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Le caractère transculturel de la rencontre entre l’Amérique et l’Europe a été peu abordé du point de vue de l’activité langagière en général et de la traduction en particulier. En effet, le sujet des échanges linguistiques oraux et écrits a peu retenu l’attention des spécialistes de l’exploration et de la colonisation de l’Amérique latine[1]. Ces échanges entre les colonies et la métropole constituent un véritable processus de transculturation[2] que caractérisent la suppression progressive des cultures indiennes (autochtones) par la culture européenne et la substitution de nouvelles valeurs à l’identité indigène. Entre autres, cette transculturation s’est traduite par « la destruction de tout ce qui pouvait avoir un caractère religieux païen »[3] (Borges, 1992, p. 648). En dépit de son rôle primordial dans la construction de l’identité hispano-américaine tout au long des cinq derniers siècles, la traduction a fait l’objet de peu de recherches. Il est important cependant de souligner la pertinence des travaux menés par plusieurs chercheurs[4] qui s’y rapportent sérieusement. Quant à l’histoire des activités de traduction durant la première période de la colonie dans la Province du Venezuela, elle reste un terrain pratiquement vierge.

C’est dans ce cadre général que s’insère le présent travail, visant à décrire et à interpréter la contribution de la traduction et des autres activités langagières interlinguistiques comme la traduction orale (ou interprétation), la lexicographie unilingue et multilingue, les études linguistiques des langues locales (grammaire, orthographe, phonétique, etc.) au processus de transculturation en Amérique hispanique du XVIe au XVIIIe siècles.

L’étude adopte pour cadre temporel la période comprise entre la rencontre des deux mondes ou, comme l’appelle Strauss (1999, p. 79), « une rencontre réciproque avec le nouveau »[5], et l’expulsion de la Compagnie de Jésus du continent en 1767, date clé qui coïncide avec le déclin de la colonie et l’éveil de l’émancipation.

Le cadre spatial est celui de la Province du Venezuela et jusqu’à un certain point de la Nouvelle Grenade (Colombie actuelle), compte tenu du fait que durant de longues décennies les évêques et la majorité des différents ordres religieux dépendaient de l’archevêché de Santa Fé de Bogotá ou du diocèse de Cartagena.

La première tâche du chercheur consiste en une « archéologie » de personnages, textes et événements afin de constituer un matériau d’analyse de l’activité interlinguistique dans la région. Les sources, variées, se trouvent dans les nombreuses chroniques de la colonisation, les divers documents de l’administration métropolitaine et locale, ainsi que dans les documents et témoignages issus des autorités religieuses responsables de l’évangélisation et de l’historiographie générale de la colonie. Dans ce corpus considérable, les références religieuses occupent, on le devine, une place d’honneur du fait que ce sont les prêtres qui ont consacré le plus d’efforts aux activités langagières. Cela a d’ailleurs aussi été le cas en Europe : « au Moyen Age, dans toute l’Europe, il était courant que les prêtres servent d’interprètes et de traducteurs entre le latin et la langue du royaume et entre celle-ci et les autres régionales »[6] (Dugas de la Boissonny, 1987, pp. 32-33).

Il convient tout d’abord de planter le décor historique et culturel des activités décrites pour ensuite examiner de plus près les tâches des interprètes laïcs et religieux en premier lieu, et, en second, la médiation linguistique écrite, soit celle des traducteurs, grammairiens et lexicographes.

Contexte historique et culturel

En dépit du fait que le contexte de cette rencontre unique de cultures et d’identités ait été amplement décrit par les historiens, anthropologues et sociologues, il n’est pas inutile de reprendre certaines des conclusions générales auxquelles sont arrivées les nombreuses études pour interpréter le rôle joué par les « langagiers » dans les colonies hispano-américaines.

Il apparaît tout d’abord que les armes et la violence de la conquête s’avèrent inefficaces à la pacification des habitants de l’Amérique. Afin que la rencontre puisse se faire, la langue acquiert une importance primordiale dans la mesure où elle permet la communication (qui a dû se faire par gestes dans les premiers temps) sans laquelle aucun traité ou entente entre les parties n’est possible. Toutefois, l’instrument linguistique ne garantit pas aux conquistadors ni aux évangélisateurs la rencontre qu’ils souhaitent. Les difficultés du rapprochement sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, lorsque les missionnaires cherchaient à enseigner ou à inculquer aux Indiens des catégories ou des concepts abstraits qui leur étaient étrangers. Ensuite, lorsqu’à travers la confession ils essayaient d’évaluer des comportements au moyen de modèles de la civilisation occidentale. Ces « civilisateurs » obéissaient en effet à des schémas rigides qui les empêchaient d’accepter, voire de comprendre, un système de vie exempt de tout raffinement parce qu’il s’était implanté durant des siècles en contact étroit avec la nature. (Bruni Celli, 1998, p. 30) Le concept de « civilisation », objet d’approches manichéennes typiquement eurocentristes, s’oppose traditionnellement à celui de « barbarie » : « Un peuple civilisé est celui qui sait faire sa vie et la fait… »[7] (SIC, 1980, p. 54). Or, les peuples précolombiens ont su adapter leur mode de vie, agricole ou de collecte, aux conditions environnementales qui étaient les leurs, ils avaient leurs coutumes, ils avaient adopté une organisation politique et sociale conformes à leur situation, ils possédaient leurs expressions littéraires, caractéristiques de chaque ethnie, ils avaient leurs chants, leur calendrier et leurs prières, et, « selon certains chroniqueurs, il semble qu’il existait des lengua franca [...] entre des populations de cultures différentes. »[8] (Strauss, 1999, p. 89) Ils vivaient « ordonnés », dans un ordre qui n’avait rien à envier à celui des conquistadors.

La vision des langues indiennes qu’entretenaient les Espagnols traduisait une étroitesse d’esprit que l’on retrouve dans les chroniques et surtout dans les préfaces des ouvrages linguistiques (vocabulaires et grammaires) et religieux comme nous le verrons plus loin. Pour exemple, ce capitaine d’infanterie, Francisco Rodríguez Leyte (ca. 1589-1650), qui, dans un mémoire au Chapitre provincial des franciscains (Martínez Ferrer, 1996), écrit à propos de la langue cumanagoto (Est du Venezuela) : « … il leur manque cinq lettres de notre alphabet qui sont B, D, F, L et R, et, à mon avis, le B signifie le défaut de la vérité et de la honte, le D, le manque de connaissance de Dieu […], le F, l’absence de foi […], le L, la vie dans les rites et cérémonies de la loi naturelle, le R, ils n’ont pas de roi qui les gouverne… »[9]

Les valeurs et catégories intellectuelles et spirituelles à la base même des deux cultures qui s’opposaient par le hasard de la « découverte » et l’entreprise de la conquête ne trouvaient a priori aucun terrain d’entente. La transculturation s’est dès lors généralisée au cours de plus de trois siècles de colonisation. Elle a d’abord pris la forme d’une assimilation – les populations locales se voient forcées d’adopter des modes de vie et de pensée espagnols – puis d’une appropriation – les Espagnols adoptent certaines connaissances indigènes, notamment en matière de survie (connaissances de l’environnement, plantes médicinales, etc.) – pour finalement créer une hybridité devenue caractéristique de l’Amérique latine. Sherry Simon distingue l’hybridité du syncrétisme, de la créolisation et du métissage qui « suggèrent qu’à partir de la dynamique de la rencontre culturelle, de nouvelles identités durables seront nées » (1999, p. 31). Pour elle, l’hybridité « n’est pas une nouvelle synthèse, n’est pas un achèvement »; Simon se rallie plutôt à Homi Bhabha pour qui l’hybridité est « un espace tiers », une zone de négociation, de dissension et d’échange, le locus d’une « ‘culture translationnelle’ qui court-circuite les schémas d’altérité pour exprimer la dérive des identités contemporaines » (1999, pp. 39-40). Cette hybridité continue aujourd’hui de s’exprimer sous un jour constamment nouveau et ne cesse de s’alimenter de la traduction.

Finalement, d’un point de vue à la fois religieux et culturel, l’évangélisation a certes supprimé des populations indiennes l’idolâtrie pour convertir les âmes au catholicisme, mais une nuance s’impose :

Il est important, cependant, de tenir compte du fait que, s’il est vrai que le missionnaire, par conviction, définition ou exécution de sa mission, a extirpé tout ce qu’il y avait de religion ou de religieux dans ces régions, il s’est aussi, après un certain temps, occupé de compiler le peu qui subsistait des cultures indiennes, ne fût-ce que par acquit de conscience – particulièrement lorsqu’il a mieux compris ces cultures – et quand, du fait de son ministère, il a découvert des façons moins agressives d’évangéliser.[10]

Strauss, 1999, p. 90

Cette nuance, maigre compensation pour les dommages infligés, est celle qui nous amène, entre autres, à examiner la médiation linguistique des ordres religieux. Avant cela, un regard général sur les premières manifestations d’une telle activité, celle des premiers interprètes, est nécessaire.

Les interprètes

Le Primer Diccionario de la Lengua de Sebastián de Covarrubias définissait déjà en 1611 les caractéristiques de la profession :

Lengua[11] : l’interprète qui déclare une langue avec une autre, en intervenant entre les deux langages différents.

Interprète : celui qui passe les mots et les concepts d’une langue dans une autre, avec fidélité, prudence et sagacité, et qui a la même connaissance des deux langues, et qui cherche ce qui peut correspondre dans une langue à ce qui se dit dans cette autre langue par allusions et termes métaphoriques.[12]

Covarrubias, 1611, pp. 739-740

De même, au titre XXIX du livre II de la Recopilación de Leyes de los Reynos de las Indias[13] figurent quinze dispositions, datées entre 1529 et 1630, et signées par Carlos V, Philippe II et Philippe III, relatives aux interprètes. La première loi, de 1529, qualifie les interprètes d’assistants des Gouverneurs et de la Justice: ils ne peuvent demander aux Indiens, ni recevoir d’eux, bijoux, vêtements ou nourriture. Celle de 1537 autorise les Indiens à être accompagnés d’un « chrétien ami » pour confirmer la véracité et l’exactitude de ce que disent les interprètes. Les lois de 1563 octroient à l’activité des interprètes un statut professionnel : un salaire est déterminé selon le nombre de questions qu’ils interprètent, de même que les journées et les horaires de travail; on établit un nombre d’interprètes par audience et leurs devoirs sont précisés dans le serment qu’ils prêtent : « …interpréter avec clarté et transparence, sans cacher ni ajouter, sans être partial … »[14]; en cas de non respect de ces dispositions, ils peuvent être condamnés au paiement d’une amende (Solano, 1991, pp. 62-64). Les ordres religieux n’étaient évidemment pas tenus de s’astreindre à ces dispositions qui ne s’appliquaient qu’à l’administration et à la justice coloniales.

La première mention d’un interprète sur le territoire vénézuélien est celle d’une femme (Bastin, 2004). En effet « le conquistador Alonso de Ojeda, lors de son incursion dans le Lac de Maracaibo en 1499, fit prisonnière une autochtone guajira; après l’avoir baptisée du nom d’Isabel, il l’emmena en Espagne, et la ramena en tant qu’interprète à l’occasion de son deuxième voyage et, plus tard, l’épousa »[15] (Alvarez de Lovera, 1994, p. 83). L’historiographie révèle deux noms mieux documentés, ceux d’Estebán Martín et de Pedro de Limpias.

Tant Herren (1992, p. 55) que Oviedo y Baños (Libro primero, 1992, p. 31-33) et Marco Dorta (1969) mentionnent Estebán Martín, interprète d’Ambrosio Alfinger, explorateur à la solde des banquiers allemands, Welser, à Saint Domingue, chargés par Carlos I de conquérir le Venezuela. Vers la fin 1531, Alfinger mit à son service Esteban (aussi dénommé Francisco) Martín, « lengua et interprète des Indiens », notamment pour organiser une rencontre pacifique entre les survivants de son armée et les Indiens de l’endroit. Martín s’adressait à eux, « dans leur langue, qu’il connaissait mieux qu’eux » et les convainquit de donner aux Espagnols « l’hospitalité pour quelques jours jusqu’à ce que le général puisse décider de poursuivre le voyage (…) ils se mirent en route emmenant avec eux Martín… »[16]. Esteban Martín apparaît encore dans le poème le plus long de la langue espagnole (plus de 110 000 décasyllabes rimés), Elegía de Varones ilustres de Indias de Juan de Castellanos, écrit, non pas en Espagne, mais en Nouvelle Grenade, à Tunja (Colombie actuelle)[17].

Pedro de Limpias est un autre interprète des premiers temps de la colonie, parmi ces médiateurs ignorés des historiens. En 1541, Felipe de Utre, lieutenant général « pour les affaires de guerre et les nouvelles découvertes », partit à la recherche de l’El Dorado. Durant son voyage, il résida quelques jours dans un village de la province de Papamene où il rencontra un Indien « qui, par la maturité de ses actions, la sérénité de ses paroles et le sérieux de sa personne, paraissait une personne illustre, obtint de lui moult informations à propos de l’objet qu’il recherchait dans ce voyage … »[18] (Oviedo y Baños, Libro segundo, 1992, pp. 82-83). L’Indien, « raisonnable interprète » s’appelait Pedro de Limpias (ibid., pp. 93-94).

Angel Rosenblat affirme que « la femme indienne a été une collaboratrice très efficace »[19] et mentionne notamment doña María qui aurait accompagné Bartholomé de las Casas, en 1521, près de Cumaná, et en 1537, une autre Indienne du même nom, aurait offert ses services de « médiatrice de la paix » au gouverneur du Venezuela, Jorge Espira. L’explorateur Nicolás de Federman aurait lui aussi utilisé les services d’une Indienne pour la médiation linguistique. D’autres mentions d’Indiens interprètes apparaissent sporadiquement dans différentes chroniques, sans toujours les nommer. En revanche, on trouve dans le répertoire de Silva Montañes (1983) quelques prénoms sans nom qui correspondent à des Indiens lengua, comme Francisca (1639), Juliana (1584), Juanillo (1552), Diosdado, etc.

La plupart des premiers missionnaires qui prenaient la peine de s’intéresser aux langues locales étaient des interprètes ecclésiastiques. Rey Fajardo (1995 et 2002) fournit les noms de plusieurs jésuites ayant exercé les fonctions d’interprètes pour leur sacerdoce, notamment José Dadey (1576?-1660), Domingo Molina (Molinello) (1591?-1661) y Miguel Jerónimo Tolosa, fondateurs du premier collège de sciences humaines de la ville de Mérida en 1629. Les missionnaires ont également « formé » des interprètes locaux. Fernández Heres affirme : « Des informations ont été trouvées sur l’utilisation d’interprètes ou lenguaraces, c’est-à-dire des Indiens qui, munis d’une connaissance élémentaire de la langue espagnole, apprise des Espagnols, servaient de pont et communiquaient à leurs semblables le message des missionnaires, au risque que ce message puisse être communiqué de manière distordue. »[20] (2000, p. 20) Ces deux catégories d’interprètes ont exercé leurs activités tout au long de la colonisation, mais leur rôle s’est amenuisé à mesure que les Indiens apprenaient (souvent de force) la langue des conquistadors et les missionnaires celles des Indiens, et qu’augmentait la médiation écrite.

La médiation linguistique écrite

Peu d’informations sont disponibles à propos de la traduction durant l’administration coloniale, et ce, paradoxalement, puisque l’Espagne, déjà à partir de 1527, avait créé le Secretaría de Interpretación de Lenguas (SIL), organisme officiel destiné à fournir à l’administration espagnole des services de traduction et d’interprétation[21]. Tout porte à croire que des services semblables ont dès lors dû exister en Amérique. La découverte, dans les archives de Séville (AGI), d’un document daté de 1803 qui réclame pour un traducteur vénézuélien, Vicente Salias, employé de l’administration coloniale, une augmentation de salaire en est la confirmation.

Au Venezuela, en tout cas, ce sont les textes religieux qui font l’objet de traduction. Les ordres religieux (augustins, dominicains, capucins, franciscains et jésuites principalement) en sont les exécutants. Leurs tâches langagières comprennent l’interprétation, la traduction (de catéchismes surtout), mais également l’élaboration de grammaires, de manuels d’enseignement des langues locales et de glossaires et lexiques unilingues, bilingues, voire trilingues. Ces langagiers sont donc très nombreux; dans sa bio-bibliographie des jésuites au Venezuela, Rey Fajardo (1995) recense pas moins de 30 membres de la Compagnie de Jésus s’étant consacrés à des activités langagières. Encouragés à évangéliser dans la langue des populations locales, parfois contraints, les missionnaires se sont attelés à l’étude des langues indiennes, et en ont écrit des grammaires :

Because of their academic training and the nature of their profession, the missionary grammarians naturally used a Latin framework for their study of the Indian tongues. This approach has been rather severely criticized by modern linguistic scholars on the ground that the aboriginal languages contain many features which do not follow Latin patterns... Yet few modern grammars of Maya languages are comparable in scope, and they all lean heavily on the colonial texts even when they follow modern analytical methods.

Scholes, 1977, p. 261

Simultanément, ils ont élaboré des lexiques :

As Daniel Brinton pointed out many years ago, the dictionaries [...] bear comparison with European dictionaries of the same period and even surpass them in scope.

ibid., p. 262

En fait, comme l’indiquent les titres, nombre de catéchismes et livres de prières ne font souvent qu’un avec ces vocabulaires et grammaires. La publication conjointe d’un catéchisme, d’une grammaire et d’un lexique démontre bien l’étroite filiation existant entre ces « produits » langagiers au service d’une même cause: la conquête spirituelle. Elle démontre aussi la polyvalence de ces missionnaires qui décrivaient les langues, organisaient leur lexique et faisaient de la traduction.

La traduction des textes religieux

On signale la présence du livre à Caracas et dans plusieurs autres villes de la Province à partir de 1600. Les livres empruntaient diverses voies de pénétration : les emprunts, les dons, les copies manuscrites, l’importation et plus tard, en dépit de la surveillance de l’Inquisition, la contrebande. Quatre-vingts pour cent des livres importés d’Espagne au Venezuela étaient au XVIIe siècle des ouvrages religieux (Leal, 1979, pp. 41-42).

Les catéchismes, les doctrines, les livres de confession et les livres de prières figuraient parmi les plus fréquemment utilisés; ils étaient aussi les écrits les plus importants des missionnaires (Fernández Heres, 2000, p. 13).

1. Caractéristiques des catéchismes[22]

Les doctrines sont des recueils d’enseignements et d’instructions, les catéchismes des recueils de questions et réponses destinés à l’enseignement; quant aux livres de confession, ils rassemblent des exemples de questions à poser durant la confession parfois accompagnées de réponses parmi les plus courantes et les livres de prières des recueils de prières les plus récitées.

Des 23 catéchismes recensés par Fernández Heres (2000), quelques-uns sont unilingues, en espagnol ou en langue locale, la plupart bilingues. Le premier catéchisme circule au Venezuela entre 1510 et 1521 sous forme manuscrite. Comme les trois suivants, il est unilingue en espagnol. Le deuxième est originaire de Colombie et les troisième et quatrième de Porto Rico. En tout, il y a sept ouvrages unilingues en espagnol, six bilingues et un multilingue (nº 23), le reste étant unilingue dans l’une des langues indiennes du Venezuela. Au moins sept font partie de vocabulaires ou de grammaires.

Tous les textes religieux, et tout spécialement ceux destinés à l’enseignement des Indiens, faisaient l’objet d’autorisation de publier par l’autorité correspondante. Cette autorisation était octroyée à la suite d’un processus parfois assez complexe qui dénote l’importance accordée au contenu doctrinaire des enseignements des missionnaires par les autorités des différents ordres religieux ou par le Vatican. Dans le cas des ouvrages en langue indienne, l’auteur ou le traducteur devait être reconnu comme spécialiste de cette langue par ses pairs et des consultations s’établissaient auprès de plusieurs experts. Le contenu était ensuite examiné par un comité de « supérieurs » et d’experts qui donnaient leur imprimatur. En cas de problème, l’auteur ou le traducteur devait s’astreindre à la correction de son texte selon les commentaires reçus des évaluateurs. Le texte révisé devait ensuite obtenir l’approbation du comité. Il arrivait que le traducteur justifie sa traduction ou qu’un tiers appuie ou critique ladite traduction. Ce processus, parfois long de plusieurs années, constituait certes une forme de censure, mais révélait le soin avec lequel le matériel didactique d’évangélisation était scruté tant dans le contenu que dans la forme, comme nous allons le voir.

2. Difficultés de communication linguistiques et culturelles

Le catéchisme nº 6 est un texte bilingue traduit par le Père Tauste qui, bien que reconnu en tant que connaisseur de la langue cumanagoto, rend compte, dans l’introduction de son Arte, y Vocabulario de la lengua de los indios chaymas, cumanagotos, cores, parias, y otros diversos de la provincia de Cumaná, o Nueva Andalucía. Con un tratado a lo último de la Doctrina Christiana, Catecismo de los Misterios de Nuestra Santa Fe, traducido de Castyellano en la dicha Lengua Indiana (Madrid, 1680) dont fait partie le catéchisme, des difficultés posées par cette langue :

... d’abord parce qu’elle est totalement différente de toutes les langues d’Europe et qu’elle est composée d’une manière très barbare; deuxièmement sa mauvaise prononciation la rend difficile [à comprendre]; troisièmement parce que tous ces gens manquent de livres, d’écrits ou caractères, parce qu’ils ignorent tout des écritures et des lettres...[23]

cité dans Fernández Heres, 2000, p. 49

Dans la même introduction, le traducteur, qui affirme avoir pris vingt-trois ans de soin et de démarches pour faire imprimer ce texte (ibid.), explique aussi les difficultés d’ordre conceptuel. En matière de religiosité, les Indiens ne savent pas qu’il y a un Dieu, n’aspirent pas aller au Ciel, ne craignent pas le Démon, ne connaissent pas l’âme; en ce qui concerne l’intellect, ils ignorent la raison, l’entendement et ses opérations, ce qu’est un ange ou une personne et ne distingue pas cette dernière de l’animal.

Le nº 7, Manual para catekizar, y administrar los Santos Sacramentos a los indios que habitan la Provincia de la nueva Andalucía, y nueva Barcelona, y San Cristobal de los Cumanagotos, du Père Fr. Mathias Ruiz Blanco, Burgos, 1683, comporte une préface signée de l’auteur où il se réfère à la difficulté de communication et au fait que « les missionnaires ne disposent pas, dans leurs tâches si difficiles, d’interprète suffisamment instruit en espagnol, si ce n’est l’un ou l’autre jeune Indien aux capacités limitées »[24] (ibid., p. 50). C’est ainsi qu’il affirme que son objectif est :

...de faciliter la tâche des Religieux qui ne connaissent pas suffisamment la langue de ces Nations; et pour que l’on puisse aider ceux qui viennent d’arriver à exercer la charité à ces âmes, en leur donnant les mystères de notre sainte foi catholique […] dans le style le plus clair et simple possible, dans la langue des Indiens, la plus courante et utilisée avec la langue espagnole qui lui corresponde.[25]

ibid.

La difficulté de communication tient aussi, selon l’auteur dans sa Préface, à ce que « les indigènes, rudes comme ils sont, disent les choses de manière incohérente.[26] » (ibid.)

Les nº 10 et 11, Confesionario más Breve en Lengua Cumanagota (1723) et Confesionario más Lato en Lengua Cumanagota (1723) sont écrits (traduits?) par le Père Fr. Diego de Tapia, reconnu par ses pairs comme un expert en langue cumanagota, au point que le supérieur de sa communauté lui exige « obéissance pour écrire les langues et laisser de côté tout le reste… »[27] (cité dans ibid., p. 54). Selon le Père Tapia, « il ne peut y avoir de raisonnement ni de mot douteux qui n’ait été vu et revu, et consulté auprès de ceux qui, mieux que moi, les comprennent. »[28] (cité dans ibid., p. 55).

Le nº 16 est intitulé Doctrina Cristiana en lengua aruaca (1765). Bilingue, c’est un résumé de doctrine chrétienne (espagnol-aruaca) qui fait partie d’un Vocavolario para la lengua Aruaca. L’auteur est un missionnaire capucin catalan qui a ponctué son texte de mots en catalan.

Les nº 17 à 20 sont des catéchismes bilingues qui font partie d’ouvrages lexicographiques et grammaticaux.

Quant au nº 23, El Padre nuestro en lenguas indígenas venezolanas: en Caribe del Continente I; en Caribe de las Antillas II; en Cumanagoto I, II, III; en Aravaco I y II; en Goajiro I y II; en Chibcha I y II; en Achagua; en Guarani o Tupí (Rojas, 1996, pp. 205-217), il s’agit d’une compilation du Notre Père dans diverses langues locales. De l’avis du compilateur, la traduction de la prière dominicale dans les langues indigènes du Venezuela « ne peut être considérée que comme un effort de philologie artistique. L’idée primordiale, dans presque toutes [les traductions], est diluée, la phrase torturée, la version défectueuse, parce qu’elle ne synthétise pas le génie de chaque langue. […] Dans les nations qui ont une littérature propre, la question est différente [quechua, guaraní ou tupí]… »[29]. Commentaire qui remet à nouveau en question la capacité de ces langues orales, de par « le moule de leurs modestes structures », à contenir le sens et l’expressivité d’un message ou d’une idée déterminée de l’évangélisateur.

3. Processus de traduction, évaluation, révision et publication. Une pratique raisonnée

Le nº 5, par exemple, est approuvé par un comité des « supérieurs majeurs » de l’ordre des jésuites et de « connaisseurs » de la langue Mosca, réunie en août 1606 « pour examiner la traduction du [catéchisme] limense en langue Mosca ou Chipcha présentée par le Père Dadey. »[30] (cité dans Fernández Heres, 2000, p. 47)

Dans le nº 8,Práctica que hay en la enseñanza de los indios, y un directivo para que los religiosos puedan cómodamente instruirlos en las cosas esenciales de la Religión Cristiana en lengua cumanogota y castellana, 1683, le traducteur, le Père Dray Matías Ruiz Blanco, expose bien sûr les difficultés de la communication avec les Indiens, mais aborde aussi la question de la traduction. Dans cet ouvrage bilingue, le traducteur affirme qu’il a passé dix-huit ans à répertorier :

[…] dans leur langue les termes les plus authentiques pour leur proposer les mystères de notre sainte foi et parce que dans la première traduction de la doctrine quotidienne il y avait plus de termes que nécessaire et certains enchaînements contraires à la vérité, avec des termes impropres à cause d’interprètes peu versés dans notre langue castillane, je me suis consacré à traduire de nouveau la Doctrine Chrétienne, en lui retirant certains termes castillans inintelligibles pour les indigènes, ainsi que d’autres de leur langue, parce qu’ils étaient superflus, et ainsi j’ai composé la Doctrine et le Catéchisme que j’ai fait imprimer en 1683.

Bien que ma traduction ait obtenu l’assentiment et l’approbation des meilleurs interprètes de ce pays et que grâce à elle l’instruction des Indiens catéchumènes ait été moins laborieuse, des scrupules et des doutes se sont manifestés à cause d’interprètes indiens qui, mal intentionnés, dissimulaient la vraie signification d’un terme très nécessaire et important, à ce que j’ai dû répondre, et sans aucun doute cette question se précisera chaque jour davantage.[31]

cité dans Fernández Heres, 2000, p. 51

Ce texte constitue, en plus de son contenu doctrinaire, un texte philologique précieux par ses nombreux commentaires linguistiques. Il témoigne également du souci de corriger la tendance de certains traducteurs à parsemer leurs traductions en langue locale de termes en espagnol et de rendre la version la plus idiomatiquew et « authentique » possible.

Le cas le plus intéressant est certainement le nº 12,Resso Cotidiano en Lengua Cumanagota (1752). Il s’agit d’un livre de prières, écrit par le Père Fr. Diego de Tapia en langue indienne pour les églises et écoles de la mission de Píritu et traduit en espagnol par le Père Fray Pedro Cordero. C’est aussi l’un des rares exemples de texte écrit en langue indienne et traduit en espagnol, l’inverse étant l’habitude. D’ailleurs, l’impression de cette version espagnole a rencontré de nombreux obstacles dus à la censure exercée par le Frère Juan de Puga : « du fait de certaines objections du Frère à la traduction de l’indien en espagnol »[32] (ibid., p. 57). Le Frère Antonio Caulín s’est porté à la défense de cette traduction au moyen d’un dossier volumineux qu’il présenta au Conseil des Indes en 1761. Nous résumons ci-dessous les principaux arguments du Frère Caulín (Caulín, 1996, apéndice I, p. CCXL) :

Premièrement, aucun théologien, ignorant de cette langue, n’a le droit de s’exprimer sur ce catéchisme cumanagoto. Les objections du Père Puga ne portent que sur la version espagnole que le Père Cordero a faite « de chacune de ses phrases en les construisant mot à mot, alors qu’il aurait dû le faire selon le sens comme l’a fait Saint Jérôme et comme il est conseillé aux interprètes. »[33]

ibid.

Le Frère Caulín avait d’ailleurs déjà formulé une recommandation semblable auprès des missions, à savoir « que l’on mette l’espagnol en nos propres phrases et qu’on laisse l’indien dans les siennes, puisqu’il s’agit de la même substance »[34]. D’où les objections du censeur et l’interdiction du Conseil des Indes d’utiliser le catéchisme en quelque langue que ce soit.

Deuxièmement, le catéchisme utilisé dans les Missions est le même que celui employé en Espagne. Pour le prouver, Caulín présente au Conseil des Indes sa propre (re)traduction « exempte des objections à la construction matérielle du Père Cordero, et comprenant quelques tours plus appropriés, pour que [Sa] Majesté, la trouvant sans inconvénient… »[35] restitue ledit catéchisme.

Troisièmement, il n’est pas suffisant d’apprendre aux Indiens à prier en espagnol, il convient de les évangéliser oralement dans leur langue. En effet, « bien qu’ils prient tous les jours en espagnol, qui est pour eux une langue étrangère, ils n’apprennent, comme les perroquets, que la matière des mots sans intelligence des mystères, et ainsi ils ne seront jamais de vrais chrétiens. »[36]

Une fois les corrections faites, la publication du catéchisme en espagnol a finalement été autorisée ainsi que son utilisation dans les deux langues.

Conclusion

Cette étude essentiellement descriptive met en lumière une série d’éléments intéressants pour l’histoire de la médiation linguistique durant la colonisation de l’Amérique hispanique.

1) L’utilisation d’interprètes locaux est jugée trop déficiente par les missionnaires (certains doutent même qu’ils soient capables d’apprendre l’espagnol...), d’où la décision d’évangéliser dans les langues autochtones parce qu’enseigner la langue du roi aux fins d’évangélisation aurait retardé considérablement cette dernière. Aussi les missionnaires des différents ordres religieux se mettent-ils à étudier les langues locales, les organisent et les consignent dans des vocabulaires et des grammaires. Ensuite, ils traduisent dans ces langues. Cela à l’encontre des lois édictées par les autorités espagnoles, puisque, dès 1550 (Libro VI, Título I), celles-ci recommandent aux prêtres d’enseigner l’espagnol aux enfants d’Amérique et qu’en 1770, Carlos III, par une Cédule royale, déclare les langues indigènes « illégales ». Se vérifie ici encore l’adage bien connu des Hispano-américains selon lequel « La loi se respecte mais ne s’applique pas »[37]. C’est ainsi que l’on trouve des catéchismes en espagnol pour des raisons politico-religieuses, telles que l’hispanisation du sous-continent et la précision des vérités de la foi catholique; d’autres en langue indienne pour des raisons pratiques d’efficacité de la communication et de respect de l’identité et de la culture des populations locales (notamment selon les enseignements de Saint Paul qui insistait que la foi soit d’abord et avant tout « entendue »); et d’autres enfin bilingues, comme solution « politique » à la coexistence de deux ordres, l’un pratique et l’autre institutionnel. Le matin, on enseignait en langue indienne et l’après-midi en castillan, parce que, affirmait le Père José Gumilla : « d’abord on servait Dieu et en second le Roi notre Seigneur qui ordonne qu’on établisse dans les missions la langue espagnole. »[38] (Gumilla, 1963, p. 513)

2) Les traducteurs de catéchismes sont confrontés à la difficulté de traduire certains concepts de la religion catholique. Certains optent pour les laisser en espagnol dans le texte, d’autres emploient le latin, d’autres encore se risquent à les traduire s’exposant ainsi à la critique et à la censure. La question est donc celle de l’opportunité de traduire. En effet, selon García Ruiz (1992, p. 10), trois constructions conceptuelles opposent Indiens et Espagnols : la perception de la personne, la perception de la divinité et la perception de la transgression (le péché). En dépit du souci des missionnaires de pénétrer les représentations cognitives des Indiens, il leur était impossible de faire fi de leur position paternaliste à l’égard de l’Indien et de son « inculture ». L’évangélisation, par la traduction, n’a d’ailleurs pas réussi à extirper les croyances des autochtones ni le contenu éthique de leur culture qui restent aujourd’hui soit bien vivants dans certaines communautés, soit réorganisés dans l’identité latino-américaine par l’apport d’éléments extérieurs – hybridité ou « contagion » (Baigorri y Alonso Araguas, 2007).

3) La médiation linguistique coloniale rend également apparente la hiérarchie accordée aux langues en présence : en haut l’espagnol et, parfois, le latin, langues supérieures et civilisées, seules susceptibles d’exprimer avec justesse et précision les concepts nécessaires à l’évangélisation, et, en bas, les langues indiennes, barbares, vagues et incohérentes. Et pourtant l’espagnol est nettement minoritaire en Amérique aux XVIe et XVIIe siècles… Rien de bien différent à ce que constatent Rafael (1998) aux Philippines : en haut le latin, puis l’espagnol et, en bas, le tagalog, et Alves Filho et Milton (sous presse) au Brésil : latin, portugais et tupí.

4) Le paratexte des ouvrages traduits (introductions et préfaces) témoigne de nombreux commentaires relatifs d’abord aux langues et cultures indiennes et à leurs locuteurs, ensuite au laborieux processus de traduction et finalement à la longue procédure de contrôle exercé par les autorités ecclésiastiques et civiles sur ces ouvrages afin d’en autoriser la publication, la diffusion et l’utilisation. Les langues et les cultures autochtones font l’objet, comme nous l’avons vu et comme de très nombreux autres exemples pourraient l’illustrer, d’une perception eurocentriste très négative, bien que nombreux soient les langagiers de l’époque qui aient consacré leur vie à protéger ce patrimoine ou, du moins, à sauver ce qu’il en restait. Certes long, en raison de la méconnaissance des langues indiennes et des difficultés conceptuelles rencontrées, le processus de traduction se met d’abord au service de la communication. Les traducteurs cherchent avant tout à être compris, au moyen d’une langue juste et idiomatique, de paraphrases et d’adaptations. Ils insèrent leurs versions dans des ouvrages linguistiques (vocabulaires et grammaires) donnant ainsi à leurs textes un environnement ethnolinguistique. Ils rejettent la traduction littérale, mais les censeurs sont implacables lorsque existe le moindre doute au sujet de la dénomination ou interprétation d’un concept. Un comité d’experts se réunit et sanctionne. Il arrive qu’une contre-expertise intervienne. Le dossier se rend jusqu’au Roi qui prend sa décision. Le traducteur se conforme aux recommandations éventuelles et effectuent les corrections demandées. Voilà qui dénote le sérieux accordé à l’entreprise de traduction des textes doctrinaires, d’usage courant par les missionnaires.

5) Enfin, le manque d’études consacrées à la médiation linguistique et la multitude de situations différentes en Amérique latine appellent plus que jamais des efforts conjugués de la part des chercheurs concernés pour cerner au plus près le phénomène de la transculturation qui a forgé et continue de forger l’identité dans la région.