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The essence of metaphor is understanding and experiencing one kind of thing in terms of another.

Lakoff and Johnson, 1980, p. 5

Selon la règle de cohérence (Vermeer, 1978, cité dans Baker and Malmfjaer, 1998, p. 236), le texte traduit doit être suffisamment cohérent pour permettre au lecteur pourvu d'un bagage cognitif donné de le comprendre : la cohérence se place donc sur le plan conceptuel. En d'autres termes, pour reprendre les idées de Fillmore, la cohérence du texte se manifeste par l'adéquation de sa formulation (linguistic frames) aux schémas cognitifs ou aux scénarios (cognitive scenes) dans lesquels s'organisent les concepts mis en jeu (Fillmore, 1977). Or, la traduction des textes spécialisés est directement liée à la question des schémas cognitifs de référence. En effet, contrairement au spécialiste du domaine pour lequel l’apprentissage est centré sur l’acquisition de ces schémas, le traducteur doit le plus souvent les reconstruire à partir d’éléments épars. C’est ainsi que connaître la structure conceptuelle d'un domaine de spécialité constitue un problème fondamental en traduction (Vandaele, 1999), dans la mesure où la compréhension, étape indispensable au processus traductionnel, y fait largement appel. Par ailleurs, la recherche d'équivalents aux termes techniques n'est pas suffisante : encore faut-il connaître ce qui sous-tend l'énonciation, « la manière de parler de… », les collocations, bref, la phraséologie (Pavel, 1993). Or, tous ces éléments sont interreliés et la prise de décision, tant sur le plan terminologique que phraséologique, est dirigée par les schémas cognitifs que s'est construit le traducteur, tant dans la langue de départ (phase de décodage) que dans la langue d'arrivée (phase de reformulation). Le traducteur se faisant l'intermédiaire entre les univers conceptuels évoqués dans les deux langues, une des questions fondamentales en traduction est donc liée à la cohérence de la formulation et des cadres cognitifs respectifs auxquels font appel les langues de départ et d'arrivée.

Ce questionnement est particulièrement aigu en traduction scientifique et technique, où des connaissances complexes et souvent obscures pour le profane sont largement mises à contribution. Il importe donc que le traducteur comprenne les principes régissant la structuration des connaissances ainsi que le lien existant entre ces dernières et le texte. Une des approches possibles est offerte par les travaux de Lakoff et de ses collaborateurs, ainsi que par les études qui ont suivi, sur les métaphores conceptuelles. D'emblée, insistons fortement sur le fait qu'il n'est pas fait référence ici à la métaphore traditionnelle, aristotélicienne, définie comme une figure de style, dont la caractéristique principale est la déviance et qui se situe au plan linguistique (voir par ex. Ricoeur, 1975)[2]. La métaphore conceptuelle est l'établissement de correspondances entre un domaine-source et un domaine-cible : « The word "metaphor" has come […] to mean "a cross-domain mapping in the conceptual system". The term "metaphorical expression" refers to a linguistic expression (a word, a phrase, or sentence) that is the surface realization of such a cross-domain mapping (this is what the word "metaphor" referred to in the old theory). » (Lakoff, 1993, p. 203).

Les travaux de Lakoff et Johnson ont souligné l'importance des métaphores conceptuelles dans l'usage quotidien de la langue. Ainsi, de nombreuses expressions de surface rencontrées quotidiennement témoignent de la conceptualisation métaphorique de notions telles que le temps, l'amour, la discussion, etc. (Lakoff et Johnson, 1980, 1985)[3]. L'hypothèse fondamentale de la théorie contemporaine de la métaphore est que cette dernière constitue un aspect essentiel des systèmes conceptuels humains. Cette observation ne se limite pas à la langue générale (Lakoff, 1993), car l'énonciation scientifique et technique fait largement appel aux métaphores conceptuelles : en effet, la conceptualisation abstraite nécessite l'appropriation de liens déjà établis dans des domaines concrets et directement accessibles à l'expérience, ce qui en retour facilite l'appréhension de nouveaux concepts (Stambuk, 1998). Selon Raad (1989), les termes scientifiques modernes sont générés par le recours à la métaphore, plutôt que construits par l’assemblage de racines grecques ou latines. Un exemple maintenant familier, dans le domaine de l'informatique, est celui d’Internet, avec des termes tels que « naviguer », « cyberespace », etc. (Meyer, Zaluski et coll., 1997; Meyer, Zaluski et coll., 1998). Le domaine biomédical moderne est lui aussi fortement structuré par des métaphores conceptuelles (van Rijn-van Tongeren, 1997). Par exemple, ainsi que van Rijn-van Tongeren l'a remarqué, la biologie moléculaire fait appel à des concepts de communication pour expliquer comment l'ADN dirige la synthèse des protéines (« code génétique », « transcription de l'ADN en ARN messager », « traduction de l'ARN messager en protéine », etc.).

Une question fondamentale en traduction devient alors le passage du système conceptuel auquel a recours la langue de départ à celui de la langue d'arrivée. Autrement dit, pour un domaine particulier, y-a-t-il, ou n'y-a-t-il pas, correspondance entre les métaphores conceptuelles véhiculées par les langues en présence? Quelles en sont les conséquences sur la prise de décision traductionnelle, tant en ce qui a trait au terme qu'à la phraséologie? Se poser ces questions revient d'emblée à s'affranchir de la recherche étroite de l'équivalence lexicale, pour prendre en compte les connaissances de nature encyclopédique sous l'angle de leur organisation conceptuelle. On peut ainsi tout d’abord envisager l'analyse des métaphores conceptuelles à travers les expressions de surface qui témoignent de leur activité sous-jacente. Ensuite, on peut tenter d'avoir recours à ce type d'analyse dans le cadre d'une prise de décision traductionnelle visant à assurer la cohérence des termes et de la phraséologie avec les métaphores conceptuelles du domaine envisagé.

Pour illustrer cette proposition, nous présentons deux analyses de métaphores conceptuelles. Dans le premier cas, il s'agit de la traduction, dans différents contextes, du verbe to involve. Dans le deuxième, il s'agit d'aborder la néologie, avec l'exemple de « docking protein ».

La traduction de to be involved : cohérence phraséologique

Soit le problème de traduction suivant :

Commençons par éclaircir la lanterne du lecteur qui n'est pas familiarisé avec les concepts évoqués dans ces deux phrases. Les canaux calciques (calcium channels) sont de grosses molécules ayant pour fonction de laisser pénétrer les ions calcium à l'intérieur de la cellule. Cette dernière constitue l'unité fonctionnelle minimale des tissus et pourrait être comparée (par une simplification quelque peu extrême) à un ballon délimité par la membrane. Les canaux calciques sont enchâssés dans cette membrane et y forment un pore qui laisse passer les ions (Alliet, 1997, p. 482). Heart diseases, auquel correspond cardiopathies en français, est un terme générique désignant les affections du coeur (Delamare et coll., 1998). Quant à neuronal functioning, il s'agit du fonctionnement des neurones, ces derniers constituant l'une des catégories cellulaires du système nerveux.

La traduction de to involve, tant dans sa forme active que passive, pose parfois des problèmes. Le caractère relativement flou de son sens et la multiplicité des contextes d'emploi en rendent la traduction délicate : comme le fait remarquer Delisle, le verbe impliquer vient spontanément à l'esprit (Delisle, 1993), mais l'utiliser n'est pas nécessairement pertinent. Si impliquer est maintenant admis au sens « d'engager dans une action, un processus » (sens 5 du Petit Robert), il conserve néanmoins une connotation péjorative (sens 1 du Petit Robert, édition 2000 : « Engager dans une affaire fâcheuse; mettre en cause dans une accusation ». De fait, plusieurs auteurs soulignent la difficulté de le traduire et proposent une liste d'équivalents possibles (Delisle, 1993; Dubé, 1997; Leroux, 1983). Comment choisir? Dans l'exemple qui nous occupe, le prédicat to be involved comporte deux arguments. Le premier, calcium channels, est identique dans les deux phrases. Le deuxième est différent, respectivement some heart diseases et neuronal functioning. La stratégie de raisonnement que nous proposons est d'examiner les scénarios cognitifs évoqués par les deux couples d'arguments. Remarquons que dans les exemples que nous avons choisis, la traduction des arguments ne pose aucun problème, l'aire sémantique de chacun des couples de termes anglais/français se superposant parfaitement. Il ne d'agit donc pas ici de terminologie stricto sensu, mais bien plutôt d’une question de phraséologie que nous estimons être liée aux scénarios cognitifs sous-jacents. Dans quels scénarios cognitifs s'inscrivent les deux couples d'arguments, calcium channels-canaux calciques / heart disease-cardiopathie d'une part, et calcium channels-canaux calciques / neuronal functioning – fonctionnement des neurones d'autre part, en anglais et en français? Autrement dit, si nous postulons, avec Lakoff, que la conceptualisation au plan cognitif fait appel à la métaphore, dans quel(s) scénario(s) métaphorique(s) (Lakoff, 1993, p. 206) ces termes s'inscrivent-ils?

Les canaux calciques, comme nous l'avons mentionné plus haut, sont des molécules ayant une fonction dans la cellule et, plus largement, dans l'organisme. Un des fondements des recherches biomédicales actuelles est qu'il est possible de relier une affection donnée au dysfonctionnement cellulaire et même à des mécanismes mettant en jeu les molécules elles-mêmes. Tant les processus physiologiques que pathologiques peuvent être décrits en termes d'interactions moléculaires (d'où les intitulés de disciplines telles que « pharmacologie moléculaire », « biologie moléculaire », etc.). Par conséquent, dans un cadre traductionnel, il convient de s'interroger sur les rapports qu'entretiennent, sur le plan de la conceptualisation, les molécules constitutives des cellules de l'organisme avec les processus physiologiques et pathologiques, respectivement. Autrement dit, quels sont les scénarios activés lorsque ces derniers sont évoqués? Les scénarios activés en anglais et en français sont-ils compatibles? Comment la compréhension des métaphores conceptuelles et des scénarios peut-elle aider à la prise de décision en traduction?

Nous avons relevé un certain nombre d'expressions, en anglais et en français, qui fournissent les indices permettant d'établir ces rapports. Afin de nous affranchir de la subjectivité inhérente à une analyse qui reposerait sur des expressions composées artificiellement par la méthode introspective et donc hors contexte (Yu, 1998, p. 7), nous avons eu recours à des textes spécialisés, rédigés en anglais ou en français (non traduits) par des chercheurs ou des médecins à l'intention de leurs confrères : résumés d'articles colligés dans la banque de données Medline, ouvrages de référence et revues, par exemple, pour le français, Le grand dictionnaire encyclopédique médical (Rapin, 1986) ou la revue M/S médecine/sciences. Nous avons fait ce choix afin de nous concentrer sur l'énonciation biomédicale telle qu'elle est réalisée par les acteurs principaux du domaine et d'éliminer, dans le cadre du présent travail, les textes à visées vulgarisatrice ou publicitaire. À partir des expressions de surface tirées des textes, il est possible d'établir les « correspondances ontologiques » (c'est‑à‑dire les correspondances entre les « entités » du domaine-source et celles du domaine-cible; Lakoff, 1993) qui caractérisent une métaphore conceptuelle. Nous utiliserons les conventions d'écriture définies par Lakoff et Johnson (1980) pour nommer ces dernières : leur nom est exprimé de manière propositionnelle (mais attention : les métaphores conceptuelles ne sont PAS des propositions), en petites majuscules, selon la convention suivante : LE DOMAINE-CIBLE EST LE DOMAINE-SOURCE. La mise en évidence des ensembles de correspondances ontologiques permet alors, grâce à des inférences, de conceptualiser le domaine-cible, de raisonner et de formuler des énoncés, autrement dit d'établir des correspondances dites « épistémiques » (Johnson, 1993).

Un certain nombre d'expressions, en anglais comme en français, incitent à penser que les molécules intervenant dans un processus physiologique sont conceptualisées comme des personnages agissant au sein d'un scénario. Nous en citerons quelques exemples :

Quand il s'agit de processus pathologiques, bien que certaines formulations restent neutres (par ex., (7) Des virus oncogènes interviennent dans les carcinomes épidermoïdes), on attribue fréquemment aux substances toxiques (ces extraits), aux microorganismes (virus [Hepatitis G virus] ou bactérie [H. pylori]), un rôle particulier, celui du suspect ou du coupable. Ce rôle est également attribué à des interventions chirurgicales (papillotomy), à des processus physiologiques (protein oxidation) ou pathologiques (embryopathie), à des gènes (the gene (MEFV) responsible for the disease), à des hormones (growth hormone), et même à des médicaments (Rifampicine) qui peuvent avoir, dans certaines circonstances, des effets indésirables :

Les personnes atteintes de la maladie sont les victimes de l'agression :

La cause de la maladie, qu'elle fasse l'objet de recherches ou de la pose d'un diagnostic, est l'énigme à élucider :

Les indices relevés à partir des expressions de surface permettent d'établir les correspondances ontologiques du scénario métaphorique :

  • La cause de l'affection est le coupable.

  • La maladie est l'énigme.

  • Le patient est la victime.

De façon implicite :

Le chercheur ou le médecin est le détective.

La nature implicite de cette dernière résulte de l'effacement du chercheur ou du médecin devant le fait scientifique, qui est lié à la recherche de l'objectivité, et qui se manifeste, sur le plan de la formulation, par l'usage de la voie passive (Rouleau, 1993). Finalement, la métaphore conceptuelle rendant compte de l’ensemble de ces correspondances peut être définie par la proposition suivante :

  • LA RECHERCHE DE LA CAUSE D'UNE AFFECTION EST UNE ENQUÊTE CRIMINELLE

Cette métaphore conceptuelle est pertinente dans les deux langues, car les scénarios à l’oeuvre sont semblables : dans les deux cas, c'est le domaine de l'enquête criminelle qui est évoqué (il n'est pas exclu que d'autres scénarios puissent exister). Par conséquent, la décision de traduire « are involved » dans la proposition (1) « Calcium channels are involved in some heart diseases » par « sont impliqués » ([23] « Les canaux calciques sont impliqués dans certaines cardiopathies ») peut se justifier pleinement sur le plan conceptuel : les canaux sont envisagés comme des agents ayant une activité « négative » à l'origine d'un « méfait » dont le patient est la victime. En fait, le mécanisme inférentiel qui aboutit à la sélection d'une solution de traduction fait appel au « principe d'invariance » explicité par Lakoff (Lakoff, 1993) : « Metaphorical mappings preserve the cognitive topology […] of the source domain, in a way consistent with the inherent structure of the target domain. » En effet, une fois connue la structure conceptuelle à laquelle renvoie une expression de surface dans la langue de départ, le principe d'invariance permet, à partir d'une structure conceptuelle correspondante dans la langue d'arrivée, de choisir une formulation qui respecte cette dernière ainsi que le sens du texte de départ.

Qu'en est-il du scénario évoqué par la proposition (2) « Calcium channels are involvedin neuronal functioning »? Différents indices permettent d'établir que, de manière générale, la description du fonctionnement cellulaire fait appel à une personnalisation des composants moléculaires de la cellule : les molécules, les substances « agissent », « interviennent », etc. Ainsi, ces exemples suggèrent que l'une des métaphores conceptuelles régissant les formulations qui ont trait aux processus, physiologiques ou pathologiques, est :

  • LES PROCESSUS PHYSIOPATHOLOGIQUES SONT DES SCÉNARIOS

La correspondance ontologique de base étant :

  • Les éléments de ces processus (molécules, cellules, organes, etc.) sont des personnages.

À la différence de la métaphore de l'enquête, cette métaphore se situe à un niveau générique (Lakoff, 1993). Dans les deux cas, les éléments moléculaires, cellulaires, etc. sont des personnages, sans rôle prédéfini dans le cas de la métaphore LES PROCESSUS PHYSIOPATHOLOGIQUES SONT DES SCÉNARIOS, mais se présentant comme les coupables d'un méfait dans le cas de la métaphore LA RECHERCHE DE LA CAUSE D'UNE AFFECTION EST UNE ENQUÊTE CRIMINELLE. Cette dernière constitue donc un cas particulier. On peut mettre en parallèle cette relation hiérarchique avec la conception généralement admise en biomédecine occidentale que les processus pathologiques sont, en quelque sorte, des processus physiologiques défectueux, tout comme le comportement du criminel est un acte déviant de la norme. Cette relation hiérarchique, valable dans les deux langues, autorise l'emploi d'une formulation neutre tant dans le cas du processus physiologique que dans le cas particulier des processus pathologiques. Par contre, l'inverse n'est pas autorisé : on ne pourrait pas dire que telle ou telle molécule est accusée de participer au fonctionnement d'un organe donné.

Ainsi, une traduction possible de notre exemple (2) « Calcium channels are involved in neuronal functioning » pourrait être :

On peut résumer le raisonnement suivi de la manière suivante :

-> Voir la liste des tableaux

Ainsi, l'analyse des métaphores conceptuelles dans les deux langues permet d'émettre des hypothèses sur les mécanismes à l'oeuvre dans l'énonciation et offre un moyen d'effectuer des choix de traduction. L'exemple de to involve est intéressant en ce sens qu'aucun dictionnaire médical ne proposera d'équivalent pour ce type de lexie : premièrement, il s'agit d'un verbe – et les verbes, tout comme les adjectifs et les adverbes, sont mal représentés dans les dictionnaires de spécialité; deuxièmement, ce n'est pas un terme renvoyant à une notion définie dans le domaine. Pourtant, en dernier recours, c'est la connaissance de l'articulation conceptuelle du domaine qui permet d'assurer la cohérence du texte. Or, la manifestation de cette articulation dans le discours repose non seulement sur la terminologie, mais également sur une phraséologie pertinente qui touche toutes les catégories grammaticales.

Néologie et polysémie

Un autre des grands problèmes soulevés par la traduction dans les langues de spécialité a trait à la néologie. L'apparition de nouveaux concepts impose de forger de nouveaux termes. Comme nous l'avons mentionné plus haut, la néologie scientifique actuelle fait appel aux métaphores et non plus à la création morphologique à partir de racines grecques ou latines (Raad, 1989). De plus, elle se fait en premier lieu en anglais. Souvent, dans les autres langues, le terme anglais est conservé tel quel, même par les spécialistes. Il est relativement aisé de comprendre pourquoi : les publications sont en majorité rédigées en anglais ; les préoccupations des chercheurs se situent ailleurs qu'au plan linguistique et, de plus, les mécanismes de transfert linguistique, qui pourraient les aider à élaborer une terminologie pertinente dans leur propre langue, leur sont généralement inconnus. Enfin, quand le transfert s'opère, plusieurs termes, de pertinence variable, sont souvent en compétition dans la langue d'arrivée avant qu'un équivalent ne soit stabilisé par l'usage, officialisé par des instances ad hoc ou lexicalisé dans des dictionnaires spécialisés.

Le traducteur doit donc assez fréquemment soit choisir le plus pertinent des équivalents que ses recherches documentaires l'amènent à colliger, soit en proposer un lui-même. L'analyse des concepts scientifiques vus sous l'angle de la métaphore conceptuelle nous semble une des stratégies cognitives qui devrait faciliter le choix d'une terminologie pertinente dans la langue d'arrivée.

Comme dans la situation précédente, il importe de situer le terme dans le système de connaissances auxquel il appartient : le faire en ayant recours aux scénarios métaphoriques et aux métaphores conceptuelles qui structurent ce système est une possibilité.

Prenons l'exemple de docking protein, dans la phrase suivante (Hortsch and Meyer, 1985) :

Le terme renvoie à un concept proposé au début des années quatre-vingt pour décrire l'interaction entre différents éléments, à l'intérieur de la cellule, participant à la synthèse des protéines (Meyer, Krause et al., 1982; Gilmore, Walter et al., 1982).

Docking vient de la langue générale. Le Merriam Webster's Collegiate Dictionary indique que le verbe to dock possède deux homographes, l'un dont les acceptions sont reliées à l'idée de coupure, notamment de l'ablation d'une partie du corps, l'autre étant associé à l'interaction entre un engin marin ou spatial et un lieu d'accostage : « 1 : to haul or guide into a dock 2 : to join (as to spacecraft) mechanically while in space ». La phrase dans laquelle se trouve docking protein évoque les concepts d'interaction, de réception, ce qui oriente vers la deuxième classe d'acceptions de to dock. De fait, la consultation de documents pertinents (Medline ou ouvrages de référence) nous apprendra que le concept de docking protein s'inscrit dans la thématique du transport des protéines entre différents compartiments de la cellule. Il est important de mentionner qu’en raison de l’internationalisation des recherches dans ce domaine la métaphore du transport sera utilisée par les chercheurs concernés de tous les pays. Remarquons également que la connaissance des différents modes de transport de la vie courante que peuvent avoir ces mêmes chercheurs est, grosso modo, identique partout, et que la probabilité que la notion de quai maritime ou d'engin spatial soit inconnue est à peu près nulle dans ce groupe particulier. Aussi bien en anglais qu'en français certains mécanismes cellulaires sont ainsi décrits à l'aide de termes évoquant le transport. Carrier protein, par exemple, est un terme indexé dans le thésaurus de Medline (MeSH, pour Medical Subject Headings) et défini de la manière suivante : « Transport proteins that carry specific substances in the blood or across cell membranes ». On trouve d'autres exemples, tels que protein import into peroxisomes, protein exported, cargo protein, etc. en anglais, exportation d'une protéine, adressage, transporteur, etc. en français. Dans le cas de docking protein, Pelmont, mettant en relief la métaphore conceptuelle du transport, a proposé comme équivalent à ce terme (Pelmont, 1989, p. 152) « protéine d'amarrage » :

Cette phrase, tirée d’un ouvrage destiné essentiellement aux étudiants, met en évidence la métaphore conceptuelle à laquelle les chercheurs ont eu recours quand ils ont proposé le concept correspondant à « docking protein ». Le ribosome est décrit comme un véhicule de transport, un bateau en l'occurrence, qui vient accoster la membrane et s'y amarrer. Cet exemple permet de montrer que la proposition de l'équivalent ne s'est pas faite sans avoir pris en compte la métaphore évoquée dans la langue d'origine : celle-ci est pertinente aussi bien en anglais qu'en français. L'intégration du terme dans son environnement conceptuel est semblable dans les deux langues, et ainsi la cohérence est-elle respectée au maximum. Par ailleurs, cet exemple souligne également que le passage de la langue générale à la langue spécialisée grâce aux métaphores conceptuelles est un mécanisme générateur de termes et de polysémie.

En conclusion, l'analyse des métaphores conceptuelles est précieuse pour la prise de décision traductionnelle visant à assurer la cohérence du texte traduit. L’analyse des métaphores à l’oeuvre dans un domaine de spécialité permet d’appréhender le mode de fonctionnement du système conceptuel sous-jacent à l'énonciation. En retour, la connaissance des correspondances métaphoriques autorise des inférences qui permettent d'orienter les prises de décision traductionnelles. Elle permet notamment de proposer des solutions terminologiques et de rechercher dans la langue générale des équivalents qui s'inscrivent dans le cadre conceptuel du domaine. De nombreux travaux restent toutefois à faire afin de préciser les possibilités et les limites d'une telle approche, notamment dans les situations de non-correspondance entre les deux langues. Toutefois, d'ores et déjà, l'analyse des métaphores conceptuelles en science nous paraît être un puissant outil cognitif à rajouter à la panoplie du traducteur.