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Sur fond de violences ou de peurs sclérosantes, la question du rapport à l’autre et, plus en général, à la différence culturelle taraude nos sociétés. « La mondialisation ne produit pas seulement une nouvelle situation économique, elle laisse émerger une mutation anthropologique sans précédent qui engendre certes, des croisements féconds, mais aussi des inquiétudes, des crispations identitaires, voire des phénomènes de rejet particulièrement préoccupants » (Poché 2015, 17). Pourtant, ce temps de bouleversements peut aussi être un temps fécond, celui du surgissement d’un regard nouveau sur nous-mêmes et sur le monde qui nous entoure. Or, l’expérience de notre coexistence avec d’autres êtres humains est de l’ordre du fait. La difficulté n’est pas de prendre acte de ce fait mais d’en élucider les conditions de possibilité. Dans cet écrit, nous essaierons de croiser un regard à la fois philosophique, théologique et biblique, dans le but d’arriver à proposer « l’hospitalité » comme la norme suprême de la coexistence, valeur fondamentale de l’humanité de l’homme et de son humanisation, ceci au-delà des barrières ou des différences culturelles, ethniques et religieuses.

La réflexion philosophique sur l’altérité, le débat sur la notion d’autrui, sur le comment pouvons-nous reconnaître l’autre, sur le comment découvrons-nous qu’il y a dans le monde des êtres qui ne sont pas des objets mais des sujets, des êtres qui, comme nous, sont porteurs d’une conscience, a été toujours vivante et âpre. Toutes ces questions engagent une réflexion sur le statut de la subjectivité. Y a-t-il un sujet préexistant à la relation à l’autre ? Y a-t-il un rapport à l’objet, à soi-même, à son propre désir, à la vérité, qui ne soit pas médiatisé par la présence de l’autre ? Il n’y a pas de véritable débat sur ce point et tous les auteurs nous invitent à comprendre que la subjectivité est toujours pénétrée d’intersubjectivité. Ce constat nous oriente vers un questionnement plus théologique, nourri par certains passages de la réflexion biblique. Peut-on construire une éthique chrétienne à partir des notions de reconnaissance, de respect inconditionnel et de responsabilité envers l’autre ? Peut-on résumer le sens de la morale chrétienne dans le précepte de toujours faire de la place à l’autre ? Le détour par la notion d’étrangéité ontologique, d’abord, et théologique, ensuite, nous semble non seulement nécessaire pour répondre à ces questions, mais aussi incontournable pour nous retrouver en tant que sujets responsables et ouverts à un rapport hospitalier envers autrui. L’hospitalité devient ainsi un « impératif éthique » qui nous permet d’assumer notre insuffisance ontologique sans céder au repli craintif, mais en la transformant en une sorte de moteur pour une communication, finalement possible, où la diversité ne sera jamais éliminée et où l’accueil ne sera jamais accaparant. À ce moment-là, la subjectivité même aura finalement acquis un fondement crédible.

1. Penser philosophiquement l’altérité

« Une communauté paradoxale est en train de surgir, faite d’étrangers qui s’acceptent dans la mesure où ils se reconnaissent étrangers eux-mêmes » (Kristeva 1988, 290). Si cette intuition est quelque peu optimiste dans un siècle qui a pourtant été défini comme « le siècle de l’étranger », elle contient cependant une vérité incontournable : la fragilité du vivre au quotidien nous oblige à prendre sérieusement en compte « l’étrangéité[1] ontologique » qui nous caractérise en tant qu’hommes et femmes cherchant à entrer en relation avec l’autre. Cette étrangéité exprime d’abord la diversité irréductible par rapport à « l’autre que moi », mais aussi par rapport « à l’autre moi » (la face cachée de notre identité) qu’on a parfois du mal à accepter et à accueillir, pour pouvoir, finalement, l’offrir en don aux autres.

Mais doit-on parler de l’« étranger » ou de l’« autre » tout court ? Le plus souvent, le discours bascule beaucoup plus facilement sur l’« autre », car la philosophie a toujours eu du mal à complètement passer d’une théorie de la subjectivité à une théorie de l’intersubjectivité[2]. D’ailleurs, l’approche psychanalytique illustre bien les raisons de cette difficulté. Pour Nicolas Georgieff, l’intersubjectivité renvoie à la fois au vécu subjectif d’un individu en interaction avec autrui, et aux processus objectifs d’interactions mentales entre cet individu et autrui. Autrement dit, l’empathie avec l’autrui sécurisant, c’est-à-dire le partage d’états mentaux, représentationnels et émotionnels, est une condition de la sécurisation et donc de l’autonomisation : elle a donc, d’abord, un aboutissement encore subjectif. À partir de ces constats, quelle est la place du soi dans la rencontre de l’autre ? Y a-t-il encore du sens à se demander si la subjectivité vient avant ou après l’intersubjectivité ? Ne sont-ce pas plutôt les deux visages d’une même réalité ? Certainement, la simple philosophie du sujet fournit des outils inadéquats pour l’analyse sociale et il faut changer de paradigme en se méfiant des simples simulacres d’intersubjectivité[3]. Autrement dit, il faut dépasser la conception philosophique de l’être humain que l’on trouve à partir de Descartes, pour qui nous sommes des sujets, des consciences, qui ne connaissons le monde qu’à partir de nous-mêmes, de notre point de vue « subjectif » et qui, par conséquent se suffisent entièrement à eux-mêmes.

Non, loin d’être une formule creuse ou édifiante, l’ouverture à l’altérité de l’autre n’est pas quelque chose d’abstrait : elle implique l’intégration des conditions de « subjectivation » (la compréhension de soi) avec celles d’« objectivation » (les diverses représentations de l’autre) latentes dans les rapports intersubjectifs et interculturels marqués par les diverses formes d’idéologie hégémonique[4]. La question est de passer du « dévisagement » à une véritable reconnaissance de l’autre par son visage. Dans le premier cas, il y a un jugement de valeur, voire l’expression d’une hostilité patente et donc, il faudrait parler d’une rencontre ratée. Dans le deuxième cas, de manière diamétralement opposée, on se laisse interpeller par le « visage » de l’autre qui nous demande d’être respecté dans son altérité et qui, à son tour, nous appelle et nous interpelle, jusqu’à nous réclamer pour pouvoir sortir, grâce à nous, de sa solitude. L’autre ne se réduit jamais à l’image que l’on s’en fait ;

La compréhension d’autrui — écrit Fred Poché en s’appuyant sur la pensée levinassienne — devient une herméneutique, une exégèse. [Or, ] autrui ne se réduit pas à du « connu » (modalité du « saisir », de l’« appropriation ») ou à du « reconnu » (modalité de l’identification). Il manifeste une signifiance propre, indépendante de la signification reçue du monde.

Poché 2015, 31

Là où il y a véritable rencontre, subsistent le respect et la reconnaissance d’autrui ainsi que la responsabilité pour autrui qui introduisent une limite et une nécessaire distance, une distance de nature éthique. Ce qui permet d’ailleurs que l’autre se constitue en moi, à la fois comme semblable et comme étranger.

Ainsi, la compréhension est la base de toute communication et la découverte de son propre « je » passe par la perception de soi à travers l’autre ; mais cette perception n’est pas encore une véritable rencontre, car cette dernière n’est pas seulement fonctionnelle à la découverte de sa propre identité, mais elle suppose déjà l’existence d’identités données qui peuvent évoluer davantage grâce à la rencontre[5]… Autrement dit, c’est seulement quand on apprend à appréhender l’étranger comme tel qu’on commence à le comprendre. On lui permet alors d’être autre, donc soi à part entière. De là surgit l’étranger qui n’est plus seulement l’étranger en nous-mêmes !

2. L’étranger ou l’étrange ?

Le terme étranger a la même étymologie que le mot « extra ». Il s’agit d’une distinction d’abord géographique et culturelle : celui qui vient d’une terre et d’un état différent par rapport à ceux où il habite et celui qui a une formation différente[6]. Le statut de l’étranger dans la cité grecque est très complexe[7]. En ce qui concerne la définition générale du terme, il répond, d’après Marie-Claire Grassi, à quatre critères : « être inconnu, venir du dehors, être de passage, être non conforme aux moeurs du lieu, “étrange”, car xenos veut dire à la fois “de l’extérieur” et “insolite”. […] Toute extranéité implique étrangeté[8] » (Grassi 2004, 37). Comme le souligne Raoul Lonis, en Grèce Ancienne, on peut être étranger à double titre : étranger à la polis c’est-à-dire étranger politique au sens littéral du terme et étranger à la communauté hellénique dans un sens plus radical, dont Hérodote synthétise les caractéristiques en parlant de même sang, de même langue, de sanctuaires et sacrifices communs, de moeurs et de coutumes semblables (Hérodote, Histoires, VIII, 144). Cet étranger-là est aussi désigné du nom de « barbare » [9]. Mais il faudrait aller beaucoup plus loin, car, davantage encore que la différence entre l’étranger politique et l’étranger culturel, c’est la distance entre « étranger de passage » et « étranger résident » qui importe[10]. Ce qui est intéressant dans ces références littéraires classiques, c’est le fait que la catégorie d’étranger/étrangéité est aussi bien socio-politique que philosophique et finalement théologique. Il est important de mettre en évidence que l’étranger appelle le risque d’être accueilli, car il pourrait être à la fois une menace mais aussi un don[11], jusqu’à prendre les traits d’un dieu (là où l’hospitalité devient une théoxenie). Mais l’histoire de cette reconnaissance de l’étranger est longue et, probablement, jamais achevée. Theo Sundermeier, en s’inspirant des études de Todorov[12], parle de différents modèles de rencontre avec l’autre qui se dégagent de l’histoire. Le premier est celui de Christophe Colomb qui veut porter le Christ dans les Indes et, même s’il arrive dans le Nouveau Monde, il essaye de convaincre tout le monde qu’il a trouvé un vieux continent et non découvert une terre inconnue. Pour lui, les indios ne sont pas des étrangers mais simplement des chrétiens potentiels et de nouveaux sujets potentiels de la couronne d’Espagne : des êtres à assimiler… Colomb cherche l’Europe en Amérique et, pour lui, l’étranger est le semblable : un étranger provisoire (voir Sundermeier 1999, 19). La vision du grand frère prêcheur Las Casas est semblable, mais l’égalité des indios pour lui est une question de dignité humaine, une commune dignité propre aux créatures de Dieu qui est validée par le baptême. Si on ne perçoit pas encore spécifiquement l’altérité de l’autre, on commence déjà à relativiser son propre point de vue culturel, sans pour autant renoncer à affirmer sa supériorité, ainsi que la supériorité de la religion chrétienne. Néanmoins, on reconnaît qu’il y a une référence à l’inégalité des peuples, d’abord culturelle, qui peut être discriminatoire et finalisée à des visées de conquête. En résumé, l’on constate, dans toutes ces approches, qu’à travers une bonne partie de son histoire, l’Europe, en tant que berceau des empires colonisateurs, n’a pas réellement rencontré l’étranger dans son altérité, mais qu’elle s’est vue elle-même, pendant longtemps, comme dans un miroir. Plus encore, en développant l’idée de l’égalité entre êtres humains, on a fini par assimiler l’autre. Au contraire, là où on a souligné la diversité radicale, on est vite arrivé à justifier l’esclavage, l’oppression, parfois même l’extermination de masse. Il y a pourtant aussi une sorte de chemin intermédiaire qui a été propre à la mission jésuite en Chine (voir Matteo Ricci et François Xavier) : l’essai d’adaptation sans perte d’identité originaire ; en d’autres termes, un essai d’inculturation du Christianisme qui a été maintes fois entravé par les autorités de l’Église (Sundermeier 1999, 19-23). Cette expérience a implicitement anticipé le changement radical dans la façon d’approcher l’étranger qui a été introduit par l’ethnologie de Malinowski[13], l’inventeur de l’anthropologie de terrain et de la méthode de l’« observation participante ». Cette dernière consiste à vivre au contact direct de l’indigène, en participant à ses activités, à le rencontrer dans sa culture.

Au fond, il s’agit d’une méthodologie inventée par saint Paul et les missionnaires de l’Évangile. Car ces derniers avaient un but bien précis : la conversion des « gentils », pour les intégrer à leur communauté. L’ethnologie, en revanche, bien qu’elle ait été créée comme la « science de l’étranger », elle n’a probablement pas su servir son but véritable en se faisant manipuler et même confisquer par la colonisation. L’enjeu est alors de comprendre que connaissance et comportement sont inséparables. Autrement dit, l’ethnologie fidèle à sa mission première ne peut pas faire l’impasse sur l’éthique, une éthique « xenologique », là où l’on accepte de quitter ses propres chaussures pour marcher dans les chaussures de l’autre : se rendre pour un moment à la culture de l’autre sans filtres et sans défenses.

3. Penser théologiquement la différence et l’étrangéité

La démarche éthique dans le parcours ethnologique que nous venons d’évoquer nous reconduit à la question de l’ouverture : à l’exigence de se rendre à une étrangéité qui exprime à la fois la diversité irréductible par rapport à « l’autre que moi », et par rapport « à l’autre moi ». L’expérience d’être étrangers à soi-même et de pouvoir distinguer entre conscience et action (le fait de ne pas comprendre comment, parfois, on arrive à agir d’une manière blâmable ou au contraire d’une façon héroïque) est le premier pas pour la compréhension de l’étranger (voir Sundermeier 1999, 155), car l’étrangéité, tout d’abord culturelle, est comprise de manière relationnelle : elle est toujours mesurée à sa propre culture et à la familiarité par rapport à ses propres repères. Autrement dit, une chose n’est jamais étrangère en soi mais par rapport à ses propres références. Voilà pourquoi l’étranger crée en nous une forte insécurité et il se sent lui-même très précaire. Cette forte insécurité peut être dépassée par un code social qui la transforme en occasion de rencontre : c’est le droit à l’hospitalité, où on offre sécurité et protection. Dans ce contexte, l’extranéité et l’altérité acquièrent une sorte de sacralité : elles ne sont pas éliminées mais objectivées. Certes, encore une fois, dans un cadre d’incertitude personnelle (vide métaphysique), d’homogénéisation culturelle associée au prométhéisme technique et pratique, de fragmentation éthique (aphasie sur la vérité), de mélange des moeurs (incertitude socioculturelle) et en dépit d’un retour effrayant des nationalismes, il n’est pas simple de se poser comme différent au sein d’un ensemble, lequel, par définition, se forme en excluant les dissemblances[14]. Comment pouvons-nous vivre, avec nos différences, comment nous sentir chez nous dans les sociétés multiculturelles et multiethniques du xxie siècle ? Comment coexister pacifiquement dans ces contextes ? Il faut repenser les frontières comme des « seuils à franchir », c’est-à-dire comme des zones de transitions, car on ne peut atteindre une relation équilibrée avec soi-même que si on entre dans une relation équilibrée avec l’autre. Presque trente ans après la chute du mur de Berlin, de nombreux murs subsistent dans le monde et séparent encore les peuples, tandis que d’autres se construisent. Ces murs « en activité » sont le signe visible de la permanence de tensions politiques et de conflits complexes gelés par l’histoire. Ils sont également à l’origine de nombreux drames humains et au coeur d’enjeux économiques et sociaux. Le mur se construit comme une réponse à un « ennemi » perçu, qu’il soit un « ennemi » extérieur ou un « ennemi » intérieur. « La tentation du mur n’est pas nouvelle. Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés, ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées, et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences[15] ». Si l’on observe l’histoire il apparaît assez évident que les murs emprisonnent d’abord ceux qui les construisent (voir Monge 2017).

[Mais] pour les chrétiens le respect de l’autre dans sa différence va au-delà de la simple tolérance et même d’un amour quelque peu condescendant, et il s’enracine dans la singularité d’une « religion de l’altérité ». Dès les premières pages de la Bible, il est question d’un Dieu qui crée un monde multiple où l’homme est d’emblée exposé à l’altérité et voué aux relations. Plus généralement, la tradition judaïque, en premier lieu, montre sans cesse que Dieu n’est pas un être solitaire replié sur sa propre perfection mais un « Dieu librement dialoguant », désireux de rayonner cette perfection. Quelques siècles plus tard, la pensée chrétienne, imprégnée de la philosophie grecque, comprend et annonce un Dieu unique qui se révèle dans une dimension trinitaire, relation d’amour en lui-même, et relation d’amour avec le monde où chaque existence relève de Lui. Dans cette perspective, la multiplicité des cultures et des religions ayant germé au coeur de l’histoire ne peut plus être considérée comme une malédiction ou une menace mais, au contraire, elles deviennent une bénédiction de Dieu car profusion de vie et promesse de partage.

Monge 2015, 64-65

Nous sommes bien conscient que cette entrée dans la réflexion théologique nécessite probablement une transition moins abrupte et le parcours biblique lui-même balise le chemin. Le récit biblique commence par un constat mis dans la bouche du Dieu Créateur et relatif à la condition humaine : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul…[16] » (Gn 2,18a). Malgré sa présence Adonaï Élohim voit que l’être humain (ha’ adam en hébreu : l’être indifférencié qui n’est encore ni mâle ni femelle ; Gn 1,27) est toujours livré à sa solitude, face à laquelle Dieu imagine la création d’un vis-à-vis, mais non sans faire tomber l’ha’ adam dans une torpeur, non sans l’anesthésier, comme pour lui faire « perdre connaissance » de cette solitude ! En créant l’ha’ adam, exposé à l’altérité et voué aux relations, Dieu veut tout d’abord lui offrir la possibilité de se découvrir comme unique car, comme il advient dans chaque histoire humaine au moment de la naissance, l’être humain découvre d’abord le visage de l’autre et dans un deuxième temps, le compare avec le sien. Il reconnaît l’autre d’abord comme un alter-tu, avant de le reconnaître comme un alter-ego (Spinelli 2005, 16-17). Mais la Bible semble aller plus loin. En effet, par la torpeur même, Dieu créé les conditions de l’intersubjectivité, car par une sorte d’opération chirurgicale, Il introduit au coeur de l’ha’ adam la différence sexuelle : on ne peut parler d’homme (Isch) qu’à partir du moment où la femme (Ischa) est créée comme être singulier. Mais, ce qui reste de l’Adam après cette « chirurgie » est incomplet si bien qu’il s’exclame : « voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! » (Gn 2, 23) ; autrement dit, au lieu de s’interroger sur le mystère de cet être distinct de lui, il le voit comme ce qui lui manque, ce qui lui a été pris et qu’il s’empresse de reprendre dans ses mots. Il considère l’autre comme un alter-ego en ignorant l’alter-tu. Ce faisant, il annule sans le savoir les conditions que le Seigneur Dieu a mises en place pour permettre une authentique rencontre, un vrai vis-à-vis : le consentement au manque et à un savoir limité sur soi et sur l’autre. L’opération de prendre un côté de l’Adam pour donner origine à « une aide qui lui correspondra » (Gn 2,18b) signifie que seul un manque, une perte, ouvre un être à l’altérité et qu’une relation authentique n’est pas possible si le moi n’accepte pas d’être blessé, altéré. Isch, pour retrouver sa complétude, sa totalité, au lieu de se réapproprier ce qui lui est désormais différent, devra sortir de lui-même et aller vers un autre. Car Dieu ne se limite pas à prendre : par le double manque — la perte de connaissance (le sommeil) et la blessure au côté — il dénonce la négativité de l’isolement (« Il n’est pas bon que l’homme soit seul » 2,18a) et il rend possible un don merveilleux : le don de l’autre, la chance d’une rencontre et d’une relation. Mais l’homme n’est pas encore prêt à partager le rêve de Dieu, si bien que l’autre différent, finalement reconnu comme tel, porte sur le front une imploration à être épargné : « Yahvé mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point » (4,15b). Au chapitre 4 de la Genèse, le cri tragique de Caïn au seuil de l’histoire humaine nous décrit implicitement la condition primitive de l’étranger : « […] je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre : mais, le premier venu me tuera ! » (4,14). C’est le destin tragique de l’homme banni loin du regard de son Créateur à cause de son meurtre, et donc pour ne pas avoir saisi l’appel à une responsabilité vis-à-vis de l’autre, représenté par le frère de chair[17]. On trouve ici la première manifestation biblique de l’étrangéité où la non appartenance à une race, au clan, à des unités biologiques ou sociologiques devient synonyme de diversité. Dans le récit de la Genèse, être responsable d’autrui signifie vouloir pour lui le bien que Dieu veut pour chaque créature. Cet amour est à l’origine d’une tâche et l’homme a des comptes à rendre à Dieu par rapport à cette responsabilité reçue : « Yahvé dit à Caïn : “Où est ton frère Abel ?” Il répondit : “Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ?” Yahvé reprit : “Qu’as-tu fait ! Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol !” […] » (Gn 4,9-10). Caïn, au moment même où il le nie, ne fait que confirmer sa vocation, qui est celle de toute l’humanité, être responsable de son frère (Di Sante 1987, 212). C’est une responsabilité qui, dans la perspective biblique, ne s’inspire pas d’une vision volontariste de l’engagement humain, mais qui est, au contraire, l’expression de l’homme qui décide librement d’exister et de vivre avec les autres. Caïn perd cette liberté et il est désormais à la merci des relations brisées entre les humains qui sont, pourtant, issus d’un Créateur unique. C’est alors à Dieu de renverser, le jour même du meurtre, cette spirale de violence. « On ne décide pas d’être responsable (éthique de la responsabilité) mais on est établi dans cette responsabilité par l’irruption de l’« autre » dont le besoin est un appel strictement personnel et non transférable (éthique qui est responsabilité)[18]. Donc, l’éthique au sens biblique du terme, et dans une perspective qui est foncièrement juive, est une prise de conscience de notre responsabilité native envers autrui : indépendamment ou, du moins, avant même la rencontre du besoin d’autrui » (Monge 2015, 518). On peut encore constater qu’il n’y a pas de limites à cette tâche éthique car Dieu n’opère pas en milieu confessionnel mais au coeur de l’humain. C’est pour cette raison que celui qui promeut la dignité humaine est déjà implicitement compté parmi les fils de Dieu !

4. La quête de Dieu dans le visage de l’autre

Si nous avons ébauché cette analyse philosophique et biblique des fondements d’une responsabilité éthique, c’est parce qu’il y a, là aussi, un accès possible à la question des fondements théologiques de l’acte hospitalier. Peut-on construire une éthique chrétienne à partir des notions de reconnaissance, de respect inconditionnel et de responsabilité envers l’autre ? Peut-on condenser le sens de la morale chrétienne dans le précepte selon lequel il faut toujours faire de la place à l’autre ? Oui, dans la mesure où l’on comprend que faire de la place à l’autre commence par un acte de courage qui consiste à se « désinstaller » par rapport aux certitudes inébranlables et à ses positions acquises socialement, culturellement et même spirituellement. Si nous n’avons pas été étrangers ailleurs, il faut découvrir « notre Égypte à nous », à savoir, notre « étrangéité symbolique ». C’est là qui se dessine le profil de l’autre et l’exigence de se positionner par rapport à lui, tout en lui accordant cette dignité humaine au coeur de laquelle opère la présence gratuite de Dieu. Cette présence divine est à l’origine de la « sacralité de l’autre ». La révélation chrétienne est sans équivoques à ce propos : « Si quelqu’un dit : “J’aime Dieu”, et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1Jn 4, 20-21). Cette référence biblique nous fait penser que, dans la théologie chrétienne, il y a une sacralité de l’hôte qui devient « sacramentalité » de celui-ci : l’autre aimé est signe (sacrement) de la présence de Dieu parmi nous et son accueil est un véritable acte d’« adoration du Dieu incarné ». Il s’agit d’une clef de lecture incontournable de la parabole du Jugement Dernier en Mt 25, où la grande nouveauté qui fonde l’hospitalité, dont on parle dans le Nouveau Testament, est la solidarité radicale de Dieu en Christ par son identification déclarée avec les plus petits et besogneux : « j’étais un étranger et vous m’avez accueilli […] j’étais un étranger et vous ne m’avez pas accueilli […] » (Mt 25, 35. 43). L’identification du Christ avec les plus petits et besogneux nous permet de comprendre le caractère « non saisissable » de l’autre, de l’étranger qu’on accueille, car la véritable hospitalité ne pourra jamais faire de l’« hôte » un « otage ». Le Christ non seulement a habité l’étrangéité radicale, mais il a payé de sa vie la non-reconnaissance de cette altérité radicale. Il y a ici un véritable paradoxe : pour les juifs, le Christ n’est pas un étranger car ils sont persuadés de bien connaître son origine ; voilà cependant pourquoi ils seront empêchés de reconnaître en Lui le Messie. Paradoxalement, on pourrait dire que le Seigneur est rejeté par le monde juif car son origine est trop connue : « […] lui, nous savons d’où il est, tandis que le Christ, à sa venue, personne ne saura d’où il est ! » (Jn 7,27). Évidemment, le Seigneur n’est pas un étranger pour des raisons tout simplement biographiques ou ethniques mais son étrangeté est inhérente à sa nature même : Il est celui qui vient du ciel. Mais par son identification aux plus pauvres de la terre, Il convertit cette altérité en « proximité indicible » et toute l’Histoire du Salut devient le récit de ce rapprochement mystérieux. Cet amour divin n’est pas seulement un acte radicalement libre mais il constitue la créature comme totalement libre : libre d’aimer à la mesure de Dieu. Il s’agit donc non d’une liberté pour la liberté mais d’une liberté pour la responsabilité comme réponse à l’Amour qui aime et qui demande d’être aimé à son tour. Or, cette réponse d’amour est une recherche de traces de la présence de l’aimant, la recherche d’un visage. La réflexion théologique croise ici à nouveau la pensée lévinassienne qui a consacré de nombreuses pages à la quête des traces d’une présence sur le Visage de l’autre. Selon Lévinas, le visage d’autrui devient un appel inéluctable à la reconnaissance d’une diversité irréductible à moi[19]. Dans son épiphanie, ce Visage m’interpelle, suscite la liberté du moi et la responsabilise. Toujours d’après le philosophe juif, l’Épiphanie du Visage n’est jamais pure « vision » mais une « visitation » qui échappe à toute appropriation. La seule manière de s’approprier le visage d’autrui consisterait, paradoxalement, à le supprimer. Il faudra alors considérer le mode d’une rencontre sans appropriation de l’autre. Emmanuel Lévinas reste néanmoins convaincu que si autrui met en question la quiétude du moi en le révélant vulnérable, le sujet reste pourtant brûlé par un désir qui le dépasse et l’oriente vers le service d’Autrui[20].

5. L’hospitalité comme principe d’humanisation

À la suite de la réflexion lévinassienne, on peut considérer l’hospitalité comme la norme suprême de la coexistence. Il faut alors regarder toutes les conséquences politiques et juridiques qu’elle entraîne dans le cadre d’une vision humaniste des relations internationales. Car, nous l’avons déjà bien compris, le rapport à l’autre est l’un des principaux défis socio-politiques mais aussi anthropologiques et éthiques de notre époque, avant encore que d’être une pierre de touche de la réflexion théologique. Aujourd’hui, à côté d’une interdépendance planétaire irréversible (amplifiée par la culture des médias), on assiste à des phénomènes opposés de repli identitaire : la reprise des mouvements nationalistes, une nouvelle vigueur des souverainetés nationales, expression d’une éthique autoritaire où la montée vraiment préoccupante du souci obsessionnel des identités s’accompagne, paradoxalement, d’une crise des identités[21]. Dans ce cadre, l’accueil devient une nécessité et non plus seulement une vertu rare, et l’hospitalité une valeur fondamentale de l’humanité de l’homme et de son humanisation, ceci au-delà des barrières ou des différences culturelles, ethniques et religieuses. Autrement dit, ce n’est plus seulement une hospitalité motivée par ce qu’on a en commun (terre, langue, patrie, politique et religion) mais une hospitalité vécue comme une manifestation parmi les plus éloquentes de la « responsabilité illimitée » qui s’enracine elle-même dans la bonté et qui est le fruit d’une générosité qui caractérise l’homme vraiment humain[22]. Car, finalement, l’homme libre est celui qui décide librement d’exister et de vivre avec les autres et ceci, surtout dans une perspective biblique, sans tomber dans une vision volontariste de l’engagement humain car, comme on l’a déjà souligné, on est établi dans cette responsabilité par la pure irruption de l’« autre ».

Nous avons défini l’hospitalité comme étant une valeur fondamentale et un principe d’humanisation. Celle-ci se manifeste uniquement lorsqu’elle favorise, au premier chef, la réconciliation avec soi-même, ce qui signifie une prise en compte du fait d’exister comme un « être mis au monde » : nous n’avons pas choisi de vivre ni de vivre dans les conditions précises (de type social, culturel, religieux, politique, etc.) qui sont les nôtres. Quand on assume sa propre condition, que la présence de « l’autre que nous » met au grand jour, on peut alors entrer dans un vrai échange hospitalier car ce qui est échangé entre les hommes est tout d’abord leur statut d’« être humain » et non leur manque d’être ou leur défaut d’être. L’hospitalité met donc en route des processus de « connaissance » et de « reconnaissance » réciproques et elle est exigence d’humanité aussi bien pour celui qui reçoit que pour celui qui est reçu. L’on devine par là aussi les raisons possibles d’une crise du sens de l’hospitalité. Comme dans le mythe de Babel, qui dénonce une fraternité mensongère, dans l’humanité actuelle se manifeste très souvent une unité illusoire qui découle de la volonté de puissance et de l’agencement fonctionnel et impersonnel des individus au coeur de la globalisation économique et culturelle. Mais tout essai d’enrégimenter l’autre pour ne pas l’accueillir dans sa diversité est profanation du sanctuaire de l’identité humaine et de la liberté qui en est l’attribut principal. Dans le mythe de Genèse 11, aucun homme n’est reconnu pour ce qu’il est, mais uniquement en fonction de son utilité dans la construction de la Tour ; bref, on ne reconnaît pas la valeur ontologique et gratuite de chaque créature. À Babel, comme avant le déluge, les hommes ont voulu supprimer le principe de séparation, la différenciation qui est le gage de la présence possible d’autrui. Or, la séparation de l’humanité en langues et donc en peuples, après la destruction de la Tour, va rétablir le projet de la création fondé sur la multiplicité et la diversité[23]. La multiplicité des langues et des peuples doit ainsi être comprise, contrairement au sens commun, comme une bénédiction bien plus qu’une malédiction (voir Trigano 2000, 27). En effet, il faut comprendre qu’on peut habiter l’espace seulement si l’on trace des frontières ; de même, on ne peut accueillir que si l’on a un « chez soi » à l’intérieur duquel faire entrer l’autre[24]. Cependant, aucune lisière n’est a priori préjudiciable à l’acte hospitalier ni ne peut éliminer l’autre ou l’exclure. Certes, l’affirmation de l’altérité et de l’autonomie de la personne ne sont pas suffisantes pour y voir les prémisses d’un acte hospitalier nécessaire. Il reste à expliquer le rapport possible entre altérité et réciprocité, autrement dit les fondements de l’impératif éthique qui serait à la base de l’acte hospitalier. « Parce que la frontière est toujours traversée d’un pont, parce qu’elle est toujours la frontière que se donne la liberté. Les hommes se trouvent toujours dans l’obligation à l’hospitalité, à l’accueil de l’altérité » (Cattin 1999, 27).

6. L’hospitalité comme « impératif éthique »

C’est le théologien luthérien Dietrich Bonhoeffer (1960) qui, d’après nous, dans son oeuvre Sanctorum Communio[25], donne une épaisseur théologique à la réflexion sur la responsabilité de l’homme vis-à-vis de son semblable. D’après lui, l’hospitalité atteste la naissance de l’homo ethicus qui corrige la logique de l’homo oeconomicus. Le premier est nécessairement en relation, le deuxième est celui que l’on appelle un « égoïste rationnel » qui décide d’entrer dans une relation intersubjective seulement quand il peut en tirer un profit personnel et non parce qu’il serait incapable de se penser sans l’autre par rapport auquel il est différent. À l’inverse, pour l’homo ethicus, le critère de la relation est la gratuité et non l’utilité ou l’utilitarisme. On découvre ainsi un fondement essentiel de la nouvelle perspective anthropologique de Bonhoeffer : l’homme est relationnel et cette ouverture se fonde sur sa « liberté responsable » (au-delà de toute imputation juridique). L’assertion est très importante car on en déduit que le sujet, constitué par la relation à l’autre (ce qui le responsabilise envers l’autre), n’est pourtant pas un produit tout court de cette relation. Une fois de plus, les lieux-communs de l’hospitalité accordée, aussi bien que de l’hospitalité refusée, selon les récits de la Genèse, témoignent d’une liberté fondamentale des acteurs en jeu par rapport à une relation possible mais non inéluctable. Les citoyens de Sodome, dont il est question en Genèse 19, existent comme des sujets libres de prendre des déterminations éthiques, mais se révèlent, dès le début, fermés à la communion ou mieux, tendant à des rapports interpersonnels pervers et violents (au contraire d’Abraham : l’homme de l’hospitalité inconditionnelle).

Bien évidemment, toute relation avec l’autre ne contribue pas nécessairement à la fondation d’une nouvelle éthique anthropologique. Par le don (ou relation reconnaissante), la véritable forme éthique de la relation devient créatrice de communauté (com-munitas : ce qui est en commun)[26]. Or, ce n’est pas par hasard que le sommet de la vie communautaire chrétienne est la célébration du banquet eucharistique (héritage du banquet sacré au coeur de l’acte hospitalier) où l’on rompt le pain pour le partager entre les convives. Ce n’est pas un geste que Jésus a inventé, mais qu’Il a puisé au coeur d’une tradition juive très ancienne. Mais pourquoi manger ce pain seulement après l’avoir béni, rompu et distribué ? La réponse à cette question renvoie à l’originalité radicale du « partage » par rapport à la « solidarité ». Cette dernière est une forme d’attention et de sollicitude d’un sujet ou d’une collectivité à l’intention de quelqu’un qui vit dans une situation de carence ou de détresse. C’est un échange et une participation de biens concrets. Complètement nouvelle est, en revanche, la logique du partage qui ne repose ni sur la générosité du « je » (je partage avec toi car je suis bon) ni sur la réciprocité (je partage avec toi afin que tu jouisses avec moi) mais sur la gratuité (je partage car nous faisons l’objet du même don). Par le partage on reconnaît qu’on n’est pas à l’origine du don dont on se fait un cadeau réciproque et que, par conséquent, on ne peut pas s’approprier. Prendre le pain, le rompre et le partager est bien plus qu’un geste de bonté de l’hôte à l’adresse de ses convives ou du pater familias vers le reste de la famille ; on affirme par ce geste que tout est don de Dieu et que nous sommes tous appelés à en bénéficier. Voilà que par la bénédiction du pain, justement, on signale aux membres de la communauté qu’on est en train de partager un repas sacré dont le vrai maître est Dieu lui-même qui rassemble ses fils au banquet divin. Or, le partage, fondé sur la conscience d’être hôtes de Dieu, se traduit dans une double attitude : confiance envers Dieu et disponibilité envers les frères (voir Di Sante 1987, 176-185). On peut comprendre par là, comme en témoigne merveilleusement le récit de Mambré (Gn 18), que l’acte de donner implique paradoxalement le fait de ne pas se suffire à soi-même et l’acceptation d’un lien de dépendance : le « donneur » décide de dépendre de la liberté du « donataire » car il ne sait pas si ce dernier accueillera le don en donnant à son tour. Le donataire, lui, doit choisir entre l’illusion de sa propre autonomie et la dépendance déterminée par l’acceptation du don offert. Il s’agit d’une véritable relation éthique car pleinement gratuite : le don est acte primaire sans condition[27] et il exprime la primauté du lien de dépendance sur la matérialité du bien échangé (voir Gomarasca 2004, 41). Le munus (don) que les membres d’une communitas partagent n’est pas tellement une propriété ou un avoir mais le témoignage mutuel d’une insuffisance qui est finalement le fondement d’une communication possible[28]. Comme le rappelle le philosophe italien Roberto Esposito, appartenir jusqu’au bout à la communitas originaire, ça signifie renoncer à sa propre substance la plus précieuse, en d’autres termes à sa propre identité individuelle, et non tout simplement à ce qu’on a, dans un processus d’ouverture progressive à l’autre (Esposito 2010)[29]. Voilà pourquoi ceux qui font l’expérience de la gratuité du don s’ouvrent plus facilement à la reconnaissance d’une humanité commune et s’engagent à travailler et à lutter pour la préserver. Cette expérience exemplaire de relation deviendra, surtout dans le Nouveau Testament, le modèle d’un nouveau projet de société sur base éthique et, en même temps, une réprobation contre l’autosuffisance prétendue d’identités qui s’opposent, sur le plan culturel, religieux, économique et politique.

Inversement, de nos jours, la crise du dialogue est l’expression d’une communication devenue impossible entre des sujets trop confortablement établis dans les limites de leur propre identité. Le dialogue postule de nouveaux Abrahams installés sur les seuils de leur identité pour se laisser interpeller par la visite-présence de l’Autre ; le seuil, symbole de la « subjectivité exposée », est une métaphore ultérieure de la communauté éthique où les membres se reconnaissent mutuellement comme tels, en reconnaissant ainsi leur interdépendance. Voilà pourquoi la tâche des individus ne consiste donc pas à se protéger de la société, mais à la défendre, à prendre soin d’un tissu social complexe en dehors duquel leur identité ne peut se réaliser. Cette attitude dans l’histoire d’Abraham est illustrée par l’appel de Dieu dont il fait l’objet : « Va vers toi[30] ! », c’est-à-dire vers la naissance de ta véritable subjectivité, dont la découverte est finalement un don, qui te permettra non seulement d’entamer ta route vers l’Un, mais aussi d’accueillir l’autre par une hospitalité non accaparante.

Pour être altruiste, il faut être séparé. Dieu, parce qu’il est Un au départ, donc Le séparé par excellence, ouvre à ses côtés un espace vacant et reconnaît un être face à lui. Voilà pourquoi, dans le récit de l’hospitalité de Mambré, l’homme, l’hôte accueillant, bien avant de reconnaître la vraie identité des pèlerins mystérieux, est lui-même reconnu par eux… Et c’est seulement dans un monde où chacun conserve des chances d’être reconnu dans sa singularité exceptionnelle que la fraternité peut apparaître. Il y a là une critique substantielle et un dépassement des fondements de l’éthique philosophique qui étaient le point de départ de cette réflexion. La relation à autrui n’est pas de nature essentiellement éthique tant qu’elle ne donne pas sa place à l’éventuelle apparition, en dernière instance, d’un Alter absolu. Sans l’Un, la reconnaissance mutuelle se mue, tôt ou tard, en rapport de domination. C’est par la rencontre de ce sujet Absolu et grâce à l’expérience de son altérité irréductible, qui se laisse pourtant accueillir, que le sujet limité comprend que la communication n’est possible que dans le respect de l’indispensable diversité.

Conclusion

L’éthique, qu’elle soit fondée tout simplement sur des bases philosophiques ou sur des bases théologiques, n’a de sens et ne commence que dans le rapport qu’on entretient avec autrui. L’éthique n’est donc pas accidentelle ou secondaire mais originaire, c’est-à-dire qu’elle nous constitue comme êtres responsables appelés à agir en paroles et en actes à la rencontre du prochain. Dans une société caractérisée par des relations souvent fragiles, parfois conflictuelles et conformées aux règles de la culture de la consommation, il y a une « différence croyante[31] » qui peut s’exprimer dans des relations sous le signe de la gratuité et de la coresponsabilité, où même les rapports d’autorité pourront être vécus comme service. C’est pourquoi les devoirs envers le prochain, que l’on croyait circonscrits, deviennent une attitude de fond plus que des devoirs où se réaffirment la centralité de l’être humain et la nécessité de tout faire pour la préserver. On revient alors à l’altérité comme premier principe éthique, à un ethos qui n’est pas figé, donné une fois pour toutes mais qui est constamment élaboré dans l’histoire, dans un dialogue-écoute des autres. C’est à partir d’une écoute véritable que l’autre, l’étranger, non seulement ne sera plus un « simulacre » du prochain, mais cessera aussi d’être un intrus. L’écoute véritable vise à une unité d’intentions dans cette diversité des relations à autrui et ceci relève d’une « théologie du prochain ». Son principe est que l’individu n’existe que lorsqu’il est interpellé en personne, en son nom[32]. Hors de ce rapport d’altérité — dont l’autre du monde, le Créateur, est le principe comme Seigneur de l’histoire (voilà l’élément théologique) —, la conscience de soi de l’être humain, autrement dit sa subjectivité, risque de n’avoir plus de fondement crédible. Or, l’avènement de la rencontre est fugitif et fragile, mais dès qu’il est consolidé dans une relation durable et stable, il est déjà une institution.