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Introduction

L’idée d’analyser le rapport des traducteurs et traductrices des XVIIIe et XIXe siècles à l’auteur et au texte étrangers m’est venue en étudiant le discours sur la traduction en France à ces deux époques. J’avais toujours eu l’impression que l’on intentait un procès d’intention aux traducteurs de l’Ancien Régime en les accusant de modifier le texte qu’ils traduisaient, en particulier dans le cas de leurs contemporains. Ces polygraphes loquaces dissimulent pourtant bien rarement qu’ils adaptent le texte à leur lectorat, ou du moins à ce qu’ils croient être ses attentes. Comme l’a dit Antoine Berman dans une formule qui m’a toujours fait l’effet d’avoir été pensée pour mon corpus, « le traducteur a tous les droits dès qu’il joue franc jeu »[2]. L’étude des traductions publiées en particulier sous la Monarchie de Juillet et sous le Second Empire m’a révélé l’important décalage théorique qui sépare les traducteurs du XIXe siècle de leurs prédécesseurs.

Je propose ici l’ébauche d’une analyse comparée du discours de ces deux époques pour tenter de comprendre les raisons qui ont mené la pensée sur la traduction à évoluer au XIXe siècle en France. Le défi est de taille : le discours critique sur la traduction au XVIIIe siècle porte essentiellement sur la traduction des Anciens qui ne sont plus des auteurs étrangers pour les lecteurs français (Chevrel, 1989, pp. 60-61). Par conséquent, la pensée traductive s’exprime au sujet de retraductions qui permettent un degré plus grand d’expérimentation. Le discours sur la traduction des Modernes (les Anglais en particulier), moins développé au XVIIIe siècle, se caractérise donc par son aspect ponctuel (il s’agira de justifier une traduction en particulier) et général (les lieux communs abondent). Ce discours anecdotique sur la traduction, rappelons-le, est loin d’être pauvre[3]. Toute généralisation courant le risque d’être abusive, il s’agira de montrer ici comment des tendances différentes dominent la pensée traductive à ces deux époques, tout en montrant comment les contre-exemples de ceux qui s’y opposent viennent confirmer la force de la doxa.

Mon analyse se fonde sur l’hypothèse selon laquelle, à cause de la spécialisation des domaines du savoir, de l’essor du positivisme, de l’arrivée de l’Histoire après la Révolution française qui transforme une société figée en un monde de continuels bouleversements, le rapport qu’entretiennent traducteurs et traductrices avec le texte à traduire est transformé. L’esprit philosophique et même encyclopédique des traducteurs des Lumières devient ainsi au XIXe siècle un esprit de spécialisation.

1. Ancien régime et suprématie du goût

Rappelons que, au moins jusqu’à la Révolution, le goût français en matière de littérature constitue l’étalon. Si certains tentent de se révolter contre l’esthétique dramatique (c’est le cas de Diderot avec le drame bourgeois), poétique (avec Chénier) ou romanesque, les trois unités et l’alexandrin continuent d’exercer leur tyrannie. Le roman est quant à lui l’objet de sévères critiques pendant la première moitié du XVIIIe siècle (il sera même officiellement « proscrit » entre 1737 et 1740). Grâce à la traduction, le roman anglais permettra cependant au genre de se transformer (Graeber, 1995), même si les versions françaises des romans de Richardson ou de Fielding coupent abondamment dans le texte. Le discours et la pratique de la traduction se font l’écho de cet état d’esprit, et ce, de Houdar de La Motte imitant Homère à Rivarol traduisant Dante, en passant par Desfontaines qui traduit Gulliver’s Travels de Swift et Joseph Andrews de Fielding.

Houdar de La Motte : le traducteur imitateur

En 1714, Antoine Houdar de La Motte transpose en vers l’Iliade dans la traduction d’Anne Dacier (1699) et ce, sans connaître le grec. Dès les premières lignes du « Discours sur Homère » qui précède sa « traduction », La Motte refuse de jouer le jeu du traducteur esclave d’un maître dont il devrait faire l’éloge : « On s’attend sans doute sur cet usage, à trouver ici le panégyrique d’Homère : mais outre que je le traduis moins que je ne l'imite, et qu’ainsi l’usage des traducteurs ne fait point de loi pour moi, j’ai cru encore que rien ne pouvait autoriser les exagérations; que le vrai mérite était de reconnaître les défauts partout où ils sont »[4] (1754, p. 1). Son « discours » sera donc une « dissertation » où il exprimera « naïvement » ce qu’il pense du texte et de son auteur, reconnaissant à l’auteur ses qualités mais soulignant également ce qui n’est plus acceptable.

Si Houdar de La Motte, en bon Moderne, considère que l’on peut surpasser ce qu’Homère a écrit, Dacier, quant à elle, se moque d’une telle présomption dans une série de textes où elle dit avoir fait preuve d’humilité devant le texte et n’avoir pas vu les fautes que son « concurrent » voulait y corriger. Dacier n’en respecte pas moins l’esthétique dominante en modifiant l’original pour éviter de choquer le lectorat français. En fait, les rares opposants à la suprématie du goût français qui s’impose aux traducteurs se contentent de dénoncer une pratique traduisante héritée des belles infidèles mais produisent des traductions qui adaptent encore le texte étranger au canon français (Silhouette ou Anne Dacier dans une certaine mesure).[5]

Étienne de Silhouette : le traducteur esclave

Dans la préface de sa traduction des Essais de Pope en 1737, s’inspirant des idées de Tourreil, son prédécesseur du XVIIe siècle, Silhouette avait bien tenté de défendre les règles d’une traduction axée sur le texte de départ. Le jeune traducteur idéaliste (il était alors âgé de 28 ans), obnubilé par le texte anglais, propose une nouvelle manière de traduire si révolutionnaire qu’il sera l’objet des railleries de la critique :

L’essence des traductions consiste donc principalement dans la fidélité et l’exactitude. On peut en ce point les comparer à l’Histoire. L’une rapporte les pensées, ainsi que l’autre rapporte les faits, et il est aussi peu permis d’en altérer les circonstances que le fond. Les changer, c’est faire injustice à son héros ou à son auteur, et encore plus à ce dernier : car il n’est guère d’auteurs, il n’en est peut-être point qui ne préférât d’être traduit fidèlement, comme il n’est guère de traducteurs qui ne préférassent de traduire librement, c’est-à-dire, en se donnant la permission d’altérer l’original.

Silhouette, 1737, cité par Graeber, 1990, p. 97

Pour Silhouette, le texte étranger est un objet distinct que l’on peut et doit rapporter.[6]

Desfontaines montrera dans ses articles qu’une telle manière de traduire mène au péché mortel du traducteur, le barbarisme. Les traducteurs francophones néerlandais, tel Justus Van Effen (auteur de traductions françaises de Gulliver’s Travels et de The Tale of the Tub), semblent également avoir envisagé, à la même époque, une pratique de la traduction plus axée sur la lettre. Mais, là encore, la critique française ne se privera pas de réduire en miettes un tel travail[7], ou l’ignorera tout simplement. L’analyse de certaines traductions semble d’ailleurs indiquer que le littéralisme de quelques-uns de ces traducteurs est dû autant aux limites de leurs ressources linguistiques françaises qu’au respect qu’ils portent au texte de départ.

Desfontaines, traducteur rebelle?

Révolté tout au long de sa carrière de traducteur et de critique contre ce qu’il considère être les abus du littéralisme, Desfontaines mène un combat de tous les instants contre la soumission aux diktats du texte étranger. Dans sa longue préface à Gulliver, Desfontaines propose une lecture spirituelle à la française du brûlot de Swift d’où toute satire personnelle est exclue et conclut par ses mots :

Quoique j’aie fait mon possible pour ajuster l’ouvrage de M. Swift au goût de la France, je ne prétends pas cependant en avoir fait tout à fait un ouvrage français. Un étranger est toujours étranger; quelque esprit et quelque politesse qu’il ait, il conserve toujours un peu de son accent et de ses manières. Si cette préface paraît longue, le public doit pardonner cette prolixité à un écrivain, qui va faire le personnage du traducteur, et ne dire presque rien de lui-même, dans deux volumes.

Desfontaines, 1727, p. 41

Les idées de Desfontaines ici sont celles que l’on retrouve dans la plupart des préfaces de traducteurs du XVIIIe siècle. L’auteur étranger doit s’adapter au bon goût français, mais un étranger ne perd jamais son « accent » même si on l’habille à la française. D’autre part, le traducteur est d’abord un écrivain. Ce qui distingue cependant Desfontaines de la plupart de ses contemporains, c’est qu’il est à la fois critique et traducteur et qu’il peut donc combattre de manière plus efficace les pratiques traductionnelles qui le rebutent.

Les exemples de cette exigence d’assimilation culturelle abondent chez Horguelin (1981) et chez Angelet et Herman (2003). En 1720, Thémiseul de Saint-Hyacinthe écrit dans la préface du traducteur de son Vie et aventures surprenantes de Robinson Crusoé que sa traduction :

n’est pas scrupuleusement littérale, et l’on a fait de son mieux pour y aplanir un peu le style raboteux qui, dans l’original, sent un peu trop le matelot pour satisfaire la délicatesse française. Cependant, on n’a pas voulu le polir assez pour lui faire perdre son caractère essentiel, qui doit être hors de la juridiction d’un traducteur fidèle. On a eu soin, en récompense, d’abréger les répétitions des mêmes pensées, ou de les déguiser par le changement des termes.

Angelet et Herman, 2003, p. 335

En 1750, La Place file la métaphore vestimentaire dans l’épître dédicatoire de Tom Jones : « Mais nos plus aimables Anglaises, dont l’intention n’est pas de traverser la France comme des météores, celles en un mot qui ont dessein d’habiter quelque temps parmi nous, ne prennent-elle pas l’ajustement français? » (ibidem, p. 56.) En 1775, Saint-Ange, dans la préface de L’homme sensible (Mackenzie), commence à remettre en question l’uniforme imposé aux auteurs étrangers traduits : « À l’égard de la traduction, on y a mis tout le soin que méritait l’original et qu’exige le respect que l’on doit au public. Les traducteurs d’anglais sont presque tous dans l’usage de falsifier leur auteur sous prétexte de le franciser. Sous leur plume, tous les écrivains ont le même style. Tous les étrangers ont le costume de Paris » (ibidem, p. 247). L’avis de l’éditeur de Cécilia (Fanny Burney) justifie cependant encore les belles infidèles en 1785 : « En un mot, on peut considérer la traduction que nous allons donner comme un joli habit à l’anglaise que nous avons refait sur la taille d’un Français, et qui sied tout au mieux à celui-ci » (ibidem, pp. 282-283).

« Mon auteur »

Le seul topos absent des préfaces de Desfontaines est celui de la propriété littéraire. « Mon auteur » et « son auteur » semblent en effet appartenir aux formulations que les traducteurs de l’Ancien Régime préfèrent. Desfontaines, dans la préface de Gulliver citée plus haut, tente de maintenir la distinction entre l’écrivain et le traducteur, mais, dans les faits, et son travail le montre, le traducteur n’existe pas sous l’Ancien Régime. Celui ou celle qui s’attaque à un auteur étranger est d’abord chargé de le rendre acceptable en français en gommant les références trop satiriques, les allusions trop physiques et les commentaires trop philosophiques. Les traducteurs de l’époque, confrontés à un texte étranger, ont tôt fait de se l’approprier, pour ainsi dire de l’ingérer, pour ensuite, on excusera l’expression, le « recracher » sous une nouvelle forme. Le travail de traduction a alors pour but d’abolir la distance entre l’auteur et son traducteur, entre soi et l’autre, et ce tant au niveau formel que thématique. Le cas des poésies philosophiques d’Alexander Pope servira ici de contre-exemple : ses idées, ses images abstraites, ses alexandrins sont aisément assimilables et peuvent donc être facilement traduits, ce dont ne se priveront pas les traducteurs français qui produiront une dizaine de versions différentes de ses vers au cours du XVIIIe siècle. Dans la grande majorité des cas cependant, l’auteur responsable de la traduction est à la fois un adaptateur et un réviseur qui s’approprie le texte, non un traducteur littéraire.

Sous l’Ancien Régime, les syntagmes « son auteur » / « mon auteur » sont courants. En 1731, l’Abbé Prévost, dans son Philosophe anglais, présenté comme une traduction « de l'anglais par l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité », précise dans la préface qu’il a consulté de nombreux ouvrages historiques pour confirmer ce qu’avance « son » auteur (Prévost, 1731, p. xix). L’abbé Terrasson, dans sa pseudo-traduction des Voyages de Séthos, explique longuement ce qu’il a dû modifier de « son » auteur; on trouve au moins huit occurrences du syntagme dans la préface (Terrasson, 1731). Dans une autre pseudo-traduction, Montesquieu précise que sa « traduction » est fidèle puisqu’il n’a rien ajouté au texte : « Quant à ma traduction, elle est fidèle. J’ai cru que les beautés qui n’étaient point dans mon auteur, n’étaient point des beautés… » (Montesquieu, 1743, p. ) La propriété implique la fusion alors que l’absence d’adjectif possessif montre qu’une distance s’établit entre l’auteur de la traduction et l’auteur du texte. Le rapport du propre à l’autre est ainsi un rapport de propriété, je justifiant le travail qu’il a effectué sur son auteur, sur son étranger approprié.

La querelle entre Dacier et Houdar de La Motte est un bon exemple de la prééminence du traducteur sur son auteur. De quoi nous parlent-ils tous deux dans leurs préfaces et dans les textes qu’ils publient au sujet de leur traduction? Des usages et du goût français d’abord, qui l’emportent sur ceux de la Grèce antique. Mais aussi d’eux-mêmes. Le discours de ces traducteurs est donc de propriété auctoriale, comme le dirait Genette (1987).

Les traducteurs de l’Ancien Régime nous parlent en effet essentiellement d’eux-mêmes et de leur société. Le travail de Dacier est peut-être l’exemple le plus flagrant de cette obsession. Dans son Des causes de la corruption du goût au titre éloquent, elle consacre des centaines de pages non seulement à expliquer le texte d’Homère mais également la manière dont elle l’a traduit et en quoi elle a dû tenir compte de l’esthétique de son public (nous soulignons) :

... moi qui, sans m’apercevoir des défauts infinis, qui sont dans Homère, l’ai traduit en prose le plus littéralement et le plus fidèlement qu’il m’a été possible, et qui en mille endroits ai été assez simple pour avouer très sincèrement que je me reconnaissais très inférieure à mon original [...] : et M. de la Motte qui avec un génie supérieur vient nous ouvrir les yeux, et nous faire voir les bévues innombrables de ce poète; et qui non seulement s’est cru capable de le corriger, mais encore de l’embellir !

Dacier, 1714, pp 11-12

Houdar de La Motte, en parlant des raisons qui l’ont amené à traduire Homère en alexandrins et, surtout, à effectuer des coupures dans le texte, nous décrit lui aussi le goût de ses contemporains. Desfontaines, dans ce qui tient lieu de postface à sa traduction de Joseph Andrews de Fielding, propose une analyse comparée de deux sociétés qui met en valeur la bizarrerie de la société anglaise (Desfontaines, 1743, « Lettre d’une dame anglaise »).

Les préfaces des traductions de l’Ancien Régime obéissent à une série de règles rhétoriques bien établies et sont notoirement le lieu des clichés sur la traduction. Les critiques publiées dans les journaux de l’époque et, à l’occasion, les commentaires publiés par les traducteurs me semblent plus révélateurs de leur vraie perception du rôle du traducteur et de celui que le texte traduit doit jouer; il faudra en tenir compte. Il est cependant clair que c’est la personne du traducteur qui l’emporte.

La traduction littéraire en France sous l’Ancien Régime est aussi, pour ainsi dire, une activité pragmatique au sens moderne que l’on donne à ce terme. L’écrivain traduisant cherche littéralement à reproduire le même prétendu message contenu dans le texte littéraire et à le « rendre » comme si l’auteur étranger avait écrit en français, ou même à produire l’oeuvre que cet auteur eût écrite s’il avait été français. En ce cens, les traducteurs sont alors des « langagiers ».

Dans le contexte d’un tel rapport de forces, le goût français est difficile à rejeter pour les auteurs traduits. Swift devra se contenter de se plaindre dans une lettre ironique des modifications apportées à son Gulliver :

Les traducteurs donnent pour la plupart des louanges excessives aux ouvrages qu’ils traduisent, et s’imaginent peut-être, que leur réputation dépend en quelque façon de celle des auteurs, qu’ils ont choisis. Mais vous avez senti vos forces, qui vous mettent au-dessus de pareilles précautions. Capable de corriger un mauvais livre, entreprise plus difficile, que celle d’en composer un bon, vous n’avez pas craint, de donner au public la traduction d’un ouvrage, que vous assurez être plein de polissonneries, de sottises, de puérilités, etc. Nous convenons ici, que le goût des nations n’est pas toujours le même. Mais nous sommes portés à croire, que le bon goût est le même par tout, où il y a des gens d’esprit, de jugement et de savoir.

Swift, 1912, pp. 406-407

Desfontaines, apprenant que « son » auteur prévoit un voyage en France, atténuera, dans la deuxième édition, le ton trop mordant de sa préface.

Au XIXe siècle, la propriété littéraire devient une réalité et les auteurs étrangers ont pris assez d’assurance pour contester ouvertement la manière dont les Français traduisent leurs textes. Nous ne sommes plus à l’époque où Voltaire se plaignait, mi-figue mi-raisin, de voir ses textes reproduits allègrement à travers l’Europe ou encore où les traducteurs néerlandais damaient le pion à leurs collègues français.

2. La traduction au XIXe siècle : « Je traduit un autre »

En 1857, Charles Dickens fait publier une version française autorisée de ses romans, un peu à la manière de Kundera de nos jours. Les traductions de Hard Times, Bleak-House et The Old Curiosity Shop sont revues par un certain Lorain lors de leur publication chez Lahure. Chaque volume est précédé d’un avertissement (« L’auteur anglais au public français »), dans lequel Dickens garantit l’exactitude de ces traductions « complète[s] et uniforme[s] ». En effet, les traductions antérieures, « isolées et partielles » auraient été publiées sans son autorisation et sans son contrôle; plus grave encore, il n’en aurait « tiré aucun avantage personnel »[8].

L’auteur définit donc la traduction de Bleak House comme fidèle puisqu’elle « reproduit » le texte et qu’elle a été revue par un érudit bilingue (nous soulignons) : « Elle a surtout été dirigée par un homme distingué qui possède parfaitement les deux langues, et qui a réussi de la manière la plus heureuse à reproduire en français, avec une fidélité parfaite, le texte original, tout en donnant à sa traduction une forme élégante et expressive » (Dickens, 1857, p. vi).

Afin que la fidélité de la traduction des propos de l’auteur puisse être vérifiée, on publie même la version anglaise de cet avertissement. La traductrice est cependant nommée en regard de la page de titre; il s’agit de « Mme H. [Henriette] Loreau, auteur des traductions suivantes : Opulence et misère, roman de Mme Ann S. Stephens. Ruth, roman de Mme Gaskell. Les Exilés dans la forêt, par le capitaine Mayne-Reid » (Dickens, 1857, n.p.).

Comme le montre la caution de l’auteur de Bleak House, la France de 1857 ne peut plus se targuer de contrôler les critères du bon goût. Dickens reconnaît aux Français la capacité à juger d’une oeuvre, mais l’auteur étranger n’a plus besoin de leur suffrage pour réussir, même s’il importe de les flatter (nous soulignons) : « Je suis fier d’être ainsi présenté au grand peuple français, que j’aime et que j’honore sincèrement; à ce peuple dont le jugement et le suffrage doivent être un but d’ambition pour tous ceux qui cultivent les Lettres; à ce peuple qui a tant fait pour elles, et à qui elles ont valu un nom si glorieux dans le monde… » (Dickens, 1857, p. vi.) Le passé employé ici est significatif : le succès de Dickens est déjà établi, et sa renommée mondiale ne tient pas à la reconnaissance par le public français, ce peuple qui a tant fait pour les Lettres.

La différence de ton entre la lettre de Swift à Desfontaines et l’avertissement que Dickens adresse à ses lecteurs montre cependant autre chose que la simple évolution du goût français en matière de traduction. L’ironie et l’esprit sont les seules armes dont disposait l’auteur de Gulliver, en l’absence de traités internationaux garantissant la propriété littéraire ou simplement le respect de son texte par les traducteurs français. Dickens, lui, insiste sur l’exactitude et la fidélité, ainsi que sur le contrôle qu’il est en droit d’exercer sur son texte et sur le profit qu’il tire des traductions autorisées. La lettre de Swift (qui n’assume pas officiellement la paternité du texte) reste essentiellement dans le domaine privé tandis que l’avertissement de Dickens se veut un document officiel. Swift s’adressait à un auteur, à un Français et à un critique littéraire dangereux; Dickens s’adresse au public comme auteur et, s’il souligne les qualités du réviseur de la traduction, omet de nommer le traducteur ou la traductrice dont les compétences professionnelles ont rendu possible cette version « exacte ».

L’exemple d’Henriette Loreau (auquel on peut ajouter ceux de Defauconpret, traducteur de Scott, ou de Hughes, traducteur de Twain), dont on évoque les travaux antérieurs et qui n’est connue que comme traductrice de romans et de récits de voyages, montre aussi qu’au XIXe siècle la pratique de la traduction est considérée comme une activité distincte du travail de l’écrivain, de l’historienne ou du savant. Le développement des techniques de l’imprimerie, l’essor du roman-feuilleton, la démocratisation de la presse et la baisse des coûts de production ont permis la création d’une industrie de la lecture dont il n’est pas possible de rappeler le détail ici. Soulignons simplement que le goût pour les romans d’aventure et le développement de la littérature pour la jeunesse encouragent de nombreux anglicistes à traduire les dernières parutions anglo-saxonnes : romans de Fenimore Cooper et Walter Scott, mais aussi, dans le courant du siècle, de Beecher-Stowe, Dickens et des Brontë. La professionnalisation de la traduction littéraire se manifeste ainsi par la délimitation d’un corpus (la plupart des oeuvres d’un auteur sont traduites par une seule et même personne) de même que par le plus grand nombre de traducteurs qui ont l’anglais comme langue maternelle, comme semblent parfois l’indiquer les patronymes mais aussi les rares données dont on dispose à leur sujet. Même si l’origine anglo-saxonne de certains est attestée (c’est le cas de Hughes), il reste à mener plus loin l’analyse des renseignements dont on dispose sur ces traducteurs : on devrait ainsi tenir compte des pseudonymes, parfois multiples pour une seule et même traductrice, ou encore des compétences et/ou de la formation exigées par les éditeurs et les critiques.

Bien sûr, certains traducteurs, et des plus prestigieux, sont aussi auteurs : Nerval, Chateaubriand et Baudelaire. C’est d’ailleurs en tant que traducteur de Poe que l’auteur des Fleurs du mal sera d’abord décrit. Le rôle de ces poètes est extrêmement important, tant pour les textes qu’ils ont fait découvrir au lectorat francophone que pour leurs réflexions sur la traduction. C’est cependant par la portée critique de leur traduction (généralement d’un seul auteur) qu’ils jouent un rôle : Nerval retravaillera son Faust (publié d’abord en 1828), dont Goethe lui-même fera l’éloge; les Histoires extraordinaires (1856) de Poe, tout comme, dans une moindre mesure, les Nouvelles Histoires extraordinaires (1857), connaîtront un grand succès, et susciteront des positions opposées chez les critiques. Le Paradis perdu de Chateaubriand semble quant à lui avoir fait l’objet de peu de commentaires. Les autres traducteurs, ceux qui ne sont pas écrivains, oeuvrent dans la durée et dans le volume, s’effaçant le plus souvent derrière un auteur dont ils deviennent le médiateur français attitré, ou derrière un genre dans lequel ils se spécialisent (roman d’aventures, contes, etc.).

C’est ainsi à partir d’autres exemples que ceux de Baudelaire, Chateaubriand ou Nerval que l’on voit apparaître au XIXe siècle la figure du traducteur littéraire. En fait, il serait plus juste de parler de sa disparition puisque le traducteur, à peine apparu, commence à s’effacer ou à être éclipsé. Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime, d’Oresme et Amyot à Rivarol, en passant par d’Ablancourt, Anne Dacier et Desfontaines, les traducteurs français, s’attaquant à plusieurs auteurs, ont été des agents de l’avancement des connaissances ou de l’évolution de la langue et, à ce titre, bon nombre ont été élus à l’Académie. La plupart d’entre eux ne peuvent être simplement classés parmi les traducteurs puisque leurs activités sont multiples. L’histoire de la traduction étudie le rôle majeur qu’ils ont joué, mais il faut se demander si l’on ne restreint pas la portée de l’oeuvre du mathématicien Oresme, de l’artisan de la prose qu’est d’Ablancourt, de l’érudite Dacier ou du journaliste Desfontaines en les classant dans une catégorie qui n’existait pas pour eux.

À partir de la Restauration, le traducteur encyclopédique, adaptateur, médiateur ou vulgarisateur, s’efface au profit d’un « professionnel » plus ou moins anonyme qui transmet au public un auteur étranger. On fait aussi appel aux anciennes versions que l’on réédite plus ou moins intégralement, le plus souvent en les amputant des volumineuses préfaces du XVIIIe siècle, ce qui contribue à cette disparition du traducteur.[9]

Les traducteurs reconnus et dont le travail fait l’objet de commentaires à l’époque sont aussi ceux qui s’attaquent aux auteurs du canon littéraire, généralement dans le cadre d’une retraduction : Chateaubriand traduisant Milton (1838), mais aussi Lamennais (1855), Aroux (1856) et Ratisbonne (1856) qui produisent leur version de la Divine Comédie entre 1850 et 1860. Certains de ces traducteurs « dantesques », au sens que le terme a à l’époque, seront les hommes d’une seule traduction commentée, justifiée, critiquée et revue, puis corrigée. Contrairement à leurs prédécesseurs moins « spécialisés », certains ne toucheront qu’accessoirement à d’autres domaines du savoir, tandis que Lamennais et Aroux inscriront leurs traductions dans les enjeux socioculturels de leur époque, le premier exprimant sa colère face au siècle dans sa traduction de la Divine Comédie tandis que le second consacre son énergie à montrer que Dante était révolutionnaire et hérétique.[10]

Le paradoxe est donc le suivant : jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le traducteur n’existe pas vraiment puisqu’il ne se définit pas comme tel (il est « auteur », « écrivain », « érudit », etc.) et que son travail n’est pas défini comme une activité autonome. À partir du XIXe siècle, le traducteur existe bel et bien comme professionnel dont la spécialité est la traduction (désormais, le plus souvent d’une seule langue de départ), mais son travail est de plus en plus occulté. Le travail de traduction ou de retraduction effectué par les auteurs français, pour novateur qu’il soit, est la pointe de l’iceberg. Signe de la méfiance dont ils sont l’objet après les excès de leurs prédécesseurs ? Le nom de ces traducteurs, sauf lorsqu’il s’agit d’auteurs reconnus, n’apparaît pas plus souvent que sous l’Ancien Régime dans les ouvrages qu’ils publient, mais la parole revient désormais aux critiques et autres préfaciers (dont l’auteur même du texte, lorsqu’il s’agit de contemporains).

L’étude du paratexte et de la réception critique des traductions au XIXe siècle permet de comprendre en quoi le comportement des traducteurs évolue progressivement à cette époque. Les traductions d’un Courier ou d’un Littré montrent que les critères d’un certain lectorat et d’une part de la critique se sont modifiés. La fidélité à la culture d’arrivée qui était le propre des XVIIe et XVIIIe siècles est remplacée par un souci d’exactitude et même parfois d’exotisation du texte étranger que l’on ne veut plus annexer, du moins en théorie.

Les tentatives littéralistes de Chateaubriand, ou celles, archaïsantes, de Littré restent l’exception; les autres traducteurs et éditeurs, par souci de rentabilité ou de popularité, ne se privent pas de retravailler le texte étranger, surtout lorsqu’il s’agit d’un auteur moderne, tout en annonçant des « traductions revues », « corrigées » ou « nouvelles ». On se retrouve ainsi avec, d’une part, les traductions ouvertement libres de l’Ancien Régime, parfois rééditées dans leur intégralité et, d’autre part, les versions souvent revues et corrigées des traducteurs, prétendument plus « fidèles », du XIXe siècle. L’exemple de la soi-disant retraduction de Gulliver en 1838 porte à son paroxysme l’ambiguïté de la pratique traductionnelle en France au XIXe siècle.

Cette luxueuse édition publiée par Furne, éditeur de Balzac, s’annonce comme une traduction « complète », mais il ne s’agit en fait que d’une révision du texte de Desfontaines de 1727, que l’on corrige à certains endroits, mais auquel on conserve ses omissions et même certains ajouts (Léger, 2004). Les commentaires des « éditeurs » présentent cette traduction comme plus intégrale et plus exacte, ce qui montre cependant que les attentes du lectorat se sont modifiées.

Si on compare le texte anglais et cette traduction, indiquent les éditeurs, on constatera la fidélité « scrupuleuse » de la nouvelle version. Selon eux, la censure de l’Ancien Régime, effrayée des « hardiesses philosophiques » de Swift, aurait exigé de nombreuses suppressions de la part de Desfontaines, ce qui, toujours selon les éditeurs, peut se justifier. Ce qui leur semble par contre inacceptable, c’est que Desfontaines, « homme de savoir et de goût […], digne d’apprécier et de reproduire Gulliver, ait cru pouvoir, sans doute à titre de compensation, interpoler tantôt des phrases, tantôt des pages entières, qui dénaturent l’esprit et le ton de l’ouvrage. » Ils reconnaissent cependant que certains ajouts sont réussis et offrent donc aux lecteurs, en annexe, l’ajout de Desfontaines concernant l’éducation des Lilliputiens (« Avis des éditeurs », Swift, 1838, pp. 123-125).

Les traductions littérales de Chateaubriand ou Littré n’en auraient pas moins été impensables avant la Révolution. C’est donc au XIXe siècle qu’apparaît en France une vision (beaucoup plus qu’une pratique) de la traduction comme importation d’un produit étranger auquel on veut garder son exotisme. Il ne s’agit cependant pas de pur altruisme, comme le montre le second de trois articles que publie Littré en 1857, dans le Journal des débats, où il critique les traductions de Dante par Lamennais et Mesnard (1854) et où il accorde clairement sa préférence à la première. Selon Littré, Lamennais va plus loin que Courier, n’hésitant pas à malmener la syntaxe : « La construction française ne se prêtait pas; il l’a brisée. Les tournures équivalentes ne le satisfaisaient pas; il a adopté une sorte de mot à mot. Puis, faisant choix d’expressions vives, brillantes, énergiques, il a pu les disposer de manière à correspondre aux endroits lumineux du poète » (Littré, 1857, n.p.).

Ceci dit, Littré le reconnaît, les lecteurs sont arrêtés à tout instant par ce qu’il nomme les « achoppements » du texte. Il s’agirait cependant de choix déterminés puisqu’ils tombent sur les points que le traducteur « veut relever et faire remarquer ». Ce genre de traduction exige un art consommé, ce dont disposait Lamennais selon Littré. Chez des traducteurs et des critiques tels que Littré, la traduction archaïsante s’inscrit dans un effort pour redécouvrir et revaloriser un patrimoine littéraire national. Il est néanmoins difficile de savoir si, pour lui, ce type de traduction peut être utilisé pour les auteurs étrangers, contemporains ou non, sinon pour Dante.

Le statut de Dante permet en effet à Littré et à d’autres traducteurs d’envisager une nouvelle manière de traduire. La Divina Commedia, un peu comme Paradise Lost pour Chateaubriand, n’est ni un texte antique faisant autorité, ni un ouvrage moderne. S’ajoutent les difficultés liées à la lecture et à la traduction dans le cas d’un poème quasi épique pour lequel les modèles français sont rares. Libérés de la réputation des auctoritates abondamment commentés et découvrant le corpus littéraire médiéval européen, les traducteurs de Dante s’accordent une liberté différente de celle de leurs prédécesseurs : celle de bousculer la langue d’arrivée et non pas de transformer le texte étranger pour le faire coïncider avec les critères de la langue-culture cible. C’est en cela que le rapport du traducteur au texte et à l’auteur étrangers se transforme : le texte anglais ou italien devient un objet distinct, à saisir, à importer, mais sans chercher à annihiler sa différence culturelle (traduction synchronique) et historique (traduction diachronique). Apparaît ainsi un autre paradoxe de la traduction, qui veut à la fois traduire l’Autre et lui conserver son étrangeté. Littré écrit encore :

Traduire un auteur contemporain est chose simple, bien que parfois très difficile; la grande conformité de pensées entre les nations européennes donne aux langues une conformité correspondante; mais traduire un auteur de l’antiquité héroïque ou du moyen âge est une entreprise qui se complique de la différence des temps. C’est surtout en traduisant qu’on s’aperçoit qu’un écrivain du treizième ou du quatorzième siècle, par exemple, ne pense ni se s’exprime comme nous faisons. À chaque instant, il nous surprend par ses idées, ses tournures, ses locutions inattendues. Tant qu’on a cru qu’il n’y avait qu’une bonne manière, qui pour nous était celle du dix-septième siècle, il n’y a eu qu’un mode de traduction; rendre les auteurs anciens non tels qu’ils étaient, mais tels qu’ils auraient dû être, c’est-à-dire les conformer à ce type unique de correction et d’élégance; aujourd’hui l’histoire, en faisant comprendre le rapport nécessaire entre les temps et les formes, a changé le goût et montré la tradition des types de beauté. Aussi les traductions qui plaisaient à nos aïeux nous déplaisent, et l’on tente des voies diverses pour satisfaire davantage à ce qu’exige le sentiment de ces vieilles compositions.

Littré, 1857, n.p.

L’analyse de Littré révèle un relativisme inconcevable un siècle plus tôt : si les traducteurs avaient déjà insisté sur l’importance des retraductions lorsque la distance historique rendait les anciennes traductions illisibles, ici c’est la manière de traduire ou de retraduire qui change puisque l’on peut concevoir une nouvelle manière de traduire destinée à conserver, voire à mettre en valeur, ce qui distingue la pensée des « auteurs anciens » de celle des lecteurs modernes.

Conclusion

Il semble donc que les traductions qui plaisaient aux aïeux de Littré étaient celles qui les confortaient dans leur image de ce qui s’écrit en français. Les traductions de Desfontaines, Laplace ou Rivarol peuvent ainsi être considérées comme des textes français autant que comme des traductions. En fait, leurs versions sont tellement éloignées des textes de Swift, Fielding ou Dante qu’il est même difficile de les étudier comme des textes traduits, ce qui n’est pas le cas des traductions de Dante ou Dickens au XIXe siècle. Le procès régulièrement intenté aux belles infidèles tient donc d’autant moins que les modifications apportées aux textes de départ sont, sinon décrites dans le détail, du moins globalement annoncées dans le paratexte. Chez les traducteurs antérieurs à la Révolution, le rapport à l’oeuvre étrangère est donc de conquête, pour ne pas dire d’annexion. La notion de traduction annexionniste prend en effet tout son sens lorsque l’on garde à l’esprit le sens militaire de la métaphore.

Est-ce à dire cependant que les traducteurs de l’Ancien Régime se situent principalement sur le versant de la langue-culture d’arrivée et que leurs successeurs accorderont plus d’importance à la langue-culture de départ? J’ai tenté de montrer que, malgré les exceptions que constituent des traducteurs excentriques comme Silhouette, il existe un important décalage entre les deux époques. C’est cependant la personne du traducteur qui l’emportait sous l’Ancien Régime.

Ainsi que le montrent les articles publiés par les Desfontaines et les Fréron sous l’Ancien Régime, les critiques publiées dans les journaux de l’époque et, à l’occasion, les commentaires publiés par les traducteurs sont plus révélateurs de leur vraie perception de la tâche du traducteur et du rôle que le texte traduit devrait jouer. Une étude approfondie des critiques de traduction parues dans un périodique, comme le Journal des débats, publié tout au long du XIXe siècle et où l’on trouve des articles de certains des principaux critiques littéraires de l’époque (Alfred Nettement, Émile Littré, Philarète Chasles, Hippolyte Rigault ou Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury), permettrait de mieux comprendre comment évolue le discours sur la traduction, tant dans le cas des auteurs de l’Antiquité que dans celui des contemporains. Je n’ai pu étudier pour l’instant que l’année 1857.

Il est bien évident que l’affirmation selon laquelle le traducteur naît et meurt au XIXe siècle prête à discussion. J’ai cependant tenté de montrer que la pratique de la traduction s’exerce dans des conditions différentes, avec un projet différent, et que le rapport au texte étranger se modifie. Le XVIIIe siècle est encore le siècle des belles infidèles, mais le rôle des traducteurs semble beaucoup plus encyclopédique (même avant 1747) que celui de leurs prédécesseurs. Nombreux sont les premiers membres de l’Académie française qui, connus pour des traductions des Anciens, ont enrichi la langue littéraire (Perrot d’Ablancourt n’est que le plus célèbre d’entre eux). Au XVIIIe siècle, la traduction encyclopédique expose désormais les Français aux idées et aux formes littéraires de leurs contemporains. La traduction scientifique ou technique ne joue pas un rôle moins important au XIXe siècle, encore qu’il conviendrait de se demander si l’importance prise par les langues vernaculaires dans les sciences ne vient pas changer la donne et accorder une importance encore plus grande à ce type de traduction. La principale différence entre les traducteurs de l’Ancien Régime et ceux de la Monarchie de Juillet ou du Second Empire reste cependant leur degré de spécialisation, au point que l’on peut parler d’une professionnalisation de la traduction. Le rapport qu’entretiennent traducteurs et traductrices avec le texte à traduire est transformé. L’esprit philosophique et même encyclopédique des traducteurs des Lumières qui n’admettaient pas la séparation des domaines du savoir devient ainsi au XIXe siècle un esprit de spécialisation : les traducteurs se réservent une seule langue de traduction et se consacrent à un auteur en particulier (Dickens, Scott ou Dante), à un genre (roman historique, roman d’aventures, conte fantastique, etc.) ou à un public (les femmes, les enfants). À cette spécialisation des traducteurs répond la puissance grandissante des auteurs qui veulent protéger leurs textes et surveillent plus étroitement l’exactitude de leurs traductions françaises.

C’est peut-être dans les tentatives littéralistes de Chateaubriand et Littré que réside la modification la plus intéressante du rapport des traducteurs au texte étranger. Leur définition du rôle que doit jouer le texte traduit intègre la diachronie en insistant sur le besoin de retraduire des textes qui avaient fait l’objet de versions trop libres ainsi que de transmettre l’étrangeté du texte et la vision du monde qu’il propose, qu’elle soit épique, médiévale ou protestante. La traduction ethnocentriste à la française cherche ainsi à devenir traduction dépaysante, pour ainsi dire exocentriste.