluent tantôt le subit vieillissement de M. Pham (QC, p. 112), tantôt son retour au Vietnam (QC, p. 125). Lorsque sa mère lui offre en cadeau Le grand livre des odeurs, l’objet lui inspire un seul objectif : « décrire précisément l’odeur de la sauce pimentée des rouleaux de M. Pham » (QC, p. 119). Dans son esprit, l’exploit lui mériterait un moment de chaleur humaine. Le Vietnamien « garderait sa candeur habituelle pour [lui] dire avec fierté : “C’est exact, Ma’moiselle Béatrice, vous avez trouvé.” Il me lancerait alors un regard complice et souriant » (QC, p. 120).

Au terme du roman, Béate a vingt-quatre ans, elle fait ses études universitaires, mais il lui arrive de se demander si elle est « comme Joachim » (QC, p. 166). Pour se rassurer, elle demande à Philomène si Wu et même M. Pham « ne sont pas que des affiches en papier de riz » (QC, p. 166). Lorsque sa soeur répond négativement en riant aux éclats, Béate doit reconnaître que Wu « avait simplement décidé de [la] bannir étrangement de sa vie. Qu’elle était dorénavant une autre Wu » (QC, p. 166-167). Inévitablement perturbée par cette pensée, elle va « chez M. Pham » (QC, p. 168). Celui-ci lui tend le journal, disant affectueusement « [i]l y a un article sur Wu », avant d’ajouter : « Je m’étais mis à m’imaginer que Wu n’avait peut-être jamais réellement existé. » (QC, p. 168) En examinant « attentivement l’expression délicate et amicale du visage de M. Pham », Béate conclut qu’elle ne peut pas « être folle ; un M. Pham, ça ne s’invente pas » (QC, p. 168).

Un peu plus tard, forte de quelques certitudes — elle sait que le lendemain, elle ira souper avec ses parents et Philomène, que les deux personnes les plus importantes de sa vie — en dehors de sa famille, s’entend — continueront d’habiter son univers personnel, M. Pham d’une façon concrète et Wu, en occupant une place spéciale dans son coeur, et qu’il existe des façons d’« apprivoiser » ses souvenirs de l’accident de voiture qui a tué son frère —, Béate quitte le dépanneur et rentre chez elle, optimiste quant à l’avenir.

*

Au terme de cette étude comparative de quatre textes littéraires mettant en scène des personnages asiatiques, force est de conclure à l’évolution améliorative de la question de la rencontre interculturelle. « Où iras-tu Sam Lee Wong ? » de Gabrielle Roy, nouvelle parue à l’époque où, au Canada, on assiste à l’évolution graduelle vers l’acceptation de la diversité ethnoculturelle comme aspect légitime et indissociable de la société[37], a pour protagoniste éponyme la figure la plus solitaire. Représentant l’émigrant chinois dont la condition sociale et psychologique est dictée par les conséquences de la Loi de l’exclusion et de la taxe d’entrée, Sam Lee Wong a le plaisir quelque peu mitigé de fréquenter un Français qui, lui aussi, vit dans la marge de la petite communauté saskatchewanaise d’Horizon. Grâce à son don pour la pensée translocalisante, le Chinois supporte sa situation et au final, il est « libre » de recommencer sa vie dans une autre petite communauté. Le Français, en revanche, disparaît du texte. Obnubilé par l’alcool consommé lors de la fête d’adieu, il abandonne Sam Lee Wong et finira ses jours plus seul que jamais.

« Une veille de Noël » de Marguerite-A. Primeau met en scène une Vietnamienne du troisième âge qui est résidente du même foyer vancouverois que la narratrice d’origine franco-albertaine. La petite Asiatique est francophone et c’est dans la langue minoritaire qu’elle prend la parole pour raconter l’histoire atroce de la perte de sa fille aux mains de pirates, lors de leur fuite du Vietnam. Puisque c’est la narratrice qui prend en charge le récit toutefois, l’agentivité de la figure asiatique est minimisée, mais le fait de partager sa tragédie crée un lien d’amitié avec la Franco-Albertaine. En recevant et en articulant le récit, celle-ci, quant à elle, sort de son univers exigu fait d’apitoiement sur soi pour jouer un rôle maternel. La nouvelle communauté limitée qu’elles forment à deux au dénouement, fondée sur l’écoute, l’empathie et le partage, laisse entrevoir une francophonie qui, bien que limitée dans ses possibilités, n’est plus moribonde, mais revitalisée grâce à une nouvelle solidarité à la base de laquelle se crée une rencontre interculturelle.

Le soleil du lac qui se couche de J.R. Léveillé ensuite, attribue un rôle psychosocial on ne peut plus important à un Néo-Canadien d’origine japonaise. Professeur de littérature anglaise, poète et artiste visuel, le personnage asiatique est un sage et un tendre amoureux sous l’aile de qui la jeune narratrice franco-métisse manitobaine apprend à reconnaître et à s’ouvrir à son côté autochtone, ce qui l’amène à assumer et à apprécier son héritage métis. L’élargissement de ses horizons culturels lui permet certes de réaliser son potentiel — le seul fait de narrer sa propre histoire fait ressortir son agentivité —, mais, en outre, elle en vient à jouer un rôle significatif vis-à-vis de la francophonie manitobaine. Vraisemblablement, elle communique avec son ami poète en anglais, mais, en acceptant de traduire en français ses poèmes, elle considère la possibilité de les traduire en français mitchif, dialecte longtemps dévalorisé par les francophones non-autochtones. Grâce à l’Autre asiatique, elle ouvre la francophonie manitobaine à une diversification ethnoculturelle infiniment riche qui lui permet de renouer avec ses propres différences.

Quelque chose comme une odeur de printemps finalement, présente deux figures asiatiques ayant un rôle on ne peut plus important pour la narratrice outaouaise. L’une est une jeune fille d’origine chinoise adoptée au Québec et que les parents adoptifs ont gardée dans l’ignorance de sa culture d’origine. Les problèmes d’identité et d’ajustement qui en découlent s’avèreront toutefois de riches sources d’inspiration artistique pour cette dernière. L’autre, d’origine vietnamienne, est le propriétaire d’un dépanneur. Sa bienveillance, sa gentillesse et sa loyauté en amitié contribuent à la fois au maintien et au renouveau de la petite communauté franco-outaouaise.

Enfin, les Asiatiques imaginaires chez Gabrielle Roy, Marguerite-A. Primeau, J. R. Léveillé et Annie-Claude Thériault révèlent des francophonies engagées et, bien qu’à un degré moindre dans la nouvelle de Gabrielle Roy, un rapport interculturel porteur de solidarité. Dès lors, au chapitre de ces nouvelles solidarités, leur présence dans le paysage littéraire indique une ouverture de plus en plus inclusive de la part des francophones canadiens et québécois.