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Ce deuxième numéro de TTR consacré à la notion de représentation (notion éminemment pertinente dans le champ des pratiques traductives quelle que soit leur inscription dans l’espace et le temps) et à certaines de ses manifestations liées d’une manière ou d’une autre au monde hispanique, un monde « désuni » par la langue, comme a pu l’écrire Jorge Edwards, mais dont la construction ou mieux les constructions, identitaires, en particulier, doivent beaucoup à des pratiques de traduction assimilables à des négociations et à des transferts de tous ordres, présente un parcours qui va de la Nouvelle Espagne du XVIe siècle à la période contemporaine.

Il témoigne, d’une part, de la variété des pratiques traductives et, d’autre part, de la pertinence, voire de la nécessité d’employer, pour les analyser et en rendre compte, soit pour en quelque sorte « représenter » ces « représentations », des outils empruntés à d’autres disciplines, en particulier l’histoire et la sociologie ou l’anthropologie. Un éclairage interdisciplinaire essentiel à une cartographie, nécessairement partielle et partiale, de l’immense territoire que représentent les pratiques traductives, leurs acteurs ou agents, leurs raisons d’être et leurs modalités, voire leurs manques, leurs absences et leurs limites. Une géographie nécessairement intuitive, personnelle, mais aussi institutionnelle, culturelle au sens large, chaque objet, chaque discours étant marqué par des pratiques sociales formant réseau.

Ce numéro s’ouvre avec deux articles qui portent sur l’Amérique coloniale, un terrain particulièrement exigeant dans lequel la traductologie s’est peu aventurée jusqu’à maintenant : la somme de savoirs accumulés grâce aux travaux des historiens, des anthropologues, mais aussi des philologues et des linguistes spécialistes des langues anciennes est au demeurant impressionnante. Ce que ces deux articles montrent, cependant, chacun à sa manière, celui de Gertrudis Payàs, « Nationalism Studies Applied to a Register of Mexican Colonial Translations. Interim Report », par des propositions d’ordre méthodologique, celui de Lydia Fossa, « The Inkas as Tyrants : The Construction of a Twisted Representation », par un point de vue clairement revendicateur, c’est l’évidente nécessité de considérer les pratiques de traduction des époques coloniales pour ce qu’elles ont été, à savoir des instruments de production ou de reproduction de représentations collectives. Le travail de Gertrudis Payàs ouvre une voie et propose, pour la première fois dans le cadre de la période coloniale mexicaine, une périodisation ou catégorisation fondée sur les pratiques de traduction. Mieux encore, sa démarche se démarque par une volonté clairement affirmée d’expliquer, d’ouvrir un chemin, une route et d’en décrire les embûches ainsi que les manières de le baliser, d’en prendre les mesures. Plus revendicateur dans sa nature et davantage axé sur une approche postcoloniale qui prône sans détour la lecture critique de textes datant de la période coloniale (au Pérou, dans ce cas-ci), l’article de Lydia Fossa[1] montre combien par la représentation qui est faite des Incas dans l’Histoire que Pedro Sarmiento de Gamboa leur consacra en 1571 (Historia General llamada Indica) les enjeux idéologiques tels que vus par les colonisateurs l’emportent sur tout le reste.

Le statut d’icone culturelle de celui dont le portrait figure sur certains billets de 10 £ et qui se classait en 2002, soit 193 ans après sa mort, au quatrième rang du palmarès des Great Brittons de la BBC n’est plus à démontrer. Moins connue, sans doute et plus anecdotique, pour sûr, est la place qu’il occupe, en Espagne, sur l’étiquette d’une liqueur à l’anis précisément baptisée Anis del Mono[2]. Mais si Darwin, (car, vous l’aurez compris, c’est de lui qu’il s’agit) demeure plus que jamais d’actualité[3], que dire de la manière dont le journal qu’il tint pendant le voyage qu’il fit à bord du H.M.S Beagle (20 ans avant la publication de L’Origine des Espèces ) a été « représenté » en espagnol, la langue d’une bonne partie des terres qu’il visita? C’est la question à laquelle Elisa Paoletti apporte un début de réponse en décrivant trois des traductions espagnoles publiées de The Voyage of the Beagle (1839). Son analyse des différents projets de traduction pose un regard particulièrement pertinent du fait que sont retenus deux points de vue ou modèles de réception soit celui de l’observateur d’une part et celui de l’observé de l’autre.

L’image du hamac dont Danièle Marcoux se sert pour parvenir en quelques pages à faire entendre les voix/voies de la raison poétique chez le poète, essayiste et romancier cubain Lezama Lima (1912-1976) qu’elle dépeint de sa plume alerte comme un « Basque créole qui a cubanisé la Castille » nous plonge ou nous fait basculer, avec, est-il besoin de le préciser, le risque de vertige que le mouvement suppose, au coeur de la poétique de l’auteur de Paradiso. De la raison poétique qui imprègne les écrits de celui dont elle s’est permis de parler ailleurs avec la légèreté, mais aussi la justesse que seule une connaissance intime et profonde de l’oeuvre autorise, avançant hardiment et plaisamment que son nom n’est pas sans rappeler « une variété tropicale de haricot »[4] elle donne une image dont la force réside dans la mise en perspective qu’elle permet d’établir avec les notions parfois galvaudées en traductologie d’hybridité ou de métissage. Dépassant toute velléité de définition et de qualification (combien de tentatives définitoires n’aboutissent-elles pas systématiquement à la notion de chef-d’oeuvre du baroque?), Danièle Marcoux donne à voir et à entendre à travers un texte court mais fort les échos indirects de la pensée poétique de Lezama Lima dans les pratiques de traduction et les diverses questions entourant celles-ci, questions au centre desquelles figure la représentation de l’autre et de soi, du même et de l’autre.

Axées sur une sociologie de la traduction, la contribution de María Sierra Córdoba Serrano et celle de Rainier Grutman observent deux études de cas liés aux échanges littéraires, dans lesquels les pratiques de traduction jouent le rôle que l’on sait : la première se situe dans le cadre général de la réception de la littérature québécoise traduite en Espagne et analyse la manière dont Nicole Brossard et en particulier son Baroque d’Aube (1995) a été reçu en espagnol (Barroco al alba 1998) dans un espace peu favorable aux stratégies de transgression et, partant, aux pratiques féministes, surgies au Canada dans l’après-Révolution tranquille. L’analyse ici présentée, fondée sur un travail de documentation minutieux, montre avec justesse et précision et en dépassant la question de la singularité textuelle, la conjonction de facteurs politiques et culturels qui ont permis l’émergence de cette littérature au Canada ainsi que les obstacles à sa réinsertion dans le système littéraire espagnol de la fin des années 90, peu réceptif à ces pratiques. Toujours sur le terrain d’une sociologie de la littérature (et de sa traduction) le texte de Rainier Grutman est en prise directe avec une certaine actualité littéraire puisqu’il est construit autour de trois protagonistes, comme il l’écrit lui-même, à savoir un écrivain, Jorge Semprun, un éditeur, Carlos Barral et un prix, le prix Formentor, qualifié par l’auteur d’européen avant la lettre et qui, pendant une période limitée, aura contribué au succès à la fois symbolique et économique des traductions littéraires. Avec Jorge Semprun et grâce à Rainier Grutman, nous plongeons aussi au coeur d’un sujet décliné depuis des siècles par des noms aussi divers que celui de Jean Potocki ou plus récemment Hector Bianciotti, Milan Kundera et Andreï Makine, celui de la langue propre, autre ou peut-être celui de la possible ou impossible autotraduction.

Figure en appendice un texte de Pilar Somacarrera, dont le champ de spécialisation est la littérature canadienne, « représentée » en Espagne par un ou des réseau(x) (auxquels les traductologues s’intéressent de plus en plus, comme en témoignent diverses publications récentes ou à venir) et formés d’universitaires qui, comme elle, traduisent et font connaître cette littérature, des éditeurs qui la publient et des institutions culturelles (sources et cibles) qui financent ces projets et en font la promotion.