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Dès le 3e millénaire, certains dirigeants mésopotamiens comme Gudéa de Lagash (2141-2122 A.É.C. environ) et Hammurabi de Babylone (1792-1750 A.È.C. environ), pour n’en nommer que deux des plus connus, se sont donnés pour mission de faire respecter la justice en général et d’appliquer la justice sociale en particulier. En tant que gardien du droit et de la justice, le roi avait le devoir de protéger ses sujets les plus vulnérables — la veuve, l’orphelin, l’étranger, l’affligé, le pauvre, le faible, etc. — souvent ignorés, exploités et plus susceptibles d’être victimes des riches et des gens en position de pouvoir, le roi avait comme devoir de les protéger. Il s’agissait là d’une volonté des dieux.

Ces principes étaient si communs qu’on les retrouve encore, plusieurs siècles plus tard, dans la Bible hébraïque. En Ex 22,21 par exemple : « Vous n’opprimerez pas veuve et orphelin. » Au Psaume 68, Dieu est qualifié de « père des orphelins et défenseur des veuves » (Ps 68,6). Comme les dieux mésopotamiens, le Dieu d’Israël est la source et le gardien de la justice et confie au roi le soin de maintenir, d’entretenir, de préserver la justice sociale. Le Psaume 72, attribué au roi Salomon, décrit clairement le rôle du roi : « Ô Dieu, donne au roi tes jugements, donne ta justice au fils du roi ! Qu’il juge ton peuple avec justice, et tes pauvres avec jugement. […] Il défendra les pauvres du peuple, il délivrera les enfants de celui qui est dans le besoin et il écrasera l’oppresseur. » (Ps 72,1-4)

C’est ainsi que le roi d’Israël aurait dû se comporter. Mais il s’agit évidemment d’un portrait idéalisé : c’est ce que le roi aurait dû faire dans le meilleur des cas. Or, il semble que l’application de ces principes en Israël, comme au Proche-Orient en général, ait été plutôt limitée, voire complètement ignorée. C’est ce que dénoncent, entre autres choses, certains prophètes bibliques comme Michée, Isaïe Jérémie, Habacuc, Sophonie, Zacharie, Malachie et, évidemment, Amos que l’on qualifie souvent de « prophète de la justice sociale » (da Silva 1997, 37). On ne s’étonnera donc pas que deux articles sur les six de ce dossier, ceux de Nicodème Kolani et de Éric Bellavance, portent sur le message de ce prophète. Amos a en effet été le premier prophète biblique à dénoncer les comportements injustes des Israélites, mais aussi ceux de leurs voisins envers les citoyens les plus vulnérables. Kolani et Bellavance proposent toutefois une lecture différente des textes du prophète Amos, le premier insistant davantage sur la portée théologique du message, le second sur le contexte impérial qui a influencé le discours du prophète du viiie siècle.

Plusieurs théories ont été avancées pour expliquer les raisons qui ont poussé Amos à condamner les gestes posés par les nations voisines des royaumes de Juda et d’Israël. Kolani, dont l’article est placé en ouverture, insiste sur la dimension « cosmique » à laquelle Amos fait référence. En tant que « créateur et maître de l’univers », le Dieu d’Israël est le gardien du droit et de la justice, valeurs essentielles au maintien de l’équilibre non seulement de la société, mais de l’univers en général. Reprenant l’idée de Bovati et Meynet (1994, 173), Kolani insiste pour dire que les injustices sont des actes de « dé-création », en ce sens qu’elles font retourner la société au chaos. Et mène à la ruine, parce que contraire à la volonté de Dieu. Selon Kolani, pour Amos, les inégalités et les injustices causent la ruine sociale. Les injustices sont des actes de dé-création, des actes déraisonnables et autodestructeurs qui dérèglent l’oeuvre du créateur et maître de l’univers. Et elles doivent donc être condamnées et punies.

Bellavance suggère quant à lui qu’Amos condamne le comportement des voisins d’Israël et la menace de destruction parce que sa conception de la justice sociale est influencée par la rhétorique impériale assyrienne et non pas parce qu’il se serait basé sur un certain « droit coutumier international » comme le soutiennent Barton (1980), Noble (1993) et Hayes (1988, 1995), ou encore en raison du caractère « extrême, répétitif ou illégitime » de leurs agissements (Wazana 2013). Selon Bellavance, tel un dieu impérial, le Dieu que présente Amos n’hésite pas à punir les peuples vassaux qui ne respectent pas leurs engagements envers l’empire. La rhétorique d’Amos est originale et audacieuse puisqu’à cette époque, le dieu d’Israël a des pouvoirs limités, à l’intérieur même de son royaume et nécessairement à l’extérieur de celui-ci. Néanmoins, Amos condamne et menace de destruction les auteurs d’injustices sociales en Israël et dans les pays voisins. En transformant le dieu d’Israël en un « dieu impérial », Amos allait permettre à YHWH de rivaliser avec les dieux des puissances étrangères qui domineront Israël du 8e siècle avant l’ère commune jusqu’à la destruction de Jérusalem en 70. En effet, en faisant de YHWH l’équivalent d’un dieu impérial, Amos permettra à d’autres prophètes de donner au dieu d’Israël le pouvoir d’intervenir contre une puissance impériale — alors même que les fidèles de YHWH sont sous domination étrangère.

Même si Kolani et Bellavance se penchent sur une problématique semblable, leurs conclusions, sans être totalement incompatibles, posent différemment la question du rôle de Dieu dans la condamnation de l’injustice sociale. Selon Kolani, c’est parce qu’il est le maître de l’univers que le Dieu d’Israël condamne l’injustice, qui serait contraire à sa volonté. Selon Bellavance, en s’inspirant de l’idéologie impériale assyrienne, Amos transforme une divinité nationale en un Dieu universel capable de punir l’injustice sociale de son peuple, mais aussi des peuples voisins. Or, c’est précisément parce qu’il n’était pas considéré comme le « maître de l’univers » qu’Amos se devait de le présenter ainsi, pour convaincre son auditoire qu’il pouvait agir comme un juge universel, capable de condamner l’injustice sociale en général. Ces différentes perspectives incitent les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui à se poser la question du rôle de Dieu dans l’application de la justice sociale et la condamnation de l’injustice sociale. Quel rôle joue Dieu ? S’il joue un rôle, pourquoi l’injustice est-elle toujours présente ? Ou pousser la réflexion encore plus loin : Dieu joue-t-il vraiment un rôle ?

Peu importe l’interprétation que l’on fait du livre d’Amos, l’héritage du prophète est indéniable. On retrouve des échos de son discours contre l’injustice sociale chez d’autres prophètes, Isaïe notamment. Le discours anti-impérial de ce même Isaïe trouve écho dans le Nouveau Testament alors que l’auteur de l’Évangile selon Matthieu cite un passage clé d’Isaïe dans un but de résistance à l’Empire romain. L’article de Sébastien Doane permet de mieux comprendre les liens entre le Dieu de la Bible et les puissances impériales. Selon l’auteur, qui à l’instar de Bellavance adopte une perspective postcoloniale, Is 6-12 et Mt 1-2 sont tous deux des récits subversifs (counter-narrative) qui s’en prennent au pouvoir impérial de leur époque (assyrien et romain). Dans le livre d’Isaïe, la naissance d’un enfant, l’Emmanuel (Is 6-12), représente un signe de résistance au pouvoir impérial, aux injustices vécues dans un contexte de domination impériale. Or, comme le démontre Doane, l’auteur de l’Évangile selonMatthieu cite Isaïe (7,14), environ sept siècles plus tard pour mettre en perspective les injustices subies par les premières communautés chrétiennes après la destruction de Jérusalem, en 70, et pour ouvrir un espace de critique aux valeurs impériales. Dans un cas comme dans l’autre (Is 7,14 et Mt 2,23), Dieu a le pouvoir d’intervenir contre une puissance impériale, soit-elle assyrienne ou romaine. Cette rhétorique permet aux premiers auditeurs de l’Évangile selon Matthieu de développer l’espoir que, malgré les apparences, l’Empire n’est pas souverain et Dieu n’est pas vaincu ou impuissant.

Le prophète Ézéchiel n’est pas souvent associé à la justice sociale. Jean Duhaime nous invite toutefois à revisiter Éz 18 et à y puiser matière à réflexion. Il propose une analyse structurelle fine et précise (dans la ligne de l’exégète québécois Marc Girard), analyse inédite qui explique le fonctionnement du texte, au plan littéraire. Insistons ici davantage sur l’ample conclusion qu’il nous livre. Dans le texte étudié, la justice sociale « occupe une place dominante dans la description du juste ou du méchant », avec des exemples « d’assistance au prochain dans le besoin, d’équité dans le commerce et d’impartialité dans les affaires juridiques » — la liste des activités concernant la justice sociale est toujours un peu plus élaborée que celles qui concernent le culte ou les rapports sexuels. Pourquoi cette insistance ? Avec la disparition du roi, l’enjeu est de responsabiliser la communauté exilique comme entité collective : tous sont concernés par la justice sociale.

Selon Duhaime, dans notre monde contemporain, le discours du prophète entre en assonance avec la question de la démobilisation face à l’inaccessible utopie. Peut-on encore changer le « système » qui pérennise l’injustice de manière structurelle ? Entre les gouvernements impuissants, les multinationales tentaculaires, les lobbys et groupes de pression, quelle place reste-t-il pour l’action citoyenne ? Faut-il se rabattre sur l’action individuelle ? En outre, n’est-il pas trop tard pour agir ? Faut-il se résigner à la catastrophe écologique annoncée sans pouvoir rien y faire ? Peut-on inverser ce processus de déstabilisation climatique amorcé par le « péché de nos pères » ? Le texte d’Ézéchiel, qui a été longtemps interprété comme l’apologie de la responsabilité individuelle, peut être lu autrement. Sans exclure une telle responsabilité, il insiste plutôt sur le fait que chaque génération peut se reprendre en main. Même si le rêve de justice est détruit par l’exil (et de fait, il était inopérant même en « Terre promise »), il faut le réactiver. Chaque génération, collectivement, doit l’assumer et le faire sien. Duhaime de conclure :

Cela oriente la réflexion sur les relations entre les responsabilités et les complémentarités de l’État, des groupes sociaux et des individus à l’égard des questions sociales et sur la nécessité d’une implication personnelle et collective dans des dossiers qui ne peuvent pas être laissées uniquement entre les seules mains des autorités politiques. Notre responsabilité comme collectivité, dans ce domaine comme d’autres, n’est vraiment assumée que lorsqu’elle se traduit à la fois par l’élaboration et la mise en oeuvre efficace de politiques publiques et par la vigilance et l’engagement concret d’individus et de groupes de citoyens réunis autour de valeurs et d’objectifs communs répondant souvent à des besoins plus locaux ou plus urgents.

Théologiques ne veut pas mener la réflexion d’une manière seulement monodisciplinaire. Aux approches exégétiques précédentes (dont on perçoit le souci de s’ouvrir à un au-delà du texte), deux derniers articles font contraste, ou jouent la fonction de déstabilisateurs. Il s’agit de sortir du « même » théologique ou éthique, qui peut sombrer dans la répétition et donc l’insignifiance. Nous changeons alors d’horizons — en espérant une éventuelle fusion des horizons, à charge du lecteur ou de la lectrice ! D’une part, un horizon littéraire « profane » ; d’autre part, un horizon juridique, islamique par surcroît. L’idéal biblique à l’épreuve du réel, en quelque sorte.

La morale des prophètes bibliques trouve aussi écho dans la trilogie du grand écrivain français Michel Tournier (1924-2016). À travers l’expérience de l’injustice sociale dans la vie de certains personnages de ses romans, Nancy Saad explore le traitement du registre moral que l’on retrouve dans la trilogie tournierienne (Vendredi ou les Limbes du Pacifique, 1967 ; Le Roi des Aulnes 1970 ; Les Météores, 1975). Dans son oeuvre, on assiste à une sorte de réémergence de la voix prophétique, ce qui pourrait expliquer la présence fréquente des thèmes de la justice et de l’injustice. Tournier envisage souvent un possible retournement de l’injustice en justice et vice-versa, ce qui n’est pas sans rappeler les discours prophétiques vétéro-testamentaires où alternent souvent oracles de bonheur (salut) et oracles de malheur.

À la manière d’un prophète biblique, Tournier évoque « le détournement des valeurs morales et humaines », mais « met en scène le surgissement d’un retournement rédempteur, d’une conversion salvatrice », pour reprendre les mots de Saad. En exploitant le registre prophétique, Tournier propose un renversement de l’ordre établi pour le remplacer par un nouveau système d’idées et de valeurs. Comme un prophète qui condamne l’injustice sociale et menace le peuple de châtiment divin, mais qui laisse planer une possibilité de salut s’il y a abandon d’un comportement jugé inadéquat, malsain, ou destructeur.

Juxtaposé aux quatre articles bibliques précédents, l’article de Saad apporte une dimension originale et complémentaire. Cet article nous rappelle que l’essence de la morale prophétique est présente dans plusieurs oeuvres littéraires des cinquante dernières années, où l’on s’interroge sur la responsabilité de l’humain. Certaines oeuvres littéraires — marquées par une énonciation largement prophétique — constituent un moyen privilégié de relancer les enjeux du bien et du mal et de porter un regard critique et analytique sur l’injustice sociale. La démarche de Saad permet de saisir la nature des rapports établis par Tournier avec les textes prophétiques bibliques et de dévoiler le traitement qu’il leur fait subir dans la fiction. Elle met en lumière l’appropriation que Tournier fait du langage des prophètes, de leur mission et de leur morale, pour ramener le peuple à la justice, et inciter à la droiture.

La promotion de la justice sociale ne se limite évidemment pas aux traditions juives et chrétiennes. Comme le souligne Samia Amor, dans le dernier article du dossier, chacune des traditions monothéistes favorise une organisation sociale et économique centrée sur la justice sociale. Amor est d’avis que le principe de la zakat, d’essence coranique, pourrait contribuer à la mise en place d’une société plus juste, ce que l’État semble incapable d’accomplir. Amor donne un exemple particulièrement évocateur de cette impuissance étatique : la consultation publique sur la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale lancée en 2016 par le Ministère du travail, de l’emploi et de la solidarité sociale, au Québec, survient après deux plans d’action (2004/2008 et 2010/2015) destinés à lutter contre les inégalités sociales. L’auteure fait aussi référence aux récents programmes d’austérité qui n’ont fait qu’accroître l’écart entre les riches et les pauvres. Les systèmes existants doivent donc être repensés.

L’application de la zakat dans la société québécoise pourrait, selon Amor, contribuer à l’instauration d’une justice sociale qui permettrait de repenser le lien social et de lutter plus efficacement contre les inégalités. Adaptée au contexte québécois, la zakat, qui intervient dans la contestation des structures d’oppressions et d’inégalités, pourrait favoriser l’intégration de pratiques de partage et de solidarité. Le désir de justice sociale se traduit donc de façon similaire dans les enseignements bibliques et coraniques et se réalisent à travers un ensemble de valeurs communes : solidarité sociale, égalité et justice dans la finalité de garantir une dignité humaine. Au final, nous voulons tous la même chose.

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Les prophètes bibliques ont été les premiers à dénoncer et combattre les injustices et les inégalités sociales, n’hésitant pas à critiquer et confronter tous ceux et celles qui exploitent les plus faibles, oppriment les misérables et les justes, prennent avantage des moins bien nantis, etc. Ils dénoncent, notamment, les classes dirigeantes qui, depuis l’époque des premiers royaumes sumériens, s’étaient vu confier par les dieux le soin de défendre les droits des plus vulnérables. Force est d’admettre que leurs écrits, rédigés il y a plus de 2500 ans, sont toujours pertinents et actuels. Ce qui est pour le moins problématique. Comment se fait-il que ces textes soient encore d’actualité ? Pourquoi le message d’Amos semble-t-il universel et intemporel ? La réponse est simple et inquiétante : parce que son message, comme celui de ces semblables et de tout individu ou groupe qui ont dénoncé l’injustice sociale à travers l’Histoire, ne s’est jamais imposé. Il est toujours resté marginal, si bien que l’injustice sociale demeure un problème récurrent. Quelle que soit l’époque ou la région du monde. Le Québec contemporain n’échappe pas à cette réalité.

Faut-il alors faire le deuil d’une justice sociale universelle ? La justice sociale universelle est-elle une utopie ? En tant qu’historien, l’auteur de ces lignes est plutôt pessimiste. Malgré les leçons du passé et l’espoir de chaque nouvelle génération, l’injustice sociale, pourtant condamnée depuis des millénaires, est toujours bien présente. Et ne semble pas être en voie de disparaître… Mais d’autres sont heureusement plus optimistes ! Pour Kolani, Amos nous donne les outils nécessaires pour dénoncer les sociétés dont les habitants légitiment les injustices dans le but de s’enrichir et pour leur rappeler qu’une société qui marche à l’envers est une société dont la durée de vie est comptée. Selon Doane, le fait de prendre contact avec l’héritage des prophètes permet une meilleure compréhension de notre monde pour passer de la lecture à l’action, alors qu’Amor soutient qu’une application de la zakat pourrait, petit à petit, rétablir une société plus juste. Et Duhaime nous rappelle le message d’espérance d’Ézéchiel en plein coeur de la désillusion exilique. Finalement, il faut nécessairement garder espoir, et espérer qu’à l’instar de l’ogre dans le Roi des Aulnes de Tournier, qui recrute des enfants pour le Troisième Reich mais qui sauve un enfant juif avant de lui-même mourir, l’humanité prendra conscience qu’il faut changer de direction. Qu’elle a besoin d’un revirement de situation, d’un retournement de l’injustice en justice.

Ce dossier ne fait évidemment qu’effleurer le sujet. Mais il permet néanmoins aux lecteurs et lectrices d’y réfléchir et de s’interroger sur le devenir de la justice sociale dans un monde globalisé où l’économie est moins généreuse que jamais envers les plus vulnérables. Et réaliser qu’il faut peut-être tout revoir, tout repenser. Encore une fois…