Corps de l’article

Mise en contexte

Pour de nombreuses organisations touristiques, l’innovation et l’authenticité apparaissent incontournables. Face à l’urgence de s’adapter aux nombreux changements démographiques, sociaux, économiques ou provoqués par la concurrence, ces organisations cherchent à innover, mais également à préserver l’authenticité de leur organisation ou de leurs produits. En d’autres mots, les organisations touristiques doivent s’adapter sans perdre de vue leur raison d’être. Le même constat s’applique au développement des territoires touristiques qui doivent constamment s’adapter, tout en préservant leur authenticité.

Le défi d’innover apparaît d’autant plus grand que les organisations touristiques doivent à la fois prévoir et devancer les attentes des touristes (Weiermair, 2006 : 60). Tout en innovant, les organisations cherchent à mettre en évidence l’authenticité de leurs produits afin de stimuler les ventes (Reisinger et Steiner, 2006 : 73). L’authenticité devient alors une « valeur refuge qui fait vendre » (Furt et Tafani, 2017 : 4).

Dans cette perspective, l’innovation est souvent réduite à la nouveauté, même modeste (Hjalager, 2010 : 1 ; Brooker et al., 2012 : 682-683), alors que l’authenticité fait écho à la tradition au sens large (Cohen, 1988 : 383). Cette apparente dualité n’empêche pas le recours aux concepts combinés d’innovation et d’authenticité. Par exemple, on le retrouve dans le mariage d’éléments de la culture traditionnelle avec une offre commerciale de produits ou d’expériences inusités (Gyimóthy et Mykletun, 2009 : 270). La montée contemporaine des mouvements « lents » (slow travel, slow tourism, slow adventure) (Varley et Semple, 2015 : 78) illustre aussi cette rencontre entre innovation et authenticité en tourisme. On retrouve également l’utilisation de ces deux concepts combinés dans l’« authenticité émergente » (Cohen, 1988 : 380). Un élément qui à son origine était inauthentique ou artificiel peut ainsi, avec le temps, devenir authentique (Wang, 1999 : 355). Disneyland représente un exemple couramment utilisé dans les écrits scientifiques pour illustrer cette « authenticité émergente ». Ce site, construit de toutes pièces pour la mise en scène d’une expérience touristique familiale et ludique, a acquis au fil du temps un lustre d’authenticité, alors que des générations de familles y ont réalisé et y réalisent le rêve d’une vie. Dans ce processus, le « jeu du tourisme » (Cohen, 1988 : 383) est exposé : on fait « comme si » et on se laisse prendre au jeu de manière enjouée (Brown, 1999 : 7).

« L’invention des traditions » met également en lumière le fait que ce qui apparaît aujourd’hui authentique fut un jour « inventé » (Hobsbawm et Ranger, 2012). On peut notamment se référer aux objets d’art traditionnels qui ont traversé une période d’innovation au début de leur production, puis, avec le temps, se standardisent et sont reproduits, notamment lorsqu’ils se destinent à l’exportation (Reisinger et Steiner, 2006 : 70) ou aux boutiques de souvenirs. La rencontre entre innovation et authenticité rappelle que ce qui peut objectivement apparaître comme authentique à une certaine période peut également être perçu comme une innovation à une autre période. On peut illustrer l’évolution de ces deux concepts à travers le temps en cherchant à identifier, comme le suggère Deepak Chhabra, ce qui est le plus objectivement authentique : une église ou une vieille église convertie en musée (2012 : 500).

Formules marketing largement utilisées, les concepts d’innovation et d’authenticité n’en sont pas moins méticuleusement documentés dans les écrits scientifiques. En revanche, ils sont rarement mis côte à côte, apparaissant opposés, voire inconciliables. À notre connaissance, peu ou pas de travaux scientifiques se sont penchés sur la rencontre de l’innovation et de l’authenticité en tourisme.

Afin de mieux comprendre les différences et les points de rencontre entre ces deux notions, cet article propose une réflexion conceptuelle sur le sujet. Une recension des écrits scientifiques permet de démontrer l’évolution des concepts d’innovation et d’authenticité en tourisme. Ces concepts sont complexes et rassemblent des chercheurs de disciplines variées (Hobsbawm et Ranger, 2012 : 41). Il en est de même pour l’étude du phénomène touristique. Pour ces raisons, le présent article mobilise des perspectives multiples, dont les principales sont sociologiques, géographiques et des sciences de la gestion.

Innovation et tourisme

Phases de la recherche sur l’innovation en tourisme

La recherche sur l’innovation a débuté il y a plus de 25 ans dans le domaine manufacturier (Hall et Williams, 2008 : 8 ; Brooker et al., 2012 : 682-683). Progressivement, elle s’est étendue au domaine des services, alors considérés comme les éléments moteurs de l’économie (voir à ce sujet Brooker et al., 2012 : 682-683). Plus récemment, la recherche sur l’innovation en tourisme est apparue comme un élément distinct des écrits scientifiques (Hjalager, 2010 : 1 ; Aldebert et al., 2011 : 1204).

Comme le résume le tableau 1, l’intérêt scientifique envers l’innovation en tourisme, notamment reflété par le nombre annuel de publications, permet d’identifier plusieurs phases. La première, la phase préparatoire, représente la période qui précède l’étude de l’innovation particulièrement appliquée au tourisme. Elle est suivie de la phase d’émergence. L’intérêt naissant pour le sujet pendant cette phase s’illustre par une dizaine d’articles scientifiques publiés chaque année dans des revues avec comité de lecture (Gomezelj Omerzel, 2016 : 518). Cherchant à mieux comprendre l’évolution du concept d’innovation en tourisme, Anne-Mette Hjalager publie en 2010 une première recension des écrits. Ce travail pionnier représente une contribution significative à la recherche scientifique et marque un point tournant puisqu’il permet de cristalliser les travaux après la phase d’émergence. La dernière, qualifiée de phase de foisonnement, voit le nombre de publications scientifiques portant sur l’innovation en tourisme augmenter considérablement : pendant cette période, entre 24 et 48 articles dans des revues avec comité de lecture sont publiés chaque année (Gomezelj Omerzel, 2016 : 518).

L’article de Hjalager (2010) est devenu une source incontournable et abondamment citée dans les écrits scientifiques. Cependant, il n’est pas sans critique et comporte des limites. On critique notamment le fait que la démarche de recherche ne repose pas sur une approche systématique (Gomezelj Omerzel, 2016 : 541). De plus, la méthodologie utilisée par Hjalager (2010) n’est pas détaillée dans la démarche de recherche, ce qui rend difficile l’évaluation de l’ampleur du corpus scientifique couvert par la recension des écrits. Ajoutons que la bibliographie ne comprend que très peu d’articles parus après 2008 (Gomezelj Omerzel, 2016 : 541), période à partir de laquelle les articles sur le sujet se sont multipliés. Il faut attendre la publication de Doris Gomezelj Omerzel de 2016 pour obtenir un portrait réalisé à l’aide d’une approche systématique et globale du corpus d’écrits scientifiques développé au cours de la période de foisonnement.

Typologies d’innovation en tourisme

Les recensions de Hjalager (2010) et de Gomezelj Omerzel (2016) répertorient de nombreuses définitions du concept d’innovation, sans toutefois permettre de dégager une définition consensuelle (Hjalager, 2010 : 2). Néanmoins, certains éléments communs apparaissent dans les différentes définitions : l’innovation ne se limite pas à la création d’idées nouvelles, mais implique aussi l’application de ces idées afin de créer de la valeur (Edwards et al., 2008 : 56) ; l’innovation fait référence au processus établi pour générer une nouvelle idée, un nouveau produit ou service, et ce, afin de le faire accepter ou de réaliser son application (Kanter, cité dans Hall et Williams, 2008 : 5 ; Hjalager, 2010 : 2).

Devant la difficulté de définir le concept d’innovation en tourisme, plusieurs typologies ont été développées (voir la synthèse de ces typologies au tableau 1). De façon générale, ces typologies s’inspirent des travaux pionniers de Joseph Schumpeter, sur lesquels tableront les écrits émergents sur l’innovation en tourisme (phase préparatoire). Cet auteur avait identifié l’innovation de produit, l’innovation de procédé, l’innovation de marché, l’innovation organisationnelle ainsi que l’innovation d’approvisionnement (librement traduit de « input ») (1935 : 319). Ainsi, s’inspirant des travaux de Schumpeter, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) propose quatre types d’innovation : de produit, de procédé, marketing et organisationnelle (2005 : 16). En tourisme, plusieurs auteurs adoptent intégralement ces typologies à quatre dimensions (Hall, 2009 : 4). Cependant d’autres auteurs en proposent des variantes (voir Hjalager, 2002 ; 2010 : 2 ; Aldebert et al., 2011 : 1210). Par exemple, Benedict Aldebert, Rani J. Dang et Christian Longhi (2011) se réfèrent directement à la typologie de l’OCDE, mais la réduisent en ne conservant que trois types d’innovation touristiques : l’innovation de produit et service, l’innovation de procédé et l’innovation marketing (Aldebert et al. 2011 : 1210). Les typologies élaborées par Hjalager proposent plutôt cinq types d’innovation en tourisme rappelant également celles de l’OCDE. Une première version de l’auteure (2002) propose les catégories suivantes : innovation de produit, innovation de procédé, innovation de gestion (management), innovation logistique et innovation institutionnelle (Novelli et al., 2006 : 1143). Hjalager a révisé cette typologie en 2010, proposant les catégories suivantes : innovation de produit ou service, innovation de procédé, innovation marketing, innovation organisationnelle/de gestion (managerial), et innovation institutionnelle (2010 : 2). L’une des typologies qui se distingue davantage des typologies « schumpériennes » est celle proposée par Benedict Abernathy et Kim B. Clark (1985 : 8) : innovation révolutionnaire, innovation régulière, innovation de niche et innovation architecturale. Gomezelj Omerzel (2016) ne propose pas concrètement une typologie de son cru ; elle appuie principalement son analyse sur celle de Hjalager (2010). Les principaux types d’innovation qu’elle retient sont : innovation de produit et service, innovation de procédé, innovation générale, mix d’innovations et innovation institutionnelle (Gomezelj Omerzel, 2016 : 526).

Fig. 1

Tableau 1 : Typologies de l’innovation

Tableau 1 : Typologies de l’innovation
Compilation par les auteurs

-> Voir la liste des figures

La typologie de Hjalager (2010), référence majeure des écrits scientifiques en tourisme, englobe les catégories d’innovation retrouvées dans les autres typologies. Cette typologie s’articule autour de cinq dimensions. La première, l’innovation de produit ou service, permet de comprendre que l’innovation est un facteur dans la décision d’achat du client. Le changement observable par les clients représente une nouveauté inédite. La deuxième dimension, l’innovation de procédé, fait référence à des initiatives « d’arrière-scène » visant à améliorer l’efficacité et la productivité de l’organisation. La troisième dimension, l’innovation organisationnelle ou de gestion, traite des nouvelles façons d’organiser la collaboration à l’interne, de diriger et d’habiliter les employés et des nouvelles pratiques associées à la rémunération et aux bénéfices. La quatrième dimension, l’innovation de marché, fait référence à la mise en marché et au marketing, notamment par les offices de tourisme ou les organismes de gestion des destinations (Destination marketing organisation – DMO). La cinquième dimension, l’innovation institutionnelle, correspond à une structure organisationnelle ou à un cadre législatif nouveau qui redirige et renforce le milieu touristique.

La typologie de Hjalager (2010) comporte néanmoins quelques limites. Les catégories sont difficiles à distinguer et ne sont pas exclusives (elles sont interreliées) (Gomezelj Omerzel, 2016 : 522). Qui plus est, en tourisme, il est souvent difficile de distinguer entre le produit et le processus, ce qui rend difficile l’utilisation des typologies habituelles (ibid. : 542). En effet, le produit touristique est le plus souvent un « service touristique », caractérisé par la participation du touriste au processus (voir plus bas au sujet des caractéristiques des services touristiques).

On constate en comparant les différentes typologies (tableau 1) qu’elles sont pour la plupart, outre celle proposée par Abernathy et Clark (1985), assez similaires. Bien que la typologie d’Aldebert et ses collègues (2011) soit la seule à ne compter que trois dimensions (innovation de produit, de procédé et de marketing), ces dernières font tout de même partie des typologies proposées par les autres auteurs. Hjalager attribue à quelques reprises un libellé légèrement différent à ses catégories (ex. : management [2002] plutôt que managerial [2010]), mais leur essence reste tout à fait semblable. De plus, Hjalager, qui avait distingué l’innovation logistique dans sa typologie de 2002, l’a retirée pour la remplacer par l’innovation marketing dans sa typologie de 2010. Cette dernière typologie rejoint donc ainsi celle de ses collègues (ex. : OECD, 2005 ; et Hall, 2009).

Il est à noter que c’est Hjalager qui ajoute l’innovation de service à la catégorie d’innovation de produit (2010), précision qui apparaît fort pertinente en ce qui concerne l’innovation en tourisme. Cette précision met en effet en lumière l’importance des services en tourisme, mais aussi la difficulté de distinguer entre produits et services touristiques. L’innovation organisationnelle issue de la proposition de Schumpeter (1935) est reprise par la suite par certains auteurs (dont OCDE, 2005 ; Hall, 2009), alors que d’autres l’omettent (Aldebert et al., 2011). Selon les définitions respectives de l’innovation de procédé et de l’innovation organisationnelle, on constate que la première, plus générale, englobe la seconde. La même réflexion peut être appliquée à l’innovation institutionnelle, ajoutée par Hjalager (2002 ; 2010). Selon cette définition, l’innovation institutionnelle représente une forme d’innovation de procédé appliquée à une échelle macro.

Cette comparaison permet de faire ressortir les particularités de chacune des typologies d’innovation, mais surtout leur grande similitude. Les critiques formulées, notamment en regard de la difficulté à distinguer les catégories d’innovation et les relations entre celles-ci, s’appliquent donc à la plupart de ces typologies. On peut alors contester l’utilité des typologies qui comptent un trop grand nombre de catégories et ne permettent pas de comprendre de manière claire le concept d’innovation en tourisme.

Étude de l’innovation et caractéristiques des services touristiques

L’étude de l’innovation doit tenir compte des caractéristiques spécifiques du tourisme. Étudier l’innovation en se basant sur le secteur des produits, le secteur manufacturier ou sur tout autre secteur qui ne tient pas compte des caractéristiques des services n’apparaît pas souhaitable. L’étude de l’innovation en tourisme doit tenir compte du fait que la prestation touristique est issue d’une série d’activités (Hall et Williams, 2008 : 8), est intangible avant son achat (Lovelock et al., 2007 : 14), et que la prestation touristique est produite et consommée de façon simultanée alors que le client participe activement au processus (Grönroos, 2000 : 47). L’innovation en tourisme doit aussi tenir compte que plusieurs personnes (employés et touristes) peuvent être impliquées dans le processus de production (Lovelock et al., 2007 : 15), et que l’achat ainsi que la livraison des services touristiques sont tributaires des canaux physiques et électroniques utilisés (Lovelock et al., 2007 : 19).

Certaines de ces caractéristiques des services s’appliquent particulièrement bien au tourisme. Les services touristiques sont dynamiques et fluides et sont souvent le résultat d’une coproduction (Hall et Williams, 2008 : 8‑9). L’expérience touristique est particulièrement intangible, puisque définie par l’impossibilité d’emmagasiner le produit, par son intensité informationnelle, par la multitude des interactions du touriste au fil de son voyage et par l’importance accordée au facteur humain (Urry, 1990 : 40 ; Hall et Williams, 2008 : 12). Le touriste perçoit par conséquent la qualité de son expérience de manière cumulative (Hall et Williams, 2008 : 15). Cette complémentarité entre les différentes activités touristiques peut entraîner la formation d’un système d’innovation et de production, effet qui peut se révéler positif, par exemple si l’innovation d’un sous-secteur stimule les autres, ou négatif, lorsque la stagnation d’un ou plusieurs sous-secteurs ralentit les autres (ibid.). Si d’aucuns considèrent que le tourisme est un secteur pionnier et prolifique en matière d’innovation (Hjalager, 2010 : 1 ; Aldebert et al., 2011 : 1210), d’autres constatent plutôt que l’industrie touristique est un secteur qui s’inspire principalement des innovations d’autres domaines (Bramwell et Lane, 2012 : 2). D’autres encore critiquent le fait que l’innovation en tourisme est difficile à mettre en application, notamment parce que les processus sont hautement visibles, et donc facilement reproductibles (Weidenfeld, 2013 : 195).

L’étude de l’innovation en tourisme est intrinsèquement liée à la géographie. En effet, le tourisme est à la fois dépendant du territoire qui le supporte (ex. : paysages, sites naturels, climat) et vecteur de connectivité avec les lieux physiques (Hall et Williams, 2008 : 229). De plus, bien que le transport y soit un de ses principaux secteurs d’activités, l’expérience touristique est néanmoins fixée géographiquement dans les sites qui l’accueillent (Urry, 1990 : 40, cité dans Hall et Williams, 2008 : 16). Cette fixité spatiale du tourisme est un important déterminant de l’innovation, entre autres parce qu’elle est favorisée par la polarisation des activités touristiques et leur proximité, ce qui peut favoriser les relations d’affaires (Urry, 1990 : 67 ; Hall et Williams, 2008 : 16). En conséquence, autant la coopération informelle et non structurée que les réseaux de coopération plus formels influencent l’innovation en tourisme, notamment en tourisme de nature (Matilainen et al., 2011 : 184).

Authenticité et tourisme

L’authenticité en tourisme est un sujet omniprésent autant dans la recherche scientifique que dans le domaine professionnel. Les écrits scientifiques révèlent l’intérêt considérable des chercheurs, des acteurs de l’industrie touristique et des touristes eux-mêmes pour l’authenticité (Reisinger et Steiner, 2006 : 66). Deux des articles fréquemment cités constituent des références sur le sujet : « Rethinking Authenticity in Tourism Experience » de Ning Wang (1999) et « Reconceptualizing Object Authenticity » de Carol J. Reisinger et Yvette Steiner (2006). Sans prétendre constituer des recensions systématiques, ces articles synthétisent l’essentiel et résument les différentes écoles de pensée traitant de l’authenticité. Il est à noter que l’authenticité est un concept fortement associé au milieu culturel. Il est surtout étudié et appliqué dans des domaines comme l’agrotourisme, le tourisme culturel et le patrimoine. Le concept est par ailleurs peu utilisé en lien avec certains secteurs, dont le tourisme de nature.

Reisinger et Steiner (2006) dressent une liste de nombreux travaux qui ont contribué aux discussions sur l’authenticité en tourisme (39 auteurs signant un total de 38 articles, voir p. 67). Le concept est complexe et fait l’objet de controverse dans les études touristiques depuis plus de trente ans (Andersson Cederholm et Hultman, 2005 : 297 ; Resinger et Steiner, 2006 : 67 ; Hall, 2007 : 1139). Ce constat est particulièrement significatif en regard de la perspective « maccannellienne » de la mise en scène de l’authenticité (staged authenticity), présentée par Dean MacCannell en 1976 (Gyimóthy et Mykletun, 2009 : 261). On attribue généralement à MacCannell d’avoir initié la réflexion et la discussion sur le sujet (Wang, 1999 : 349 ; Andersson Cederholm et Hultman, 2005 : 297 ; Belhassen et al., 2008 : 668).

Selon MacCannell (1976), les touristes seraient à la recherche d’expériences véritables pour combler une vie quotidienne qui leur apparaît monotone et vide. La vraie vie serait celle que l’on vit en voyage : agréable, remplie, satisfaisante. Mais ce qui est proposé aux touristes est une « authenticité mise en scène ». L’accueil des touristes exige un « décor », des « reproductions de l’expérience », et ces reproductions amènent la perte de l’unicité. Reisinger et Steiner (2006) attribuent plutôt à Daniel Boorstin (1961) les premières critiques à l’égard de l’authenticité en tourisme, selon qui les attraits touristiques sont des « pseudo-événements » créés de toutes pièces pour « faire la nouvelle » et attirer les visiteurs. Il n’y a rien de « vrai » dans ce que vivent les touristes, que du divertissement, par ailleurs abrutissant. Ce divertissement serait en fait ce que les touristes désirent (des événements prévus et planifiés pour eux, sans prétention de « vérité »).

Ces deux postures ont toutefois été remises en question, d’aucuns affirmant que la recherche d’authenticité des touristes est variable : ni totalement « pure », ni totalement absente (Coltman, 1986, cité dans Reisinger et Steiner, 2006 : 72), mais aussi que la seule recherche d’authenticité par les touristes serait trop simple pour expliquer le tourisme moderne, un phénomène multiple et complexe (Urry, 1991 : 51, cité dans Wang, 1999 : 350).

Depuis ses travaux controversés de 1976, MacCannell a précisé que son idée de mise en scène de l’authenticité ne suggérait pas l’existence d’une authenticité objective, mais uniquement des arrangements (y compris l’aménagement pour les touristes et l’offre touristique) impliquant intentionnellement que le touriste pourrait entrevoir ou vivre « le vrai » ou « le réel » (2011 : 18). Dans leur quête d’authenticité, les touristes chercheraient l’envers du décor, épitomé de l’authenticité (Chhabra, 2010 : 794). Ainsi, la quotidienneté peut être attractive si on l’assimile à l’authenticité, mais, paradoxalement, l’attractivité qu’elle suscite tend à lui faire perdre cette authenticité (Zukin, 2007 : 82). En effet, l’expérience authentique peut engendrer la recherche de l’intouché, c’est-à-dire la recherche de lieux non fréquentés par les autres touristes, de lieux non contaminés et encore « purs » (Yeoman et al., 2007 : 1128).

On comprend donc que l’authenticité en tourisme est un concept critiqué et qui ne fait pas consensus. Cela s’explique tant par les sens multiples du mot que par le fait qu’on y ait recours dans des contextes hétérogènes (Belhassen et Caton, 2006 : 854). Authentès, selon son sens étymologique, se réfère à ce qui agit par soi-même (auto : lui-même, entos : en dedans, maîtrise de soi). L’authenticité est pareillement associée à ce qui fait autorité, qui est conforme à l’original, qui est incontestable, qui est vrai. Authentifier est ainsi rendre certain, mais également rendre témoin (Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, s.d.). Cette « originalité » renvoie aussi à ce qui était « à l’origine ». Même s’il a pu subir des transformations d’usage ou de signification symbolique, l’objet authentique conserve son « identité ».

La complexité du contexte touristique contribue à la confusion, car il est possible de considérer tant l’authenticité de l’objet (l’attrait, le lieu) que l’authenticité du sujet (l’hôte, le commerçant ou le touriste). On parlera alors d’authenticité « froide » (celle de l’objet), par opposition à une authenticité « chaude » (celle ressentie par le touriste notamment) (Selwyn, 1996). Il en résulte que, en tourisme, les définitions formelles de l’authenticité sont difficiles à recenser et, malgré la richesse des écrits scientifiques sur le sujet, il n’existe pas de consensus (Cohen, 2007 : 75 ; Mkono, 2012 : 480). La plupart des auteurs choisissent plutôt de présenter des typologies ou des catégorisations de l’authenticité en tourisme.

Le tableau 2 montre des exemples de ces catégorisations et des approches théoriques. Celles-ci se sont succédées chronologiquement, mais tout comme celles liées à l’innovation, ces approches se sont aussi bien côtoyées qu’affrontées.

Fig. 2

Tableau 2 : Approches théoriques de l’authenticité

Tableau 2 : Approches théoriques de l’authenticité
Compilation par les auteurs

-> Voir la liste des figures

Comme Chhabra propose une classification des écoles de pensée qui englobe les précédentes, elle sera détaillée davantage. L’auteure identifie cinq courants discursifs concernant l’authenticité : objectiviste, constructiviste, négocié, existentialiste et « théoplaciste » (traduction libre de l’anglais « theoplacity ») (2012 : 499).

L’authenticité objective se rapporte à l’idée de conformité, à l’original d’une expérience figée dans le temps (ibid.). Cette signification s’est élargie pour inclure des éléments tels que la tradition, l’origine, le véritable, le vrai, l’unique (Sharpley, 1994, cité dans Reisinger et Steiner, 2006 : 67). L’approche objectiviste est fréquente dans le milieu du patrimoine culturel, alors que les objets peuvent être datés, leur intégrité évaluée, et leurs usages définis et authentifiés. L’expérience authentique en tourisme fait par conséquent référence à une expérience de « l’original » (Yeoman et al., 2007 : 1128 ; Belhassen et al. 2008 : 670). Selon le point de vue objectiviste, un objet faux ou mis en scène ne peut devenir authentique, même si les touristes le jugent ainsi (Reisinger et Steiner, 2006 : 68).

Opposer la position constructiviste à la position objectiviste est un procédé pédagogiquement utile, car cette dichotomie rappelle les postures épistémologiques de l’empirisme, basé sur l’expérience immédiate du réel, à celle reconnaissant l’influence, et la « construction » opérée par le chercheur dans l’objet de recherche.

La position constructiviste considère l’authenticité comme l’interprétation de la véracité des objets plutôt qu’un phénomène discernable empiriquement (Reisinger et Steiner, 2006 : 69). Les tenants de cette position postulent qu’il existe plusieurs versions de l’authenticité, variant selon la perception des touristes et des producteurs touristiques, qui projettent leurs attentes, préférences, croyances, pouvoirs sur les objets et lieux visités (Reisinger et Steiner, 2006 : 70 ; Belhassen et al., 2008 : 670). L’authenticité constructiviste est donc le résultat d’une construction sociale, non pas d’une qualité mesurable de ce qui est visité (Wang, 1999 : 351). La notion constructiviste prend en compte l’influence de la commercialisation sur l’expérience touristique, celle-ci étant adaptée aux désirs du public dans une visée capitaliste (Chhabra, 2010 : 795 ; 2012 : 499).

À l’instar de Wang (1999), plusieurs auteurs ont plaidé pour l’abandon des deux approches traditionnelles, c’est-à-dire l’authenticité objectiviste et l’authenticité constructiviste, et de leur opposition. Ces détracteurs invoquent les problèmes ontologiques qu’ils attribuent à ces approches et promeuvent les possibilités exploratoires offertes par l’alternative qu’ils préfèrent (Belhassen et al., 2008 : 671).

Ainsi, pour tenter de réconcilier les écoles de pensée divergentes, les approches postmodernes négociées ou existentielles apparaissent comme une alternative (Belhassen et al., 2008 : 671 ; Mkono, 2012 : 480). Selon l’approche postmoderne, le vrai ou le faux, l’original ou la copie, la réalité ou le symbole n’importent pas. La plupart des touristes ne seraient en fait pas véritablement intéressés par l’authenticité ou l’inauthenticité des objets et des sites touristiques (Mkono, 2012 : 480). C’est plutôt l’expérience vécue par le touriste qui peut être authentique, et ce, sans égard à l’authenticité ou l’inauthenticité de l’objet visité ou du contexte touristique (Wang, 1999 : 359). Ce changement de paradigme remet en quelque sorte en cause la valeur même de la notion d’authenticité.

Chhabra propose le terme d’« authenticité négociée » (2010 : 795 ; 2012 : 499). Cette notion est un compromis entre les écoles objectiviste et constructiviste. L’authenticité est alors considérée comme une co-construction entre les touristes-consommateurs et les hôtes-commerçants (2010 : 795). Selon cette approche négociée, l’authenticité n’est pas nécessairement menacée par sa commercialisation, elle peut même être soutenue ou protégée par la valeur que lui confèrent l’intérêt touristique et les retombées économiques qui lui sont associées (ibid.).

L’authenticité existentielle proposée par Wang (1999) fait toute la place à la subjectivité de l’individu et de son expérience (Chhabra, 2010 : 795 ; 2012 : 499). Elle fait référence au sentiment d’être vrai avec soi-même et au vécu touristique éprouvé, exalté et ressenti comme authentique (Belhassen et al., 2008 : 671 ; Chhabra, 2010 : 795). L’authenticité se définit ainsi par l’engagement de l’individu et non plus par un attribut inhérent aux objets ou aux lieux visités (Hall, 2007 : 1140 ; Fredman et al., 2012 : 293). Cette authenticité expérientielle implique des émotions provoquées et rendues possibles par le contexte liminal des activités touristiques (Wang, 1999 : 351). Elle est aussi favorisée par les contextes en marge du phénomène touristique dit « de masse ». Visiter des amis et la famille est un des exemples de tourisme expérientiel permettant d’éprouver cette authenticité existentielle (Steiner et Reisinger, 2006 : 312). D’autres exemples résident dans la quête de soi à travers les défis procurés par le tourisme d’aventure, ou la visite de lieux aucunement touristiques, tels les bidonvilles (ibid. : 312).

Une autre extension de l’approche postmoderne/existentialiste a été nommée authenticité « théoplaciste » (de l’anglais theoplacity, selon une compression du grec theos [Dieu] et du latin placea [place]) (voir les travaux de Belhassen et al., 2008). Il s’agit d’un compromis entre les visions existentialiste et objectiviste (Chhabra, 2010 : 795 ; 2012 : 499). Selon cette école de pensée, l’authenticité dépasse la subjectivité pour combiner trois éléments : le lieu physique (« place » en anglais), la croyance du touriste à l’égard de son voyage et l’action (Belhassen et al. 2008 : 685). Ces dimensions prennent ainsi en compte les sens culturels et sociaux des lieux visités (Chhabra, 2010 : 794).

Ces différentes approches et les nombreuses critiques adressées aux typologies ont amené certains auteurs à soutenir que le concept même d’authenticité devrait être abandonné (Reisinger and Steiner, 2006 : 66). D’autres auteurs défendent toutefois la pertinence de l’étude de l’authenticité (Pearce, 2007 : 86). En effet, le concept, y compris sa vision objectiviste, est encore discuté dans les écrits scientifiques (Chhabra, 2012 : 499). De plus, l’exportation de connaissances aux autres domaines scientifiques constitue, pour les études touristiques, un marqueur de crédibilité et un accomplissement (Jafari, 2005 : 2 et 4 ; Pearce, 2007 : 86 ; Kadri, 2008 : 16) et, en ce sens, l’authenticité est d’une valeur et d’une pertinence notables (Pearce, 2007 : 86). Les chercheurs au sein des études touristiques montrent d’ailleurs un intérêt sans équivoque pour l’authenticité existentielle (Steiner et Reisinger, 2006 : 313). Qui plus est, le terme authenticité continue à être utilisé non seulement par les chercheurs scientifiques, mais également par les acteurs de l’industrie touristique, les touristes eux-mêmes, les gestionnaires de patrimoine et autres acteurs impliqués en conservation, les psychologues, etc. (Pearce, 2007 : 86).

Cette réflexion permet également d’associer l’authenticité au tourisme expérientiel (Camus, 2002, cité dans Furt et Tafani, 2017 : 5) devenu, comme l’innovation et l’authenticité en tourisme, incontournable et impératif. Cette citation, que MacCannell a tirée de l’œuvre Encyclopedia of Tourism écrite par son vis-à-vis Erik Cohen, l’illustre : « post-tourists… tend to engage more readily in the playful enjoyment of explicitly contrived attractions rather than a serious quest of authenticity » (MacCannell, 2011 : 36-37). Enfin, certains auteurs séparent complètement l’authenticité de l’expérience touristique et celle de l’objet ou du lieu visité, considérant qu’il s’agit de deux concepts distincts (Wang, 1999 : 351 ; Reisinger et Steiner, 2006 : 68), voire opposés (Brown, 1999 : 4).

Certains refusent aussi l’abandon complet de l’approche objectiviste, notamment parce que des éléments de cette conception conservent une crédibilité « de terrain » (librement traduit de street cred) auprès des touristes et des organisations touristiques (Belhassen et al. 2008 : 671). En effet, au-delà de l’intérêt scientifique porté au concept, l’authenticité est également devenue centrale pour les organisations touristiques dans leurs efforts pour attirer les touristes (Hall, 2007 : 1139). Le touriste-consommateur à la recherche de l’authentique est par exemple décrit comme mieux éduqué, plus riche, plus expérimenté et plus sophistiqué (Hall, 2007 : 1139 ; Yeoman et al., 2007 : 1130). Son profil sociodémographique lui confère par conséquent un potentiel de rendement particulièrement intéressant pour les acteurs de l’industrie touristique (Hall, 2007 : 1139), ce qui explique en partie l’omniprésence de l’authenticité dans l’offre, la publicité et le discours touristiques ambiants. Un prix élevé peut parfois renforcer la perception d’authenticité (Reisinger et Steiner, 2006 : 73). Pour créer l’impression d’unicité, on courtise ces niches en mettant l’accent sur la difficulté d’accès au site, le caractère exceptionnel du produit ou son exclusivité (ibid.).

L’authenticité et le tourisme de nature

Certains des attributs territoriaux associés à l’authenticité sont d’ailleurs identifiés dans les écrits scientifiques : l’environnement naturel de qualité, la préservation des paysages, l’histoire, les patrimoines vernaculaires et les structures touristiques à taille humaine (Furt et Tafani, 2017 : 3). En effet, l’authenticité est également associée à une construction collective, c’est-à-dire à la stabilisation d’éléments saillants, des points d’ancrage au territoire (ibid. : 5), et l’organisation des acteurs d’un territoire autour d’un projet rassembleur est reliée à l’authenticité de l’offre qu’ils proposent (ibid. : 8).

Le niveau d’aménagement ou d’anthropisation de l’espace touristique est pareillement relié à l’authenticité en tourisme. De manière générale, celui-ci se retrouve sur un continuum entre le milieu naturel et bâti selon le degré de l’influence humaine sur les caractéristiques naturelles et le paysage (Fredman et al., 2012 : 292 ; Newsome et al., 2013 : 3). Le tourisme est souvent ancré dans l’authenticité de la nature et la rareté d’un environnement exempt de traces humaines (Andersson Cederholm et Hultman, 2005 : 294). C’est vrai pour le tourisme de nature (ex. : dans les parcs nationaux), mais également et de manière plus générale pour le tourisme de masse (ex. : visites grand public de monuments naturels). L’impératif « allez‑y avant qu’il ne soit trop tard » (go before it’s too late) (Urry, 1990 : 42 ; Andersson Cederholm et Hultman, 2005 : 302) y participe. Cet impératif se fonde en partie sur la culpabilité par rapport à l’impact de l’humain sur son environnement (Holden, 2015 : 135 ; MacCannell, 2015), parce que l’espace géographique qui constitue la ressource « consommée » par les touristes est une ressource limitée (Urry, 1990 : 42).

Selon Erika Andersson Cederholm et Johan Hultman, trois aspects caractérisent l’authenticité de la nature en tourisme. Le premier fait référence à la notion de l’origine, c’est-à-dire une image de la nature parfaitement conservée et intouchée à travers le temps (2005 : 297). Le deuxième est la notion d’unicité, dans le sens d’une expérience touristique unique, vis-à-vis de l’industrie touristique et des autres touristes, possible là où le mode de vie local et l’expérience de la nature ne sont pas (encore) contaminés par l’industrie touristique (ibid. : 298). Le troisième est l’aspect existentiel de la nature, la connexion et l’appartenance qu’elle permet avec le monde, c’est-à-dire l’état émotionnel et l’expérience holistique associés à l’idée de faire partie d’un tout (ibid. : 300). On constate alors que les éléments de l’authenticité de la nature en tourisme ne sont pas tous connectés de manière inhérente au territoire ou au lieu naturel physique.

Discussion et conclusion

L’étude de l’innovation et de l’authenticité en tourisme démontre que ces concepts se sont développés de façon parallèle, mais aussi entrecroisée. Une des principales contributions de cet article réside dans l’étude de deux concepts peu étudiés conjointement, mais dont les différents exemples présentés permettent de constater l’intérêt de ce croisement. D’ailleurs, afin de mieux comprendre l’authenticité, il est suggéré de l’étudier en lien avec d’autres concepts (voir à ce sujet Pearce, 2007 : 87). Dans ce cadre, la comparaison avec l’innovation permet de mieux comprendre l’authenticité en s’interrogeant sur sa possible opposition avec l’innovation. Si l’innovation permet de créer un nouveau service touristique, elle pourrait en affecter l’authenticité, le nouveau service ou site ne conservant pas nécessairement son authenticité. A contrario, l’authenticité peut représenter également une innovation touristique.

Cette recherche identifie aussi, de manière inédite, des points de rencontre et d’opposition entre ces concepts. Les deux concepts semblent s’opposer surtout au niveau temporel, c’est-à-dire quant au caractère novateur de l’innovation ; la nouveauté étant ancrée dans le présent, voire le futur, alors qu’un objet dit authentique serait plutôt ancien, traditionnel ou intemporel. Un autre élément divergent entre les deux concepts réside dans l’opposition entre l’unicité associée à l’authenticité, et l’innovation qui doit favoriser une plus grande accessibilité commerciale. Cependant, bien qu’il existe des innovations radicales, et des formes d’authenticité objective basées sur l’ancienneté, les deux comportent une large part d’intégration.

On constate que de nombreux points de rencontre existent au croisement de l’innovation et de l’authenticité, notamment sur le plan conceptuel. L’authenticité négociée en est un exemple. Les bénéfices pour l’authenticité de la mise en tourisme, auxquels l’approche négociée ouvre la porte (ex. : commercialisation, valeur conférée, retombées économiques), illustrent ces rapprochements avec le concept d’innovation. La conversion du monastère des Augustines (situé au cœur du Vieux-Québec) en centre de santé globale (restauration, hébergement, retraite et soins de santé globale, musée, activités culturelles et sportives, location de salles) associé au tourisme culturel met en exergue cet effet protecteur de l’authenticité négociée. L’héritage de la communauté religieuse et le bâtiment qui l’a historiquement hébergée se voient mis en valeur de manière novatrice, protégés et prolongés par la nouvelle vocation, et ce, sans les figer dans le temps (Mathieu-Bédard, 2017 : 34). À ce titre, le projet illustre bien comment le « passé a un avenir » (Tanguay, 2005 : 189). On retrouve également ce chevauchement dans certaines idées développées par les auteurs qui travaillent sur le sujet, notamment l’authenticité émergente. Autre point commun : les concepts comportent chacun une dimension « visible » ou « objective » (ex. : innovation de produit ou authenticité objective), mais aussi une intégration dans un processus social, humain, c’est-à-dire une dimension « construite » ou « subjective » devant être reprise et partagée dans un processus social.

L’étude de certains types de tourisme permet par ailleurs d’illustrer la rencontre entre innovation et authenticité. Par exemple, certaines offres touristiques associées à l’économie collaborative montrent comment l’innovation et l’authenticité s’entremêlent. Ces pratiques collaboratives ne sont pas nécessairement nouvelles, mais sont souvent le fait d’une mise en marché associée à la technologie, qui leur donne un souffle nouveau. Résider chez l’habitant, authentique en raison du contact entre l’hôte et le touriste, n’est pas une pratique touristique innovante en soi. Cependant, on pourrait citer ici en exemple la plateforme électronique Airbnb, mettant en relation des hôtes et des touristes, qui a été à ce point innovante qu’elle est en voie de modifier de fond en comble l’industrie de l’hébergement touristique. D’un point de vue critique, il faut noter que l’authenticité de cette pratique est remise en question, notamment en ce qui concerne sa récupération par des hôtes « professionnels », c’est-à-dire ceux qui gèrent et louent plusieurs unités plutôt que leur propre logis, mais aussi par la marchandisation des espaces privés que le service entraîne. Dans ce cas, la technologie peut permettre de donner un lustre authentique à l’inauthentique (Reisinger et Steiner, 2006 : 72).

Ailleurs, le recours à la technologie permet d’illustrer le cas inverse ; par exemple, dans le cas de Foresta Lumina, l’illumination transforme un parcours nocturne au parc de la Gorge de Coaticook, en forêt enchantée (voir illustration 1). L’illumination étant généralement utilisée en milieu urbain, l’innovation consiste à l’appliquer en milieu naturel. L’expérience ainsi créée, bien qu’à l’opposé des visions objectivistes de l’authenticité, rejoint tout à fait le concept dans sa vision existentielle en créant une connexion à la nature renouvelée, voire inédite.

Fig. 3

Illustration 1 : Foresta Lumina

Illustration 1 : Foresta Lumina
Photo : O. Taillon sur Flicker

-> Voir la liste des figures

Certains types de tourisme associés au mouvement lent illustrent également la rencontre entre innovation et authenticité (ex. : slow travel, slow tourism, slow adventure) (Varley et Semple, 2015 : 78). Les mouvements lents sont caractérisés par la valorisation du patrimoine, du temps, de la tradition et de l’authenticité (ibid.). Le phénomène des mouvements lents émerge comme une contre-culture dans la société contemporaine au rythme accéléré ; ils représentent des formes d’innovation d’une « autre modernité » (ibid.). Revendiquer l’authenticité, notamment en agrotourisme, permet de faciliter l’intégration de nouveautés : l’innovation peut en effet en attirer certains, mais d’autres seront plus intéressés par la familiarité ou la tradition. Des exemples de mise en tourisme innovante de traditions illustrent cette synergie. Le Smalahove, une tradition gastronomique norvégienne, est exemplaire (Gyimóthy et Mykletun, 2009) : il s’agit d’une tête de mouton salée, séchée, fumée et cuite, mais surtout mangée entière (voir illustration 2). Cette « renaissance » ou « invention de la tradition » (Hobsbawn et Ranger, 2012 : 34) est survenue alors que des entrepreneurs touristiques ont commencé à la publiciser non seulement comme un mets nostalgique, mais également à l’intention d’adeptes de sports extrêmes qui visitent certaines régions norvégiennes pour pratiquer leurs sports, et maintenant aussi une gastronomie « extrême » (Gyimóthy et Mykletun, 2009 : 261).

Fig. 4

Illustration 2 : Smalahove

Illustration 2 : Smalahove
Photo : AnneCN sur Flicker

-> Voir la liste des figures

Les organisations touristiques utilisent donc à la fois l’innovation et l’authenticité. Pour s’adapter et rester en phase avec la société, ces organisations doivent en effet innover. Afin de conserver un sens à l’activité touristique, elles doivent aussi entretenir une part d’authenticité : objective, c’est-à-dire avoir « quelque chose à se mettre sous la dent » ; ou existentielle, c’est-à-dire « quelque chose à faire vivre ». Les organisations touristiques doivent offrir « quelque chose », même si virtuel, que le touriste est en mesure de comprendre, de ressentir et de vivre (expérience subjective et postmoderne). Ayant besoin de recourir aux deux concepts de l’innovation et de l’authenticité, les organisations touristiques créent de multiples points de rencontre dans l’offre touristique.

Une autre contribution de cet article réside dans l’identification des limites des typologies d’innovation et d’authenticité largement utilisées dans l’étude de ces concepts. Étudier en parallèle les typologies d’innovation et d’authenticité permet de constater que bien que les catégories servent au départ à synthétiser les différentes approches ou applications, ces catégorisations d’innovation et d’authenticité n’ont pas la même finalité. Les catégories utilisées pour l’innovation sont synchroniques, elles s’appliquent en même temps, dans un même lieu, et sont opérationnelles, même si elles comportent des chevauchements. Les typologies de l’innovation servent dans l’application (ex. : dans la gestion de l’organisation) et ne remettent pas en question l’existence du phénomène. Les typologies sur l’authenticité sont plutôt diachroniques, c’est-à-dire qu’elles représentent le processus évolutif de la compréhension du phénomène, et épistémologiques (ex. : en fonction de la croyance, ou pas, à un « réel objectif »). Ces typologies sont donc plutôt théoriques et souffrent d’un manque d’études empiriques.

Les typologies de l’innovation comme de l’authenticité proposées dans les écrits scientifiques sont aussi critiquées pour leurs catégories non exclusives, ce qui les rend difficilement applicables. Selon Wang (1999 : 354), l’authenticité n’est ni noire ni blanche, mais davantage une vaste gamme de nuances. L’innovation est pour sa part très peu remise en question dans les écrits scientifiques, mais gagnerait également à être considérée de manière nuancée. Identifier d’autres cadres d’analyse, outre les typologies habituelles, pour étudier les concepts d’authenticité et d’innovation représente d’ailleurs une nouvelle avenue de recherche. La mobilisation de certaines formes d’innovation telles que l’innovation sociale, l’innovation ouverte et l’innovation par les utilisateurs, associées à un paradigme d’innovation au sein duquel les rôles des parties prenantes et des partenariats sont mis en évidence (Guimont et Lapointe, 2016 : 18 ; McPhee et al., 2016 : 4), représente à ce titre un thème de recherche à approfondir.