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1 Introduction

Dans le sillage du concile Vatican II, parmi les personnalités africaines qui avaient postulé l’émergence des Églises locales africaines, le Cardinal Joseph Albert Malula et le théologien Jean-Marc Ela occupent une place de première importance. L’un et l’autre n’envisagent la catholicité de l’Église que dans une perspective des Églises enracinées dans leurs terres et ouvertes à l’accueil de la particularité des Églises soeurs.

À l’orée de son épiscopat, J.-A. Malula place l’africanisation de l’Église au coeur de son projet d’évangélisation de la capitale congolaise (Malula, 1997b). Pour sa part, J.-M. Ela développe le thème de la dépendance et de la domination des Églises d’Afrique en insistant sur la question du droit à la différence de ces Églises.

Sans s’attacher à restituer l’histoire du concept de l’africanisation, histoire qu’on pourra trouver ailleurs (Kasuba Malu 2014), il sied de noter que ce concept a été critiqué par J.-M. Ela. En effet, le théologien camerounais y voit un discours qui détourne les Africains de l’essentiel, à savoir l’économie et la politique (Ela 1985, 183). Bien plus, c’est un discours incantatoire, généralement creux, qui aboutit à la folklorisation (Ela 1985, 183). Africanisation de l’Église et droit à la différence nous paraissent comme deux manières différentes, mais complémentaires, d’exprimer la revendication pour plus d’autonomie des Églises d’Afrique. Plus de cinq décennies après le concile Vatican II, nous nous proposons de vérifier la convergence de ces deux thèmes ainsi que leur actualité.

Après avoir situé Malula et Ela dans leurs différents contextes politico-religieux, nous envisagerons l’acte théologique de ces deux auteurs respectivement comme un plaidoyer en faveur de l’africanisation de l’Église et une requête en faveur du droit à la différence.

2 Joseph Albert Malula et Jean-Marc Ela in situ. Éléments biographiques

Malula et Ela ont vécu 72 ans sur terre, respectivement de 1917 à 1989 et de 1936 à 2008.

Malula est né en ville. Léopoldville, pour être plus précis. Il reçut une formation primaire au petit et au grand séminaires chez les missionnaires (Scheutistes). Ordonné prêtre en 1946, il devint vicaire, puis curé de paroisse, à Léopoldville. Leader fascinant, il devint le premier évêque autochtone de la capitale congolaise en 1964. Un flux de défis posés sur sa table l’amène à amorcer une réflexion sur la nécessité d’une Église congolaise dans un État congolais. Au fil des années, la maturation de cet objectif politico-pastoral prend le contour de l’exigence légitime d’une africanisation de l’Église.

Ela est né à Ebolowa en pleine forêt. Il reçut sa formation primaire au petit et au grand séminaires, chez les missionnaires pallottins. Ordonné prêtre en 1964, il étudia à Strasbourg et rédigea sa thèse de doctorat d’État sur Luther, le réformateur protestant.

Dans la lignée de ses deux maîtres à penser, Alioune Diop et Cheick Anta Diop qui récusent la tutelle de l’Occident et rejettent la répétition des thèses classiques, Ela s’affirme comme un théologien de la libération, un promoteur d’un christianisme africain.

2.1 La liberté, l’authenticité et l’enracinement dans la tradition africaine

Malula exprime son esprit de liberté, son authenticité lorsqu’il devient pasteur dans sa ville natale Léopoldville en ces termes : « Ça me donne un sens de très grande responsabilité pour le rôle que je dois jouer, et appelle un grand esprit de liberté, d’initiative et de créativité » (Kasuba Malu 2014, 104).

Pour Ela, partant du « Cri de l’homme africain », il oriente la théologie vers une « pastorale des mains sales », autrement dit « celle qui, à partir de la solidarité avec les pauvres et les opprimés, libère la force provocatrice et libératrice de l’Évangile » (Nkul Beti 2017, 7).

Les oeuvres de Malula et Ela témoignent d’une interaction féconde entre la réflexion théologique et l’expérience de terrain. Ce lien entre action et pensée éloigne des discussions théoriques (abstraites) au profit des questionnements enracinés dans les tensions et le vécu des peuples africains. L’on comprend pourquoi Malula et Ela refusaient toute tentation d’enfermement dans les clôtures dogmatiques. Ils résistaient à la séduction de la normativité occidentale et ouvraient la pastorale pour l’un et la théologie pour l’autre à la remise en question des modèles, structures, institutions et traditions des Églises d’Occident. Pasteur et théologien de la dissidence évangélique et de l’indocilité, Malula et Ela préféraient les questions de sens plutôt que la fidélité à des énoncés immuables. Comme le souligne Ignace Ndongala, la quête de sens, chez eux, est aux antipodes de toutes répétitions dociles des schémas élaborés ailleurs et de toutes traductions mornes des écritures antérieures. Elle est une réécriture vive, engagée à partir d’une lecture de l’Évangile orientée par un regard sur la banalité quotidienne avec les yeux du petit peuple (Ndongala 2009, 564-565). Cette lecture et cette réécriture aboutissent chez Malula à « repenser et imaginer l’Église » (Kasuba Malu 2014, 103) et chez Ela à « repenser la théologie africaine » (Ela 2003, 18).

Malula eut à faire face aux réserves de Rome et au régime dictatorial de Mobutu. Son courage et son audace exceptionnels lui ont permis de sauvegarder la communion avec Rome sans sacrifier ses convictions profondes De là sa conception de l’authenticité chrétienne qu’il opposait à l’authenticité politico-culturelle proclamée de manière unilatérale par le président J.-D. Mobutu. On décèle dans la posture de Malula vis-à-vis de Rome et du pouvoir de Kinshasa une approche novatrice de la fidélité : fidélité au Christ et fidélité à l’Afrique. Cette double fidélité s’accommode de la christianisation des Africains par les Occidentaux tout en préconisant l’africanisation du christianisme par les Africains. Elle repose sur la possibilité de l’émergence d’une Église congolaise dans un État congolais souverain. C’est ce qu’il défend devant ses confrères africains en 1973 avant de le réaffirmer à Rome devant le pape Jean-Paul II en 1974 : « Hier, les Occidentaux ont christianisé les Africains ; désormais les Africains sont appelés à africaniser le christianisme » (Malula 1997b, 51).

Sur le plan social et politique, Malula n’hésite pas à dénoncer le dictateur Mobutu. Mobutu avait fait voter une loi en 1976 autorisant les hommes à épouser autant de femmes qu’ils le souhaitaient, sans le consentement de leur épouse. L’iniquité de cette loi était flagrante : les femmes étaient limitées à n’épouser qu’un seul homme. Et pourtant, au Zaïre à cette époque, la loi ne reconnaissait qu’un mariage et interdisait la polygamie, qui relevait du droit coutumier de certaines cultures. Quoique courante à l’époque dans quelques sociétés traditionnelles, la polygamie demeurait donc une pratique coutumière encadrée. Sa légalisation par Mobutu consacrait sa formalisation en droit commun congolais (Kasuba Malu 2014, 147). Naturellement, la réaction de Malula ne s’est pas fait attendre :

Sa réaction fut extrêmement virulente. Le prélat y voyait une preuve de la non-reconnaissance de la dignité des femmes ; par-dessus tout, il craignait que cette loi n’ouvrît la porte à toutes sortes d’abus et d’exploitations de femmes. Il y dénonça le manque de respect dû aux femmes et un recul majeur de l’effort collectif en vue de leur émancipation. Selon lui, une nouvelle attitude vis-à-vis des femmes, faite de considération et d’ouverture, s’imposait aussi bien dans la société que dans l’Église.

Kasuba Malu 2014, 147

Cette nouvelle manière de respecter et de considérer la femme a ouvert la voie à une participation des femmes aux responsabilités importantes au sein de l’Église. De nos jours, le renouveau du Concile Vatican II et l’apport personnel de Malula permettent aux laïcs d’accéder à des responsabilités d’une grande portée pastorale dans l’Église locale de Kinshasa. Ce n’est pas toujours le cas dans les autres Églises locales africaines. Dans l’Église locale de Kinshasa, un nombre important de femmes ont eu accès à des rôles et à des fonctions indispensables à l’édification de la communauté ecclésiale et à la réalisation de sa mission évangélique (Kasuba Malu 2014, 147).

Pour sa part, Ela fait face aux régimes d’Amadou Ahidjo et de Paul Biya et à l’attitude de suspicion de l’épiscopat camerounais. Ses supérieurs hiérarchiques au sein de l’Église catholique considèrent que ses écrits dérangent. Il résiste à la dictature du président camerounais Ahidjo de 1970 à 1982 malgré les menaces de mort dirigées à son endroit. Au nord du Cameroun, chez les Kirdis de Tokombéré, il travaillait avec des paysans sur des questions de justice, de servitude, de santé, de nutrition, de développement et d’alphabétisation (Assogba 1999, 16). Les sous-préfets avaient comme consignes de contrôler toutes les activités d’Ela et de l’empêcher de tenir des réunions publiques. Les rencontres de partage de la Parole de Dieu d’Ela avec les Kirdis étaient infiltrées par des agents secrets de la police du régime dictatorial de son pays :

 Il faut dire que ces activités n’étaient pas toujours appréciées par les autorités aussi bien traditionnelles que publiques… Les chefs coutumiers, leurs notables et les autorités administratives n’aimaient pas le travail que je faisais, le député de Tokombéré, président de la section locale du parti unique, envoyait les gens pour me contrôler lorsque j’allais dormir dans les massifs. On me reprochait d’ouvrir les yeux aux gens. Ce député devenu le Président de l’Assemblée nationale me disait : « Jean-Marc, si tu alphabétises ces gens, tu me déshabilles ! ».

Assogba 1999, 57

Cette attitude du régime de dictature le galvanisait plutôt à faire les tours des villages avec sa mobylette en vue de dispenser des enseignements au peuple kirdi exploité par le gouvernement. Lorsqu’Ela quitte le nord du Cameroun en 1990, il est indéniable qu’il a aidé les Kirdis à prendre conscience de leur liberté et de leur richesse agricole.

Ela revient à Yaoundé au sud du Cameroun. Dès lors, son recrutement comme enseignant à l’Université de Yaoundé coïncide avec les grèves des étudiants et des chauffeurs de taxi en 1990. Cela suscite davantage les menaces à l’égard de sa personne sous le régime Biya. Il était installé dans un quartier pauvre à Melen. Un quartier qui regorge de jeunes filles universitaires, de femmes analphabètes et de mineures exposées à la prostitution. Inquiet de cette situation, Ela crée le « Cercle Malula » pour sensibiliser les jeunes et les femmes de ce quartier de Yaoundé. Il les forme à savoir se prendre en charge par des petits métiers de bricolage afin d’assurer leur survie (Assogba 1999, 15).

En 1996, son confrère et ami, le père Engelbert Mveng (anthropologue et théologien) est assassiné. Face à l’inertie de l’Église catholique (la hiérarchie), il organise des séances de prières tous les samedis soir. Lors de ces séances de prières, dans ses sermons et ses méditations, il relisait le meurtre de Mveng à partir des textes du Magnificat (renverser les puissants de leur trône), d’Abel et son frère Caïn (le sang de nos frères assassinés par le régime en place), du Bon Samaritain (les mains sales des brigands du régime dictatorial). Ces séances de prières attirèrent la colère du régime gouvernemental en place contre Ela. Les lettres anonymes et les menaces s’intensifient à l’égard d’Ela. Il est forcé à l’exil pour sa sécurité. Ela raconte :

Des personnes devaient être éliminées au lendemain du putsch comme le prévoyait un document appelé « Atangana Ntsama 84 », dont des amis m’ont révélé le contenu. Mon nom figurait dans ce document en huitième position. Ainsi, ceux qui trouvaient que je ne suis pas « venu au Nord-Cameroun pour faire de l’évangélisation mais pour la révolution » – ainsi que l’affirmait un ancien ministre des forces armées impliqué dans le putsch du 6 avril – avaient décidé d’en finir avec « ce petit prêtre qui dérange et qui va dormir à la montagne ».

Ela cité par Assogba 1999, 85

Ela n’était pas un évêque. Il souffrait du manque de confiance des évêques de son pays à son égard qui voyaient en lui un théologien suspect (Assogba 1999). À cause de sa liberté d’esprit, Ela n’a jamais enseigné dans une Université catholique ni dans un grand séminaire d’Afrique jusqu’à sa mort.

2.2 Africanisation et droit à la différence : deux pistes pour l’autonomie des Églises d’Afrique

Dans cette première partie, il nous parait pertinent d’orienter le sens du concept « autonomie » pour ce qui est des Églises locales africaines. Du grec Aυτόνομος, « qui se régit selon sa propre loi » (Bailly cité par Ndongala 1999, 138), le concept d’autonomie désigne « la capacité reconnue à un individu ou à une communauté à se gouverner soi-même par ses propres lois » (Ndongala, 1999, 139). L’application de ce terme à la réalité ecclésiale n’a pas l’assentiment de tous les théologiens. Hervé Legrand, par exemple, souligne qu’« aucune Église ne peut être autonome : elle [Église locale] est véritablement sujet : elle se construit dans une relation nécessaire aux autres, ceci pour être fidèle à son identité même » (Legrand cité par Ndongala 1999, 160). Sensible à l’argument de H. Legrand, Ndongala convient : « Il semble que le concept d’interdépendance soit meilleur que celui d’autonomie » (Ndongala 1999, 161). Cette interdépendance entre les Églises exige le respect de l’autre et le sens de responsabilité des peuples au sein des Églises. C’est ce sens d’interdépendance qui prévaut dans l’approche privilégiée par nos deux auteurs.

L’intuition fondatrice de l’oeuvre et de l’action de Malula est d’avoir compris sa propre existence et d’avoir bien cerné son ministère comme une voie de responsabilité et de liberté. Cette vision permet à Malula d’exprimer l’Église comme le lieu d’exercice de la responsabilité évangélique dans la solidarité. Pour y parvenir, le peuple africain a besoin d’être lui-même afin d’amorcer les voies d’africanisation. Malula considère l’africanisation comme un moyen naturel dont disposent les peuples africains pour établir une Église locale. Il porte l’africanisation comme un projet en ces termes : « Hier, les missionnaires étrangers ont christianisé l’Afrique ; aujourd’hui, les Négro-Africains vont africaniser le christianisme » (Malula 1997b, 51). L’africanisation étant un moyen qui conduit à l’autonomie des Églises locales africaines, Malula se fonde, d’une part, sur le discours du pape Paul VI à Kampala en 1969 : « Vous pouvez et vous devez avoir un Christianisme africain » (Malula 1997b, 51). D’autre part, il l’articule au Décret conciliaire sur l’activité missionnaire de l’Église :

Pour obtenir le résultat, recommande le concile, il est nécessaire que dans chaque territoire socioculturel, comme on dit, une réflexion théologique de cette sorte soit encouragée, par laquelle, à la lumière de la Tradition de l’Église universelle, les faits et les paroles révélés par Dieu, consignés dans les saintes Lettres, expliqués par les Pères de l’Église et le magistère, seront soumis à un nouvel examen. Ainsi on saisira plus nettement par quelles voies la foi, compte tenu de la philosophie et de la sagesse des peuples, peut chercher l’intelligence, et de quelles manières les coutumes, le sens de la vie, l’ordre social peuvent s’accorder avec les moeurs que fait connaître la révélation divine. Ainsi apparaîtront les voies vers une plus profonde adaptation dans toute l’étendue de la vie chrétienne.

Ad Gentes, no 22 cité par Malula 1997b, 52

L’africanisation s’exprime alors comme une manière pour les chrétiens autochtones d’être eux-mêmes, de se responsabiliser et de prendre en charge leurs propres Églises locales en adaptant la doctrine de l’Église universelle à leurs réalités contextuelles.

À cet effet, dans un livre intitulé L’évêque africain aujourd’hui et demain, écrit en 1979, Malula précise : « Le complexe romain empêche les Africains d’être eux-mêmes ; il est un sérieux handicap dans la recherche des voies d’africanisation de l’Église… Le Pape sait très bien que nous sommes des Africains ; il n’attend pas de nous que nous réagissions comme des évêques occidentaux du Moyen Âge ! … » (Malula 1979, 97-100 ; Kasuba Malu 2014, 114-115). L’attitude de Rome fustigée par Malula est une indication de la persistance de la colonialité dans les rapports ecclésiaux.

L’expression élasienne « droit à la différence » tire son origine de manière officielle du colloque d’Abidjan du 12 au 17 septembre 1977. Le titre de la contribution d’Ela à ce colloque était Le droit à la différence ou l’enjeu actuel des Églises locales en Afrique noire. Dans la relation de dépendance entre l’Église universelle et les Églises locales africaines, Ela exprime la nécessité de la « fin du monopole » (Ela 2003, 404) et de la « fin du discours unitaire » (Ela 2003, 166) à l’égard de Rome. Nous ne devons pas perdre de vue que, chez Ela, ce qui compte pour les Églises locales africaines, c’est de créer la différence vis-à-vis de Rome en s’inventant elles-mêmes comme Églises du Christ avec leurs usages propres et des ministères qui s’accordent à leurs besoins spécifiques. Ela reste par ailleurs convaincu que « l’Église doit se détruire comme structure de chrétienté afin de retrouver une créativité qui réponde aux problèmes posés par le choc de l’Évangile en milieu africain » (Ela 1980, 143). Cette manière d’Ela d’assurer fermement la véracité du droit à la différence à l’égard de l’Église romaine est une voie qui conduit à l’autonomie des Églises locales africaines. Ela entrevoit cette dernière comme la levée de tutelle des Églises d’Afrique dans des domaines aussi divers que la théologie, la discipline ecclésiastique, la pastorale, la liturgie, les ministères, la spiritualité (Ndongala 1999, 79). Le théologien camerounais définit l’autonomie comme une la liberté d’initiative et d’action (de décision) des Églises locales. À ce titre, il l’étend aux petites communautés qui sont « conviées à mettre en valeur leurs ressources et possibilités, à se prendre en charge et à se suffire elles-mêmes » (Ndongala 1999, 79). Comme le précise I. Ndongala, la perspective ouverte par J.-M. Ela avec l’autosuffisance impliquée par l’autonomie n’est pas une entrave à la communion. Ela en fait une condition de réalisation de la catholicité (Ndongala 1999, 79).

Dans la perspective d’Ela, le droit à la différence est un enjeu pour la réalisation des Églises locales. C’est la clé de la libération des peuples africains en vue d’une Église locale autonome. Dans cette optique, le droit à la différence s’exprime comme une rupture ou une manière de se libérer des méthodes qui manquent de respect ou trahissent les valeurs régulatrices et fondatrices des traditions africaines, et qui empêchent les Africaines et Africains d’incarner la culture et l’Évangile de Jésus-Christ dans leur être.

En somme, l’africanisation et le droit à la différence sont des moyens complémentaires qui permettent aux peuples africains d’être eux-mêmes, d’incarner la culture et l’Évangile de Jésus-Christ dans leur être, d’agir et de s’épanouir librement, de se responsabiliser en vue d’une autonomie des Églises locales africaines.

3 Émergence des Églises locales africaines autonomes

Dans cette partie, il est important de saisir que Malula et Ela ne se contredisent pas. Chacun mène sa lutte contre la centralisation romaine et les dictatures des régimes africains, selon son contexte.

3.1 Mise au jour du droit à la différence chez les Kirdis de Tokombéré

Ela est un théologien qui tient à la justice et la dignité de la personne humaine. À cet effet, il s’oppose à l’administration gouvernementale de son pays qui impose aux Kirdis affamés de cultiver le coton (produit commercial) en lieu et place du mil (culture vivrière). La hiérarchie ecclésiastique dans ce diocèse, l’évêque de Maroua, est de connivence avec le gouvernement. Au cours d’une nuit de discussion sur ce sujet, il avoue à Ela qu’il est d’abord Français et qu’il est soumis à des lobbies qui profitent de la culture du coton (Ela cité par Assogba 1999, 84). Le pire dans cette incongruité est que l’argent reçu pour la vente du coton revenait dans les caisses de l’administration par le biais des impôts. C’est cet élan de respect pour l’environnement qui galvanise Ela à résister au régime dictatorial et à aider les Kirdis à prendre conscience de la valeur de leurs terres. Au lieu de brûler leurs terres pour planter le coton (qui ne leur profite en rien), Ela leur apprend à cultiver les produits vivriers sans détruire les terres et l’espace environnemental.

L’évêque de Maroua qui est de connivence avec le gouvernement jouit du pouvoir de Rome. Il fallait être Ela pour résister au gouvernement et à l’évêque en tant qu’ordinaire des lieux. Pour mettre en lumière le processus de centralisation de Rome, l’on a besoin de retravailler la problématique de l’évangélisation à partir de la réflexion sur la nature de la mission de l’Église au niveau local. Chez Ela, il s’agit d’un nouveau type de présence d’Église locale à partir d’une expérience évangélique dans la société. Vivre la réalité quotidienne au milieu du peuple. D’ailleurs, à l’aube du Concile Vatican II, dans un document intitulé Personnalité africaine et catholicisme, certains théologiens africains et afrodescendants s’adressent aux pères conciliaires. Dans ce document, Ela relève que l’idée de mission semble dominée par la préoccupation de « transporter » le christianisme tel que pensé et vécu en Occident. Cette transplantation est aux antipodes de toute autonomie. En effet, selon Ela, elle « enferme dans une vision cléricale des Églises particulières […] ne semble pas ouvrir aucune porte pour l’accès des “jeunes Églises” à l’autonomie » (Ela 2003, 173).

Pour revenir aux Kirdis, ce qui intéresse Ela, c’est d’être au milieu du peuple et de tenter de vivre sa foi en profondeur parmi les croyants. C’est ce qu’il a réussi à mettre en pratique chez les Kirdis de Tokombéré et les populations pauvres du quartier Melen à Yaoundé. Ce bon sens d’Ela d’aider les populations vulnérables africaines à prendre conscience de leur aptitude à se prendre eux-mêmes en charge est sans conteste une des causes de l’émergence des Églises locales africaines autonomes.

3.2 L’africanisation du christianisme à travers la libération de la femme

Pour Malula, la théologie part de la vie de son peuple pour répondre dans la perspective évangélique aux questions posées par la culture et l’histoire. Du coup, la responsabilité du théologien devient celle de penser la foi comme vécue dans des perspectives socioculturelles et historiques déterminées. Un exemple palpable va nous conduire dans cette partie à exprimer la concrétisation et le témoignage de Malula dans sa lutte contre le colonialisme, le néocolonialisme et la colonialité : la libération des femmes africaines en vue de leur émancipation et de leur dignité humaine.

De fait, Malula tient profondément au respect, à la dignité et à l’émancipation des femmes. Concrètement, c’est un aspect qui prouve à suffisance les limites du Concile Vatican II. Il faut reconnaître le nouveau regard de l’Église sur les baptisés à travers cette déclaration dans la constitution pastorale Gaudium et spes : « Toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne, qu’elle soit sociale ou culturelle, qu’elle soit fondée sur le sexe, la race, la couleur de la peau, la condition sociale, la langue ou la religion, doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu » (Vatican II 1965b, n° 29 §2). Sur le plan pratique, au nom de leur baptême et de leur foi, les femmes jouent un rôle essentiel en Église. Elles constituent la colonne vertébrale des communautés chrétiennes et un élément dynamique dans les différents aspects de la vie ecclésiale. Malula constate que la précieuse contribution des femmes en Église (et dans la société) n’est pas reconnue à sa juste valeur : là où on ne voit que de simples tâches exercées par des exécutantes et des suppléantes, on devrait voir une coresponsabilité ecclésiale en vue d’une participation au ministère du Christ. À cela, viennent s’ajouter la violence, la situation de pauvreté, les formes d’exclusion et de discrimination dont elles sont les principales victimes. Le mérite de Malula par rapport à la situation des femmes africaines est sa lutte pour leur dignité et leur émancipation avant, pendant et après le Concile Vatican II. Ses interventions avant et pendant ce Concile n’ont pas fait suffisamment bouger les lignes. Il n’y a aucun décret conciliaire consacré spécialement aux femmes. Il n’y a qu’un texte, d’une page, consacré aux femmes dans la rubrique des messages rédigée à la fin du Concile. Ce texte annonce simplement la fierté de l’Église d’avoir magnifié et libéré la femme et d’avoir fait resplendir son égalité foncière avec l’homme (Vatican II 1965a). Ce qui parait déplorable pour Malula et pour nous par rapport à la situation des femmes africaines. Toutefois, son apport et ses initiatives pour le respect et l’épanouissement des femmes africaines, après le Concile, ont porté des fruits.

D’abord, avant le Concile Vatican II, la situation des femmes africaines préoccupe Malula. De fait, dès le début de son ministère presbytéral, la formation des jeunes, surtout des jeunes filles, figure parmi ses priorités pastorales (Kasuba Malu 2014). En 1951, dans son texte intitulé Foyer heureux, Malula abordait la question de la dignité des femmes à partir d’une perspective à la fois biblique et anthropologique. Dans ce texte, il trouve dans le thème biblique et théologique de l’« image de Dieu » le fondement d’une pratique libératrice des femmes. Après une tournée en Europe, Malula compare l’émancipation des femmes africaines à celle des femmes européennes. Il déclare : « Ce n’est pas seulement l’évolution de la femme noire qui suscite des problèmes complexes […]. La jeune fille noire doit trouver en elle-même, par la prise de conscience de sa personnalité humaine, un tremplin pour monter. On peut dire que pour le moment, la femme noire s’ignore et se complait ainsi dans son complexe d’infériorité » (Malula 1951, 3).

Ensuite, pendant le Concile Vatican II, Malula fut l’un des rares pères conciliaires à avoir vivement interpellé l’Église sur la question de la dignité des femmes dans la société (Kasuba Malu 2014, 146). Son intervention était intitulée Trois problèmes africains. Malula identifie trois problèmes majeurs de l’Afrique des années 1960 (marquée par les indépendances des pays africains et le Concile Vatican II) : le racisme, le tribalisme et la situation d’inhumanité dans laquelle se trouvent les femmes. Il constate avec regret que le chapitre « consacré aux principaux devoirs des chrétiens de notre temps » (Kasuba Malu 2014, 146) n’abordait que très superficiellement la situation des femmes. Malula exhorte les pères conciliaires de s’en préoccuper de façon urgente :

Dans l’Afrique d’aujourd’hui, il s’en faut de beaucoup que la femme jouisse de la même dignité que l’homme. On l’a souvent dit, l’évangélisation du monde a contribué partout à libérer la femme de la servitude, mais la conquête de la liberté parfaite est une oeuvre de longue haleine. Qu’aujourd’hui donc l’Église élève la voix pour appeler tous les fidèles à l’achèvement de cette oeuvre de haute civilisation entreprise depuis des siècles : la promotion de la femme à une pleine dignité humaine et une entière responsabilité.

Malula 1997a, 155-157 ; Kasuba Malu 2014, 146

Selon Kasuba Malu, Malula ne s’arrête pas là. Il va à la recherche d’un fondement théologique à cette reconnaissance sociale des femmes : « Il serait heureux, dit-il, que le Concile rappelle à tous sur ce point, l’intention du Créateur [sur la femme] si clairement manifestée dans les moeurs divines » (Malula cité par Kasuba Malu 2014, 146-147). De façon plus incisive cette fois, il interpella l’Église dans sa propre pratique : « Qu’il nous soit permis d’ajouter que l’Église elle-même donnerait à tous les peuples un exemple éclatant si, dans la famille chrétienne, abandonnant son antique méfiance envers les femmes, elle leur accordait maternellement une part plus large dans la tâche commune » (Malula cité par Kasuba Malu 2014, 147).

L’on est tenté de se demander pendant combien de temps encore Rome continuera à regarder vétilleusement la responsabilité des femmes comme une tentative d’usurpation du ministère presbytéral. Le racisme, le tribalisme et la situation d’inhumanité des femmes, relevés par Malula au Concile Vatican II, renvoient dans sa pensée à la situation néocoloniale des années qui ont suivi les indépendances des pays africains.

Après le Concile Vatican II, au-delà des discours et des interventions sur le bien-être des femmes africaines, Malula passe aux actes. R. Kasuba trouve le fondement de l’option résolument prise en faveur de l’émancipation des femmes africaines dans les élaborations de l’archevêque de Kinshasa sur la « dignité et la responsabilité complémentairement égales » de la femme et de l’homme (Kasuba Malu 2014, 145). Selon Kasuba, c'est pour donner une suite à l’une de ses grandes préoccupations pastorales, à savoir « la libération et la promotion humaine et religieuse de la femme africaine » que Malula crée la Congrégation des soeurs de Sainte-Thérèse de Kinshasa (Kasuba Malu 2014, 145).

Sur le plan social et politique, nous avons relevé plus haut la colère de Malula à l’égard de la loi sur la polygamie promulguée par le dictateur Mobutu. Malula s’engage à poser des actes prophétiques en direction des femmes. Il sait bien, du reste, qu’aucun argument théologique sérieux ne peut interdire aux femmes l’accès aux ministères baptismaux et à une grande responsabilité dans l’Église. Il investit donc dans des pratiques ecclésiales créatrices. C’est d’ailleurs pourquoi aujourd’hui l’Église au Congo-Kinshasa bénéficie de nombreuses théologiennes et femmes engagées, avec une grande responsabilité dans divers secteurs de la mission. Conscient de la grande leçon d’humanité que l’Église pourrait recevoir des femmes, « Malula n’a jamais douté de leur rôle capital aussi bien pour le renouvellement et l’humanisation des sociétés que pour la redécouverte du vrai visage de l’Église » (Kasuba Malu 2014, 149).

Au moment où Malula permet aux femmes d’accéder au ministère d’assistantes paroissiales ou d’animatrices pastorales, Rome l’interpelle vivement. Malula est tenu de justifier la pertinence de cette initiative lors de la septième assemblée générale du Synode des évêques à Rome en 1987. Pour toute réponse, il déclare : « La femme est, avant toute autre considération […] un être humain, une personne humaine, libre et responsable [À ce titre,] elle a droit de mener une vie digne de la personne humaine, de l’enfant de Dieu […]. Rien ni personne ne peut l’empêcher d’exercer ce droit. En tant que telle, elle a droit au respect » (Malula cité par Kasuba Malu 2014, 148). Nous remarquons que l’ouverture du Concile Vatican II faite aux laïcs contient des restrictions pour les femmes. De nos jours, le refus de Rome de permettre aux femmes d’accéder aux responsabilités accomplies par d’autres laïcs (hommes) est révélateur des limites du Concile Vatican II. La volonté de Malula, à son époque, de susciter une prise de conscience chez les femmes et de les encourager à occuper des responsabilités dans l’Église contribue considérablement à l’émergence des Églises locales africaines autonomes.

Nous venons de montrer que les oeuvres respectives de Malula et Ela s’inscrivaient et étaient informées par leur contexte sociopolitique. Chacun à sa manière a tenu compte de la condition historique de sa communauté – sans oublier sa place relative dans sa société – et de la nature de l’Évangile dont il était le témoin afin de contribuer à l’émergence des Églises locales autonomes en Afrique.

4 Conclusion

Malula et Ela ont réussi à élaborer une théologie qui libère les peuples africains, en conjuguant les discours théologiques et la banalité quotidienne des communautés. Malula et Ela sont des exemples de ce que Karl Rahner a appelé « le courage du théologien ». Leur fidélité au Christ et à l’Afrique a été inventive. Elle leur a permis de concevoir une Église catholique, inculturée et africaine, usant du droit à la différence. Les élaborations de Malula ont trouvé une concrétisation dans le visage affiché par l’Église locale de Kinshasa. Celles de J.-M. Ela ont stimulé une mise au jour de la théologie africaine dont l’horizon est l’avènement d’une Église africaine ayant une consistance propre (Ela 2003, 400) et d’un christianisme africain. Malula et Ela engagent la responsabilité des Églises locales pour leur réalisation comme Églises sujettes de droits et d’initiative au sein de la catholicité. Ils appellent à une décentralisation du système romain, et donc à une réflexion renouvelée sur la communion avec Rome dans une perspective de « décolonisation » des Églises locales. Leurs réflexions et leurs pratiques sont dès lors à revisiter. L’avenir des Églises réellement catholiques et authentiquement africaines ne saurait se dérober à cette réflexion dont cette modeste contribution a déployé les linéaments.