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Du 2 au 10 mai 2018 s’était tenu à l’Université catholique du Congo (UCC), à Kinshasa en RD Congo un colloque international autour du théologien camerounais Jean-Marc Ela. Organisé conjointement par la faculté de théologie de l’UCC et le Groupe de théologies africaines et afrodescendantes (GTAS) de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal (Canada), le colloque avait pour thème « les théologies après Jean-Marc Ela. Quelles postérités de son oeuvre théologique ? » Cette thématique synthétisait les objectifs du colloque, à savoir appréhender dans son intégralité et dans toute sa diversité l’oeuvre du théologien décédé le 28 décembre 2003 à Vancouver au Canada. Il s’agissait de la placer dans la trame de ses relations multiples (théologiques, sociales, religieuses, éthiques, politiques, économiques) et d’actualiser son approche de la libération ainsi que ses postérités. C’était aussi l’occasion de s’interroger sur la place de l’herméneutique de la parole ancrée dans le souci de terrain en montrant la pertinence du modèle d’écriture dialogale de J.-M. Ela pour la recherche théologique contemporaine.

Aussi, en partant de l’intérêt de ce théologien pour les marges et sa propension à accorder la parole aux « gens d’en bas », les organisateurs ont voulu susciter un dialogue entre l’oeuvre de J.-M. Ela, les théories décoloniales et les approches de théologies contextuelles faites dans une perspective essentiellement de libération. Ces réflexions ont tourné l’attention vers le développement actuel du paradigme de la libération et de nouveaux courants qui s’y greffent ainsi que vers leurs implications concrètes et pratiques. Les élaborations de J.-M. Ela sur les sociétés et les Églises africaines ont orienté la recherche, d’une part, vers une nouvelle organisation du savoir théologique, et d’autre part, vers la critique des institutions de production et de légitimation du savoir dominant. La problématisation de la centralité de la théologie occidentale, de la latinité et de la romanité a permis de défaire le particularisme hégémonique, de critiquer l’universalisme singulier, abstrait et eurocentré, et de fonder la production d’un savoir théologique co-construit.

Le thème du colloque voulait enfin vérifier la réception des apports remarqués de la production théologique de J.-M. Ela auprès des théologiens de la jeune génération. Pour rappel, le discours théologique du théologien camerounais met en perspectives des ritournelles du nomadisme théologique, la quête des concepts aux antipodes d’un fast thinking, le recours à des catégories en consonance avec la singularité de la pensée et la complexité de l’histoire de l’Afrique. C’est un discours théologique qui corrèle l’analyse sociale et politique à des données de l’économie, de l’anthropologie et de l’écologie. On peut parler d’actualité de la pensée de J.-M. Ela en parcourant les travaux des théologiens qui, à sa suite, arriment le discours théologique à l’histoire et au vécu des marges, et l’ouvrent à d’autres disciplines de recherche (histoire, sociologie, anthropologie, sciences des religions, sciences de l’éducation, sciences économiques et politiques, sciences du langage).

S’il est indéniable que l’oeuvre théologique de J.-M. Ela instaure des ruptures épistémologiques, des déplacements herméneutiques et des novations méthodologiques, il n’en demeure pas moins vrai que J.-M. Ela approche la théologie comme un discours de la dissidence et de l’insoumission qui garde pour horizon la libération des opprimés. Il est une référence obligée pour quiconque s’intéresse à la théologie africaine de la libération. Sa théologie est essentiellement en rupture avec les théologies des missionnaires et les théologies de l’inculturation[1]. Elle entend reprendre à son compte la quête de réponses aux questions qui viennent de l’Afrique. Au coeur de ces questions, le théologien camerounais place l’interrogation sur Dieu ainsi que la réforme sur Dieu en Jésus-Christ. De la sorte, il promeut une autonomie conceptuelle d’une théologie de la dissidence. L’angle de vision ici est subversif, aux antipodes des contraintes dogmatiques uniformisantes et des approches institutionnelles inquisitoriales. J.-M. Ela invite à s’interroger sur la dimension historique du dessein de Dieu et sur l’interprétation de l’aujourd’hui de Dieu dans le quotidien de la vie des Africains[2]. Tenant compte du dynamisme des processus historiques, il se détourne de ce Dieu étranger au temps, indifférent aux événements politiques, sociaux, économiques et culturels, sans perspective d’engagement intense à la promesse (Ela 1980, 42). Il rejette les discours sur Dieu qui n’inscrivent pas la Révélation dans l’histoire et la réalité concrète des auditeurs de la bonne nouvelle.

Pour faire écho au langage théologique attentif aux événements historiques qui se découvre dans l’oeuvre de J.-M. Ela à l’heure de la mondialisation néolibérale, des révisions constitutionnelles et de la résurgence de l’esclavage des Africains, ce dossier se compose d’articles produits au colloque de Kinshasa. Il se veut aussi un hommage rendu aux professeurs Gibert Shimba Banza et Josette Nonone décédés en 2019, dont il reprend les articles[3].

Le présent liminaire comprend deux parties : 1/ la théologie sous l’arbre de J.-M. Ela et 2/ la présentation du numéro.

1 La théologie sous l’arbre de J.-M. Ela

Thème central de ce numéro, nous allons nous attarder quelque peu à la théologie sous l’arbre et la pastorale qu’elle génère : la pastorale des mains sales. Afin d’illustrer le potentiel de cette théologie et de cette pastorale qui, selon nous, définissent un acte théologique (Sesboüé 2017, 6-7), nous allons commencer par éclairer les lignes de la pensée de J.-M. Ela à travers son profil biographique.

1.1 De la cynégétique à la théologie : une passion pour monter et démonter les pièges

J.-M. Ela fait partie de ces théologiens africains dont la pensée est originale et créative. Ses données biographiques éclairent ses recherches et son combat pour une Afrique libérée et une Église libératrice. Né à Ebolowa en 1936, en pleine forêt équatoriale, il est issu d’une famille chrétienne. De cette dernière, il a hérité une culture de résistance, une propension à rejeter les injustices et les humiliations ainsi que le courage de dénoncer le mépris et la domination (Ndongala 2021, 137). Cet héritage explique son intérêt pour l’Afrique d’en bas, victime de la domination des puissances étrangères et des nationaux véreux. Il le mobilise aussi pour une Église affranchie de toute tutelle et l’engage à risquer sa vie pour dire et faire la vérité.

Ayant grandi dans une région de la forêt, J.-M. Ela a beaucoup reçu et appris de la nature. De la pratique de la cynégétique, Ela a appris des techniques plus ou moins complexes combinant ingéniosité, esprit d’observation et d’invention. Autant de qualités que l’on découvre dans ses écrits. L’article publié dans le collectif Personnalité africaine, illustre sa perspicacité, son endurance dans la manière de construire son argumentation et de défaire les pièges qui maintiennent Dieu captif des forces opprimantes (Ela 1963, 59-81). Ses écrits ultérieurs sortent la théologie des pièges du cloisonnement disciplinaire. Ils défont les pièges d’un christianisme desséchant, démontent ceux de l’inculturation et de la centralisation romaine tout comme ils émasculent les spectres des dictatures africaines ainsi que les réseaux du néocolonialisme. J.-M. Ela excelle aussi dans le démontage des pièges de sa propre vie. Interdit d’enseignement dans les Universités et Instituts catholiques, contraint à l’exil, ne pouvant célébrer avec une communauté, le théologien camerounais a défait avec une constante sérénité et une liberté déconcertante ces pièges qui auraient pu saper son moral et ébranler sa foi (Ndongala 2021, 136).

Un des pièges que J.-M. Ela a défait et qui donne une orientation particulière à la théologie est celui du cloisonnement confessionnel. Prêtre catholique, J.-M. Ela a fait sa thèse sur le réformateur protestant M. Luther, à l’Université de Strasbourg en France. Cette grande première augurait d’un programme de sa vie qui, désormais, deviendra escalade des barrières confessionnelles, transgression des clôtures dogmatiques, dépassement des frontières culturelles et des disparités politiques. Il sera aidé dans ce labeur par son ouverture aux sciences humaines, particulièrement la sociologie et l’anthropologie (Ela 1994 ; 1998 ; 2006 ; 2007). On comprend donc que le diplômé de Strasbourg ait choisi de quitter la capitale pour le Nord Cameroun, chez les Kirdi, une région dominée par les musulmans. Il y élaborera la théologie sous l’arbre, au sens d’une théologie qui vient du peuple, non pas de ceux qui occupent une position de pouvoir, mais des marges sans pouvoir ; une théologie qui intègre les luttes des gens, qui parle de Dieu dans son acte de libération des pauvres. Cette théologie a gagné une postérité qui dépasse les frontières de la seule discipline théologique comme l’illustre l’article d’Abadie dans ce dossier.

1.2 Faire la théologie sous l’arbre à partir et avec les marges

La propension de J.-M. Ela pour un discours qui déambule de la théologie vers d’autres disciplines fait penser à une chevauchée dans la forêt équatoriale en quête du concret. Le théologien d’Ebolowa aime bien pérégriner dans le champ de la recherche scientifique et celui de la vie en saisissant cette dernière dans sa banalité. Comme il le dit, « c’est à partir des faits concrets et des questions qu’il reçoit du monde et de l’histoire que le théologien engage sa réforme sur Dieu en Jésus-Christ » (Ela 2003, 13). Cette réforme privilégie l’histoire des hommes et des femmes, bref, leur vécu. Elle se veut attentive aux questions qui émergent de ce vécu. Elle ne s’accommode donc pas d’une surestimation de l’importance des auctoritates. Elle produit un discours dont la terre natale est les urgences de l’Afrique (Ela 1985, 196). La réforme sur Dieu accouche d’une théologie qui vient du peuple et qui est comptable devant le peuple (Ela 1985, 211-214 ; 2003, 15)[4]. J.-M. Ela fait des problèmes des gens le lieu herméneutique de l’Église. Il opère un déplacement dans la manière de faire la théologie : aller vers, vivre avec, combattre avec et pour. Telle est l’orientation de la théologie sous l’arbre.

Déjà son premier livre, Le cri de l’homme africain (Ela 1980) désigne le lieu où s’élabore sa théologie : l’arbre à palabre (Ndongala 2009, 557-569). Ce lieu de rassemblement et de communion, d’échange et d’abréaction est aussi le creuset d’où germe la théologie sous l’arbre. Laissons J.-M. Ela nous l’apprendre : « […] ma réflexion théologique est née dans les villages. Ma théologie est née plus précisément sous l'arbre à palabre, dans les montagnes du Nord du Cameroun où, les soirs, je me trouvais avec les paysans et les paysannes, pour lire la Bible avec nos yeux d'Africains, lorsque pendant près de quatorze ans, j'ai partagé leur sort et que je me suis impliqué dans un travail d'évangélisation. Ma théologie n'est pas née entre quatre murs de béton » (Assogba 1999, 62-63). C’est dire combien ce n’est pas à Strasbourg que le théologien camerounais a reçu les mots pour dire Dieu. Ce sont les Kirdi assis autour de l’arbre qui lui ont appris à dire Dieu, mieux, à faire advenir Dieu. Et dans cet apprentissage, le théologien n’a pas vécu en surplomb de son peuple. Il a appris à se déprendre de sa science, de sa formation universitaire pour découvrir le Dieu qui l’a précédé dans les marges. Comme l’illustre sa théologie, s’impliquer dans un travail d’Église qui se ressource dans les marges permet de découvrir le potentiel de la parole partagée et de la régulation commune du verbe. C’est au pied de l’arbre à palabre que les crises sont réglées, les relations consolidées, les conflits surmontés, les deuils traversés et les joies vécues. L’arbre à palabre est dès lors l’épicentre de la vie. J.-M. Ela en fait aussi le coeur de la souffrance, de l’oppression, de la non-vie, de la domination et de la mort. L’arbre à palabre est selon lui, transfiguré par l’arbre de la croix. J.-M. Ela est clair là-dessus : « Ma théologie est née sous l'arbre où nous sommes renvoyés en profondeur, au gibet de la croix. Dieu se découvre hors des temples, à la marge de l'histoire, à partir des damnés de la terre qui manifestent l'actualité du calvaire au coeur de notre histoire. Pour repenser le message du christianisme, il fallait considérer que la croix est non seulement un instrument d'humiliation de Dieu en Jésus-Christ, mais aussi un instrument de lutte pour la libération de l'homme » (Assogba 1999, 61). L’arbre à palabre devient le lieu d’un sursaut pour la libération, lieu où la condition de l’Afrique est assumée par Jésus (Assogba 1999, 99). La principale tâche de la théologie sous l’arbre consiste « dans la capacité à rejoindre les gens ne sachant ni lire ni écrire, dans les bas quartiers où le peuple a les pieds dans l’eau ou dans la boue », (Ela 1985, 2016) et en même temps à décortiquer la banalité africaine (Ela 2006, 66-70)[5].

J.-M. Ela qui use avec profit de sa double compétence de sociologue et de théologien tire de sa sociologie du monde d’en bas une théologie « qui s’élabore[rait] dans le coude à coude fraternel, là où des chrétiens partagent le sort d'un peuple paysan qui cherche à prendre en main la responsabilité de son avenir et la transformation de ses conditions d'existence » (Ela 1985, 216 ; Megnono 2012, 149-158). Dans sa perspective, la théologie se ressource dans les « récits de la vie et de la mort, où s’expriment les interrogations, les rêves et les désirs de l’être humain » (Ela 2003, 35). C’est une théologie en situation, en dialogue, ouverte à l’échange et à la confrontation (Ela 1985, 217). C’est par ailleurs en cela que cette théologie est fruit du croisement des regards. L’oeuvre théologique de J.-M. Ela « exige une véritable pédagogie du regard pour découvrir où en est l’Afrique aujourd’hui afin de chercher ce qui fait sens dans la Révélation de Dieu, dans la condition concrète où cette révélation est en quête d’un langage qui porte pour les hommes et les femmes du continent » (Ela 2003, 7).

Les maîtres mots de cette théologie sont la proximité, l’implication, le dialogue, la coprésence et la co-élaboration. Autant d’expressions qui charrient une nouvelle façon de faire la théologie générant une écriture collaborative. Elles me permettent de forger à la suite de M. Foudriat le néologisme « co-construction du savoir et des pratiques » (Foudriat 2019).

Comme je l’ai montré ailleurs, l’important est de retenir que les avenues qu’ouvre J.-M. Ela inspirent une posture théologique d’entrelacement entre le théologien et les communautés (Ndongala 2021, 155). On ne soulignera jamais assez que l’ancrage de cet entrelacement dans les traditions africaines offre une assise théologique à une posture dialogale de coresponsabilité. Il éclaire les conditions de production du savoir théologique à partir de nouveaux territoires pour la théologie (les marges). On peut ainsi s’apercevoir des déplacements qui font de la théologie une énonciation interactive en résonance, en écho, entrainant le remaniement de l’ordre de tressage de la natte de la parole. Avec cette approche de la théologie, la natte sur laquelle le théologien et son auditoire s’assoient pour dire Dieu est une oeuvre collective qui conjoint l’apport de toute la communauté. Elle est faite des expériences oblitérées et des paroles marginalisées. Le théologien agit comme un tisseur de nattes du village qui récuse l’adoption des carpettes et autres tapis pré-tissés ou importés. Il se donne la peine de tresser avec les autres la natte de la Parole en valorisant non pas exclusivement les fils de l’Écriture, mais suivant les circonstances, les rameaux de l’histoire ou les raphias de l’existence des siens, les bambous et les fibres de rônier de leur expérience ou les osiers et les joncs de leur détresse. Assis sur ces nattes stylisées des motifs chargés d’histoires, le théologien et son auditoire apprennent à dire Dieu et à s’adresser à Dieu pour Dieu dans un discours qui charrie les mythes, histoires, récits, rites, aphorismes, chansons, symboles, maximes, proverbes et expériences qui circulent dans les communautés africaines (Ndongala 2021, 156).

Ela qui lit la Bible avec les yeux du peuple fait découvrir que, transfigurée par l’arbre de la croix, l’arbre à palabre devient un réceptacle subversif d’où émerge une pensée décapante qui expose le théologien (Ndongala 2021, 149-152). Il ne se méprend pas sur les risques que le théologien encourt. Il écrit : « Une telle théologie ne peut que constituer un danger manifeste pour les pouvoirs qui pillent et qui tuent. De toute évidence, elle conduit à l’exil ou à la mort » (Ela 2003, 85). On comprend dès lors que le théologien de Tokombéré se soit compromis avec l’État camerounais et l’Église camerounaise lorsqu’il avait dénoncé l’assassinat du Père E. Mveng. L’acharnement des sbires du pouvoir et le silence complice des évêques camerounais le poussèrent à l’exil au Canada.

Nous en avons déjà parlé : J.-M. Ela souhaite une théologie d’en bas, une théologie en situation, en dialogue, ouverte à l’échange et à la confrontation (Ela 1985, 217). Elle se nourrit de la créativité populaire. Ela précise qu’» il faut pour cela sortir des bibliothèques et renoncer au confort des bureaux climatisés, accepter de vivre dans l'insécurité de la recherche, parmi les gens ne sachant ni lire ni écrire, dans les bas quartiers où le petit peuple a les pieds dans l'eau ou dans la boue » (Ela 1985, 216). La préoccupation du théologien camerounais est de rejoindre l’homme là où il a les pieds dans la boue (Ela 1981, 208). Selon lui, « le problème de la théologie africaine ne se situe donc plus au niveau du discours mais plutôt au niveau d’un engagement concret, là où des hommes et des femmes s’attellent à des tâches par lesquelles l’Église se décide à rejoindre les hommes embourbés dans l’histoire » (Ela 1985, 212). L’accent ici n’est pas mis sur le savoir du théologien, mais sur la vie du peuple, le vécu de sa communauté et ses conditions existentielles (Savy 2019, 33-51). Le livre Le cri de l’homme africain illustre la reprise subversive de la Révélation. La coïncidence entre l’arbre à palabre et l’arbre de la croix fait converger le cri de l’homme africain au cri de Jésus sur la croix et déploie une communauté de destin.

Le discours théologique de J.-M. Ela est une herméneutique de l’existence qui informe des pratiques en s’articulant autour des conditionnements socio-historiques, politiques et culturels. La théologie s’énonce à partir d’un contexte dont elle se nourrit et tire la sève. Chez lui, la théologie est un effort entrepris pour trouver à la Parole de Dieu une écriture (Ela 1985, 26). Cette dernière porte sur le vécu et la banalité de l’existence. À ce titre, elle génère une pastorale des mains sales (Ela 1983, 56-57). Plus correctement, la dimension subversive inhérente à la croix de Jésus renouvelle la mission de l’Église et donne de la signifiance au christianisme en rendant le Dieu qu’il annonce pertinent. Sur la base de ce qu’on a déjà énoncé, à savoir l’exigence de l’implication du théologien dans la vie du peuple, J.-M. Ela fait la théologie de l’intérieur, en immersion ethnographique. Usant de sa compétence de sociologue, Ela s’est intégré dans la société Kirdi où il s’est appliqué à des séquences d’observation participante au quotidien. C’était une observation participante active qui incite à penser différemment la pastorale dans la ligne de la réinvention des fraternités d’Évangile en assumant l’oppression et l’injustice comme une provocation permanente (Ela 1985, 29). Cette option pastorale est irriguée par le croisement de l’intelligence de la foi avec les problèmes quotidiens par les gens sans histoire qui, à force de résister à l’injustice, deviennent des penseurs et des ingénieurs de leur avenir (Ela 1985, 33). Le théologien devient un témoin et un compagnon de route et de vie, à l’affût des signes de Dieu. En décodant les signes des temps, mieux, en décryptant la banalité africaine et en comprenant le temps de Dieu dans le temps du monde (Ndongala 2009, 66-70), il retrouve le temps de Dieu dans le temps des Hommes. Le théologien peut alors se livrer à une intervention socio-pastorale dans la précarité des conditions d’existence de son peuple, en se salissant, en ayant les mains dans la pâte, les pieds dans la boue et en construisant l’avenir avec les autres (Ela 1983, 56-57). La pastorale qui rejoint les auditeurs là où ils se tiennent part désormais des besoins des communautés et non de dictats de l’Institution. Elle n'est plus organisée autour du lieu romain ni de l’univers à trois dimensions (péché, sacrements et grâce), mais à partir d’une situation historique faite d’expériences marquées par la colonialité (Ela 2004, 147-167)[6]. C’est une pastorale de libération dont les paradigmes sont la sortie d’Égypte, le meurtre d’Abel et le Magnificat (Ela 1985, 123-133).

2 Présentation du numéro

Sous des entrées diverses et des angles complémentaires, les contributions de ce numéro reflètent parfaitement la richesse de l’approche théologique de J.-M. Ela et sa postérité. Cette livraison de Théologiques est organisé autour de deux volets. Le premier volet porte sur des perspectives disciplinaires variées (philosophie, sciences sociales, anthropologie, sciences de l’éducation et psychanalyse) qui vérifient les relations de croisement entre la théologie et les sciences humaines. Le deuxième volet s’étend sur la réforme sur Dieu, la catholicité et la mariologie. L’un et l’autre volets illustrent le potentiel heuristique que constitue l’approche de la libération par J.-M. Ela.

En ouverture de ce numéro, Willy Bongo-Pasi Moke Sangol et Job Mwana-Kitata présentent J.-M. Ela et livrent quelques titres de sa très riche bibliographie. On découvre dès l’abord dans leur article comment l’écriture du théologien camerounais conjugue la théologie et les sciences humaines dans une perspective de la libération.

Le premier volet des articles entend montrer la fécondité du nouage de la théologie avec les sciences humaines. En la matière, l’analyse du déchiffrage des signes du monde qui vient par Abadie propose une lecture philosophique du parcours et de l’oeuvre de J.-M. Ela. Cette approche originale applique à la philosophie la théologie sous l’arbre, notamment sa pointe de rupture avec la tradition de la discipline théologique et son parti pris méthodologique entremêlant théorie et pratique. Elle contribue à éclairer les tâches de la philosophie sociale en Afrique. Le regard que Abadie porte sur les petites gens l’amène à développer les expressions musicales transgressives de l’ordre moral par la jeunesse, et particulièrement par le chanteur ivoirien DJ Arafat. On découvre dans cet article le potentiel des marges ainsi qu’une sémantique de l’espérance qui éclaire la quête de la reconnaissance par les populations en marge, les gens ordinaires.

Gilbert Shimba et Marx Sosthène Loko étudient le dialogue entre les sciences sociales et la théologie dans l’oeuvre de J.-M. Ela. Les auteurs pointent par ailleurs le décloisonnement de la discipline théologique à partir de l’approche de la personne humaine dans la pensée et la pastorale du théologien en boubou. À son actif, ils dégagent un schéma épistémologique à l’aune de quoi ils éclairent les thèmes de petites communautés, la décléricalisation des Églises africaines et la reconfiguration de la sphère ministérielle. Shimba et Loko mettent particulièrement bien en évidence l’approche de Ela sur la libération et sur Dieu.

On retrouve un questionnement assez proche à plusieurs égards dans l’article de J. Mbungu Mutu. En effet, cet article porte sur la contribution de la sociologie à la praxis théologique de J.-M. Ela. L’auteur montre comment chez J.-M. Ela la conjugaison entre théorie et pratique permet de conjoindre l’engagement scientifique, pastoral et théologique. L’article donne à voir de façon saisissante le débat des différentes approches en sciences sociales, les premières tentatives de dialogue entre la théologie et la sociologie et comment, avec sa sociologie de la vie quotidienne, J.-M. Ela renouvelle la sociologie du « monde d’en bas ». L’analyse rigoureuse de la production sociologique de J.-M. Ela atteste de façon convaincante combien aux yeux du théologien camerounais, la sociologie devient un prisme pour parler de Dieu. Aussi, l’auteur qui opère une jonction entre l’herméneutique sociologique de J.-M. Ela et la théologie de la libération souligne le lieu de cette dernière : le monde d’en bas. Cette notion que l’on retrouve aussi dans l’article de F. Mabundu devient heuristique pour penser la reprise de l’initiative par les marges.

L’article de G. Maloba tisse un fil avec la thématique du dialogue de la théologie avec les sciences humaines. Il s’attache à illustrer le lien inextricable entre la question du salut du cosmos et celle de la libération anthropologique. La question qui a été abordée par plusieurs théologiens, notamment E. Mveng, est développée par l’auteur du point de vue de J.-M. Ela. Celui-ci étend la question de la libération à l’écologie. Au terme de la mise en perspectives de la théologie de la libération de J.-M. Ela, Maloba dégage les avenues de la responsabilité des Églises et de l’Afrique. On trouve chez lui une réhabilitation de l’animisme qui appelle des approfondissements.

Partant du constat du problème posé par le rejet de la diversité religieuse et de la vision intégrale de l’homme et de l’univers, L. Mondésir oriente la réflexion vers une éducation au dialogue religieux africanisé. Sa réflexion se ressource dans la vision éducative de J.-M. Ela. Dans cette perspective, l’article déploie son argumentation en mobilisant les élaborations du théologien camerounais sur la décolonisation mentale des jeunes africains, sa conception du dialogue interreligieux fondée sur le risque de la rencontre, la nécessité de l’adaptation de l’école aux réalités africaines, l’idée d’assumer le pluralisme religieux et celle de l’éducation au dialogue interreligieux. Les élaborations de J.-M. Ela sur des questions non-théologiques liées au développement de l’Afrique déploient ici leur pertinence. La théologie en dialogue ouvre au dialogue interreligieux. Aux yeux de l’auteur, grâce à ce dialogue, les croyants africains pourraient accueillir le pluralisme dans le champ religieux en respectant les différences.

Dans leur article, J. Nonone et I. Ndongala Maduku reviennent sur le dialogue de la théologie avec les sciences humaines. Ils explorent la possibilité d’un dialogue entre la théologie et la psychanalyse. Leur article s’attache à la théorie du trauma et s’intéresse à la violence coloniale, étatique et ecclésiale ainsi qu’aux événements historiques vécus aujourd’hui par les Africains. La force de leur contribution est de thématiser la mondialisation, l’oppression politique, économique, sociale et religieuse comme sources possibles de comportements traumatiques individuels et collectifs. Suivant leur analyse, la théologie africaine ne saurait ignorer les lieux de la mémoire de la souffrance. C’est ce qu’ils illustrent avec la théologie de la dissidence évangélique de J.-M. Ela.

Le deuxième volet des articles est consacré à la réforme sur Dieu, la catholicité et la mariologie. Il s’ouvre par l’article de I. Ndongala Maduku. Cet article vise à mieux comprendre la réforme sur Dieu en Jésus-Christ dans une perspective décoloniale adossée au thème de la libération. L’article s’appuie sur le renouvellement de la théologie comme envisagé par J.-M. Ela. Les linéaments de ce renouvellement se découvrent dans le dernier livre théologique du théologien camerounais. Annonçant un Dieu subversif et libérateur, ils expurgent Dieu de cette gangue de sens qui le rend impertinent pour l’Afrique. Redonner à Dieu sa pertinence d’après Ela, c’est le dire et le faire advenir dans une histoire de libération. Cette dernière amène à libérer Dieu de toute récupération par les structures d’oppression tant sociétales qu’ecclésiales. L’auteur laisse ouverte la question de la postérité de J.-M. Ela dans les institutions universitaires africaines.

Dans son article S.-P. Song Song met en lumière l’approche de la catholicité par le cardinal J.-A. Malula et le théologien J.-M. Ela. Il envisage la notion de la catholicité dans le cadre de l’africanisation des Églises et du droit à la différence des Églises d’Afrique. Song Song analyse l’approche novatrice de la double fidélité du cardinal congolais : fidélité au Christ et fidélité à l’Afrique. Les conséquences théologico-pastorales et sociopolitiques de cette double fidélité expliquent les initiatives d’inculturation de Malula et ses prises de position courageuses en politique. On retrouve le même courage chez Ela dans l’expérience qu’il fait auprès des Kirdi à Tokombéré ainsi que ses prises de position contre l’oppression, particulièrement sa dénonciation de l’assassinat crapuleux du père Mveng. Cet article contribue à l’intelligence de la notion d’autonomie et du droit à la différence des Églises africaines. Il thématise en creux le rôle public d’une Église solidaire des pauvres et des opprimés.

La question de la postérité de l’oeuvre de J.-M. Ela amorcée par I. Ndongala revient également chez F. Mabundu. Son article dégage les enjeux de la théologie de J.-M. Ela pour une théologie et une pastorale de la vie attentive aux exigences des Africains. Mabundu s’intéresse au monde d’en bas comme creuset d’une manière autre de faire la théologie et lieu d’émergence des stratégies de libération. Selon lui, la théologie qui germe de ce lieu est la théologie sous l’arbre : un discours sur le Dieu qui libère, une théologie de la libération. Elle suggère une pastorale du grenier.

Intitulé « Le Magnificat dans la pensée de J.-M. Ela : Perspectives pour une possible mariologie sociale en Afrique », l’article de H. Kihandi présente le potentiel des élaborations de J.-M. Ela sur le Magnificat pour une mariologie sociale. Kihandi élargit et complète les élaborations de J.-M. Ela en articulant sa réflexion autour de l’agir de Dieu et la figure prophétique de Marie en contexte africain. De là, il dégage le rapport du Magnificat au culte marial en Afrique. Ce qui lui permet d’asseoir les lignes maîtresses d’une possible mariologie en Afrique dont les axes majeurs sont précisés : engagement en faveur de la justice, de la paix et pour la libération des femmes.

Ce dossier consacré à J.-M. Ela dessine la tâche épistémologique du décloisonnement des disciplines et de la décolonisation du savoir théologique. Il contribue à une thématisation de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être qui affecte les sociétés et les Églises africaines. Il ouvre aussi des avenues pour un programme de recherche en théologie africaine sur les approches décoloniales adossées à la libération.