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La didactique de la traduction sous toutes ses déclinaisons n’est encore trop souvent qu’un sujet que les traductologues abordent au plan secondaire de leurs recherches. En effet, nombreux sont les résultats de recherche publiés chaque année dans lesquels on propose des applications didactiques, sans doute dans le but d’arrimer les fruits des recherches à quelque chose de tangible, de concret, principe sacro-saint en cette ère de pragmatisme où les théoriciens purs et durs ont peine à justifier la pertinence de toute réflexion sans retombées directes et mesurables. Cependant, les ouvrages consacrés exclusivement à la pédagogie et à la didactique de la traduction occupent une place relativement restreinte sur les tablettes des libraires en dépit de la place prépondérante que l’on consacre à l’enseignement et à l’apprentissage de la traduction dans nos établissements universitaires.

Le titre du collectif réuni par Tennent peut déjà paraître dépassé, issu d’une autre époque. En effet, à la fin des années 1990, en plus de toutes les calamités que les prophètes de malheur annonçaient pour l’arrivée du nouveau millénaire, on a assisté à la publication de plusieurs ouvrages[1] aux titres qui, sans doute bien involontairement, laissaient tous plus ou moins craindre le passage au nouveau millénaire, comme si plus rien n’allait être pareil une fois franchi le seuil de l’an 2000. Or, le bogue qui faisait tant frémir le monde industrialisé ne s’est jamais manifesté et la terre continue de tourner. Le titre de l’ouvrage de Tennent s’explique du fait que les textes qui le composent ont été commandés aux auteurs à la suite d’une conférence tenue à l’École de traduction et d’interprétation de l’université de Vic, en mai 1999. Il ne s’agit donc pas d’actes de conférence à proprement parler.

Dans son introduction, Tennent rappelle les propos fort justes de Kiraly (2000) selon lequel l’enseignement, l’apprentissage et, inévitablement, la pratique de la traduction ont changé depuis quelques années car l’époque où le professeur était la seule et unique source d’information sur le sujet à l’étude est maintenant révolue. En effet, d’une ère marquée jusqu’à il n’y a que quelques années par la faible diffusion de l’information, les étudiants d’aujourd’hui doivent composer avec une surcharge informative et apprendre à organiser cette information en fonction de sa pertinence et de leurs propres besoins. Plus que jamais, l’étudiant en traduction doit savoir analyser et évaluer l’information qu’on lui offre et non plus seulement essayer d’emmagasiner le savoir que le professeur cherche à lui transmettre.

Après un avant-propos de Nida et une introduction étoffée de Tennent, l’ouvrage s’ouvre sur quatre parties principales, à savoir :

  1. Training Programmes: The current situation and future prospects;

  2. Pedagogical strategies;

  3. The relevance of theory to training;

  4. Epilogue.

Dans la première partie, deux articles portant sur les programmes, les cursus et les pratiques en matière de formation d’interprètes et de traducteurs font l’état des lieux. Le premier article brosse un tableau de la situation à partir de données recueillies auprès de quelque 40 établissements universitaires d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud, d’Europe et d’Israël. L’article repose sur deux axes de réflexion : la structure des programmes actuels et les raisons sous-jacentes qui motivent ces programmes, d’une part, et les questions d’ordre didactique et pédagogique qui orientent la conception des programmes et des cours de traduction qui caractérisent chaque établissement de formation, d’autre part. C’est ainsi que l’auteure, Margherita Ulrych, ramène au coeur du débat de la formation des traducteurs l’importance d’allier la théorie et la pratique, en évoquant la place qu’occupent les connaissances déclaratives, procédurales et conditionnelles dans l’édifice de la multicompétence traductionnelle. L’auteure conclut en reconnaissant la taille du défi que représente la formation des traducteurs et souligne que celle-ci doit se situer non seulement dans une perspective purement normative au plan linguistique, mais dans un cadre de réflexion comprenant également les tenants et les aboutissants de la communication. En ce sens, elle rappelle qu’il serait imprudent de perdre de vue la fonction ultime de la traduction.

Le deuxième article de cette première partie porte sur l’interprétation, plus précisément sur l’interprétation professionnelle de conférence, devant les tribunaux et en milieu social (aussi appelée parfois « interprétation communautaire »). Helge Niska commence par décrire l’offre de programmes de formation en interprétation selon les régions du globe. On notera ici une des lacunes imputables en partie au fait que l’information date d’il y a déjà quelques années. Un tableau synthèse montre en effet qu’il y aurait au Canada quelque 13 écoles offrant un programme d’études supérieures d’un an en interprétation. Or, même en refaisant le calcul à de nombreuses reprises, nous ne sommes pas parvenus à trouver d’autres programmes de maîtrise que celui de l’Université d’Ottawa et celui de l’Université de Montréal (actuellement « suspendu temporairement »). On reprochera également à l’auteur certains commentaires à l’emporte-pièce à l’égard des programmes de formation en interprétation offerts au Canada (il y en a un seul, à l’Université d’Ottawa) et aux États-Unis (on pensera au programme de maîtrise de la Graduate School of Translation and Interpretation, à Monterey, en Californie) qui, selon l’auteur, ne seraient pas aussi structurés qu’en Europe continentale. Je cite : « This liberal attitude also prevails to a large extent in the organisation of interpreter training in the United States and non-Francophone parts of Canada. ». De plus, en dépit de ce louable effort d’inter-continentalité, on reprochera à l’auteur de se concentrer exclusivement sur les programmes, les cursus et les pratiques propres aux établissements européens. Néanmoins, l’auteur présente bien les trois modes de pratique de l’interprétation (de conférence, devant les tribunaux et en milieu social). On saluera son analyse succincte mais juste de la situation de la formation en interprétation en milieu social, en Europe (à l’exception de certains pays scandinaves) et en Australie. Suit alors une liste d’établissements offrant un ou des programmes de formation en interprétation. Doit-on ajouter que ces établissements sont tous européens. L’auteur définit ensuite la place qu’occupe la formation préalable en traduction au sein de ces programmes d’interprétation.

La deuxième partie du manuel, sans contredit la plus pragmatique, porte à la fois sur la didactique (ce qu’on devrait enseigner aux futurs traducteurs et interprètes) et la pédagogie (comment on enseigne ce qu’on doit enseigner aux futurs traducteurs et interprètes). Le premier chapitre, sous la plume de María Gonzáles Davies, présente un plaidoyer pour un changement de paradigme, où le rapport apprenti-maître cède le pas à une pédagogie raisonnée et intégrée, une pédagogie qui n’est pas sans rappeler le triangle pédagogique de Jean Houssaye, où les trois éléments en présence, soit l’enseignant, l’étudiant et le savoir, constituent les trois pôles autour desquels tourne tout acte pédagogique. L’approche que préconise Gonzáles Davies consiste à proposer un modèle d’apprentissage s’approchant le plus possible de la réalité, de la traduction telle qu’elle se pratique en milieu professionnel. On est loin des textes forgés de toutes pièces pour les seules fins de l’apprentissage en salle de classe. Selon cette approche, le formateur agit davantage comme « maïeuticien », conseillant les étudiants et les guidant tout au long de leur apprentissage. Plutôt que de transmettre ses connaissances, il aide les étudiants à apprendre d’eux-mêmes. Les fondements théoriques à la base de cette forme d’apprentissage axée sur la tâche à réaliser découlent directement de la pratique de la traduction.

Le chapitre suivant, de Francesca Bartrina et Eva Espasa, porte exclusivement sur l’enseignement de la traduction audio-visuelle, c’est-à-dire de la traduction pour le doublage de films, pour le théâtre et le sous-titrage. Les auteures donnent une description détaillée de la marche à suivre pour l’intégration de la traduction audio-visuelle dans la formation du traducteur professionnel, non seulement comme domaine de spécialisation, mais aussi – ce qui intéressera tous les pédagogues – comme moyen d’appuyer l’apprentissage de la traduction sous sa forme plus classique.

Le lecteur qui sera resté sur sa faim après avoir lu le chapitre précédent pourra se rassasier en lisant le chapitre proposé par Richard Samson, qui porte sur l’apport de l’informatique à l’enseignement et à l’apprentissage de la traduction. En plus de brosser un tableau fort complet des diverses applications informatiques servant à appuyer et à faciliter le travail du traducteur, Samson présente ce qui pourrait très bien représenter un module complet pour l’enseignement du sous-titrage. Accompagné d’une liste de sites Web fort utiles pour ceux qui seraient tentés d’explorer un nouveau média, ce chapitre pourrait suffire à convaincre même les plus « préhistoriques » d’entre nous de tenter l’expérience de la traductique.

Après la traduction, place à l’interprétation. L’auteur de ce chapitre, Daniel Gile, dont la réputation n’est plus à faire, présente les principes fondamentaux à respecter dans la construction d’un programme de formation d’interprètes. Après avoir présenté quelques considérations d’ordre didactique, l’auteur propose un cheminement type où l’enchaînement des activités d’apprentissage repose sur le degré de difficulté progressif des tâches à maîtriser. Finalement, Gile clôt son chapitre avec un certain nombre de propositions à l’égard de la place de la théorie dans l’enseignement de l’interprétation et sur le niveau de compétence à atteindre dans les langues A et B. Finalement, l’auteur conclut sur la façon de surmonter les difficultés inhérentes à l’enseignement de l’interprétation de conférence, dans des situations qui ne sont pas toujours idéales.

Autre chapitre sur le même thème, celui d’Ann Corsellis s’adresse davantage à ceux qui s’intéressent à l’« autre interprétation », c’est-à-dire à l’interprétation en milieu social. Corsellis est bien connue en Angleterre et à l’étranger pour sa contribution à la promotion de l’interprétation en milieu social. Dans son chapitre, elle tente de placer sur un pied d’égalité ce « parent pauvre » des professions langagières qu’est l’interprétation en milieu social et les autres formes d’interprétation. Elle présente, notamment, les raisons qui font que cette forme d’interprétation, la plus ancienne en fait, connaît une recrudescence en Occident, en raison de la mobilité accrue des populations. Loin de préconiser une formation aussi longue et poussée que pour l’interprétation de conférence, Corsellis explique comment il est possible de cibler la formation des interprètes en milieu social de manière à assurer que toute société vouée à recevoir des migrants soit en mesure de les accueillir et de leur procurer les services publics dont ils ont besoin et qui, très souvent, sont à la source des motifs ayant menés ces nouveaux citoyens venus d’ailleurs à choisir une terre d’accueil en particulier. Finalement, elle conclut en reconnaissant les faiblesses actuelles de la profession et en soulignant l’absence de reconnaissance professionnelle et de mécanismes permettant d’accréditer les interprètes en milieu social compétents et dûment formés.

Dans la troisième partie, les auteurs montrent dans quelle mesure l’enseignement de la théorie a sa place dans la classe de traduction, en plus de présenter de nouvelles pistes de réflexion aux traductologues. Le premier chapitre de cette partie est également de Francesca Bartrina. L’auteure postule que l’apprentissage de la théorie ne peut que sensibiliser davantage l’étudiant aux paramètres qui définissent toute approche méthodologique. Selon elle, la ligne qui sépare la pratique et la théorie est de plus en plus floue, et l’une et l’autre ne peuvent que s’enrichir mutuellement. Elle propose finalement une série d’exemples concrets par lesquels il devient possible d’intégrer et de contextualiser l’apprentissage de la théorie par des exercices pratiques conçus pour favoriser la réflexion théorique chez les étudiants.

Le chapitre suivant, du traductologue Andrew Chesterman, présente une perspective nouvelle pour tout exercice de réflexion sur la traduction : la causalité. En effet, après avoir fait l’inventaire de grands mouvements théoriques en traduction et des approches grâce auxquelles ils ont vu le jour, l’auteur propose une hypothèse axée sur la causalité et sur la façon dont cette position théorique permettrait de reconsidérer de nombreux problèmes conceptuels. En conclusion, l’auteur réclame une rationalisation des efforts de recherche en traduction, rationalisation qui ne pourrait que promouvoir la reconnaissance de la discipline parmi les autres sciences sociales déjà bien établies.

En conclusion à la troisième partie, Christiane Nord aborde la question de la formation en traduction, non du point de vue de l’apprentissage de la traduction, mais plutôt du point de vue de la fonction du formateur en traduction et de sa compétence. Elle traite également de la question des compétences nécessaires à l’apprentissage de la traduction et plaide en faveur d’un apprentissage contextualisé, en prise directe sur la pratique professionnelle, d’où émergeraient des occasions permettant d’illustrer les principaux fondements théoriques, avec l’avantage de les présenter dans une situation concrète de travail.

Finalement, dans son épilogue, Michael Cronin invite le lecteur à songer aux défis qui attendent les formateurs de traducteurs de demain, c’est-à-dire les traducteurs que l’on forme dès aujourd’hui. Cronin se fait l’écho de Chesterman en décriant la fragmentation de la recherche traductologique qui, selon lui, mène à une espèce de « bricolage » théorique décousu. L’auteur met en garde contre le socioconstructivisme qui, selon lui, est tout droit issu des courants théoriques à la mode en apprentissage des langues étrangères. Il condamne également ceux qui seraient tentés d’invoquer l’ignorance des étudiants comme cause de l’échec du projet pédagogique, signalant que, si le lecteur d’autrefois tendait à lire et à relire les classiques, ce qui l’amenait à connaître quelques sujets en profondeur, l’étudiant d’aujourd’hui, citoyen d’une culture de l’oralité, est inondé d’information, ce qui le porte à favoriser une lecture horizontale, superficielle de l’information. C’est ce constat qui l’amène à croire que, dans les années à venir, c’est sur la lecture que les programmes de formation en traduction devront mettre l’accent, si l’on souhaite former les experts en communication interculturelle et interlinguistique que le marché du nouveau millénaire attend des universitaires. Loin de prôner la formation de traducteurs spécialisés, l’auteur favorise davantage la formation de spécialistes de la traduction, de traducteurs sensibles au rôle qu’ils jouent dans la société contemporaine. Cette conscientisation passerait par une diversification de la formation et engloberait la connaissance de disciplines fondamentales à la pratique traductionnelle, comme les sciences politiques, la sociologie, l’économie et l’histoire, y compris l’histoire de la traduction. Ce n’est qu’une fois ce virage pédagogique entrepris que les traducteurs, et les interprètes, pourront se faire de plus en plus visibles et réclamer la reconnaissance de leur rôle non plus de signataires de textes traduits, mais d’intellectuels de plein droit. En conclusion, l’auteur invite les pédagogues de la traduction à regarder l’avenir en face et à prendre en compte l’évolution de la profession et de la société en général au cours des dernières décennies, et fait la mise en garde suivante : « They [the translators] will be both victims and agents of change and the need will be as great as ever for appropriate theory to inform their education as professionals in the marketplace and as citizens of the world » (p. 263).

C’est donc avec un regard résolument tourné vers l’avenir que les auteurs réunis dans cet ouvrage remarquable appellent leurs collègues à saisir l’occasion qui se présente pour injecter un peu de sang neuf à la discipline scientifique qu’est la traductologie, et à faire entrer la profession de traduction de plain-pied dans ce nouveau millénaire pour qu’elle occupe finalement la place qui lui revient au concert des sphères scientifiques.