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Les monographies illustrées auxquelles est consacré ce numéro ne peuvent qu’intéresser l’analyse du discours. Celle-ci considère en effet que la littérature ne se réduit pas aux oeuvres, et encore moins aux « grandes oeuvres », mais se présente comme un réseau diversifié de genres de discours distribués qui mobilise des acteurs dans divers secteurs de la société, en particulier l’univers scolaire et l’univers médiatique. Certes, on pense spontanément que les oeuvres mènent une existence autonome, mais il n’y aurait pas d’oeuvres s’il n’y avait pas diverses catégories de discours et d’acteurs qui les constituent et les traitent comme tels. Par leur caractère foncièrement hybride, nos monographies offrent à cet égard un terrain d’investigation privilégié, que nous allons explorer en nous interrogeant sur le genre dont relèvent ces textes et le type d’acteurs qu’ils impliquent. Plutôt que de « monographies » je parlerai ici de « portraits d’écrivains », terme qui me paraît mieux correspondre à l’ambition de ces collections à visée à la fois didactique et littéraire et qui ne préjuge pas de la manière dont s’effectue la présentation de l’écrivain.

Comme il s’agit de séries, on tend spontanément à y voir un genre, dont on s’attache à repérer les constantes. La notion de genre est en effet communément associée à une activité routinière, qu’on oppose aux oeuvres véritables qui, par leur singularité, échapperaient à toute généricité. Or, l’entreprise s’avère vite problématique. Quand on étudie les ouvrages de collections comme « Poètes d’aujourd’hui » ou « Écrivains de toujours », on se demande si, étant donné la diversité des volumes qu’elles renferment, on peut parler à leur propos de genre. Ces portraits d’écrivains ne semblent pas suivre un cahier des charges très contraignant.

Cette difficulté me semble liée pour une bonne part au fait que la conception que l’on se fait communément de la généricité est réductrice. Pour ma part, j’ai proposé de distinguer quatre « modes de généricité », en prenant pour critère la relation qui s’établit entre scène générique et scénographie[1], entre les contraintes imposées par le genre de discours et la mise en scène singulière qu’implique l’énonciation de chaque texte, sa « scénographie ». Je rappelle brièvement ces quatre modes de généricité :

— Mode 1. Il s’agit de genres extrêmement contraignants, y compris dans le choix des ressources linguistiques, souvent figées : courrier commercial, bulletin météorologique, annuaire téléphonique, échanges entre pilotes d’avions et tour de contrôle, fiches administratives, actes juridiques, etc. Ce sont des genres dans lesquels les locuteurs sont, a priori, substituables.

— Mode 2. C’est le cas de la grande majorité des genres de discours institutionnels ou médiatiques : journal télévisé, voeux du Président de la République, dissertations, sermons… Ils sont soumis à un cahier des charges contraignant, qui limite le répertoire des scénographies usuelles. Mais il arrive que le locuteur s’écarte de ce qui est attendu, recoure à des scénographies importées d’autres scènes génériques : un manuel peut se présenter comme un conte de fées.

— Mode 3. Il concerne les genres dont les locuteurs sont obligés d’inventer à chaque fois une scénographie originale, car la scène générique concernée n’appelle pas de scénographie préférentielle. C’est le cas avec les publicités, les chansons de variétés, les émissions de divertissement à la télévision, etc. Si les publicités ou les émissions de divertissement avaient une scénographie définie à l’avance, il leur serait difficile de séduire des consommateurs. Mais cette créativité s’exerce à l’intérieur des cadres préétablis par la scène générique : un panneau publicitaire ne met pas en cause le genre dont il relève.

— Mode 4. Dans ce cas de figure, la notion de « genre » pose problème, car c’est l’auteur qui attribue une étiquette à son texte, l’affecte à une catégorie qu’il définit lui-même souverainement et qu’il choisit en harmonie avec son contenu. Si un philosophe ou un écrivain intitule « méditation » ou « confession » tel de ses textes, cette dénomination est constitutive du sens de son oeuvre, elle ne saurait être remplacée par un synonyme : « méditation » n’est pas « réflexion » ou « pensées »… La littérature, en particulier, relève de ces activités verbales dont la finalité et les formes d’expression sont par essence problématiques, et chaque auteur s’attache à en donner une interprétation singulière. En fait, l’étiquette générique ainsi conférée par l’auteur ne concerne qu’une part réduite de sa réalité communicative : dire qu’un texte est une « méditation » ne me permet pas de déterminer de quel type de discours (littéraire, philosophique, religieux, politique…) ni de quel genre il relève : par quel canal il passe, quel est son mode de consommation, son organisation textuelle, sa longueur, etc.

Comment situer les portraits d’écrivains dans cette grille ? Ils semblent relever plutôt du mode 3, qui exige d’inventer chaque fois une scénographie originale, tant les textes sont divers. Mais, en réalité, leur situation diffère de celle des publicités ou des chansons de variétés. En effet, le genre est soumis aux contraintes qu’implique l’appartenance à une certaine collection. L’éditeur impose un titre, un format, une couverture et de multiples marqueurs de la collection, depuis la typographie jusqu’à un certain type d’iconographie, la présence d’une anthologie ou l’existence d’une chronologie à la fin de l’ouvrage. En tant qu’objets, les livres de la collection ont donc une forte identité. En contrepartie, l’auteur dispose d’une importante marge de liberté en ce qui concerne le texte proprement dit. Sa liberté a néanmoins des limites, car il doit se tenir entre deux frontières :

— La première sépare son livre des ouvrages de création littéraire proprement dits ; les portraits d’écrivains doivent en effet se présenter comme des textes ancillaires, au service de la compréhension de l’oeuvre d’un écrivain.

— La seconde le distingue des ouvrages proprement scolaires qui, destinés à des publics inscrits dans des filières d’enseignement secondaire ou supérieur, mobilisent surtout des catégories qui permettent de situer l’auteur étudié dans un certain nombre de cadres : groupe social, période, mouvement littéraire, genre…

Dans ces conditions, on comprend que les livres soient divers. Certains auteurs de ces portraits d’écrivains opèrent près de la frontière avec l’univers scolaire, d’autres sont plus proches de la frontière de la création littéraire, d’autres enfin s’efforcent de se tenir à égale distance des deux. De toute façon, un cahier des charges rigide affaiblirait la frontière entre portraits d’écrivains et ouvrages scolaires et effacerait la relation singulière, revendiquée par la collection, entre l’oeuvre et son commentateur. Seul un commentaire personnel est censé, à la hauteur de l’unicité d’une oeuvre, montrer cette empathie entre deux consciences qui, dans les années 1950-1960, sous-tend les courants dominants de la critique littéraire. Cette mise à distance de l’écriture scolaire est d’autant plus impérative que les éditeurs de ces séries — en particulier Gallimard (« Albums de la Pléiade »), Seghers (« Poètes d’aujourd’hui »), Le Seuil (« Écrivains de toujours ») — ne sont pas des éditeurs proprement scolaires ; ils visent plutôt le public cultivé. Les collections de portraits d’écrivains doivent conforter cette image de marque.

À cette position instable des portraits d’écrivains répond celle des auteurs, qui ne sont pas, en règle générale, des écrivains de premier plan ni nécessairement des enseignants. Il arrive qu’ils aient publié des poèmes, des pièces de théâtre ou des romans, mais leur notoriété tient plutôt à leurs activités de médiation : critiques, essayistes, professeurs, traducteurs, journalistes, éditeurs… Pour être auteur légitime d’un portrait d’écrivain, il leur faut attester avant tout d’une familiarité avec la création littéraire, mais sans être des écrivains reconnus, de façon à préserver la hiérarchie entre le grand écrivain et celui qui présente son oeuvre. Ce qu’un écrivain célèbre peut dire d’un autre écrivain est en effet appréhendé comme relevant de sa création, non comme un texte ancillaire. Le William Shakespeare de Victor Hugo nous en apprend beaucoup sur la conception que le poète se fait du génie, mais on ne le lira pas pour enrichir notre connaissance de Shakespeare.

Au-delà, les portraits d’écrivains relèvent d’un ensemble beaucoup plus vaste de pratiques attachées aux « discours constituants[2] » qui associent un thésaurus à des discours « seconds ». Ces derniers, qui tirent précisément leur raison d’être de se situer à un niveau inférieur, peuvent avoir trois grandes fonctions : didactique (vulgariser), herméneutique (interpréter), paradigmatique (narrer la vie des créateurs d’exception, posés comme exempla). Ce qu’on peut appeler les memorabilia[3] relèvent plutôt de la dernière fonction. Ils recouvrent l’ensemble des genres qui ont pour fonction d’évoquer les individus (les actes, les paroles, l’environnement) qu’on considère comme mémorables dans un certain domaine. À côté de la vie des écrivains, on peut par exemple mentionner la vie des grands philosophes ou les innombrables hagiographies des différentes religions, dont l’exemple le plus éclatant est les Évangiles. Les portraits d’écrivains mobilisent ces trois grandes fonctions selon des dosages très variables, selon les volumes et selon les collections.

Des souvenirs littéraires aux portraits d’écrivains

L’existence de genres seconds est constitutive de la littérature. Mais celle-ci est une réalité foncièrement historique. La question se pose donc de savoir pourquoi à un moment et en un lieu donnés un certain genre de discours second — ici les portraits d’écrivains — émerge et se stabilise. Sur ce point, des facteurs hétérogènes, en particulier d’ordre sociologique, sont à prendre en compte. Je ne les évoquerai pas ici ; je me contenterai de constater que les portraits d’écrivains ont connu leur heure de gloire au moment où on assistait à la marginalisation d’un autre genre, celui des « souvenirs littéraires », qui ont prospéré entre 1850 et 1950[4]. La collection « Écrivains de toujours » a été lancée en 1951 et « Poètes d’aujourd’hui » en 1944. La coïncidence est troublante. On est ainsi passé d’un genre où l’auteur, ayant atteint un âge mûr, évoquait diverses personnalités de la vie littéraire qu’il avait connues, à un genre où il s’agissait plutôt de présenter l’oeuvre d’un seul écrivain. Si les souvenirs littéraires mobilisaient un énonciateur en position de témoin, quelqu’un qui avait fréquenté ceux dont il parlait, les portraits d’écrivains impliquaient une position qu’on pourrait dire de connaisseur, celle de quelqu’un dont le savoir était porté par une relation privilégiée, personnelle avec l’oeuvre de l’écrivain qu’il évoquait.

Dans les deux genres, il ne s’agit pas d’adopter une position qui se veut « objectivante », comme le serait celle du sociologue ou de l’historien. L’auteur de souvenirs littéraires est un témoin qui a participé du monde qu’il décrit, qui a connu les créateurs, respiré le même air qu’eux. En général, il n’a pas de rapport privilégié avec un seul auteur, mais avec plusieurs, voire un grand nombre de figures du monde littéraire, et il est loin de manifester de l’admiration pour tous ceux qu’il évoque ; le genre incite même plutôt à montrer également leurs petits côtés. En revanche, celui qui écrit un portrait d’écrivain doit montrer l’intimité de deux consciences, dont l’une est capable de ressaisir la dynamique créatrice de l’autre. La position laudative y est donc de rigueur, du moins pour l’oeuvre proprement dite ; faute de quoi, rien ne justifierait la présence d’un volume dans ces collections patrimoniales.

Les auteurs de souvenirs littéraires comme ceux de portraits d’écrivains ont néanmoins en commun d’appartenir à la même population de minores de la vie littéraire. Le seul fait d’écrire ce genre d’ouvrage implique que l’on se range dans la catégorie des figures de second plan. Témoins directs ou connaisseurs, ils sont les uns et les autres dans une position inconfortable. Ils n’appartiennent ni au monde des activités jugées triviales (ils se posent en hommes de lettres), mais n’appartiennent pas non plus au monde des grands créateurs qu’ils évoquent. Cette situation ambiguë se manifeste dans leur énonciation même. En racontant leurs souvenirs ou en dressant des portraits d’écrivains, ils sont pris dans une rivalité structurelle avec les écrivains qu’ils évoquent : il leur faut bien écrire, montrer qu’ils s’inscrivent dans l’espace privilégié de la chose littéraire, mais sans faire oeuvre véritable. Certes, beaucoup d’entre eux assument l’écart qui les maintient dans une position basse, mais cette rivalité est potentiellement inscrite dans le dispositif d’énonciation.

Un texte significatif

Pour donner un tour plus concret à mon propos, je vais examiner un passage significatif de la délicate position dans laquelle se trouve un auteur de portraits d’écrivains. J’ai choisi un extrait de Pascal par lui-même (collection « Écrivains de toujours »), dont l’auteur est Albert Béguin[5]. Ce livre, publié en 1952, est l’un des premiers de la collection, le sixième précisément, et est signé par celui qui avait été pressenti pour prendre la direction de la série[6], finalement confiée à Francis Jeanson[7]. Il est donc raisonnable de penser qu’il est au plus près des intentions qui ont présidé à son lancement.

Albert Béguin appartient à l’évidence à la catégorie des minores. Né en 1901 et mort en 1957, c’est avant tout un homme de lettres et un intellectuel engagé, pas un écrivain. Il a été quelques années professeur de littérature (à l’Université de Bâle entre 1937 et 1946), mais aussi libraire, critique, éditeur, traducteur. Au moment où il publie ce livre sur Pascal, il est directeur de la revue Esprit, fonction qu’il va occuper jusqu’en 1957.

Considérons le premier paragraphe de ce Pascal par lui-même :

UN GÉNIE JUVÉNILE

L’une des forces de Pascal, et le plus sûr moyen qu’il ait de subjuguer son lecteur, c’est la nature si juvénile de son génie. On oublie trop qu’il est mort très tôt, ou on ne s’en souvient que pour supputer ce qu’eût été son oeuvre de la maturité, et pour en déplorer la perte. À vrai dire, nous n’en pouvons rien savoir, car il fut cet homme et non un autre, dont le destin était de vivre trente-neuf ans. Malade dès l’enfance, souvent accablé par la souffrance physique, il devinait sans doute que le temps lui était compté, et il mettait en lice, pour vivre, pour lutter, pour construire, les seules ressources qu’il espérât employer, celles de la jeunesse. Dans la mesure où une existence est commandée par l’avenir qu’elle se propose — et cette mesure est grande — Pascal devait limiter à l’immédiat l’inventaire de ses chances et de ses pouvoirs disponibles. D’autres meurent jeunes qui ne s’y attendaient pas, enlevés par un accident ou par un effondrement organique dont aucun signe annonciateur n’avait fait attendre la brusque survenue. Ceux-là sont interrompus alors qu’ils escomptaient et préparaient un mûrissement progressif. Mais Pascal, tout son style de vie et de pensée révèle qu’il usait de ses dons présents, dans l’ignorance du délai qui lui serait concédé. De là cette hâte avec laquelle il se jette au travail, cette soudaineté de sa prise, et aussi cette mobile impatience qui le détourne d’une étude dès qu’il en a appréhendé les premiers principes, comme s’il voulait laisser à d’autres, mieux pourvus de long loisir, le soin des enquêtes et des vérifications.

P, p. 5

Ce type de texte est peu étudié par les stylisticiens ou les analystes du discours. Les premiers s’intéressent de manière privilégiée aux oeuvres littéraires, dont ils s’attachent à montrer la singularité du « style » ; les seconds privilégient les textes qui relèvent du monde académique, car on peut les rapporter à une institution. Or, dans ce texte d’Albert Béguin, on n’a affaire ni à un style d’écrivain, censé exprimer une « vision du monde » personnelle, ni à une écriture de type académique. Il s’agit plutôt d’un registre qu’on pourrait dire « lettré », qui mêle intimement prose universitaire et registre littéraire : l’auteur s’attache à bien dire, et le montre. Une énonciation de ce type active l’ethos discursif d’un homme qui appartient à une communauté d’élection, celle de personnes raffinées et cultivées. Elle contribue ainsi à assurer sa légitimité : pour parler d’un grand écrivain, il faut participer de ce souci de la langue qui est censé caractériser la création littéraire.

On peut repérer un certain nombre d’indices d’une prise de distance à l’égard d’un usage trivial de la langue. Ainsi des marques de distinction linguistique qui peuvent se lire aussi comme mimétiques de l’écriture pascalienne, car perçues comme des marqueurs de la langue « classique » : la montée du pronom clitique (« nous n’en pouvons rien savoir »), l’imparfait du subjonctif (« ce qu’eût été », « qu’il espérât employer »), la séparation du relatif et de l’antécédent (« d’autres meurent jeunes qui ne s’y attendaient pas »). On note également l’usage récurrent de blocs ternaires (« pour vivre, pour lutter, pour construire » ; « cette hâte avec laquelle il se jette au travail, cette soudaineté de sa prise, et aussi cette mobile impatience »), ou de couplages de termes (« pour supputer ce qu’eût été son oeuvre de la maturité, et pour en déplorer la perte », « malade dès l’enfance, souvent accablé par la souffrance physique », « l’inventaire de ses chances et de ses pouvoirs disponibles », « par un accident ou par un effondrement organique », « alors qu’ils escomptaient et préparaient », « des enquêtes et des vérifications »). De manière plus générale, la syntaxe met en lumière une maîtrise, par un jeu systématique sur les anticipations et les incises. Une maîtrise de l’expression qui renvoie elle-même à celle du sujet énonçant, qui ne cesse de témoigner d’une distance par rapport au monde ordinaire qu’incarnerait un usage spontané de la langue : le « connaisseur » qu’est censé être un auteur de portraits d’écrivains pèse ses mots, avance des assertions mûrement réfléchies. Ce qui permet aussi d’attester obliquement d’une familiarité avec l’auteur Pascal, tel qu’il est présenté ici : seul celui qui fait preuve de la maîtrise d’un style est à même d’analyser un « style de vie et de pensée ».

Cet effort se retrouve dans la position qu’affiche l’énonciateur par rapport au savoir : il se refuse à fournir des informations qui situeraient Pascal dans un temps, un lieu, un genre, une doctrine…, comme le ferait un exposé d’ordre didactique. Il présuppose l’existence d’un lecteur modèle qui aurait déjà une certaine connaissance de l’auteur et qui attend davantage : l’accès à cette unité que le texte nomme « style de vie et de pensée ». Dans la grande tradition de l’idéalisme allemand illustrée par Contre Sainte-Beuve de Proust ou Léo Spitzer en stylistique, il s’agit de ressaisir la « vision du monde » qui caractérise une création singulière. Or c’est bien ce qu’opère ce paragraphe inaugural qui subvertit la distinction scolaire entre « vie » et « oeuvre » : il fond des éléments d’ordre biographique dans une réflexion sur l’entreprise créatrice de Pascal.

Cette volonté de déployer l’unité d’un « style de vie et de pensée » se retrouve ainsi dans l’organisation même du livre, qui est divisé en deux parties : « Présentation de Pascal » et « Lecture de Pascal ». La première (P, p. 4-112) se divise en trois chapitres : « Un génie juvénile », « Une conquête méthodique », « Pascal sans histoire ». Ce dernier titre résume à lui seul la volonté de prendre ses distances à l’égard de découpages jugés superficiels. La seconde partie (P, p. 113-178) est constituée d’une série d’extraits de l’oeuvre de Pascal, que l’auteur regroupe sur la base de choix personnels (« La conversion », « Le coeur », « La vie dans l’Église », etc.), et non en fonction des repères habituels de chronologie, de doctrine, de genre ou de type de discours. Il revient à une « Chronologie » détaillée de six pages, placée à la fin du volume, de donner les repères biographiques. On le voit, l’essai de Béguin proprement dit (« Présentation de Pascal ») est nettement plus long que l’anthologie, et dans cette anthologie le point de vue de l’auteur reste dominant : c’est lui qui effectue un parcours personnel de l’oeuvre de Pascal, qui impose ses propres scansions.

Ces choix sont solidaires d’une certaine conjoncture de la critique littéraire : après la Seconde Guerre mondiale, on privilégie l’étude de la conscience créatrice. Ont ainsi le vent en poupe les approches que la Nouvelle critique dira « thématiques » ; Béguin n’est pas sans raison considéré comme un des précurseurs de l’École de Genève, dont Jean Starobinski sera le plus illustre représentant. Et Roland Barthes adoptera lui aussi une approche thématique dans un ouvrage de la même collection, Michelet par lui-même, qui paraîtra deux ans plus tard (1954). Ce type de démarche implique précisément que l’on circule dans l’oeuvre en la rapportant aux grands schèmes qui structurent la vision du monde sous-jacente, et non en s’appuyant sur des découpages biographiques ou des catégorisations génériques.

Si cette approche, qui vise à s’installer dans la conscience profonde du créateur, a si bien prospéré dans la collection « Écrivains de toujours », c’est aussi parce que ce type de collection oblige les auteurs à s’écarter des routines scolaires. Ce qui permet de valoriser leur face positive, d’en faire des connaisseurs, et non de simples érudits, mais aussi la face positive du lecteur, qui est implicitement présenté comme quelqu’un qui est affranchi des contraintes scolaires et veut entretenir une relation personnelle avec tel ou tel grand créateur du patrimoine. Certes, les écrivains présentés dans la collection sont en général ceux-là mêmes que l’École a consacrés, mais les portraits d’écrivains prétendent en offrir une vision dégagée des pesanteurs de l’appareil scolaire.

Conclusion

Privilégier, pour l’étude des portraits d’écrivains publiés dans ces collections, une perspective relevant de l’analyse du discours implique de ne pas s’en tenir à l’analyse des textes. C’est ce que je me suis efforcé de faire ici en abordant ces séries dans la perspective du genre de discours et en prenant en compte le statut de leurs auteurs. L’instabilité des scénographies est apparue constitutive de ces collections, dont les volumes se distribuent entre ces deux frontières que sont d’une part l’univers scolaire, d’autre part l’univers de la pure création esthétique. Quant aux auteurs, comme ceux des souvenirs littéraires ils appartiennent aux minores du milieu littéraire, avec l’ambivalence que cela implique. Mais cela ne suffit évidemment pas pour comprendre l’émergence — et la disparition — de telles collections : elles sont liées à la fois à une certaine conjoncture de la critique littéraire, et à des évolutions sociales de divers ordres (en particulier les transformations de l’univers scolaire et du paysage médiatique) qu’il conviendrait de mettre à jour et d’articuler.