Corps de l’article

La pandémie mondiale de la Covid-19 (coronavirus disease 2019) nous a brutalement imposé son violent despotisme. Lapierre et al. affirment que « [la] pandémie de maladie à coronavirus (Covid-19), avec 4 132 365 cas confirmés et 283 387 décès à travers le monde en date du 11 mai 2020, est d’une ampleur sans précédent depuis les 100 dernières années en termes d’impact sur l’activité humaine » (2020, 1). Suite à ces affirmations (Lapierre et al. 2020), nous constatons que les écrits scientifiques afférents portent à ce jour essentiellement sur les modes de transmission du virus, sur les soins médicaux (diagnostics et traitements) ou sur les mesures de protection et de prévention à mettre en place dans ce contexte particulier. En ce qui a trait aux soins palliatifs, quelques auteurs (Arya et al. 2020 ; Costantini et al. 2020 ; Roser et al. 2020 ; Wallace et al. 2020) soulignent une certaine complexité clinique, notamment en ce qui regarde l’humanisation des soins. Dans une entrevue réalisée en Italie, Costantini et al. (2020) confirment le problème. Dès lors, et parce qu’une telle réalité clinique rend difficile l’humanisation de l’accompagnement de la personne vulnérable, nous nous proposons d’exprimer ainsi notre problématique : Peut-on vraiment, dans un tel contexte social et clinique, prétendre offrir un accompagnement spirituel qui soit authentiquement humain ? Roser et al. (2020, 1) soulignant également la nature inédite du phénomène :

Le soutien spirituel constitue une composante essentielle de l’accompagnement dispensé aux personnes gravement malades et mourantes ainsi qu’aux membres de leur famille. Ce principe demeure inchangé dans le contexte inédit de la pandémie de Coronavirus qui met à rude épreuve tous les professionnels, jamais impliqués dans une telle mesure jusqu’ici.

À la lumière de cette tension entre la nécessité d’offrir un accompagnement spirituel en de telles circonstances et les difficultés à l’appliquer, nous avons voulu mettre en perspective l’expérience vécue par le premier auteur de cet article, alors accompagnateur en soins spirituels dans ces circonstances extrêmes. Dès lors, notre question de recherche est la suivante : Quelle est la signification d’un accompagnement spirituel au coeur de la pandémie Covid-19 en soins palliatifs ?

Après avoir exposé la méthode de recherche orientant la présente étude, nous présenterons le récit que le premier auteur livre de son expérience comme accompagnateur en milieu clinique. Nous dégagerons de ce récit trois thèmes et sous-thèmes, avec le souci de respecter les critères de scientificité généralement associés à la recherche qualitative : l’authenticité, la crédibilité, l’attitude critique et l’intégrité (Whittemore, Chase et Mandle 2001 ; O’Reilly et Cara 2020). En conclusion, nous aborderons l’essence même du phénomène avant d’en tirer conséquences et prospectives.

1 Méthode

Selon Dahl, Larivière et Corbières (2020), et selon Yin (2018), l’étude de cas se concentre sur l’analyse d’une situation de crise aigüe, vécue par un individu ou une organisation lors d’un phénomène rare et émergeant. Puisqu’il s’agit ici d’une expérience vécue, nous procéderons à l’analyse du récit à l’aide d’une méthode qualitative de type phénoménologique. S’appuyant sur l’Investigation Relationnelle Caring (Relational Caring Inquiry) apportée par la deuxième auteure, cette méthode de recherche phénoménologique se caractérise par une approche relationnelle, dialogique, transformative et caring (Cara 1997 ; Cara, O’Reilly et Brousseau 2017). Cette méthode stipule que la recherche est un processus relationnel humain devant être élucidé avec sept étapes interreliées et interdépendantes : (1) Reconnaître la vision du chercheur ; (2) Rechercher des participants ; (3) Être présent aux récits des participants ; (4) Dégager l’essence des récits des participants ; (5) Échanger avec les participants quant à l’essence des récits ; (6) Analyser le récit sous l’angle du processus de caring relationnel ; (7) Élucider l’essence du phénomène (O’Reilly et Cara 2020). À noter qu’en raison des circonstances exceptionnelles de la pandémie — virulence de l’isolement social imposé — les deux auteurs ont choisi de regrouper les étapes 1 et 2 ; de laisser au premier auteur le soin d’initier l’étape 3 ; et d’associer les étapes 4, 5 et 6 dans une dynamique de co-chercheurs afin d’offrir l’essence du phénomène de manière dialogique à l’étape 7.

L’importante accordée au récit du premier auteur inscrit cette recherche dans la ligne de l’autoethnographie, considérée par Rondeau comme une « méthode de recherche » au même titre que l’ethnographie (Rondeau 2011, 52). L’auteure précise que « ce qui distingue l’autoethnographie de l’ethnographie est le fait que l’étude est avant tout axée sur le vécu d’un seul chercheur, celui-ci étant amené à le percevoir, à le ressentir et à prendre conscience d’un soi qui reste lié à un contexte de vie particulier et qui devient l’objet de recherche » (Rondeau 2011, 52). Parce qu’elle est associée à une « recherche qualitative », souligne aussi Rondeau (2011, 53), l’autoethnographie a ses opposants « en raison de sa mince frontière entre les sciences sociales et un genre d’écriture littéraire, une forme narrative sans réel apport scientifique évident aux premiers abords » (Rondeau 2011, 53). Pour défendre ce choix méthodologique, l’auteure s’appuie sur l’analyse de Richardson (2000) qui « réplique en disant que c’est justement dans le croisement des sciences sociales, de l’écriture narrative et de la littérature que se trouve la fin — ou le début ! – d’une enquête promouvant le processus créatif de recherche de sens, de compréhension, de prise de conscience et d’analyse du vécu » (Rondeau 2011, 53). Rondeau poursuit en expliquant que Richardson (2000) va même plus loin dans sa réponse quand elle « suggère […] l’idée que cette approche puisse contribuer à développer la réflexivité du chercheur par une voie d’authenticité qui demande à toucher le lecteur de façon à ce qu’il puisse trouver sa propre résonnance dans le récit autoethnographique » (Rondeau 2011, 53). Pour les raisons que nous venons d’évoquer, nous sommes persuadés que le récit narratif sur lequel l’ensemble de notre article repose offre non seulement une richesse réflexive, mais aussi un ancrage scientifique original et assumé.

2 Récit d’une expérience vécue d’accompagnement spirituel en soins palliatifs en contexte de pandémie

Quand cet homme décèdera, il sera seul.

Originaire de Lombardie, Monsieur Conti (pseudonyme[1]) ne tarde pas à prendre possession de sa chambre. En quelques heures à peine, cette pièce aseptisée est transformée par les quelques beaux effets qui faisaient sa fierté dans son appartement familial de Milan. Cet homme autonome, quelque peu fier, a toujours été le centre de l’attention des différentes générations qui composaient jusqu’alors son milieu protecteur.

C’est donc intentionnellement que je laisse à cet oikos[2] familial le temps du partage, des salutations et bientôt des au revoir. Par après, en soirée, notre première véritable rencontre a lieu. Si ses multiples myélomes condamnent à très court terme le nonagénaire, il ne veut rien en savoir : « Mon médecin m’a prescrit un temps de repos. Au printemps je serai de retour chez moi pour ensemencer mon jardin aujourd’hui en jachère ». Pourtant, moins de quarante-huit heures après cette première rencontre, le virus aura raison de la vie de ses trois cousins restés à Milan, avant que l’isolement sanitaire imposé à son oikos n’interdise tous ses espoirs printaniers. Parce que sa chambre est presque en vis-à-vis avec mon bureau, c’est impuissant et navré que j’assiste à la fossilisation physique, psychologique et spirituelle de cet homme.

Les exigences sanitaires de l’hôpital n’aident pas mon accompagnement. Conformément aux règles édictées par le Ministère de la Santé, le sarrau est remplacé par une jaquette jaune, la poignée de main est troquée pour des gants en latex. Une semaine plus tard, en plus du masque, une visière vient cacher une grande partie de mon visage et rend presque inaudibles les quelques mots bienveillants que j’offre à cet homme prisonnier d’un confinement drastique. Quel contraste entre son italien ponctué de mots français et d’expressions milanaises — dialecte à l’origine de la langue lombarde — et mon verbe rare et distant, devenu anémié et robotique ! Cette expérience fut un déclic dans ma prise de conscience de la gravité de l’isolement qu’on faisait subir à cet homme : que devenait le bienveillant « vis-à-vis » qui, aux dires du philosophe, définit l’accompagnement en soins palliatifs (Pierron 2010, 173) ? La crise sanitaire imposait donc entre nous une distance — une étrangeté, aurait dit Heidegger — qui m’interdisait de « m’asseoir », de « toucher », voire même de « parler » (Pierron 2010, 162-167). Le mur sanitaire était-il en train d’avoir raison de mon accompagnement spirituel ? Et plus largement encore, cette « mise à l’écart » ne finissait-elle pas par dénaturer jusqu’au jugement clinique des professionnels de la santé ? En cette période de la Covid-19, qui traitions-nous en soins palliatifs ? Le virus qui finira par emporter Monsieur Conti ? Ou bien sa victime, engourdie et pétrifiée par l’isolement ? Quelle conception de la santé cette pandémie allait-elle imposer à notre ethos palliatif ?

Si la distanciation sanitaire imposée par la pandémie conduit à une distanciation clinique et donc à une fragilisation progressive de la qualité du jugement clinique, la distanciation sociale, quant à elle, provoque une « mise à distance » culturelle, un isolement culturel. Comment cet homme pourrait-il vivre encore sans pouvoir s’exprimer dans sa langue, ni goûter son risotto alla milanese vieilli dans un frigo exigu, perdu au fond de son maigre chez lui palliatif ? Ou pire encore, comment allait-il survivre sans pouvoir partager ses riches sorties dominicales dans la majestueuse cathédrale gothique du Dôme de Milan ? Pourtant, c’est avec la même violente efficacité qu’ont les désinfectants pour surfaces rigides que la vie de cet homme se fait brutalement aseptiser. Contaminé à son tour par la Covid-19, il est transféré d’une zone verte vers une zone rouge, et doit donc quitter sa chambre de fortune pour une autre réservée aux patients atteints par la Covid-19. Mais durant ce funèbre pèlerinage, l’homme ressasse à mi-voix une série de questions : « Ne vaudrait-il pas mieux que je meure avec les miens de la Covid-19 plutôt que laissé seul, perdu de tristesse ? » ; « Où vais-je être inhumé si la terre nous trahit pareillement ? » ; « À l’ère industrielle, notre génération d’immigrés n’a-t-elle pas participé à surexploiter les ressources de la terre ? » ; « Va-t-elle léguer à nos enfants et petits-enfants les conséquences de notre cupidité ? » ; « Comment effacer cette culpabilité sinon en réparant ? Réparer quoi au juste, et comment ? » Dès son dernier pas-de-porte franchi, le patient ne prononcera plus jamais un seul mot, sinon ce cri longtemps refoulé : « Je préfèrerais mourir avec les miens de la Covid-19 plutôt que de tristesse, seul ici. »

Ayant l’occasion de le visiter, je découvre Monsieur Conti en boule, totalement recroquevillé. Les yeux brûlants, le corps fébrile, c’est totalement éperdu et par un faible signe du doigt qu’il me fait comprendre son attente : il sollicite l’Onction. Quand cet homme décèdera, il sera seul. Et pour moi, ce décès est une première... Contrairement à tous les accompagnements spirituels qu’il m’avait été donné d’offrir jusqu’à ce jour, c’est la première fois que je ressens à la fois impuissance et culpabilité. Je n’ai pas su accompagner cet homme. Je n’ai pas pu accompagner cet homme : l’isolement sanitaire qu’on a prescrit à cet homme en fin de vie semble bien lui avoir imposé son dictat. Sans l’avoir voulu et à notre insu, nous sommes restés des étrangers l’un pour l’autre. Ne suis-je pas ici en train de faire l’expérience de mon « impuissance spirituelle » ? Quelle spiritualité pourrait vraiment survivre à la distanciation humaine ? Point d’orgue de l’humanisation, la spiritualité pourrait-elle vraiment s’affranchir de l’accolade humaine ? Réduite à une simple intervention dite sacramentelle, l’Onction, la spiritualité semble ici s’estomper, s’effacer. Amputée de l’élan que l’accompagnement offre gracieusement... Sans l’espérance que le cheminement inculque... Sans la « fraction du pain »… !

De coutume, surtout pour les familles de culture italienne, les proches sont là pour accompagner l’agonisant. Mais ce jour-là, il est seul, lui seul. Pour raisons sanitaires, son corps est immédiatement mis à part dans une housse de protection et sorti promptement de la chambre. Dans l’ascenseur, il m’est donné de croiser une dernière fois sa dépouille…

3 Analyse du récit

Fidèles à la méthodologie de recherche qui accompagne l’article, nous présentons ici notre analyse du récit. Fruits d’une approche dialogique entre les auteurs, trois thèmes émergent de cette analyse phénoménologique : « Violence d’un isolement forcé » ; « Émergence d’un nouveau type de fragilités » ; « Délitement des principes même de la science palliative ».

3.1 Violence d’un isolement forcé

La figure 1 illustre la succession des isolements que le patient subit et qui inaugurent les conséquences dramatiques que nous allons analyser. Le récit nous autorise à les systématiser en quatre séquences successives. De la plus extérieure à la plus intérieure à sa personne : isolement sanitaire, isolement social, isolement culturel, isolement spirituel.

Figure 1

Les différents niveaux d’isolement causés par la pandémie

Les différents niveaux d’isolement causés par la pandémie

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3.1.1 Isolement sanitaire

Notre analyse du récit fait ressortir clairement la question de l’isolement sanitaire. Nous y percevons trois strates (Pierron 2010, 102). Les deux premières sont temporelles, la troisième est conjoncturelle. Pour les deux strates temporelles, nous avons retenu d’abord la mise en quarantaine drastique imposée au patient très rapidement après son admission en soins palliatifs puis, deuxièmement, le moment où quelques jours plus tard, Monsieur Conti est mis en isolement à la suite de son test positif à la Covid-19. Quant à la strate conjoncturelle, troisièmement, elle renvoie aux mesures sanitaires imposées à l’ensemble des professionnels de la santé ayant pour effet d’accentuer sévèrement l’isolement : gants, masque, visière, jaquette.

Ce triple isolement sanitaire nous questionne sur le plan anthropologique, mais aussi sur le plan épistémologique. En effet, quand sur le plan anthropologique la « science palliative[3] » s’engage à accompagner la personne vulnérable de manière holistique, l’isolement sanitaire imposé interdit à cet homme d’être accompagné dans sa vie affective, dans sa vie relationnelle, dans sa vie familiale et plus encore. Et quand, sur le plan épistémologique, la médecine palliative vise à améliorer la qualité de vie de la personne soignée (Ricot 2010, 196)[4], le même isolement implique indéfectiblement la réduction du jugement clinique en raison du primat absolu donné à l’éradication de la Covid-19. Pour résumer, peut-on vraiment parler de soins palliatifs sans intégrer une anthropologie du « care » (Pierron 2010, 119) qui soit holistique, mais aussi une médecine « globale » (Pierron 2010, 77) particulièrement marquée par l’inversion cure/care (Barreau 2017, 174) ? Peut-on assumer ces deux dimensions sans un certain « accompagnement » (Pierron 2010, 77) de chacun des patients par l’ensemble des professionnels de la santé ? Ne serions-nous pas là devant l’objectif avoué de l’interdisciplinarité si précieuse à la science palliative ?

3.1.2 Isolement social

Dans le prolongement de l’isolement sanitaire, l’analyse du récit renvoie à la question de l’isolement social, parfaitement pointée dans cette épigraphe que nous retenons pour sa justesse : « Quand cet homme décèdera, il sera seul. » Et l’invective du patient milanais quelques jours avant son décès donne tout son relief à ce nouveau type d’isolement : « Je préfèrerais mourir avec les miens de la Covid-19 plutôt que de tristesse, seul ici. » Aux antipodes de la « culture palliative » (Ricot 2010, 196), le « mourir seul » (Pereira 2007, 27) dénonce la gravité de la crise sanitaire provoquée par la Covid-19 et en appelle à une éthique palliative au sens « ontologique » et « axiologique » du terme (Ricot 2010, 108-109). Ontologique, car « la dignité n’est pas à concevoir comme une simple propriété de l’être humain, elle est ce qui, en lui, sollicite le respect » (Ibid., p. 108). Axiologique, « parce qu’elle attend d’être honorée » (Ibid., p. 108). Et pour « sauvegarder la dignité […], il est question entre autres choses de tout faire pour ne pas exclure le patient de la communauté humaine » (Ibid., p. 110). Les soins palliatifs n’ont donc pas pour mission de se substituer à la famille. Aucun professionnel de la santé et malheureusement aucun bénévole ne pourra jamais remplacer ni la famille ni les proches aidants. Pour cet homme, ses liens familiaux constituaient sa vie, faisaient partie de sa personne, de sa dignité ontologique et axiologique : « Sa famille, c’était lui. » Pour le dire à la manière de Arya et al. (2020), lui retirer ce premier socle social signifiait donc le condamner à mourir par asphyxie relationnelle. Qui plus est, « […] quand les déconstructions de la maladie s’ajoutent à ces attitudes de desserrement des liens, et s’engendrent réciproquement, l’isolement devient désolation » (Thiel 2013, 147)[5].

Fondamentalement, offrir des soins palliatifs en milieu hospitalier renvoie déjà à un premier isolement social. Car il s’agit là d’une mise à l’écart de chez soi. Une mort à envisager hors de la « maison[6] ». La crise sanitaire provoquée par la Covid-19 ne fait donc qu’accentuer cette ghettoïsation des deux pôles sociaux concernés. D’un côté, le patient hospitalisé. De l’autre côté, la famille et les proches isolés de l’être aimé. Spécifiquement, notre récit fait ressortir ce double isolement social, mais surtout il manifeste l’accélération du processus d’isolement. Le premier signe de cette accélération nous est donné par la promptitude et la radicalité avec lesquelles l’isolement sanitaire s’impose. Le second signe de cette même accélération est une conséquence malheureuse du premier : l’anéantissement de la « culture palliative ». Alors que celle-ci vise habituellement à accompagner familles et patients, à « reconnaître » ce qui se passe et à les « former » (Thiel 2013, 149) sur ce qui se vit, la crise sanitaire paralyse ce processus de transmission et d’assimilation des valeurs palliatives. Car il n’y a plus le temps... Dès lors, les deux pôles — familles et patients — subissent un choc axiologique qui dresse entre eux un mur d’isolement social radicalement mortifère. Enfin, ajoutons que si l’isolement sanitaire est l’élément déclencheur de l’isolement social, ce dernier est lui-même responsable de l’isolement culturel imposé au patient. Nous y venons. 

3.1.3 Isolement culturel

L’état d’urgence sacrifie donc la culture sanitaire, la culture sociale, et provoque l’isolement culturel. « Reconnaître » et « former » (Thiel 2013, 149) nos deux pôles — patient et famille — à ce qui se passe et à ce qui se vit sur le plan humain et clinique est de facto suspendu par les conséquences de la pandémie. En situation de crise sanitaire, il n’est plus question d’accompagnement de soins ni de pédagogie de soins : « L’individu est segmenté dans un traitement sériel, quantitatif et objectivant » (Pierron 2010, 44). Pour le patient, cet isolement sanitaire se voit aggravé par une triple amputation culturelle : son ethos milanais (Pierron 2010, 64), son oikos d’homme vivant (Pelluchon 2018, 247) et ses références religieuses.

L’ethos : Si de la tradition clinique la « cueillette des données » offre peu d’informations sur « qui est vraiment le patient », ce type de no man’s land administratif se trouve amplifié par la crise sanitaire. L’homme se voit nourrir les funestes statistiques du système de santé soucieux de contrôler les courbes d’évolution de la pandémie. L’urgence sanitaire conduit donc à une tabula rasa culturelle clinique qui vient amplifier le sentiment d’instrumentalisation que vit le patient. Dans un tel contexte, qui est attentif à l’ethos milanais de Monsieur Conti ?

L’oikos : Monsieur Conti ne vise-t-il pas son rétablissement rapide afin de pouvoir retourner chez lui ? Chez les siens au sens large du terme : sur sa terre. Pour y vivre ? Ce désir reflète une culture de la vie qui s’inspire d’une « éthique de la terre » (Pelluchon 2018, 243) et correspond « […] à l’élargissement du sujet dont l’identité n’est pas uniquement relative à sa fonction sociale ni à son appartenance à l’espèce humaine » (Pelluchon 2018, 245). L’appartenance à la maison commune (oikos) « d’un habitant de la Terre qui partage l’oikos avec les autres humains et les non-humains et doit protéger des milieux dont il mesure à la fois la fragilité et la capacité de résilience est un sentiment qui ne quitte jamais le sujet de la considération » (Pelluchon 2018, 247). Dès lors, quand la pandémie laisse croire que la vie se rebelle, c’est là pour l’humain un sentiment d’isolement culturel fondamental. L’oikos du vivant serait-il menacé ou pire encore trahi par l’un des leurs ? Un virus ? Et quand le rapport du sujet au vivant est un rapport compulsif et excessif, le silence sournois de ce virus force la culpabilité de l’homme et alimente une fragilité abyssale. Il s’agit là d’une fragilité culturelle spécifique à la pandémie, nous y reviendrons.

Le religieux : Distinct de la dimension spirituelle de la personne (Ricot 2010, 61), l’isolement signifié dans notre récit par cet homme ne sollicitant que du doigt l’Onction renvoie aussi à l’isolement religieux. Quand l’aseptisation clinique aplatît le paysage culturel de cet homme, son doigt levé renvoie à la symbolique religieuse de l’élévation. Dès lors, à quelques heures de sa mort, deux horizons culturels opposés se présentent à lui. Le premier lui est imposé par les directives sanitaires quand il exprime le second — si vulnérable — avec ce doigt levé, chétif et délicat, appelant « le dernier sacrement ». L’analyse de notre récit nous conduit donc à reconnaître un basculement culturel radical : la symbolique hiérarchique, patriarcale et autoritaire attribuée autrefois au monde du religieux semble ici transférée au monde de la médecine. L’autorité appartient désormais aux nouveaux presbytres consacrés pour exorciser la crise sanitaire.

Si notre analyse nous a permis de souligner la profonde incision que la crise provoque dans l’identité culturelle de cet homme (Son ethos milanais, son oikos d’homme vivant et ses références religieuses), elle nous permet également de mesurer le triple impact qu’exerce sur lui l’isolement culturel. Clinique : ne pas savoir ce que la médecine lui injecte. Originelle : ne plus savoir ce que Milan et sa famille deviennent. Religieuse : ne plus être en mesure de considérer si la « grâce » survit ou non à ce régime sanitaire d’oppression. Nous appuyant sur Pierron, la philosophe des soins, nous constatons que cette cristallisation de l’isolement culturel suspend trois valeurs essentielles à la culture palliative : « Le fait de se maintenir en vie et de garantir son intégrité [c’est le texte qui souligne], d’exister et de développer des échanges avec son milieu social et culturel d’appartenance et d’y voir une identité individuelle ; et d’une façon de persévérer dans son être qui revêt une signification éthique, politique, métaphysique ou religieuse, engageant une intériorité » (Pierron 2010, 39). L’intériorité, retenons cette valeur pour présenter le dernier type d’isolement que l’analyse de notre récit suggère : l’isolement spirituel.

3.1.4 Isolement spirituel

Si l’isolement sanitaire conduit à l’isolement social, si l’isolement social achemine le patient vers l’isolement culturel, nous ne pouvons passer sous silence l’impact qu’exerce tout type d’isolement sur la spiritualité.

Dans notre récit, l’isolement spirituel situe en vis-à-vis l’accompagnateur et l’accompagné, une considération qui nous conduit, dans cette analyse phénoménologique, à reconnaître un double sentiment. Du côté de l’accompagnateur, le récit parle « d’impuissance spirituelle » et du côté de l’accompagné, le même récit parle de « fragilité ». Si nous regardons ces deux sentiments distincts, ils nous conduisent à reconnaître au minimum deux niveaux à la spiritualité palliative : le premier niveau est relationnel alors que le second niveau est plus personnel.

Pour le premier niveau, de fait l’impuissance spirituelle renvoie à l’impuissance relationnelle. Seuls quelques gestes et paroles — pour la plupart inaudibles — assureront la relation spirituelle entre ces deux hommes dont l’un est ganté de latex et masqué derrière sa visière pour ne pas risquer de propager le virus. Dans sa phénoménologie de « l’expérience de la transcendance », Louis Roy (2014) développe une vision anthropologique de la spiritualité autour d’une typologie de la transcendance. Sachant que les « quatre types d’expériences de transcendance — esthétique, ontologique, éthique et interpersonnelle — sont balisés par la circonstance où ils se manifestent » (Roy 2014, 29), il va de soi que la transcendance interpersonnelle est ici profondément fragilisée. Et que dire des trois autres modalités de transcendance ? Comment l’accompagnateur pourrait-il donc éveiller cet homme à l’esthétique dans un contexte si confiné ? Comment pourrait-il l’inviter à une expérience onto-phénoménologique quand l’isolement fragilise considérablement son esprit ? Et peut-on encore parler éthique ? Dès lors, l’impuissance spirituelle vécue par l’accompagnateur pourrait s’analyser à quatre niveaux et par ailleurs être aussi appliquée à l’accompagné.

Pour le second niveau, il s’agit de la dimension personnelle de la spiritualité, l’intériorité. Mais peut-on encore s’intérioriser quand l’anxiété provoquée par la pandémie et le contexte clinique vient imposer son dictat ? À l’égard de ce chemin vers l’intériorité, Corine Pelluchon (2018, 98) développe l’idée de « considération ». À ce stade-ci de notre analyse, ce concept issu de la théologie de Bernard de Clairvaux nous est précieux. Car il nous permet de comprendre que pour Monsieur Conti ce chemin personnel vers l’intériorité spirituelle est doublement fermé. Premièrement, parce que le concept de considération associe la « transdescendance » à la « transascendance » (p. 101) : il n’y a donc pas d’intériorité sans une certaine expérience de la transcendance (ce que Bernard de Clairvaux nomme l’incommensurable). Deuxièmement, pour que dans ce chemin d’intériorité « l’individu puisse partir de soi et revenir à soi » (Pelluchon 2018, 98), faut-il encore qu’il soit respecté dans son « intégrité » et dans son identité », ce qu’un isolement sanitaire d’une telle exigence ne permet pas.

L’isolement spirituel provoqué par cette incapacité, et à la transcendance, et au retour à soi, nourrit obstinément les deux sentiments soulignés par notre récit : « L’impuissance spirituelle » et la « fragilité ». Du côté de l’accompagnateur, l’impuissance spirituelle. Du côté de l’accompagné, la fragilité de celui qui n’est plus accompagné spirituellement. Cet isolement spirituel provoqué par un isolement multiple et cumulatif fait écho à l’isolement religieux. Il est signifié dans notre récit par le geste de cet homme contraint de solliciter l’Onction des malades avec son doigt malingre. Lequel des deux isolements (isolement spirituel/religieux) fragilise le plus cet homme ? Il aurait fallu lui poser la question… Ce qui est certain, c’est qu’une certaine définition de la « spiritualité palliative » versus la « spiritualité religieuse » peut nous offrir un soupçon de réponse : nous aimons à définir la spiritualité palliative à partir d’une anthropologie humaine (1) et la spiritualité religieuse (palliative) à partir des rituels institués (2).

Pour la première, parce que l’accompagnement spirituel d’une personne au terme de sa vie terrestre la conduit à visiter les richesses et les méandres de toute son humanité. « L’homme de l’accomplissement est celui du rayonnement de la bonté qui écoute, accueille et donne, se donne parce qu’il est l’homme du silence intérieur où s’énonce l’amour des profondeurs » (Clapier 2018, 168). Comment, de ce fait, pourrait-on ne pas définir la spiritualité en soins palliatifs à partir de ce socle anthropologique ?

Pour la seconde, parce que les religions ont pour fondement commun qu’elles « se réclament du sacré et de la transcendance » (Clapier 2018, 206), mais de la transcendance révélée, ajouterais-je.

Les deux peuvent cohabiter, les deux peuvent s’enrichir mutuellement, mais en soins palliatifs la vulnérabilité du patient est telle qu’il est nécessaire de partir de lui. Dès lors, il me semble qu’en culture palliative l’isolement spirituel provoque plus de détresse que l’isolement religieux (raison pour laquelle nous n’avons pas insisté sur ce dernier).

3.2 Émergence d’un nouveau type de fragilités

L’analyse phénoménologique de notre récit suggère un autre thème, celui de la mise en avant d’un nouveau type de fragilités. Habituellement, les écrits relient les fragilités à la condition humaine. Ainsi, Marc Leboucher (2017, 17) n’hésite-t-il pas à associer « fragilité à faiblesse, précarité, vulnérabilité, instabilité, voire même intranquillité […] Autant de termes proches [dit-il], qui se voient convoqués pour traduire un état, une situation, une manière d’être qui s’oppose à la solidité, la stabilité, l’équilibre ou la force ». La fragilité regarderait donc l’état ou la manière d’être d’une personne. Pour ce qui est de Chrétien, la fragilité renverrait à la condition humaine et donc à ses étapes les plus fondamentales : « Notre venue au monde et notre sortie de lui, la naissance et la mort, sont à cet égard les évènements insignes où contempler cette fragilité à laquelle nul n’échappe » (2017, 29). Dès lors, nous pourrions faire l’état de la question et parcourir les philosophes, théologiens et littéraires qui ont illustré et stylisé la fragilité en ses différents traits : « indigence, nudité, détresse » (Chrétien 2017, 29). Pourtant, ce n’est pas de ce type de fragilités dont parle notre récit.

Traitant de la thématique de « l’isolement » sous ses différentes formes, trois fragilités distinctes ont émergé de notre analyse phénoménologique. L’analyse de l’isolement social nous a conduits à reconnaître la maladie « isolée » comme une « déconstruction » de l’être humain. L’analyse de l’isolement sanitaire conduisait à la même conclusion : nous parlons donc de la « fragilité de la déconstruction du corps » (1). L’analyse de l’isolement social nous a aussi conduits à considérer une nouvelle fragilité. En effet, la mise à l’écart du patient produit un « desserrement » des liens humains (Thiel, 2013) : nous parlons de la « fragilité du desserrement des liens humains » (2). Plus avant, notre analyse de l’isolement culturel nous a conduits à considérer la Covid-19 comme une fracture sevrant le patient de la « culture de la terre » et de « l’éthique de la terre » (Pelluchon 2010, 244) : nous parlons de la « fragilité vis-à-vis de la culture de la terre » (3). La prise en compte de l’isolement spirituel appuierait la reconnaissance de cette troisième et dernière fragilité retenue par notre analyse puisque la spiritualité est bien une question d’enracinement. Le tableau ci-dessous offre une récapitulation de ces nouveaux types de fragilités :

Tableau 1

Typologie des nouvelles fragilités

Typologie des nouvelles fragilités

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Ici donc, la nature de cette nouvelle typologie des fragilités ne regarde ni l’état ni la manière d’être de l’être humain, mais bien l’agression qu’il subit par différents conditionnements[7] : la maladie sur son corps ; la désaffection de ses relations les plus chères ; l’incidence de la Covid-19 sur sa vie. Ici, la fragilité ne regarde donc pas la « naissance » au monde, ni la « sortie » du monde, mais bien « l’agression » du ou des conditionnements sur cet homme. Une agression qui s’appréhende sur le plan du micromilieu : la déconstruction du corps par la maladie. Une agression qui s’analyse sur le plan du mésomilieu : le desserrement des liens. Une agression qui se révèle sur le plan du macromilieu : le vivant qui sous couvert de la Covid-19 se rebiffe et se révolte…

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que le patient réagisse à ce nouveau type de fragilités comme pour celles indiquées par les auteurs philosophiques et scientifiques évoqués plus haut. Habituellement, les fragilités structurelles à la personne humaine renvoient à ce que Leboucher nomme « tentations » : « tentation identitaire, tentation autoritariste, tentation narcissique, tentation transhumaniste, tentation addictive » (2017, 45-60). Or, les fragilités auxquelles Monsieur Conti fait face relèvent, quant à elles, du conditionnement. Sa réaction — et non pas sa tentation — est donc à saisir à l’égard du lien qu’a cet homme avec les trois niveaux de conditionnement : vus de manière systémique, ils ne peuvent que produire une fermeture radicale en réaction à un monde perçu comme agressif et hostile. Notre récit le souligne parfaitement : « Dès son dernier pas-de-porte franchi, le patient ne prononcera plus jamais un seul mot, sinon ce cri refoulé : Je préfèrerais mourir avec les miens de la Covid-19 plutôt que de tristesse, seul ici ».

Alors que structurellement, l’autonomie de la personne (Thiel 2013, 126) consiste à assumer les différents types de conditionnements qui s’imposent à elle, la pandémie inverse la relation personne/conditionnement. Avec la Covid-19, ce n’est plus la personne qui est source d’autonomie, mais bien le milieu environnant qui détermine le degré d’autonomie de la personne. Dès lors, l’impact de cette nouvelle typologie des fragilités est proportionnel à son despotisme : le renfermement total et global de Monsieur Conti.

3.2.1 Fragilité de la déconstruction du corps

Pour considérer la maladie du corps telle une « déconstruction », il est nécessaire de préciser le rapport entre le concept de santé et celui de maladie. Pour ce faire, nous nous tournons vers Lecordier (2011) qui distingue trois paradigmes différents. Le « paradigme de catégorisation » renvoie à un concept de « santé qui est basé sur la non-maladie » (Lecordier 2011, 82-84). Le « paradigme de l’intégration » renvoie à la « prise en compte de multiples facteurs qui interagissent et influencent un phénomène de santé : son évolution, son contexte et son environnement etc. » (Ibid., 82-84). Quant au « paradigme de transformation », il « développe le principe de phénomènes de santé en perpétuel changement situant l’individu dans une dimension personnelle complexe et une expérience unique en interaction avec le monde lui aussi complexe dans son immensité et sa diversité » (Ibid., 82-84). C’est donc bien le premier paradigme, le paradigme de catégorisation, qui explique la première fragilité, c’est-à-dire la maladie vue comme un lieu de « déconstruction ». La pandémie oblige le corps médical à réduire la notion de santé à l’éradication de la Covid-19. Cet homme est ainsi « catégorisé » et ne peut concevoir sa santé que dans un rapport dualiste : testé positif ou négatif au virus. L’impact de cette réduction clinique conduit nécessairement le patient à une « déconstruction » progressive et fatale : « S’éprouver malade, dans ce cas, c’est être affecté dans l’image narcissique de soi, dans ses capacités et l’estime de soi, ébranlement ontologique de la confiance en la vie, jusqu’au méconnaissable (Pierron 2010, 25) ».

3.2.2 Fragilité du desserrement des liens humains

Pour saisir l’ampleur de la fragilité du « desserrement » des liens humains causé par la pandémie de la Covid-19, il est nécessaire de visiter l’importance des « relations » de la personne vulnérable à autrui mais aussi la cause de ce délitement : ici, l’impact des lois sanitaires sur les relations. Pour cela, au regard de l’analyse de notre récit qui place le patient dans un rapport frontal et irrévocable avec les exigences sanitaires qui lui sont brutalement imposées, il nous apparaît judicieux de reprendre à notre compte le parallèle que la philosophe Pelluchon fait entre la « considération » des relations dans la vie humaine et la loi morale chez Kant comprise comme loi de la raison. Loi de la raison que nous abordons analogiquement comme loi de la raison sanitaire. Ainsi, quand Pelluchon souligne que « la considération, qui est une manière d’être acquise au cours d’un long processus d’individuation, témoigne d’une harmonisation de la pensée et de l’action, de la rationalisation et des émotions, mais aussi d’un accord des facultés » (2010, 244), elle offre une définition de la personne profondément holistique et humaniste. Chacune des facultés de la personne, dont les facultés sensibles, participe à son émergence heureuse. Ajoutant à cette configuration philosophique de la personne la notion d’ipséité chère à Ricoeur (1990, 138), nous comprenons alors l’humanisme comme la propension qu’a l’être humain à s’unifier dans toute sa personne en réponse à son vis-à-vis. La fragilité du desserrement qui va à jamais sidérer le patient provient donc de l’absence de « l’autre » dans cet univers clinique que conditionne la Covid-19. Ceci, parce que la loi sanitaire le lui interdit. C’est là que l’analogie avec la philosophie kantienne vient circonscrire la cause ultime de cette fragilité dite du « desserrement » des liens humains. Quand la loi de la raison kantienne consiste à « subsumer le particulier sous une loi » (Pelluchon 2010, 224), la loi sanitaire vient soumettre le moindre geste et la moindre relation de Monsieur Conti sous son joug. Chaque geste et chaque relation relève dorénavant du générique sanitaire[8].

3.2.3 Fragilité vis-à-vis de la culture de la terre

Pour évaluer la troisième et dernière fragilité spécifique à la pandémie de la Covid-19 retenue à partir de l’analyse du récit, il convient de la situer par rapport aux deux fragilités exposées plus haut, et dans un deuxièmement temps, de l’analyser à partir du concept de « la considération » qui nous est maintenant familier. Si les deux premières fragilités émergent particulièrement autour de la question de l’isolement social, la troisième paraît être une conséquence de l’isolement culturel. Dans cet enchaînement micromilieu, mésomilieu et macromilieu, cette troisième fragilité regarde la culture du vivant et l’éthique de la terre. « Le sentiment de sa fragilité, la gratitude, l’émerveillement, la peur de mourir, le froid, la faim, la tristesse que le sujet de la considération éprouve, l’attachent à un monde qui n’est pas l’objet de sa domination, mais un champ qui lui est confié et dont il aime prendre soin, afin que ses fruits soient à la fois bons et beaux. » (Pelluchon 2010, 248) Dès lors, quand la pandémie de la Covid-19 manifeste la force et la capacité de rébellion de notre terre, c’est toute la considération que le patient porte sur la vie qui vacille : sur le plan « physique, intellectuel, affectif et moral » (Pelluchon 2010, 248). Physique, puisque Monsieur Conti ne peut plus compter sur son corps, lequel participe au jaillissement de vie du grand vivant qu’est la terre. Intellectuel, puisqu’il ne comprend pas — a priori il ne pourra pas de ce fait en être tenu personnellement responsable — les raisons de cette trahison du vivant. Affectif, car un tel divorce entre son corps et la terre, la pandémie le renvoie à sa dépouille : « Où vais-je être inhumé si la terre nous trahit pareillement ? », s’interroge Monsieur Conti. Et en cela, la housse qui protégera sa dépouille de la terre lors de son ensevelissement est riche de symbolique : la terre ne veut plus des siens. Moral ou éthique enfin quand il se questionne : « À l’ère industrielle, notre génération d’immigrés a-t-elle participé à tyranniser les ressources de la terre ? » ; « Va-t-elle léguer à nos enfants et petits-enfants les conséquences de notre cupidité ? » ; « Comment effacer cette culpabilité sinon en réparant ? Réparer quoi et comment ? »

Nous le constatons, ces trois fragilités qui émergent de l’analyse phénoménologique de notre récit se reçoivent d’un type d’isolement particulier : sanitaire, social et culturel. En cela, elles se distinguent formellement. Mais nous l’observons, toutes les trois ont pour fil rouge une fragilisation dramatique du rapport du patient fragile avec la vie. En effet, la déconstruction du corps causée par la maladie renvoie à l’affaiblissement progressif du potentiel vital du patient ; le desserrement des liens interpersonnels jusqu’au délitement de ces liens inaugure la perte de sa vie ; la pandémie de la Covid-19 dénonce la trahison du vivant (qu’est notre terre) à l’égard de « ces » vivants que sont les humains. Indubitablement, cette pandémie interpelle donc le rapport de l’homme à la vie. La culture palliative peut-elle en être le curseur et cette culture peut-elle survivre à la pandémie ? C’est là le troisième thème retenu par notre analyse phénoménologique.

3.3 Délitement des principes même de la science palliative

Quand Bodéüs octroie le titre de sciences aux sciences naturelles, il le fait au nom de leurs principes propres et quand Ricot fait référence à la « culture palliative », il le fait aussi au nom de ses principes propres[9]. Dès lors, sans mélange de genres aucun, nous nous autorisons à reconnaître une « science palliative » et à préciser ici certains principes qui lui sont constitutifs et liés de façon systémique (voir figure 2).

Cet exercice est le fruit de la conjonction entre notre analyse phénoménologique du récit et une certaine systématisation de l’écrit de Barreau (2017). Un effort de synthèse qui vise à mieux saisir le degré de délitement de « la science palliative » (Barreau 2017, 13) provoquée par la Covid-19. Ce sera là le troisième et dernier thème que nous aborderons.

Figure 2

Les principes de la science palliative

Les principes de la science palliative

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L’analyse du récit situe Monsieur Conti dans un « fragile asile » (Dufief 2019). Cette chambre, initialement destinée à être un oikos de compassion pour ce patient si vulnérable, s’est promptement vue transformée en un champ de guerre sanitaire. Broyé et contraint, Monsieur Conti regimbe, proteste, rechigne, pleure et gémit face aux protocoles sanitaires qu’on lui impose en cascade, avant de s’effondrer de tristesse et de souffrance intérieure. En arrière-plan de chacun de ces comportements, se dessine nécessairement une anthropologie spécifique, au sens de principes philosophiques propres à justifier à la fois un humanisme particulier, une éthique des soins et une déontologie spécifiques. Ceci constitue le premier principe d’une science dite palliative. Si Barreau (2017, 13) parle d’anthropologie « à coeur ouvert » (p. 13), c’est moins pour définir une physionomie anthropologique précise que pour rappeler l’urgence d’arrimer la science palliative à une anthropologie. Pourrait-on, sinon, considérer les soins palliatifs comme un lieu de prédilection de l’humanisation des soins ?

Le récit du séjour de Monsieur Conti en soins palliatifs introduit un second principe à la science palliative, il s’agit de la « science de l’accompagnement » (Barreau 2017, 69-110). Parce que le milieu palliatif est le lieu de la conjonction de toutes les fragilités humaines, intégrant ultimement la menace de la mort, il exige de l’ensemble du personnel médical un accompagnement pas-à-pas du patient qui soit interdisciplinarité. Un accompagnement qui renvoie à la fois à la notion de « patient autonome » (Barreau 2017, 74 ; Ricot 2010, 144 ; Thiel 2013, 126 ; Todorov 206, 37) et à celle de « patient vulnérable » (Barreau 2017, 80). Ce lien entre l’autonomie et la fragilité du patient nous amène à reconnaître un troisième principe à la science palliative : l’éthique palliative (Doucet 2014 ; Ricot 2010, 152). Mais il y a un quatrième principe qui marque la science palliative. En effet, si l’analyse du récit souligne très peu les interventions médicales conduites auprès de Monsieur Conti, c’est que la pandémie exige l’exercice d’une médecine d’urgence. La contagion et la dangerosité du virus sont telles que la médecine se voit réduite à une science de la survie alors qu’en temps normal la médecine palliative procède à partir d’un schème référentiel caractérisé par l’inversion « du rapport cure/care » (Barreau 2017, 174-182)[10]. En effet, la médecine palliative ne peut viser la guérison du patient, elle regarde l’apaisement des symptômes qui affaiblissent tour à tour la personne soignée. Elle est donc particulièrement marquée par l’accompagnement et son exigence humaniste.

Enfin, deux derniers principes viennent sceller la science palliative. La reconnaissance du fait que le séjour de Monsieur Conti en soins palliatifs aurait dû être qualifié par les visites de sa famille et des bénévoles permet d’introduire le concept central d’oikos (Barreau 2017, 212). L’oikos est le milieu porteur dans lequel l’ethos palliatif s’enracine, s’exprime et porte le patient vulnérable. Ce cinquième principe est fondamental aux soins palliatifs en tant qu’il se propose comme le « lieu » à partir duquel l’humanisme palliatif peut s’enraciner. C’est donc lui qui conduit au sixième principe marquant la science palliative, celui de la spiritualité. Dans le prolongement d’une anthropologie holistique, cette spiritualité « à taille humaine » (Barreau 2017, 139) part de l’humain pour retourner à l’humain (Ricot 2010, 61 ; Pelluchon 2018, 98) jusqu’à induire ce qu’il convient de nommer ici la « vulnérabilité circulaire » (Barreau 2017, 80). Car la spiritualité est le seul principe de la science palliative qui puisse visiter les fragilités, et du patient, et du personnel soignant, pour en faire un oikos et un ethos de vulnérabilité qui nourrissent l’humanisation propre à la culture palliative. Seule cette vulnérabilité circulaire peut approcher les souffrances (Barreau 2017, 151) qui marquent le patient en fin de vie. Est-il nécessaire de préciser que la gestion sanitaire de la pandémie de la Covid-19 paralyse cette vulnérabilité circulaire, ce qui ne peut qu’accroître chacune des fragilités et souffrances présentes ?

À la lumière des résultats ainsi que des écrits mentionnés, il nous semble que ces six principes peuvent être ordonnés autour de trois thématiques spécifiques : celle du socle ; celle de la structure ; celle de la finalité. Il va sans dire que le délitement du socle entraînera inévitablement celui des principes mêmes de la science palliative. Voici ce que la figure 3 tient à introduire.

Figure 3

Les différents niveaux de la science palliative

Les différents niveaux de la science palliative

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Pour ce qui est du socle de cette science palliative, l’anthropologie (principe no 1) s’impose comme le principe à partir duquel le patient sera accompagné. À « coeur ouvert », le socle de la science palliative renvoie à l’exigence de personnaliser chaque accompagnement et donc de reconnaître que s’il y a plusieurs anthropologies possibles à l’accompagnement des patients, chacune d’elles engage des déterminations applicables à l’ensemble des patients, mais aussi des indéterminations exigeant des adaptations spécifiques à chaque accompagnement. C’est bien ce jeu détermination/indétermination qui va permettre d’exercer avec compétence un accompagnement interdisciplinaire auprès du patient. Un tel socle définit ainsi ses limites grâce à ce qu’il est juste de nommer l’oikos palliatif (principe no 5). Dès lors, l’un ne va pas sans l’autre. L’anthropologie personnelle appelle l’anthropologie du milieu de vie quand cette dernière protège la première. Nous pourrions même affirmer que, pour la science palliative, l’anthropologie de la personne vulnérable et celle de son oikos, bien que distinctes, sont inséparables.

Tout socle exige une structure. Il nous semble que celle-ci se construit autour de l’accompagnement et de ses différentes strates (principe no 2), mais aussi avec la médecine et sa propre épistémologie (principe no 4). Quand Pierron développe ce qu’il nomme « La phénoménologie de l’accompagnement », il en définit les strates : « S’asseoir, toucher, parler, se taire » (Pierron 2010, 162-167). Et quand Barreau offre lui aussi une structure à l’accompagnement, il y introduit des notions complémentaires à celles de Pierron, notamment celles « de transpassibilité, de patient autonome, de patient vulnérable, de patient relatif » (Barreau 2017, 70-90). Pour ce qui regarde la médecine palliative, l’inversion cure/care conduit à une épistémologie médicale profondément humaniste à condition que l’équilibre care/cure soit respecté. Bien que la médecine palliative soit polycurative, elle se doit surtout d’être épicurative. Quand la médecine des solutions ne peut plus intervenir, elle laisse place à celle de l’accompagnement…

Logiquement, le socle et la structure des soins palliatifs servent sa finalité. Une finalité à la fois éthique (principe no 3) et spirituelle (principe no 6). Pour synthétiser la finalité éthique dont il est question ici, nous nous appuyons sur le développement de Ricot dans son ouvrage L’éthique des soins palliatifs. L’auteur y précise chacun des cinq points qui, selon son analyse, encadrent les soins palliatifs (Ricot 2010, 195-209). Et c’est le premier de ceux-ci — le refus de l’obstination déraisonnable — qui offre la lumière à l’ensemble. Y reprenant l’analyse de Ricoeur, Ricot résume en deux phrases seulement le coeur de l’éthique palliative : « Laisser mourir quand le temps est venu, consentir à la mort qui vient, c’est un impératif éthique que la philosophie comme la théologie, ne cessent de proclamer depuis des siècles. Ce n’est pas la vie qui doit être préservée, organe par organe, c’est la personne humaine » (Ricot 2010, 197). Ainsi donc, à la différence de la morale qui s’articule autour de normes, l’éthique palliative consiste à accompagner la vie de la personne humaine, une vie devenue vulnérable.

Or, par définition, cet accompagnement interdisciplinaire — car cette finalité concerne aussi bien la déontologie des sciences infirmières que la déontologie de l’accompagnement spirituel — est un service qui met en évidence l’ultime principe de la science palliative : la vie spirituelle. Toute la dynamique de la science palliative, et donc ses principes, est au service de la vie spirituelle, personnelle et intime de chaque patient. « On peut dire de façon concise que la spiritualité se situe résolument du côté de l’expérience intérieure et subjective, qu’elle favorise l’approfondissement personnel, l’intensité de la vie, le voyage intérieur » (Ricot 2010, 61).

La science architecturale l’affirme sans ambages : quand le socle d’un édifice disparaît, c’est sa structure qui s’effondre, entraînant avec elle le vacillement de son horizon esthétique. En pleine crise de la Covid-19, on n’a plus de temps pour réfléchir et pour servir une anthropologie holistique ; et de la même manière, on n’a pas de temps à consacrer pour l’oikos du patient. Il suffit sur ce dernier point de voir la rapidité avec laquelle un patient contaminé est arraché à son milieu de vie, délogé de sa chambre, pour être « claustré » dans un meublé réservé aux patients Covid-19. Et nous l’avons dit, puisque les anthropologies palliatives se démarquent par leur intégration de l’oikos, quand ce dernier est oublié, c’est l’anthropologie humaine elle-même qui est sacrifiée, soit ledit socle de la science palliative. Le reste n’est que conséquence. La médecine palliative est réduite à une technique de soins et l’accompagnement limité à quelques interventions éparses. Ici, c’est la structure même de la science palliative qui est oubliée. L’éthique palliative, celle de la vulnérabilité, est réduite à l’observance draconienne de protocoles successifs. Ainsi, qui oserait lever le doigt pour interroger la finalité de la science palliative ? Seul un sursaut intérieur peut éventuellement conduire Monsieur Conti à mendier un surcroît de vie spirituelle.

La science palliative entraînant avec elle la culture palliative pose avec acuité cette question de société : après une telle crise sanitaire, pourra-t-il encore exister une science de l’accompagnement interdisciplinaire qui se définit à partir de la fragilité humaine ?

4 Essence du phénomène

Immergé en soins palliatifs en pleine période de pandémie de la Covid-19, le premier auteur expose dans cet article ce qu’il y a vécu et ce qu’il en a retiré en termes de significations. Portée par le dialogue des deux auteurs, la méthodologie d’analyse phénoménologique, au service du récit de l’expérience vécue, a permis de mettre à jour trois thèmes centraux ainsi que leurs sous-thèmes respectifs.

Le premier thème cible « la violence d’un isolement forcé ». Sanitaire, social, culturel, spirituel, chaque isolement impose sa loi au suivant. Cette cascade d’isolement provoque la mise à l’écart du patient, laquelle s’avère violente et systémique. Notre analyse nous a conduits à distinguer deux strates à l’isolement sanitaire (mise en quarantaine et isolement Covid-19) qui s’accélèrent autour de ce qu’il nous a semblé opportun de nommer l’isolement conjoncturel (mesures sanitaires). Cette systématisation a souligné le caractère « enveloppant » de cet isolement forcé. Dès lors, notre analyse nous a conduits à reconnaître deux pôles en aval de l’isolement sanitaire, un isolement social marqué par la déchirure : celui du patient et celui des proches. Quant à l’isolement culturel, à la fois sanitaire, originel et religieux, il a conduit le patient à être amputé de trois valeurs essentielles à la science palliative : l’intégrité, l’identité, l’intériorité. Comment dès lors, ne pas réfléchir et considérer les conséquences dramatiques de l’absence de spiritualité ? D’un côté, l’accompagnateur fait une expérience inédite de son « impuissance spirituelle », de l’autre côté le patient est brutalement abandonné à ses propres fragilités.

C’est ainsi que notre analyse phénoménologique nous a permis de dégager un second thème propre à reconnaître une typologie des fragilités propre à la pandémie. Systématisée autour de la distinction entre micromilieu, mésomilieu et macromilieu, la première de ces fragilités, typique du micromilieu, regardait la déconstruction du corps. C’est une chose de subir l’effet mortifère de la maladie en sa personne, mais c’en est une autre de la vivre sous le poids de la solitude imposée. La même logique s’applique à l’égard de la fragilité que nous avons cru bon de nommer desserrement des liens interpersonnels. Encore là, sur le plan du mésomilieu, c’est une chose de les vivre plus ou moins paisiblement au gré de l’évolution de la vie et une autre de les subir avec violence à cause d’une solitude ou d’une mise à l’écart imposée. Quant à la troisième fragilité, celle qui regarde la culture ou l’éthique de la terre, notre analyse nous rappelle que, sur le plan du macromilieu, pour que l’homme soit un jour « remis » à la terre, il ne doit jamais s’en éloigner (Pelluchon, 2010).

D’un côté comme de l’autre, nous voyons combien les thèmes offerts par notre analyse phénoménologique du récit sont liés les uns aux autres, mais plus encore combien chacun d’eux émerge comme une conséquence du précédent. C’est bien l’isolement systémique qui a mis à jour de nouvelles fragilités. Ce sont bien ces nouvelles fragilités qui nous ont conduits à notre troisième et dernier thème : le délitement des principes mêmes de la science palliative.

Le troisième thème regarde donc la science palliative et ses principes. Au nombre de six — nous ne les redonnons pas ici —, ces principes permettent de considérer la culture palliative comme une science. Ils nous invitent à préciser que celle-ci est la science de l’accompagnement de la vulnérabilité humaine. Que son « socle » et sa « structure » ont pour finalité d’accompagner les fragilités humaines autour de ce qu’il convient d’appeler l’éthique de la fragilité et la spiritualité de la personne vulnérable.

L’essence même du phénomène vécu et analysé fait enfin écho à notre question de recherche. Nous la résumons ainsi : « Quand la science palliative se définit par sa capacité à offrir au patient fragilisé un accompagnement holistique, la suspension de tout accompagnement en période de pandémie semble avoir raison de l’ethos palliatif. »

5 De « l’anticipation » à la « protection »

L’isolement systémique (voir figure 1) provoqué par la pandémie de la Covid-19 (premier thème retenu) nous a conduits à considérer un nouveau type de fragilités chez nos patients admis en soins palliatifs (deuxième thème retenu). Délimitée par le micro, méso et macro-milieu (tableau), chaque nouvelle fragilité enserre le patient jusqu’à lui interdire tout type d’accompagnement. Accompagnement pourtant constitutif de la « structure » des soins palliatifs. C’est alors l’ensemble des principes constitutifs de la science palliative (voir figures 2 et 3) qui subit un délitement systémique (troisième thème retenu). À son insu, la gestion de la pandémie telle que relatée par notre récit renvoie donc à deux cultures cliniques opposées : une première culture dont la « structure » se limiterait à une épistémologie médicale spécifique libérée de tout accompagnement du patient, en quelque sorte, une médecine d’urgence ; une seconde culture qui associerait les deux principes structurant la science palliative, à savoir l’accompagnement interdisciplinaire et la médecine holistique.

Devant le vis-à-vis frontal de ces deux visions cliniques et de ces deux philosophies des soins, nous pourrions trancher en affirmant que la réalité brutale et singulière de la récente pandémie nous a imposé une médecine de « guerre » aux dépens de la culture palliative. En effet, qui aurait pu prévoir ? Et de toute manière, aurions-nous pu répondre à une telle brutalité sanitaire avec les armes « fragiles » de la culture et de la science palliative ? De ce fait, combien de professionnels resteront marqués à jamais par une telle violence sanitaire ? Mais est-ce là le plus juste, la meilleure conclusion à offrir à notre réflexion ?

Revenant aux deux types de fragilités reconnus — d’un côté la typologie présentée par Leboucher et Chrétien, et de l’autre celle offerte par l’analyse de notre récit —, nous comprenons que le premier type de fragilités est humain tandis que le second ne le sera jamais puisque provoqué par l’isolement. Mais alors, la science palliative peut-elle parer ce genre de fragilités inhumaines ici imposées par la Covid-19 et ailleurs par d’autres raisons contemporaines ? Une telle question renvoie à deux qualités que nous associons à la culture palliative : la culture de « l’anticipation » et celle de la « protection ». Une telle prospective nous permet donc de souligner le point d’orgue de cet article : des trois thèmes retenus et analysés, le troisième rappelle que le milieu palliatif a ses principes propres qui font de lui une science et que celle-ci est la science de l’accompagnement du patient. Voici pourquoi l’anticipation et la protection apparaissent comme des « qualités transversales » indispensables à cette science palliative de l’accompagnement. En soins palliatifs, nous anticipons pour mieux protéger.

5.1 L’anticipation

Pour comprendre « l’anticipation », nous renvoyons au concept de « considération » qui a déjà servi notre texte (Pelluchon 2018, 97). Il s’agit de prendre en compte dans le ici et maintenant « trois temps » distincts. En effet, le sujet de la considération renvoie à la fois à ce qui est dans le présent (1), à la dimension prospective de sa vie (2) tout en gardant à la mémoire ce qui a été (3). Associé à la notion de « l’incommensurable », ce triptyque temporel s’applique tout particulièrement à la science palliative en offrant ce que la traditionnelle vertu de prudence ne pourra jamais présenter. Premièrement, une prise en compte collective (l’équipe soignante) du présent, de l’avenir et de la mémoire de la fragilité du patient. Deuxièmement, autour de « l’incommensurable », un large regard de sagesse humaine dans sa capacité à situer la finitude dans une perspective d’ouverture. Il est fort probable qu’un tel mode d’anticipation aurait pu préserver la culture palliative tout au long de ce sinistre sanitaire. Tout simplement, parce qu’elle aurait prévenu collectivement le conditionnement provoqué par la Covid-19 tant sur le plan micro-, méso- que macro-milieu. Une sorte de prudence professionnelle collective…

5.2 La protection

Pour comprendre la « protection » comme seconde qualité appartenant à la culture palliative, nous pouvons retenir l’étymologie du mot palliatif, le pallium, ce digne manteau protecteur. Une protection qui définit moins une capacité de résilience qu’une aptitude à « protéger » le patient de façon humaniste et collégiale. En cela, la protection appelle l’anticipation.

Deux « qualités transversales » qui viennent parfaire l’épistémologie de la science palliative... Si le délitement systémique des principes constitutifs de la science palliative a permis de mieux préciser par effet d’ombre et de lumière la richesse de la science palliative, la praxie de « l’anticipation » et de son corollaire « la protection » offrent une nouvelle perspective à la science palliative et, par effet positif, à l’éthique des soins. Elle devient la culture de l’anticipation des fragilités humaines et celle de l’accompagnement protecteur de chaque personne fragile... Là où la fragilité se meut en vulnérabilité.

Dès lors, dans le cadre de cette étude de cas, « l’impuissance spirituelle » évoquée dans son récit par l’accompagnateur spirituel renvoie directement à son incapacité de l’heure à anticiper et à protéger le patient. Pourtant conscient des aspirations profondes que Monsieur Conti portait (Watson 2018), seule la prise en charge du patient avant la crise sanitaire aurait permis un accompagnement ajusté. Ce constat ne nous permet-il pas de poser cette question : La science palliative comprise comme science de l’accompagnement n’interroge-t-elle pas l’ensemble du paysage de l’accompagnement spirituel dans son attention à anticiper pour protéger ?