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1. Le discernement au défi de la pensée corrélative

Il est acquis que la pensée chinoise a traditionnellement privilégié un mode d’intelligibilité de nature corrélative ou associative. La cosmologie classique, axée, entre autres, sur la dualité des énergies respectivement à connotation féminine et masculine (le yin 陰 et le yang 陽), a certes suggéré une vision du monde où les contraires ne s’excluent pas, mais ils s’interpénètrent produisant des transformations constantes dans l’ordre naturel des choses. La métaphore reproductive (l’interaction entre la femelle et le mâle) se retrouve à la base de plusieurs raisonnements et représentations du cosmos élaborés à des époques diverses. La philosophie naturaliste des cinq éléments ou des « cinq Agents » (wu xing 五行)[1] a sans doute inspiré des classements formant des grilles de corrélations symboliques entre les champs du savoir les plus variés (Ghiglione 2009, 41-46). Selon un système quinaire (le nombre cinq représente la totalité), les cinq ressources naturelles primordiales ont été mises en correspondance avec les cinq saveurs, les cinq couleurs, les cinq odeurs, les cinq saisons, les cinq vertus, les cinq émotions, les cinq organes, les cinq planètes, les cinq points du cadran, etc.

La doctrine des cinq Agents, déjà attestée au vie siècle avant notre ère, fut également adoptée au sein de certains courants mystiques comme outil d’appariement conceptuel. Dans l’histoire de l’Empire du Milieu, en effet, la perception des différences religieuses s’est souvent inspirée de la logique de l’analogie, selon laquelle la diversité tend à être ramenée à l’unité par des démarches corrélatives tantôt justifiables d’un point de vue empirique, tantôt purement symboliques. Ainsi, des traditions aussi différentes que le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme n’ont pas manqué de converger, à compter du ve siècle, vers des systèmes syncrétiques associant des valeurs diverses par sympathie.

Nombreux sont les spécialistes chinois et les sinologues occidentaux qui soulignent à l’unisson cette tendance générale de la philosophie chinoise à harmoniser les antinomies et à concilier les termes contraires. À titre d’exemple, le penseur chinois Liang Shuming 梁漱溟 (1893-1988), sensible à l’enseignement bouddhique, contribua, dès 1921, à consolider le paradigme d’une pensée chinoise holistique par rapport à une tradition intellectuelle occidentale analytique. Selon la première, « […] rien dans l’univers n’est absolu, ni isolé, ni extrême, ni polarisé au point d’être réfractaire à toute conciliation. […] La conciliation et la non-conciliation sont même deux états inséparables, qui se retrouvent partout dans le temps et dans l’espace. » (Liang 2011, 132).

Dans son oeuvre fondatrice sur La pensée chinoise, publiée en 1934, le sinologue français Marcel Granet (1884-1940) jeta les bases de ce qu’il convient désormais de nommer « l’hypothèse corrélative ». « Dominée toute entière par l’idée d’efficacité, » remarque-t-il à propos de la cosmologie du yin et du yang « la pensée chinoise se meut dans un monde de symboles fait de correspondances et d’oppositions qu’il suffit, quand on veut agir ou comprendre, de faire jouer. » (Granet 1934, 124).

Ce chef d’école que fut Joseph Needham (1900-1995), actif à Cambridge, reprit le modèle interprétatif de Granet en l’appliquant à la « science chinoise » (Needham 1956, 279-283), qu’il qualifie d’organiciste en ce qu’elle pose une corrélation étroite entre le macrocosme (la Nature, l’univers) et le microcosme (l’homme, le corps physique et sociopolitique) et qu’elle conçoit l’ordre en termes de spontanéité immanente plutôt que de lois (divines ou transcendantes), imposées de l’extérieur.

Le célèbre philologue A. C. Graham (1919-1991) adhéra aussi à l’hypothèse corrélative en la conjuguant avec une approche structuraliste du langage, de souche saussurienne (Graham 1986, 16). De sa synthèse conceptuelle, il conclut que le système de correspondances que la cosmologie traditionnelle chinoise établit entre les différents aspects du monde ne fait que reproduire les structures inhérentes aux langues naturelles (les oppositions paradigmatiques de type yin-yang et les enchaînements syntagmatiques, tels que : yin-obscurité-femelle-réceptivité-terre-etc. ; yang-clarté-mâle-force initiatrice-ciel-etc.).

Est-ce que la diffusion de la pensée corrélative, qui s’impose surtout à compter de la dynastie des Han 漢 (206 av. n. è.-220 apr. n. è.) au iie siècle avant notre ère, signifie que les philosophes chinois ignoraient d’emblée la notion de discernement et d’esprit critique ? Le modèle associatif, qui décrit les contraires faisant valoir la logique de complémentarité plutôt que celle d’exclusion, aurait-il ouvert la voie à une sorte de relativisme moral ou religieux débouchant sur une confusion de valeurs ?

Or, l’hypothèse corrélative explique d’une manière pertinente une tendance, parmi d’autres, de la pensée chinoise. Elle s’avère problématique si, en extrapolant, on l’applique à l’ensemble de l’histoire intellectuelle de la Chine. L’impact que cette interprétation exerce sur la compréhension de l’univers mental chinois a de surcroît atteint un niveau de saturation maximal : formulée, au début, dans une perspective scientifique et exploratoire, elle a été déclinée à répétition jusqu’à se dégrader, frôlant la vulgarisation et le simplisme. En réalité, la logique corrélative n’est pas une spécificité chinoise, mais elle constitue un mode d’intelligibilité fort répandu dans les civilisations archaïques et anciennes. Il n’y a pas lieu de l’opposer radicalement au raisonnement scientifique, puisqu’elle représente une étape intellectuelle fondamentale, vraisemblablement incontournable, dans l’histoire des sciences[2]. En Chine, la pensée associative a connu une continuité et une diffusion considérables ; toutefois, elle a coexisté avec d’autres formes d’intelligibilité aussi importantes et significatives[3].

Dans cette contribution, il importera de montrer que l’émergence de la pensée corrélative, particulièrement développée chez les cosmologistes chinois[4], n’empêcha aucunement l’essor d’une réflexion analytique et dichotomique qui, elle, insiste sur la nécessité d’opérer un choix critique entre deux termes opposés logiquement ou empiriquement incompatibles (ex. : vrai/faux, bien/mal). Le discernement (moral et intellectuel) est explicitement préconisé au sein des deux Écoles de pensée les plus structurées de l’époque classique (vie-iiie siècle av. n. è.) et antagonistes : le confucianisme et le moïsme. Optant pour l’analyse, plutôt que pour le survol, et suivant une méthodologie foncièrement exégétique (traduction du chinois classique en français et herméneutique d’extraits pertinents, étude terminologique et lexical, etc.), il conviendra ici de concentrer l’attention sur l’École qui se réclame de Mozi 墨子 (nom personnel Di 翟, env. 480-390 av. n. è.)[5]. Le moïsme étant moins connu que le confucianisme chez les savants occidentaux, l’originalité de cette recherche s’accroît en vertu du choix de son corpus scripturaire en tant qu’objet de l’exégèse. Les conclusions permettront, en outre, de modérer certains stéréotypes qui présentent la philosophie chinoise comme étant peu encline à l’analyse et réfractaire à l’esprit critique.

2. La vision moïste de la guerre

La plupart des maîtres à penser de la fin de la période des Printemps et Automnes (Chunqiu 春秋, 722-481 av. n. è.) et de l’époque dite, avec prégnance, des Royaumes combattants (Zhanguo 戰國, 453-221 av. n. è.) critiquaient la politique expansionniste menée par les divers seigneurs locaux et par les souverains qui, à la tête de leur principauté, se contestaient le pouvoir avant l’unification territoriale et l’avènement de l’empire sous la despotique dynastie des Qin 秦 (221-206 av. n. è.). Mozi compte parmi les Sages de la Chine antique qui condamnaient sans réserve la guerre offensive. Ses arguments relèvent du bon sens, à la fois sur le plan de la moralité et de l’utilité : les massacres provoqués par les campagnes militaires vont à l’encontre des justes principes qui devraient inspirer la conduite de l’homme de bien ; les guerres appauvrissent les peuples et, à la longue, elles ne sont profitables ni pour les États perdants, ni pour ceux qui remportent la victoire. Plusieurs sections du Mozi mettent en garde des conséquences néfastes de l’expansionnisme territorial ; le livre (juan 卷) 5, en particulier, regroupe les chapitres (bian 篇) 17, 18 et 19 qui s’intitulent « Critique de la guerre offensive (Fei gong 非攻)[6] ». En chinois classique, fei est, entre autres, une négation emphatique, qu’on trouve souvent dans les phrases nominales. Dans son sens plein, ce mot signifie « s’opposer, être contre, critiquer » d’une manière catégorique et absolue. Le terme gong se réfère aux attaques ou aux assauts militaires, notamment l’offensive ; il est employé en tant qu’antonyme de shou 守 « défendre, défensive ». Par ailleurs, dans le Mozi, la légitimité d’avoir recours à la force martiale à seule fin de défendre un territoire contre des incursions injustifiables ne fait pas l’objet d’un questionnement éthique[7].

Dans les lignes suivantes, il importera de traduire, d’analyser et de commenter le chapitre 17 qui, en raison de sa brièveté et de sa cohérence interne, constitue une unité thématique idéale pour aborder la problématique du discernement dans la pensée chinoise ancienne sur la base d’un exemple textuel clair et riche de sens. Les exégètes subdivisent généralement le chapitre 17 en trois sections, correspondant à trois articulations argumentatives[8]. Suivant cette convention exégétique, il s’agira alors de montrer que les moïstes accordaient une importance capitale au discernement moral et à son déploiement conscient dans un système précis de normes et des valeurs. Un enchaînement d’arguments de comparaison et un raisonnement par analogie structurent leur critique de la guerre, qui est présentée comme une longue citation des paroles de Maître Mozi lui-même.

2.1 La guerre : un pillage à l’échelle étatique

Maître Mozi dit : « Les rois, les ducs et les notables de l’Antiquité aspiraient vraiment au succès, abhorrant l’échec ; ils aspiraient à la sécurité, abhorrant les dangers. Ils étaient donc forcément critiques au regard de la guerre offensive et des combats. Or, supposons qu’un seul être humain s’introduise dans le verger d’autrui et qu’il vole des pêches et des prunes. Apprenant la nouvelle, la majorité le critiquerait (fei zhi 非之). Si les autorités au pouvoir le capturaient, elles le châtieraient. Pourquoi ? Parce qu’il lèse autrui à son propre avantage (kui ren zi li 虧人自利). S’emparer des chiens, des porcs, des poulets et des cochons de lait d’autrui, c’est encore plus injuste que de s’introduire dans le verger d’autrui et de voler des pêches et des prunes. Pour quelle raison ? Parce qu’on lèse davantage autrui et si l’on lèse davantage autrui, on est encore plus malveillant (buren 不仁) et la gravité du délit augmente. S’introduire dans les étables et dans les écuries d’autrui et s’approprier les chevaux et les boeufs d’autrui, c’est encore plus injuste que de s’emparer des chiens, des porcs, des poulets et des cochons de lait d’autrui. Pour quelle raison ? Parce qu’on lèse davantage autrui et si l’on lèse davantage autrui, on est encore plus malveillant et la gravité du délit augmente. Commettre le meurtre d’un innocent, le dépouiller de ses vêtements et de sa fourrure, s’approprier sa lance et son épée, c’est encore plus injuste que de s’introduire dans les étables et dans les écuries d’autrui et de s’approprier les chevaux et les boeufs d’autrui. Pour quelle raison ? Parce qu’on lèse davantage autrui et si l’on lèse davantage autrui, on est encore plus malveillant et la gravité du délit augmente. Or, tous les dignitaires du monde le savent et critiquent ces [délits, zhi er fei zhi 知而非之] les qualifiant d’injustes (wei zhi bu yi 謂之不義). Pourtant, quand il s’agit d’entreprendre une action aussi sérieuse qu’une guerre contre un État, ils ne savent plus être critiques (fu zhi fei 弗知非), ils la célèbrent avec complaisance, la qualifiant de juste. Peut-on dire qu’ils savent distinguer le juste de l’injuste (zhi yi yu bu yi zhi bie hu 知義與不義之別乎) ? »

Mozi, 17.1

La vertu cardinale que Mozi défend dans cet extrait et dans l’ensemble du chapitre 17 est le sens du juste ou yi 義. Dans les Classiques chinois, ce terme indique une forme de justice intuitive, d’acceptation de devoirs moraux incontestables, partagés et transmis d’une génération à une autre sans avoir nécessairement recours à des lois écrites, qui devraient plutôt en être le reflet, comme les observations susmentionnées le suggèrent implicitement. La bienveillance ou sens de l’humain (ren 仁), qui constitue la clé de voûte de l’éthique confucianiste classique, revêt une importance secondaire dans l’axiologie moïste : les compilateurs se bornent ici à remarquer que le degré de malveillance (bu ren 不仁) augmente en fonction de la gravité de la faute ou du délit commis (zui 罪). Deux critères conjoints déterminent le niveau de criminalité d’un acte et la sévérité du jugement moral et pénal qu’il devrait entraîner : les désavantages qu’il comporte pour autrui (kui ren « léser autrui ») et le profit personnel qu’on en tire pour soi-même uniquement (zi li « agir à son propre avantage »). La philosophie de Mozi insiste, en effet, sur la nécessité de privilégier les intérêts publics et le bien commun, quitte à nuire à sa sphère privée[9].

L’attitude prédominante des moïstes relève du prescriptif, car la conscience morale du juste est préconisée en termes normatifs absolus et le plus souvent axiomatiques, comme dans l’exemple en question : de toute évidence, le vol est inacceptable à la fois sur le plan moral et pénal ; or, les pillages commis lors d’une guerre ne sont que des vols perpétrés sur une large échelle ; la guerre en tant qu’ensemble de vols est donc inacceptable. Le procédé argumentatif employé ici afin de criminaliser la guerre s’inscrit dans la rubrique des comparaisons par ordination (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988, 326) ; il ne s’agit pas d’une analogie, car les objets comparés — le vol et le pillage — appartiennent au même domaine. Les moïstes utilisent ainsi, d’une manière explicite et déclarée, la règle de justice, qui « exige l’application d’un traitement identique à des êtres ou à des situations que l’on intègre à une même catégorie » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988, 294). Or, les élites politiques de l’époque de Mozi, à la différence de celles de l’âge d’or de l’humanité[10], vont à l’encontre de cette règle, puisqu’elles condamnent et punissent les voleurs, mais qu’elles glorifient la guerre, qui est notamment un vol au plus haut degré. La capacité cognitive et morale d’adopter la même attitude critique dans les deux cas — le vol et la guerre — leur fait défaut. Le terme zhi 知, qu’on rend généralement en français par « connaître (ou connaissance), savoir, comprendre, se rendre compte, etc. », revêt souvent dans les Écritures des Sages une signification d’ordre moral. En faisant abstraction du problème de la traduction, zhi indique, dans ce chapitre, la capacité (ou l’incapacité, s’il est précédé d’une négation) de discerner le juste de l’injuste. Ce premier paragraphe se termine par une question rhétorique — procédé argumentatif récurrent chez Mozi —, à laquelle les disciples (ou les lecteurs) sont censés répondre par la négative : non, les dignitaires ne savent pas distinguer le juste de l’injuste. Le terme utilisé ici pour évoquer l’idée d’une opposition binaire entre deux propriétés nettement séparées et incompatibles — le juste vs. l’injuste — est bie 別 « diviser (ou division), distinguer (ou distinction)[11] ». L’analyse graphique de ce caractère amène à mettre en exergue la clé (ou radical) n°18 : 刂, forme équivalente à dao刀, qui signifie « outil tranchant, couteau »[12]. Cette composante sémantique du sinogramme bie suggère que, sur un plan plus abstrait, la séparation entre les concepts en question est de nature dichotomique (A/non-A).

Le deuxième paragraphe du chapitre 17 du Mozi criminalise la guerre offensive en introduisant un argument d’intensification quasi arithmétique.

2.2 La guerre : une tuerie à l’échelle étatique

On qualifie d’injuste le meurtre d’un homme : il entraîne nécessairement une fois la peine de mort. Si l’on développe ce raisonnement (ruo yi ci shuo wang若以此說往), le meurtre de dix hommes est dix fois plus injuste : il entraîne nécessairement dix fois la peine de mort ; le meurtre de cent hommes est cent fois plus injuste : il entraîne nécessairement cent fois la peine de mort. Or, tous les dignitaires du monde le savent et critiquent ces [meurtres] les qualifiant d’injustes. Pourtant, quand il s’agit d’entreprendre une action aussi sérieuse et injuste qu’une guerre contre un État, ils ne savent plus être critiques, ils la célèbrent avec complaisance, la qualifiant de juste. Puisqu’ils ne savent vraiment pas que c’est injuste, ils mettent par écrit leurs discours afin de les léguer aux générations postérieures. En effet, s’ils savaient que c’est injuste, quelle raison auraient-ils d’énoncer et d’écrire des exemples d’injustice afin de les léguer aux générations postérieures ? ! »

Mozi, 17.2

À l’instar du premier paragraphe, le deuxième applique explicitement la règle de justice afin de montrer que la guerre offensive n’est qu’une immense tuerie : le meurtre d’un être humain est contraire (fei) aux justes principes (yi) et il mérite d’être condamné une fois par la peine de mort ; pareillement, le meurtre de centaines d’êtres humains (lors d’une guerre), étant plusieurs centaines de fois plus injuste, est condamnable plusieurs centaines de fois de plus. Il s’agit d’une comparaison par ordination quantitative (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988, 326), puisqu’on établit un parallélisme entre des actes de la même nature (tuer des êtres humains), mais dont le nombre augmente en aggravant les conséquences sur le plan moral pour les coupables et, par voie de conséquence, au niveau de la sanction pénale[13]. En d’autres mots, l’opposition entre le juste et le non-juste s’inscrit dans une logique dichotomique, même si le degré d’injustice est susceptible de varier ; aucune complémentarité logique ou compatibilité réelle ne saurait subsister entre les deux termes contraires, qui sont exclusifs l’un de l’autre. Or, il serait légitime d’objecter que l’exécution d’un criminel est aussi un meurtre, mais les moïstes adhèrent à une vision archaïque de la justice en tant que rétribution proportionnelle aux transgressions et aux mérites : le coupable doit alors subir une peine équivalente aux crimes commis. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en chinois classique le même mot — zui 罪 — signifie à la fois crime, criminel et punition, tant le châtiment était perçu comme déjà inscrit dans le délit.

Dans une section plus tardive de l’oeuvre qui date vraisemblablement du iiie siècle av. n. è., les « néomoïstes » s’évertuent de montrer, par des inférences quasi logiques, que l’exécution de criminels n’est pas un meurtre :

Les hommes-brigands (daoren盜人) sont des hommes, mais « beaucoup de brigands » n’est pas identique à « beaucoup d’hommes » ; une absence de brigands n’est pas identique à une absence d’hommes. Comment éclaircir cela ? Abhorrer beaucoup de brigands n’est pas identique à abhorrer beaucoup d’hommes. Désirer qu’il n’y ait pas de brigands n’est pas identique à désirer qu’il n’y ait pas d’hommes. Les gens acceptent cela à l’unanimité, et puisqu’ils l’acceptent, il ne devrait pas y avoir des difficultés [à reconnaître] que, même si les hommes-brigands sont des hommes, aimer les brigands n’est pas identique à aimer les hommes ; ne pas aimer les brigands n’est pas identique à ne pas aimer les hommes ; tuer les hommes-brigands n’est pas identique à tuer les hommes (sha dao ren fei sha ren ye 殺盜人非殺人也). [14]

Mozi, 45.6

Aux yeux de Mozi, de ses disciples et arrière-disciples, la criminalité dépossède l’être humain de son « humanité » en légitimant ainsi la peine de mort. Indépendamment de la valeur logique de ce type de raisonnements, la criminalisation de la guerre offensive et la démystification de l’héroïsme militaire représentent une position critique audacieuse dans le panorama politique de la Chine antique. Les moïstes osent critiquer ouvertement non seulement les prouesses martiales de leurs contemporains en les réduisant à une vulgaire accumulation de vols et de meurtres ; ils brisent aussi le mythe de l’héritage symbolique que les seigneurs belliqueux de leur époque visaient à édifier et à transmettre à leur descendance dans un souci de glorification personnelle. Ils invitent, d’un esprit lucide, à considérer les écrits célébrant la guerre comme des répertoires d’exemples a contrario, d’antithèses des justes devoirs.

Dans le troisième paragraphe du chapitre 17, Mozi dégage les incohérences intrinsèques au bellicisme en commençant par s’assurer l’accord des disciples (ou des lecteurs) au sujet d’un constat évident concernant la perception sensorielle.

2.3 Les couleurs, les saveurs et les valeurs

Or, supposons que quelqu’un, voyant un petit objet noir, dise (yue 曰) qu’il est noir, mais qu’en voyant plusieurs objets noirs, il dise qu’ils sont blancs. Cela impliquerait nécessairement que ce sujet ne sait pas discerner le blanc du noir. Supposons qu’en goûtant une petite bouchée amère, il dise qu’elle est amère, mais qu’en goûtant plusieurs bouchées amères, il dise qu’elles sont sucrées. Cela impliquerait nécessairement que ce sujet ne sait pas discerner le sucré de l’amer. Or, [les dignitaires] savent critiquer des actions mineures critiquables, alors qu’ils ne savent pas critiquer une action aussi sérieuse et critiquable qu’une guerre contre un État. Ils la célèbrent avec complaisance, la qualifiant de juste. Peut-on dire qu’ils savent discerner le juste de l’injuste ? Cela permet de savoir que les dignitaires du monde manquent de discernement car ils confondent le juste et l’injuste.

Mozi, 17.3

D’une manière générale, les penseurs de la Chine classique différenciaient la connaissance de la perception, en posant néanmoins un lien de continuité entre les cinq sens et le coeur-esprit (xin 心). Ce dernier est le plus souvent caractérisé comme une faculté d’ordre supérieur agissant à trois niveaux : cognitif, émotionnel et moral (Ghiglione 2010, 37-40). Suivant cette conception, dans le troisième paragraphe du chapitre 17, les moïstes établissent une analogie entre, d’une part, la perception des couleurs (la vue) et des saveurs (le goût) et, d’autre part, le discernement moral ; ils y greffent de surcroît deux comparaisons de proportion. Les percepts qu’il s’agit de distinguer correctement sur une grande échelle, ainsi que sur une échelle plus restriente, forment encore une fois deux oppositions binaires — blanc/noir et sucré/amer — constituant l’analogon de la dichotomie juste/injuste (ou non-juste).

Selon les moïstes, la capacité de jugement et de délibération morale dépend d’une forme de discernement ancré sur la raison langagière : bian 辯 « distinguer verbalement, analyser, discuter ». Or, chez les élites politiques, cette faculté est défaillante. Ce terme fait référence, ici, à l’identification d’oppositions binaires simples. D’un point de vue graphique, le caractère bian 辯 (qui comporte l’élément yan 言 « parler, parole ») est dérivé de bian 辨 « distinguer, discerner » et dont on reconnaîtra la composante刂, forme équivalente à dao刀, qui signifie « outil tranchant, couteau »[15]. Le caractère bian 辯 apparaît pour la première fois dans le Mozi, où il revêt généralement une connotation positive ; il indique le débat (oral ou non), la discussion au sujet d’une alternative ou de deux thèses (a/non-a), dont une seulement est véridique ou logiquement admissible. D’une manière générale, bian désigne alors le discours rationnel (Graham 1989, 36) et l’analyse logique (Harbsmeier 1998, 330).

Cette notion constitue, en effet, la pierre angulaire de la « logique » élaborée par les néomoïstes ou moïstes tardifs, qui furent d’ailleurs désignés par l’appellation, souvent péjorative chez leurs adversaires[16], de bian zhe 辯者 « dialecticiens, sophistes » (littéralement, « découpeurs de mots »). Une convention sinologique bien établie suggère de traduire bian par « dialectique », ce qui prête à équivoque. Ce mot, en effet, n’indique justement pas une méthode de raisonnement consistant à mettre en évidence des contradictions, ou à poser une thèse puis une antithèse, pour ensuite les dépasser (suivant, par exemple, une démarche hégélienne). La traduction de bian par « dialectique » est acceptable si l’on entend, par ce mot français, l’ensemble des moyens mis en oeuvre, lors d’un débat ou au cours d’un raisonnement, pour démontrer ou réfuter une thèse. La définition suivante de bian, qui est la plus complète du Mozi, affiche une certaine continuité avec les indications du chapitre 17 :

La dialectique permet d’éclaircir la différence entre le vrai et le faux (ming shi fei zhi fen 明是非之分), d’analyser la logique de l’ordre et du désordre (shen zhi luan zhi ji 審治亂之紀), d’éclaircir les points de ressemblance et de différence (ming tong yi zhi chu 明同異之處), d’examiner les principes relatifs aux noms et aux entités, de faire le point sur l’avantageux et le nuisible (chu li hai 處利害) et, donc, de résoudre les incertitudes et les doutes. On décrit les tendances générales des dix mille existants, on discute et on cherche des aspects comparables entre les divers ordres de paroles. Par les noms, on fait référence aux entités ; par les propositions, on exprime des idées ; par les explications, on dégage les causes ; sur la base des catégories, on effectue des choix ; sur la base des catégories, on admet [une thèse]. On ne critiquera pas chez les autres ce qui est présent en nous-mêmes. On ne cherchera pas chez les autres ce qui est absent de nous-mêmes.

Mozi, 45.1 ; Graham 2003, 473, N O 6 ; 482, N O 11

De cette caractérisation, il appert que les méthodes inhérentes au bian relèvent bel et bien du discernement sur le plan cognitif, moral et empirique. Les oppositions binaires que la dialectique permet de distinguer selon les néomoïstes sont pertinentes pour jeter une lumière sur le chapitre 17, qui est plus ancien que le 45. Très précisément, la dichotomie shi/fei « être cela/ne pas être cela » revêt, chez les néomoïstes, le sens épistémologique plus général de vrai/faux ; les oppositions « ordre/désordre (zhi/luan) » et « avantageux/nuisible (li/hai) » décrivent l’état de paix vs. les conséquences de la guerre ; la distinction, de nature non dichotomique, entre les ressemblances et les différences (tong et yi) concerne l’art du raisonnement correct (que, selon le chapitre 17, les autorités bellicistes ne maîtrisent pas).

Une définition plus succincte, faisant aussi partie du répertoire néomoïste, corrobore cette interprétation du bian en tant qu’ensemble de méthodes efficaces, étroitement liées au discernement :

Canon. La dialectique consiste à discuter sur une alternative. Dans la dialectique, la victoire dépend de la pertinence [d’une assertion. Bian zheng bi ye. Bian sheng dang ye. 辯爭彼也。辯勝當也。].

Explication. La dialectique : quelqu’un affirme qu’il s’agit d’un boeuf (huo wei zhi niu 或謂之牛), quelqu’un d’autre nie qu’il s’agit d’un boeuf (huo wei zhi fei niu 或謂之非牛)[17]. Voilà une discussion sur deux assertions alternatives, qui ne sont pas toutes les deux pertinentes. Puisqu’elles ne sont pas toutes les deux pertinentes, nécessairement une n’est pas pertinente […]. (Mozi A 74, selon le texte établi par Graham 2003, 318)

Ces remarques sur la dialectique affichent un lexique et une terminologie similaires à ceux qui caractérisent le chapitre 17, et le troisième paragraphe en particulier. Le verbe wei 謂 « dire, qualifier (verbalement) de » (ou sa négation) figure dans les deux contextes, notamment : « qualifier (wei) de juste/injuste », locution analogue à « dire ou nommer (yue 曰) blanc/noir, sucré/amer » (17.3) ; « qualifier (wei) de bovin/non-bovin » (A 74). L’emploi récurrent de verbes concernant l’art de la définition, tels wei et yue, est un autre indicateur de l’intérêt pour le discernement verbal chez les moïstes anciens et tardifs. L’importance qu’ils accordaient aux désignations correctes par rapport à la réalité et aux explications cohérentes sur le plan du discours ne fait que confirmer que le discernement détient, dans leurs réflexions, un lien privilégié avec la raison langagière.

3. Par-delà les stéréotypes

L’exégèse du chapitre 17 du Mozi et les éclaircissements tirés de quelques sections des chapitres dialectiques (40-45) de l’oeuvre montrent sans conteste que les moïstes attachaient une valeur primordiale aux oppositions binaires de termes nettement contraires et irréconciliables, à la fois d’un point de vue logique et empirique, ou factuel. Dans leurs raisonnements, le discernement, ancré sur la raison langagière, commence par opérer des dichotomies simples, qui ne prêtent pas à discussion et sur lesquelles il existe un accord au préalable fondé sur l’évidence ou sur le bon sens ; il amène ensuite à développer (wang 往, 17.2) des inférences de plus en plus complexes, édifiant un système cohérent de normes et de valeurs. Les termes des oppositions binaires qui figurent tout au long de la critique moïste de la guerre offensive sont exclusifs les uns des autres. Par ordre d’apparition dans le chapitre 17, on trouve : aspirer à/abhorrer (yu 欲/wu惡), succès/échec (de 得/shi失), sécurité/danger (an 安/wei 危), avantager/léser (li 利/kui 虧), juste/injuste (yi 義 /buyi 不義), noir/blanc (hei 黑/bai 白), amer/sucré (ku 苦/gan 甘). Aucune intention de les harmoniser ou de consentir à un compromis avec les zélateurs de l’expansionnisme territorial n’émerge ni dans ce contexte, ni dans l’ensemble du Mozi. Les autorités politiques de l’époque classique sont la cible d’attaques frontales, formulées dans un style direct et sans la moindre ambiguïté : selon les moïstes, la volonté de s’engager dans un conflit militaire révèle, nul doute, un manque de discernement et de cohérence logique, politique et morale.

Par ailleurs, l’affrontement verbal lors d’un débat ou dans une controverse (bian 辯) n’est pas seulement légitime : il est indispensable afin de mettre de l’ordre dans la réalité en raisonnant logiquement et en employant correctement les mots ou les noms (ming 名). Une attitude pareille mérite de plein droit qu’on la qualifie de philosophique.

Le stéréotype selon lequel la pensée chinoise aurait un penchant endémique pour l’harmonisation des contraires et pour l’esprit de conciliation revêt une connotation culturaliste en ce qu’il suggère d’attribuer à l’ensemble de la culture chinoise, toutes époques confondues, une spécificité qui n’est ni prédominante en Chine, ni étrangère à d’autres civilisations. Ce cliché est de surcroît politiquement dangereux, car il contribue à façonner le mythe d’un peuple chinois qui, étant réfractaire au débat et à l’analyse critique, accepterait avec docilité les abus du pouvoir. Le perpétrer, c’est manquer de discernement.