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C’est un fait connu, souvent étudié dans ses tenants mais curieusement peu dans ses aboutissants : le roman est un genre sans règles autres que tacites. Si le moment de sa naissance est l’objet d’infinis débats[1], tant ses origines se perdent dans un lacis de formes anciennes ou peuvent être rapportées à des événements (le passage à la langue romane, l’avènement des Temps modernes) ou des oeuvres (Don Quichotte, Robinson Crusoé, La princesse de Clèves) qui en marqueraient sinon le véritable commencement tout au moins le commencement symbolique[2], la question de sa suite ou plus exactement de sa poursuite reste un chantier encore largement ouvert. Comment, en effet, le roman se transmet-il, en l’absence d’un cadre poétique fixe, comme une forme toujours disponible et toujours vivante ? L’étude de Thomas Pavel sur La pensée du roman apporte à ces questions plusieurs réponses, au premier chef celle qui constitue l’objet même de son livre : le roman se maintient dans le temps par sa tâche, à la fois spécifique et inépuisable, de mettre en scène les mondes idéaux que nous imaginons pour guider nos vies. Mais une autre réponse, non moins importante, traverse toute l’étude. Le roman, suggère Thomas Pavel, se transmet de façon « coutumière » :

L’absence prolongée d’une loi écrite, absence qui par ailleurs n’a nullement empêché le roman de prospérer ni d’accéder finalement à une position dominante parmi les belles-lettres, a favorisé la formation, à l’intérieur du genre, d’une tradition de réflexion à courte échéance et à portée limitée. […] [Ces réflexions], le plus souvent incorporées silencieusement dans les oeuvres elles-mêmes, ont pris, dans quelques rares occasions, non la forme du traité ou du discours dogmatique, mais celle des préfaces et des commentaires qui accompagnaient les nouvelles productions, un peu à la manière de la pensée légale dans les pays de droit coutumier, qui s’exprime non pas dans des codes, mais dans des préambules et dans des gloses jointes aux versions de circonstances[3].

Les occasions ne sont « rares » que pendant la période visée ici par Thomas Pavel, c’est-à-dire celle qui mène jusqu’à la fin du xviiie siècle. Car, à partir du siècle suivant, non seulement les commentaires des romanciers sur le roman se font de moins en moins isolés, mais ils deviennent au fil des décennies une pratique courante, jusqu’au point de constituer au xxe et au xxie siècle un corpus critique en propre.

Il ne s’agit pas de dire que ces commentaires apparaissent au xixe siècle, mais de constater leur multiplication tout au long de ce siècle — multiplication dont les différents supports et la diversification générique à laquelle elle a donné lieu (et qui l’a favorisée en retour) ont fait l’objet d’un numéro de la Revue des sciences humaines[4] — et la façon de plus en plus « extérieure » dont ils s’expriment : non plus tant ou non plus seulement dans les oeuvres elles-mêmes, mais au sein d’espaces dédiés à la critique (revues, essais, entretiens). Mais c’est surtout la nature même de la réflexion sur le roman qui évolue, passant de la défense et la promotion à l’interrogation. Certes, il n’y a pas que le roman qui, au cours du xixe siècle, s’ouvre à la réflexion critique. La multiplication des mouvements, des écoles et des esthétiques nouvelles, de même que l’autonomie et le prestige croissants des écrivains font en sorte que leur parole, quel que soit le genre pratiqué, devient un phénomène généralisé. Mais, une fois passées les courtes heures de gloire du réalisme et du naturalisme, la réflexion des romanciers a comme particularité d’être essentiellement dubitative, insatisfaite, inquiète. La poésie connaît sans doute, de son côté, sa « crise de vers », mais la « crise » du roman, pour reprendre l’expression de Michel Raimond[5], semble n’avoir jamais connu, depuis l’apparition de ses premiers symptômes à la fin du xixe siècle, de dénouement. Alors pourtant que le roman domine tous les autres genres, les romanciers continuent de s’interroger sur sa finalité, sa singularité, ses voies d’avenir ; en un mot, il continue, en dépit de tous ses succès, d’apparaître comme un objet problématique, comme une forme à saisir et même à défendre. Si l’absence de définition propre au roman et, sur un plan historique, sa nouveauté relative face aux genres anciens du théâtre, du conte et de la poésie peuvent expliquer la poursuite sans fin de la réflexion des romanciers sur leur art, celle-ci trouve peut-être aussi son origine dans un fait inverse. À savoir : le roman est de moins en moins, à partir de la fin du xixe siècle, le genre « neuf » qu’il apparaissait encore aux yeux des écrivains (et des lecteurs) du réalisme, et devient de plus en plus une forme héritée. Ce n’est pas seulement qu’il arrive alors avec une histoire que les romanciers estiment possible de raconter, et plus encore de raconter en parallèle ou en ajout à celle que la critique savante, qui se développe au même moment, se met à produire[6]. C’est aussi que cet héritage, en tant précisément qu’il constitue un horizon que l’on peut scruter, un réservoir d’exemples que l’on peut consulter, devient un moyen de penser l’avenir de la forme romanesque. L’histoire littéraire du xxe siècle nous a habitués à voir le rapport des oeuvres du présent à celles du passé sous l’angle de la rupture ou de l’opposition, et il est vrai qu’un grand nombre d’écrivains du siècle dernier ont multiplié les gestes et les discours en ce sens. Mais ce que d’autres écrivains, et particulièrement ce que de nombreux romanciers mettent en lumière de façon plus discrète peut-être, mais tout aussi critique, c’est le rôle joué dans le développement de leur art par la continuité, les leçons acquises, les modèles venus de loin ou de proche dans le temps. C’est cette réflexion plus discrète que propose d’explorer le présent dossier à travers l’étude de la pensée de romanciers aux esthétiques très variées et venus d’horizons divers, mais qui ont tous en commun de faire de l’héritage du roman le noeud critique — et fécond pour cette raison même — de leur oeuvre et de leur art.

À cet égard, la réflexion critique posée par l’oeuvre de Huysmans s’offre comme un point de départ particulièrement éclairant de ce moment où les romanciers ont commencé à éprouver, pour ne plus jamais les perdre de vue, le sentiment de leur place dans l’histoire du roman et la nécessité de comprendre la nature et les enjeux de leur héritage. C’est ce que montre l’article de Michel Biron, dont on peut reprendre ici l’une des formules : « Tel est le drame de Huysmans, il arrive après ». Après Balzac, Flaubert et Zola, bien sûr, mais aussi après la vie héroïque dont le roman avait pendant si longtemps fait sa matière et qu’à la fin du xixe siècle il semble avoir épuisée. Pour Huysmans, en effet, le drame de « venir après » ne consiste pas à savoir quelle partie ou quel aspect de la société n’ont pas encore été décrits, mais quel type de personnage peut exister qui soit encore un personnage de roman. Cette interrogation définit le rôle pivot de l’oeuvre de Huysmans pour la suite du roman : l’auteur d’En rade et d’À vau-l’eau ne souhaite d’aucune façon rompre avec l’héritage reçu (alors qu’autour de lui des écrivains comme Remy de Gourmont, Georges Rodenbach ou Édouard Dujardin tentent au contraire d’inventer des formes inédites de récit), et c’est pourquoi il choisit de suivre le personnage là où celui-ci, dans sa vie non héroïque, peut le mener, quitte à ce que cette destination soit une vie moyenne ou « à rebours », la retraite ou l’inertie. Et alors même qu’on pourrait croire qu’une telle décision voue le roman à son propre épuisement, Huysmans prépare au contraire le passage vers de nouvelles figures et de nouvelles situations romanesques, dont nous connaissons aujourd’hui la postérité.

Mais la voie d’une logique suivie jusqu’au bout (conduire le personnage jusqu’à son effacement pour le faire renaître depuis ce point de butée) n’était pas la seule possible et d’autres romanciers ont fait le pari d’aller puiser dans des sources beaucoup plus anciennes une matière propre à poursuivre ou à relancer le travail du roman. L’héritage du roman peut aussi se concevoir en termes d’échange, et la pensée critique des romanciers se déployer au sein d’un horizon spatial plutôt que temporel. C’est ce que montre Cecilia Benaglia avec l’étude de la réception, par les romanciers italiens des années 1950 et 1960, du renouveau français (et aussi, plus largement, européen) du roman. Le roman italien, dans les années 1950, continue en effet de souffrir du moindre prestige du genre comparativement au théâtre et à la poésie, décalage dont la plupart des autres traditions romanesques s’étaient libérées au xixe siècle. Ce n’est qu’au cours de cette décennie, explique-t-elle, que le roman accède en Italie à la légitimité qu’il avait acquise ailleurs et qu’il devient, du même coup, un objet de discussion autant du point de vue de la critique que de la part des romanciers. Or cette époque est celle où le Nouveau roman constitue, partout en Europe, l’horizon majeur du roman, de ses modes et de ses finalités. La façon dont les romanciers italiens, en particulier ceux de la Neoavanguardia, parmi lesquels Umberto Eco ou des écrivains comme Calvino et Pier Paolo Pasolini, se positionnent par rapport au Nouveau roman permet de voir en quoi l’idée d’une esthétique transnationale est problématique (les combats du Nouveau roman ne correspondent pas entièrement à ceux menés par la Neoavanguardia, qui ne se trouve pas confrontée au même passé littéraire que le mouvement), tout en étant précisément ce qui permet au roman de se développer en tant que forme d’art. Au sein de ces réflexions, le travail, polémique, d’Alberto Arbasino constitue l’un des apports les plus originaux. S’intéressant à la façon dont on peut (ou, plus exactement, ne peut pas) hériter de traditions romanesques étrangères, surtout lorsqu’on en hérite tardivement et tout d’un coup, Arbasino propose une autre approche du passage et de la transmission des oeuvres : il s’agit, propose-t-il, de ne pas voir le passé comme du passé mais comme une forme de contemporanéité à laquelle chacun peut puiser librement, avec tout ce que ce « rapport omnivore », pour reprendre l’expression de Cecilia Benaglia, à l’histoire du roman a de positif (une très grande liberté d’action et de formes) et de risqué (la menace de l’anachronisme, une direction d’ensemble aussi ouverte qu’inconnue).

Si le passé du roman constitue pour les romanciers un ensemble toujours vivant, c’est parce que, comme l’écrit Yan Hamel dans son article sur Orhan Pamuk en citant ce dernier (« La meilleure façon d’étudier le roman, c’est de lire les grandes oeuvres et d’aspirer à écrire quelque chose qui leur ressemble », Le romancier naïf et sentimental, 2012), « c’est avec des textes romanesques qu’on fait d’autres textes romanesques, et c’est avec des textes romanesques —  les siens et ceux des autres — qu’on réfléchit (à) l’art du roman. » Mais jusqu’où et jusqu’à quel point faut-il réfléchir (à) cet art ? La question n’est pas que théorique, elle est aussi pratique, comme le montre le cas de Pamuk qui s’interroge lui-même sur la limite à assigner à la réflexion critique, réflexion dont le risque est qu’elle prenne la place (ou le temps) des oeuvres. Mais, à la fois, comment ne pas penser ce qui est de l’ordre de l’héritage, surtout lorsque cet héritage est étranger (pour le dire comme Alberto Arbasino) ? On retrouve ici la question d’Alberto Arbasino appliquée à un contexte non plus seulement transnational, mais transculturel : Pamuk sait que, en tant que non européen, il ne peut pas simplement hériter du roman, que s’il veut se l’approprier et aussi s’en démarquer, s’il veut le rendre fécond et le dépasser, il lui faut comprendre cet héritage. Du reste, la réflexion critique est-elle vraiment séparée de la création ? Parmi l’ensemble des réflexions de Pamuk, Yan Hamel attire notre attention sur celle qui a donné lieu à l’oeuvre hybride Le musée de l’innocence, à la fois livre (roman) et exposition (musée imaginaire mais concrètement mis sur pied). Le héros du roman est un collectionneur qui fonde un musée, que le lecteur pourra ensuite visiter à Istanbul (ou dont le visiteur pourra par la suite connaître les protagonistes). Il s’agit par là de passer du réel à la fiction et vice-versa, à l’image de la réflexion critique qui, pour s’exprimer en dehors des oeuvres, s’y trouve autant que celles-ci sont au coeur de la réflexion critique.

La pensée critique des romanciers n’est pas toujours spectaculaire. C’est aussi dans la patience et le temps long, et même la répétition, qu’elle trouve à se déployer. Ainsi en est-il de la réflexion de Michel Houellebecq, disséminée au fil de nombreux articles, essais et écrits sur une période de plus de vingt-cinq ans et réunis en deux volumes : Interventions (1998) et Interventions 2 (2009). Ces textes qu’étudie Olivier Parenteau sont, ainsi qu’il l’écrit, « farouchement hostile[s] à toute volonté de “théorisation” ». Pour autant, une grande constance en émane, qui finit par composer une théorie du roman. Pour Houellebecq, c’est en empruntant la « voie moyenne » des romanciers « classiques », que le romancier peut le mieux réaliser sa tâche qui est de rendre compte du réel. Par « voie moyenne », l’auteur d’Extension du domaine de la lutte entend tout autant la nature ordinaire des personnages, selon la leçon léguée par Huysmans (on sait que le personnage de François, dans Soumission, est un spécialiste de l’auteur d’À rebours), que celle des intrigues, saisies à même la vie présente. Quant aux romanciers « classiques », ce sont ceux dont la qualité première est d’avoir su garder vivante, même si c’est de façon discrète (et peut-être surtout si c’est de façon discrète), une manière claire et simple de composer un récit, de s’adresser au lecteur, de témoigner de l’existence. Mais la théorie houellebecquienne du roman est tout aussi bien, pour ne pas dire avant tout, une réflexion sur l’idée même de réalité. Comme Huysmans qui choisit de suivre jusqu’au bout la voie de l’épuisement (du roman, des personnages), Houellebecq mise tout son art sur l’acceptation de la réalité dans ce qu’elle a de plus contraignant et de plus surplombant, le refus de la déjouer, le pari de s’y soumettre, et toute son oeuvre avec lui. C’est un pari risqué, qui oblige à côtoyer la ligne très mince qui sépare le roman (ou qui ne le sépare pas) d’une écriture elle-même ordinaire. Mais c’est un pari que Houellebecq tient néanmoins, dans l’effort d’être lui aussi un romancier « classique », lui aussi un passeur du roman.

Si un grand nombre de romanciers, dans des contextes très divers, se penchent sur la nature de leur art, chacun apportant, selon ses goûts, ses dispositions et ses ambitions, une réponse différente à la question de ce qu’est et de ce que peut le roman, existe-t-il au coeur de leurs réflexions une constante, un trait partagé, un horizon commun ? Les essais sur le roman étudiés par Jolianne Gaudreault-Bourgeois semblent indiquer que oui. Ces essais, tous rédigés dans la seconde moitié du xxe siècle et tous motivés par l’ambition de leur auteur de proposer une vue d’ensemble du roman et de son histoire (Le roman en liberté de Félicien Marceau, Roman du roman de Jacques Laurent, L’invitation au mensonge de Gilles Barbedette, Les testaments trahis de Milan Kundera), font de la « liberté » la valeur la plus grande de l’art romanesque. On peut bien sûr se demander comment entendre un terme aussi vaste et comment la liberté appliquée au roman se distingue de celle que peuvent tout autant revendiquer (et que ne manquent pas de revendiquer) les autres genres et les autres arts. Il semble qu’à cet égard la nature exacte de la liberté invoquée importe moins que l’idée de lutte qu’elle sous-tend ; les romanciers, dans leur attachement à un art libre de toute contrainte, n’hésitent pas à en voir partout et à s’en défendre. Quelles que soient ces contraintes, et surtout quelle que soit leur réalité, elles leur permettent de raconter, par le combat mené (ou rêvé) contre elles, une histoire au long cours, jamais achevée, et dont les protagonistes (eux-mêmes comme romanciers, le roman élevé au rang de personnage au sein de sa propre histoire) deviennent peu à peu des êtres romanesques. Entre essai et récit, la frontière est souvent ténue chez ces romanciers critiques, mais se tenir le long d’une telle frontière est aussi une façon d’explorer un lieu pour la pensée.