Corps de l’article

Présentées à l’origine dans le cadre d'un colloque international tenu à l'université de Barcelone en octobre 1998, les études ici rassemblées — et, selon toute vraisemblance, revues pour la publication si l’on en juge par la très grande qualité de l’ensemble — présentent une foule de données sur la traduction et ses acteurs à une époque où l’Espagne se montre, sur le plan de la culture, largement réceptive aux influences européennes, françaises principalement, mais également italiennes et britanniques. Rappelons que la période ici à l’étude (1750-1830) et qui correspond grosso modo aux années de la vie de Goya, témoin et rapporteur des désastres de l’époque (1746-1828), commence quelques années avant le règne éclairé de celui dont il fut le peintre officiel, Charles III (1759-1788), pour se terminer seize ans après la restauration de Ferdinand VII (1814), le pays ayant connu entre les deux le règne de Joseph Bonaparte. En sorte qu’à la gallomanie attribuable à l’hégémonie culturelle de la France au XVIIIe siècle en Europe, succède, dans la Péninsule, une gallophobie liée aux événements politiques et plus particulièrement à la présence française.

Comme le rappelle Francisco Lafarga, spécialiste de la traduction théâtrale en Espagne à cette époque, maître d’oeuvre de cette publication et auteur d’une introduction fort éclairante assortie d’une substantielle bibliographie, l’effervescence des activités de traduction observable durant la seconde moitié du XVIIIe et le premier tiers du XIXe siècles constitue un phénomène généralisé en Europe, phénomène attribuable à la multiplication des échanges culturels, à l’accès élargi aux langues étrangères, à l’essor subséquent des outils d’apprentissage de ces matières – grammaires, dictionnaires – et, plus globalement, à la soif de connaissances propre à cette époque et connue sous l’appellation d’esprit des Lumières. Facteurs auxquels s’ajoute, ne l’oublions pas, l’essor des langues dites vulgaires comme instruments de transmission de la science, entre autres.

Le « cas espagnol » et ses nombreuses particularités sont envisagés dans cet ouvrage qui regroupe en un peu plus de cinq cents pages quelque cinquante contributions qui touchent tant à l’histoire des pratiques traductives de cette époque qu’aux développements de la réflexion entourant celle-ci. Fait à noter, toutes les contributions sont en castillan, à une exception près : un article en catalan consacré à la traduction dans l’île de Minorque. Réconfortant, à une époque où nous parviennent régulièrement d’Espagne des annonces de congrès ou résumés de publication exclusivement rédigés en anglais… Les articles ont été regroupés en six chapitres respectivement baptisés Aspectos generales (Aspects généraux), En torno al lenguage (Questions de langue), En los límites de la literatura (Aux frontières de la littérature), Presencia de la latinidad (Présence de la latinité), Poesía y novela (Poésie et roman) et enfin Teatro (Théâtre). Ce dernier, le plus fourni de tous – à tout seigneur tout honneur… Francisco Lafarga est spécialiste du domaine – est particulièrement passionnant. Certains articles portent sur la réception des oeuvres traduites, généralement adaptées aux attentes du public bourgeois de l’époque. Josep M. Sala, par exemple, présente une chronologie des représentations d’oeuvres théâtrales françaises à Barcelone entre 1790 et 1799; Jerónimo Herrera se penche sur la différence, peu marquée à l’époque, entre pièce originale et traduction et ce, d’un point de vue rarement abordé, celui de la rémunération des auteurs et des traducteurs, alors que Jean Bélorgey aborde pour sa part la question de la censure dont sont victimes en particulier les versions espagnoles d’oeuvres françaises (potentiellement révolutionnaires et à priori condamnables) tout en nuançant le propos : il montre par exemple que si une oeuvre comme Eufemia o el triunfo de la religión (adaptation espagnole de la pièce de Baculard d’Arnaud Euphémie ou le triomphe de la religion, drame publié en 1768) doit subir les foudres de l’Inquisition et ce, en dépit d’un titre résolument trompeur, tel n’est pas le cas du Zaïre de Voltaire. Dans cette même section consacrée au théâtre figurent des études consacrées au travail de traduction de certains auteurs réputés de l’époque (Moratín, qui fut aussi traducteur de Shakespeare et de Molière ou Moncín, traducteur de Goldoni). Faute de pouvoir détailler le contenu de chacun des chapitres, mentionnons, dans celui qui est consacré à la poésie et au roman, une étude particulièrement intéressante de Luis Pegenaute consacrée à la réception espagnole du Paradis Perdu de Milton. Précisons par ailleurs que sous le titre En los límites de la literatura sont présentées des études portant sur la traduction espagnole de textes plus rarement étudiés : ceux du célèbre abbé Rollin qui présentent les grandes lignes du discours pédagogique français de l’époque ou, pour citer un autre exemple, ceux de la production historique française auxquels les Espagnols s’intéressèrent. Passionnant, au chapitre portant sur la langue, le travail de Françoise Étienvre sur les adaptations espagnoles du langage révolutionnaire français ou celui de Manuel Bruña Cuevas sur les apports du dictionnaire de Capmany, un ouvrage bilingue français-espagnol publié en 1805. Éclairantes, au tout début du volume, les données quantitatives fournies par Manuel Reyes García Hurtado relatives à la place de la traduction dans la culture espagnole entre 1750 et 1808.

On l’aura compris, cet ouvrage contient une foule de données et de réflexions qui contribueront à enrichir l’histoire de la traduction, des traductions et des traducteurs.