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Pour le professeur Roland Houde, maître, collègue, ami

Personne ne saurait dénier l’importance de la contribution d’Immanuel Kant à l’évolution des idées en Occident. Une preuve éloquente à cet égard, je faisais remarquer encore récemment à l’un de mes collègues la fréquence avec laquelle la pensée de Kant avait été sollicitée par les physiciens du XXe siècle, ceux-là mêmes qui ont oeuvré à la révolution de la mécanique quantique et de la cosmologie relativiste : Kant est tout simplement devenu l’interlocuteur obligé des Heisenberg, Schrödinger, Von Weizsacker, Einstein et Bohr lorsqu’ils ont tenté de s’expliquer sur l’enjeu et la portée du « paradigm shift » encouru avec cet élargissement incroyable des horizons du domaine physique.

Il y a une raison à cela : la révolution accomplie par le criticisme kantien au XVIIIe siècle, qui justifie à elle seule l’appellation d’Aufklärung, a littéralement jeté les bases d’une épistémologie digne de ce nom, tant du point de vue du sujet connaissant, de la façon dont ses facultés s’exercent, que de l’objet connu, de sa nature phénoménale. Les principes de la connaissance chez Kant, les catégories de l’entendement, sont des formes innées de l’intuition. Qu’est-ce à dire? En bref, nous ne percevons et, par suite, ne connaissons pas les objets tels qu’ils sont, mais bien tels que nous les concevons. La réalité n’est pas accessible en soi, en tant que noumène, mais seulement à l’état de phénomène. Ce dernier, en retour, est appréhendé à travers les catégories de l’entendement, sous la forme d’un jugement synthétique a priori. Un jugement synthétique, contrairement au jugement analytique, où le prédicat est contenu dans le sujet, inhérent à sa signification, implique un gain d’information. Cette information nous est dispensée sous forme d’intuition sensible. Mais celle-ci ne s’exerce pas dans le vide, de façon aléatoire. Elle opère dans l’espace et dans le temps, qui sont les formes a priori de la sensibilité. La formation du jugement à partir de l’intuition sensible s’effectue à travers le filtre des catégories, soit des formes de pensée qui sont propres à la constitution de notre entendement. La forme de vie que nous sommes devenus au fil de l’évolution appréhende donc la réalité qui ne lui est accessible qu’à l’état de phénomène à la faveur de jugements dont le principe existe a priori dans notre esprit, puisque les concepts qui y sont mobilisés n’appartiennent pas au domaine de l’expérience et ne sont pas contenus dans les données sensibles. À ce tableau il faut ajouter un mécanisme plus mystérieux, qui peut nous sembler avoir été introduit ad hoc par Kant, on ne le sait trop, en l’occurrence la synthèse de l’aperception transcendantale et le schématisme de l’imagination, une espèce d’opérateur-charnière qui s’articule à l’interface entre les formes innées de l’intuition sensible et l’ordre conceptuel assorti à la fonction régulatrice de l’entendement.

Cet exposé bien sommaire de l’épistémè kantienne, celle notamment qui ressort de la 1ère Critique[1], nous permet néanmoins de constater qu’il n’y est pas question de langage, ni comme donnée constitutive ni comme véhicule des opérations de l’entendement. C’est sur ce point précis que Kant va être pris à partie, sinon critiqué (Hamann et Herder), à tout le moins amendé (Humboldt) par les penseurs que nous examinerons bientôt. Concurremment à la « révolution copernicienne » du philosophe de Königsberg, l’Académie de Berlin allait devenir l’hôte de débats consacrés à l’origine du langage et à l’influence qu’il exerce sur les moeurs et les opinions des peuples. C’est là précisément, à contre-jour du puissant faisceau de l’Aufklärung kantienne, qu’un aréopage de penseurs tous plus originaux les uns que les autres sondera les soubassements de la langue, la pluralité intrinsèque de sa distribution couplée à la singularisation qui la caractérise et qui est chevillée à tous les stades de sa gestation, pour ainsi en venir à considérer très sérieusement l’hypothèse d’un « relativisme linguistique », procédant par la même occasion à la mise en chantier d’une méthode comparative qui transcende la thésaurisation étymologique parfois échevelée dans laquelle se délectaient les ténors de l’Âge Baroque.

Ce frayage intempestif dans le maquis des « Lumières » connaîtra par la suite une longue période d’éclipse avant d’être revitalisé dans la première moitié du XXe siècle avec la formulation de l’hypothèse Sapir-Whorf. Le libellé de cette hypothèse comporte deux versions, forte et faible, la première assumant formellement que l’exercice de la pensée repose sine qua non sur l’exercice du langage, alors que la seconde admet volontiers une influence certaine des catégories linguistiques sur le processus cognitif. La notion de « relativité », à l’instar de son emploi chez Einstein, n’a rien à voir ici avec une espèce de fourre-tout où tous les angles de vue viendraient se confondre et s’égaliser, mais réfère plutôt, dans un premier temps, à la relation co-originaire du langage et de la pensée et, par suite, à la relation des langues entre elles, où se déploie une pluralité d’horizons ontologiques qui tantôt se voient fracturés, encourent une lésion au contact de l’autre, tantôt entrent en intersection, dessinant ainsi le terrain de prédilection de l’activité de traduction[2].

Ceci dit, un premier exercice d’archéologie s’impose à nous, il me semble, ne serait-ce qu’en considération du fait que rien ne vient de rien. En effet, force est de reconnaître, dans le sillage d’un Leibniz affirmant que « Natura non facit saltus », bref que la « nature ne fait pas de saut », qu’il n’y a pas davantage de « génération spontanée » dans le domaine des idées. Aussi trouve-t-on un précurseur magistral de ce mouvement d’idées liant l’évolution de la pensée à la genèse du langage restitué à son historicité foncière. Il s’agit de Giambattista Vico (1668-1744), philosophe original s’il en est, une espèce de maverick indomptable qui a jeté les bases d’une conception pleinement historicisée de l’évolution de la pensée, qu’il associait en son principe à la connaissance philologique, le langage constituant pour lui une donnée aussi fondamentale que l’histoire, et considérablement plus pertinente que la « denrée mentale » ruminée par Descartes. Un second « éclaireur » lancé à l’assaut de cette terra incognita est le philosophe français Étienne Bonnot de Condillac (1714-1780), notamment dans son remarquable Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746)[3], où il se fait le promoteur, avant même Humboldt et Herder, d’une épistémologie et, par suite, d’une anthropologie basée sur l’analyse de la stratification langagière de la pensée et d’une activité cognitive qu’il ente directement sur le substrat des affects[4]. Prenant le relais des idées exposées par le philosophe britannique John Locke (1632-1704) dans son Essay Concerning Human Understanding (1690)[5], quant à la vocation communicationnelle du langage et à sa nature essentiellement contractuelle, Condillac conviendra plutôt de son rôle constitutif dans la genèse de la pensée et la gestation d’une économie symbolique se prêtant non seulement à la communication d’idées abstraites, mais permettant d’asseoir l’identité du sujet, bref d’assurer l’intégrité psycho-sensorielle de l’individu à travers la durée.

1. Une épistémologie visionnaire in statu nascendi

Giambattista Vico est le premier à avoir développé le principe de relativité culturelle, en vertu duquel les valeurs d’une communauté ou d’un groupe d’individus donné sont relatives à la culture à laquelle ces individus appartiennent; cette position s’inscrivait alors en réaction au dogmatisme anhistorique des cartésiens et à l’innéisme des idées qui y est postulé. Vico, en effet, était engagé dans une lutte à finir avec les présupposés de l’épistémologie cartésienne, qu’il allait tailler en pièces en puisant dans le « trésor des langues » les éléments d’une critique historico-philologique qui dessine les linéaments d’une pensée convergeant vers le noyau dur de sa métaphysique, que Vico désignait alors comme le verum ipsum factum. Les grandes lignes de ce combat se profilent déjà dans son premier ouvrage, De antiqua sapientia italorum (1710)[6], où Vico fait montre d’une virtuosité peu commune en matière de connaissance philologique. Il y élabore sa conception de l’expression comme jaillissement créatif se déployant au gré d’un tropisme, d’une dynamique de la métaphore qui se ressource dans les racines mêmes de la langue, laissant loin derrière soi l’espèce de rumination mentale à laquelle s’adonnait le cogito cartésien. Le jeune Napolitain laissait alors entrevoir les prémisses de son ontologie du langage, selon laquelle entre autres le vocable a une origine sensible, reconnaissant dans la poésie le premier médium verbal auquel les hommes aient recouru et dans la langue elle-même le moteur originel des connaissances humaines. Mais c’est dans ses Principii di una scienza nuova d’intorno alla commune natura delle nazioni, donc les Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, parus d’abord en 1725 et, dans une édition désormais considérée comme définitive, en 1744[7], que Vico va donner la véritable mesure de sa vision de l’histoire basée sur la théorie de l’évolution des systèmes de signes, qu’il assortit à sa thèse sur les trois âges jalonnant la glossogenèse, le développement des modes d’expression linguistique, soit l’âge des dieux, celui des héros et celui des hommes.

C’est un ouvrage absolument original puisqu’il est le tout premier à mettre de l’avant le relativisme linguistique comme fondement d’une ontologie pleinement historicisée. Vico, faut-il le préciser, évoluait dans une Italie qui baignait encore dans le climat de la Renaissance, toujours animée par le souffle des « fureurs héroïques » de Giordano Bruno. La Scienza nuova est en quelque sorte la réplique du Novum organum (1620) de Francis Bacon, à la différence près que Vico ne vise pas l’instrument mais le contenu de la science. Au chapitre des influences, il faut compter celle des Épicuriens, Lucrèce notamment qui soutient que le langage humain émergea avec des sons instinctifs émis en réponse à différents objets ou phénomènes naturels, tirant son origine de réactions émotionnelles liées au besoin et à l’usage, et non pas d’une opération de l’intellect, dont la faculté va se cristalliser beaucoup plus tardivement. De plus, Vico adhère d’emblée au principe formulé par Galilée et par Hobbes, selon lequel l’homme ne peut connaître que ce qu’il a lui-même produit.

Ne pouvant pénétrer complètement les arcanes de la nature, il faut nous tourner vers l’histoire, qui est seule susceptible de fournir la matière première d’une science exacte. Cette position étonnante, vraiment aux antipodes du consensus en matière d’épistémologie, voire choquante pour les zélateurs du projet de mathématisation de la connaissance, Vico l’articule dans un scénario grandiose où se déroule un drame en trois actes dont le premier correspond à l’âge des dieux, l’ère primitive, qui est marquée par un régime théocratique dont l’idiome de prédilection est la parole poétique; la seconde période coïncide avec l’ère héroïque, celle du genre épique, à laquelle succède enfin celle des démocraties naissantes, marquée par l’émergence de formes narratives qui, procédant à la mise en discours de l’expérience, tentent de se soustraire définitivement à l’empire du chaos et de la terreur sacrée, à l’incertitude liée à la gigantomachie des forces qui gouvernent le devenir.

La vision inédite, parfois éblouissante, qui imprègne la Scienza nuova, correspond, c’est là mon opinion et on pourra la contester, à la première tentative de produire avant la lettre une herméneutique à grande échelle qui anticipe nettement les analyses sociologiques de Max Weber, les travaux de Dilthey ou, ultimement, la philosophie herméneutique de Gadamer. Nous sommes en présence d’un sommet prospectif de par sa sensibilité au phénomène du langage comme mémoire des collectivités, dans la mesure précisément où la philologie historique devient le levier d’une archéologie des cultures faisant valoir la nature démocratique du partage de langues, à l’horizon duquel se profile la traduction comme instance médiatrice. Comme le souligne George Steiner dans le brillant essai qu’il a consacré à la poétique de la traduction, Vico a bien compris que « l’homme ne s’approprie activement la conscience, ne parvient à une connaissance dynamique de la réalité qu’à travers la grille et le moule du langage »[8]. Du même coup, en se démarquant des postulats de la faction cartésienne et des prolongements de la logique aristotélicienne, Vico se révélait alors comme « le premier artisan de l’ “historicisme linguistique”, le premier relativiste. Il était extrêmement sensible au génie indépendant de chaque langue, à sa coloration historique. Sous toutes les latitudes l’homme primitif avait cherché à s’exprimer grâce à des “universaux de l’imaginaire” (generi fantastici), mais ceux-ci avaient très vite acquis une physionomie très différente selon les langues » (ibid., p. 123). Or justement, il appartient à la traduction de produire, parfois dans le détail et la nuance la plus fine, le contraste entre ces diverses physionomies. L’asymétrie entre les langues, loin de se solder par un déficit de bon aloi figurant au passif d’un hypothétique régime d’équivalence, est plutôt génératrice de plus-value, d’un gain cognitif ménagé par la dimension poétique du traduire. C’est un fait incontestable que la traduction agit comme révélateur des articulations les plus discrètes de la signifiance, aussi bien au coeur de la langue propre que dans l’amplitude du geste concertant qui lui est dévolu et qui la sollicite, et ainsi qu’à fouir les interstices de la langue, à en ressasser les sédiments et les diverses alluvions qui s’y sont déposées, sa poétique se traduit par une espèce d’échographie de la conscience. Il incombe donc à la traduction, en tant que marqueur d’historicité et vecteur des poétiques corrélées aux diverses constellations culturelles ornant le microcosme humain, de rendre intelligible l’enracinement de la conscience dans le tropisme de la langue. En l’occurrence, comme l’écrit Steiner, ce n’est que « par l’intermédiaire de la traduction, de la recréation scrupuleuse, essentiellement poétique, d’un univers linguistique donné, comme en témoignent le grec homérique et l’hébreu de la Bible, que la « science nouvelle » du mythe et de l’histoire peut prétendre redécouvrir la croissance de la conscience (et le pluriel serait plus approprié) » (ibid.).

Beaucoup de méprises ont encore cours sur l’ancrage précis de l’épistémologie de John Locke, celle notamment qu’il a développée dans son fameux Essay de 1690 : rationaliste ou sensualiste? Considérons un angle plus large et précisons ce en quoi il n’est qu’un pionnier en fin de compte : l’Essay privilégie l’approche génétique et Locke est le principal responsable de son adoption au XVIIIe siècle. En bref, il considère qu’il y a un « progress of the mind » à la fois chez l’individu et l’espèce humaine en général; ce progrès est suggéré d’une variété de façons, mais tout spécialement en observant le comportement des enfants et en considérant l’émergence de la faculté de langage. Mais Locke, faut-il le préciser, n’a pas exploré comme telle la question de l’origine du langage et sa théorie générale repose sur un état conjecturel, une connaissance expérimentale basée sur des récits de voyage. L’« état de nature » lui-même était alors une construction hypothétique. Point capital ici : la quête de l’origine, celle du langage comme celle des institutions humaines, concerne l’état présent de l’homme, et non pas la reconstitution de quelque fait historique ou « explication » sur la façon d’être des choses à un point donné du passé.

Une première méprise qu’il faut considérer est celle qui veut que la découverte de l’arbitraire du signe soit l’apanage exclusif de la faction cartésienne. En vérité, cette doctrine est non seulement plus ancienne que Descartes et les gens de Port-Royal évoluant dans son sillage, mais elle est fondamentale chez Locke et chez Condillac, qui n’ont laissé d’y insister. Pour l’un et l’autre en effet, l’usage de signes et de symboles est le fait de la créativité humaine. Leur adoption et, par suite, leur thésaurisation ressortissent à une forme d’acculturation élective liée à la fréquence et à la consolidation d’un usage avalisé par l’ensemble de la communauté des locuteurs qui au gré de son évolution finit par générer un degré de motivation que l’on ne peut retracer à son origine.

Seconde méprise : Locke n’est en rien l’espèce d’ « empiriste » que l’on a communément reconnu en lui; il insiste plutôt sur le caractère inné de la raison associée à la capacité d’une expérience sensorielle habilitée à fournir l’échantillonnage sur lequel sa faculté peut s’exercer. Pour Locke, l’exercice du langage est le fait d’hommes rationnels, de créatures sociales qui conviennent arbitrairement d’un commun partage des moyens de communication. Aussi met-il l’accent sur la fonction communicative du langage, couplée à une conception atomiste des mots : le langage est essentiellement un outil social, secondaire par rapport à l’exercice de la raison, les mots n’étant alors que des signes choisis arbitrairement pour exemplifier des sensations simples ou complexes. Le langage, de la même façon que l’activité cognitive, est fonction de sensations atomiques singulières ou multiples : les mots ne sont que des étiquettes attachées aux sensations, le langage ne jouant alors aucun rôle décisif quant à leur assemblage, ni dans la façon de déterminer lesquelles doivent d’abord se manifester. En fin de compte, Locke s’en remet à une notion contractuelle du langage, qui émerge avec les formes du lien social et l’affinement des principes de la raison. Locke considère donc, à l’instar de Leibniz, que le langage est susceptible d’évolution, qu’il est possible de l’améliorer.

Le pas que franchira Condillac par rapport à Locke est clairement exprimé dans son Extrait raisonné du Traité des sensations : « Locke distingue deux sources de nos idées, les sens et la réflexion. Il serait plus exact de n’en reconnaître qu’une, soit parce que la réflexion n’est dans son principe que la sensation même, soit parce qu’elle est moins la source des idées, que le canal par lequel elles découlent des sens » (cité dans N. Rousseau, ibid., p. 101). Le tournant qui s’amorce chez Condillac est formulé sans équivoque et laisse bien présager l’étendue de son programme : « Le progrès de l’esprit humain repose entièrement sur la capacité dont nous faisons montre dans l’emploi du langage » (Essai I, ii, §107). Qu’avons-nous là? Non pas une opposition stricte aux idées mises de l’avant par Locke, mais une proposition qui répudie toute rémanence du dualisme imputable à l’ascendant cartésien et qui ouvre ainsi une tout autre perspective : pour Locke, le langage est susceptible d’être amélioré comme véhicule de la pensée, pour Condillac le langage est le moteur de la pensée.

L’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746) de Condillac marque donc une radicalisation très nette par rapport à l’avancée de Locke, tant quant à l’importance accordée à l’impression sensible dans l’apprentissage et l’élaboration des contenus de la connaissance qu’au rôle joué par le langage dans leur constitution. Thèse fondamentale de cet essai où il est davantage question de langage que n’en laisse deviner le titre : la « liaison des idées » s’effectue à travers le langage, qui est le signe le plus palpable des connexions que nous formons volontairement, contrairement à la simple association d’idées qui échappe à notre contrôle. Cette « liaison », à l’instar de la raison, est naturelle et innée : elle réside dans la nature même de l’esprit et du corps. Nul hiatus, nul clivage ici entre le corps et l’esprit : comme pour Locke, chez Condillac la réflexion est une faculté innée, active et créative. D’autre part, si l’épistémologie développée par Condillac a subi l’influence déterminante de l’Essay de Locke, il convient de noter que le principe qui gouverne l’activité réflexive de l’esprit, à savoir la « liaison des idées », était destiné à imiter la puissance du concept de gravité dans la philosophie naturelle de Newton, dont Condillac avait pris connaissance à la lecture des Éléments de la philosophie de Newton (1738) de Voltaire. En fait, les deux lignes directrices de l’Essai de 1746, soit « l’absolue nécessité des signes et le principe de liaison des idées » (II 2 3/39), sont en quelque façon inspirées par son émulation à l’endroit de Newton dont le langage est estimé parfait par Condillac parce que pleinement perméable à l’analogie et à l’identité, qui sont selon lui les deux principes de toute connaissance bien formée.

Condillac ne professe pas un sensualisme strict, mais soutient plutôt que la pensée s’est développée en interaction avec le langage. Comme le souligne Nicolas Rousseau (ibid., p. 62), il refuse de voir dans l’essor des signes la simple actualisation de contenus mentaux qui leur auraient préexisté, mais il se garde en même temps de soutenir que les hommes se soient mis à parler sans qu’une activité intellectuelle préalable les y aient incités. Autrement dit, il y a réciprocité du signe et de l’idée, d’où le travail de l’analogie : la nature génère une ébauche de langage, mais l’analogie, qui opère au gré d’un mouvement spiralé mobilisant la complexité croissante du jeu des ressemblances et des différences, achève de parfaire l’expressivité virtuelle des langues. La nécessité d’une certaine congruence ouvre sur une analogie plus immanente déterminant un principe de cohésion interne où l’origine est incessamment réitérée dans la dynamique même du processus au gré duquel les langues se spécifient. Condillac développe ainsi une conception dynamique et historique de l’analogie qu’on peut définir comme une forme d’analytisme génétique impliquant une évolution sémantique du mot où le signe gagne progressivement en compréhension et perd en extension.

Langue et société sont coextensives l’une à l’autre : l’aptitude au langage est liée à la sociabilité de telle façon que le devenir des signes les plus élaborés s’inscrit à titre virtuel dans les toutes premières opérations humaines auxquelles l’enquête génétique permet d’accéder. Condillac désigne par la locution « langage d’action » le mode d’expression conditionné par les impératifs biologiques de la nature humaine. L’unité organique entre les fonctions biologiques et l’évolution des facultés cognitives s’articule à ce niveau et se déploie sur un spectre isomorphique ponctué de ruptures évolutives liant les manifestations élémentaires de la conscience aux opérations plus complexes de l’intellect. Patrick Tort décrit ce mouvement d’intensification et d’expansion du « processus psycho-sémantique » comme une spirale « intégrant “dialectiquement” le développement des facultés et celui des signes, selon un processus d’engendrement et d’enrichissement réciproques alternés »[9]. Aussi les règles de l’expression linguistique ne répondent-elles pas d’abord à des structures mentales immuables ou innées mais doivent être retracées et reconstituées dans leur généalogie à partir de fonctions coextensives au devenir de l’entendement. Par voie de conséquence, Condillac refuse toute structuration a priori de l’ordre des idées : il y a co-évolution de cet ordre et de celui où s’agencent les signes suivant un ordre croissant de complexité qui gagne en compréhension ce qu’il perd en extension. Comme nous le fait observer Nicolas Rousseau, si l’image de la spirale s’impose à nouveau, c’est que « l’oeuvre n’avancerait ainsi qu’en aspirant toujours à repasser dans ses traces, en un désir d’identification constamment amplifié parce que jamais épuisé par son propre objet : le langage ne sera conforme à ses lois originelles que dans le moment même où ces dernières l’appelleront à enraciner encore plus profondément ses origines, et à peine la langue bien faite s’identifiera-t-elle à un mouvement naturel qu’aussitôt il la déterminera à se parfaire encore » (ibid., p. 96).

Un autre élément absolument original de l’Essai de Condillac est son insistance sur l’apport significatif de la « linéarité du discours » dans l’organisation de la réflexion. Contrairement à la prétention de Jean Starobinski, qui attribue la paternité de cette observation à Jean-Jacques Rousseau[10], Condillac avait déjà démontré comment l’inévitable linéarité du discours avait forcé l’homme à décomposer les signes unitaires initiaux du langage d’action en signes discrets, arbitraires, du langage humain, rendant ainsi possibles l’analyse et la réflexion ordonnée. À la simultanéité des idées qui composent une pensée répond leur succession (linéarité) dans le discours, qui fournit alors les moyens de l’analyse : à l’analyticité (décomposition) répond la linéarité (succession). Cette linéarité du discours est redevable d’un processus graduel d’apprentissage de la rationalité. Selon Condillac, en effet, une capacité adéquate pour la réflexion silencieuse précède la prime invention des signes vocaux arbitraires, lesquels en retour sont suivis d’une extension soutenue de l’effort de réflexion; ce processus est graduel et trouve son origine dans une capacité latente pour l’usage de la raison.

Ce qui est en jeu ici c’est la constitution en propre de l’identité du sujet. Pour Condillac, le signe naturel livre l’homme primitif à la pulsation de l’instant, or ce n’est qu’avec l’avènement des signes artificiels que l’homme peut s’imposer dans la durée et y régner. Le sentiment de la permanence et la prégnance indéfectible d’une identité impliquent le maintien de l’intégrité psycho-sensorielle de l’individu à travers des moments successifs. Comme le note Michel Foucault, la gestation d’un « temps intérieur » correspond à l’instauration de l’histoire et permet à la fois de s’échapper de l’histoire : les langues ne viennent pas s’accrocher à l’histoire connue, mais leur généalogie se déroule en fonction d’une évolution sui generis où elles naissent d’elles-mêmes et de critères logiques et typologiques abstraits. Bref, la conventionnalité du signe, son caractère arbitraire et l’autonomie dont il est doté à ce titre, sont en germe dans les signes naturels, dans la signatura rerum : l’arbitraire grandit avec lui et le soustrait à la raison pour le livrer tout entier à la contingence du devenir historique.

2. Une fois n’est pas coutume : l’Académie comme laboratoire d’idées

D’aucuns ont déjà fait observer que le projet de constitution d’une grammaire universelle était la préoccupation dominante de l’élite savante en France au milieu du XVIIIe siècle, alors qu’en Allemagne, certes dominée par une forte vision anthropologique, l’emphase était plus volontiers mise sur l’origine du langage. Cette dichotomie est un peu courte. En vérité, la problématique de l’origine du langage fut introduite en Allemagne depuis la France, quelques années seulement après la publication de l’Essai (1746) de Condillac, par le président de l’Académie de Berlin, nouvellement reconstituée, Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759). En effet, lorsque Frédéric le Grand devint roi de Prusse en 1740, il fit aussitôt des plans pour revitaliser l’Académie de Berlin. Fondée par Leibniz en 1700, elle avait décliné depuis et sombré dans le provincialisme. Le roi invita Maupertuis, alors membre de l’Académie des Sciences de Paris et de la Société Royale de Londres, à devenir son président; Maupertuis siégea à ce poste de mai 1746 jusqu’à sa mort en juillet 1759, à Bâle dans la maison de Johann Bernoulli. En plus des deux classes de science naturelle et de mathématique, l’Académie avait une troisième classe pour la « philosophie spéculative » et une quatrième pour les « belles-lettres ».

Le problème de l’origine du langage fut donc porté à l’attention de l’élite savante de Berlin, alors divisée entre la faction francophile et celle, plus nationaliste, qui revendiquait l’autonomie culturelle de l’Allemagne. Maupertuis initia le débat avec une contribution de son cru parue en 1748 sous le titre Réflexions philosophiques sur l’origine des langues et la signification des mots. L’essai de Maupertuis illustre bien pourquoi les conjectures sur l’origine du langage ne sont pas étrangères à l’élaboration d’une théorie de la connaissance. Voici, très brièvement, le coeur de l’argument de Maupertuis : même en acceptant l’uniformité, voire l’universalité de certains traits exhibés par l’espèce humaine et, par ailleurs, l’équipollence avérée en tout un chacun des opérations cognitives qui permettent d’appréhender la structure de la réalité, force est de reconnaître que les hommes sont devenus par nécessité des créatures linguistiques et qu’il existe une disparité formelle et un indice de contingence irréductible qui entrent dans la distinction entre les langues mobilisées par les diverses communautés culturelles historiquement constituées. J’ouvre une parenthèse ici pour noter que Leibniz lui-même avait dû convenir d’une pareille disparité dans sa tentative d’élaboration d’une « caractéristique universelle ». Si, en effet, pour Leibniz caractéristique universelle et langue naturelle se veulent coextensives l’une à l’autre, en revanche jamais leurs propriétés formelles ne sauraient coïncider absolument : il y un point de fuite insaisissable à l’horizon des langues naturelles et de leurs variétés dialectales qui ne se laissent pas d’emblée apprivoiser et enfermer dans les paramètres d’une pure description formelle, ne laissant jamais immédiatement transparaître leur propre loi de constitution. De plus, l’impossibilité concrète de reconstituer la « scène primordiale » où un son articulé s’est agencé à d’autres pour former une expression porteuse de sens nous invite à élaborer une méthode comparative qui prend en compte l’arbitraire du signe et le principe de relativité linguistique. Les critiques formulées à l’endroit de son argumentation amèneront Maupertuis à rédiger une apologie qu’il prononça à l’Académie en mai 1756, sa Dissertation sur les différents moyens dont les hommes se sont servis pour exprimer leurs idées. Il y réitère les thèses de son essai antérieur sur les causes de la diversification des idiomes et sur les apories encourues pour parvenir à une connaissance adéquate des principes sous-jacents à l’articulation du langage et de la pensée.

Johann-Peter Süssmilch, un brillant érudit de Berlin féru de théologie, prononça deux allocutions en octobre de la même année en réponse à la Dissertation de Maupertuis; elles formeront la matière de la Versuch publiée seulement en 1766, à Berlin, sous le titre : Essai pour prouver que le premier langage n’a pu trouver son origine de l’homme mais bien du Créateur uniquement[11]. Entendant réfuter la thèse de l’arbitraire du signe et l’idée d’un apprentissage progressif de la pensée symbolique à partir d’un stade primitif, l’« état de nature », Süssmilch présente une argumentation où l’on flaire assez vite l’artifice de type « cercle vicieux » : compte tenu que l’usage des signes requiert de l’usager la possession d’une intelligence rationnelle et qu’en revanche l’exercice d’une telle faculté requiert la familiarité avec un système de signes et les règles de son usage, il appert que l’homme ne peut avoir inventé le langage, donc qu’il en était doté originellement par un agent extérieur dont on soupçonne bien qui il peut être. La table était donc mise pour que Johann David Michaelis vienne trancher dans ce débat à la faveur d’une dissertation tout à fait remarquable qui, en réalité, laisse loin derrière elle ce genre de question, nous entraînant dans une sphère de réflexion et une problématisation du phénomène langagier qui anticipent nettement les recherches de Herder, celles de Humboldt et la théorie critique élaborée par les Romantiques allemands.

Lors de l’assemblée publique du 9 juin 1757, l’Académie annonce sa première mise au concours sur la problématique du langage pour la classe de « philosophie spéculative ». À la lecture du libellé de la question, on s’aperçoit que les thèmes abordés par Maupertuis dans ses Réflexions de 1748 ont fourni la matière de ce concours : « Quelle est l’influence réciproque des opinions d’un peuple sur le langage et du langage sur les opinions? ». Ce sujet était alors précisé comme suit (je découpe) : « … après <1> avoir rendu sensible comment un tour d’esprit produit une langue, laquelle langue donne ensuite à l’esprit un tour plus ou moins favorable aux idées vraies, on pourrait rechercher les moyens les plus pratiquables (sic) de remédier aux inconvéniens (sic) des langues », il faudrait montrer <2> « combien de formes et d’expressions irrégulières se trouvent dans les langues, de toute évidence engendrées par les opinions particulières tenues par les gens, parmi lesquels ces langues ont été formées », et enfin <3> « montrer dans certaines tournures de phrase propres à chaque langue, dans certaines expressions, incluant les racines de certains mots, les sources des erreurs particulières ou les obstacles à l’acception de vérités particulières »[12] .

Le 31 mai 1759, Samuel Formay, secrétaire perpétuel de l’Académie, annonce que le prix a été décerné à Johann David Michaelis, professeur de langues sémitiques à l’université de Göttingen, pour son traité en langue allemande : « Réponse à la question de l’influence des opinions sur le langage et du langage sur les opinions » [Beantwortung der Frage von dem Einfluß der Meinung eines Volcks in seine Sprache, und der Sprache in die Meinungen]. Le texte de la Beantwortung de Michaelis parut avec les autres pièces ayant concouru et un résumé en français de Jean-Bernard Mérian dans le recueil intitulé « Dissertation qui a remporté le Prix proposé par l’Académie Royale des Sciences et Belles Lettres de Prusse, sur l’Influence réciproque du Langage sur les Opinions, et des Opinions sur le Langage. Avec les Pièces qui ont concouru » (Berlin, 1760). La Beantwortung fut aussitôt acclamée, et ensuite traduite en français par J.-B. Mérian et A.P. Le Guay Prémontval en 1762[13], en anglais en 1769, et en hollandais en 1771. Une note à la traduction anglaise, effectuée à partir de la traduction française, explique que le problème a été soulevé en connexion avec un point dans la philosophie de Christian Wolf, un disciple de Leibniz qui eut une influence considérable sur les promoteurs de l’Aufklärung et sur Kant lui-même; Prémontval avait lu deux articles à son sujet le 16 mai 1754, l’un portant sur le principe de raison suffisante, et l’autre, sur la loi de continuité. La traduction française contenait des suppléments importants, lesquels concernaient principalement la possibilité d’établir un langage universel; la réponse de Michaelis, lue à l’Académie le 13 mars 1760, était négative et demeure à maints égards l’une des meilleures explications fournies à ce sujet. Dans un autre supplément, Michaelis suggérait que l’attention de l’Académie soit tournée vers cette prochaine question : « Comment un langage émergerait-il d’abord parmi des hommes qui n’avaient pas antérieurement de langage, pour atteindre peu à peu son état présent de perfection et d’élaboration? » (J. D. Michaelis, ibid., p. 145). Michaelis invitait ainsi ses collègues à reconsidérer le problème entier de l’origine du langage; sa proposition va couver sous le boisseau pour se trouver reformulée dans la topique du concours de 1771 à l’Académie : « En supposant que les êtres humains soient laissés à leurs facultés naturelles, sont-ils dans une position pour inventer le langage? Et par quels moyens réaliseront-ils leur invention? »[14]. Johann Gottfried Herder va alors s’emparer de la question et elle formera le canevas de son très beau Traité sur l’origine de la langue [Abhandlung über den Ursprung der Sprache], sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.

Johann David Michaelis (1717-1791) avait déjà établi sa réputation à travers l’Europe érudite en tant qu’« orientaliste », le terme utilisé au XVIIIe siècle pour désigner un philologue s’attachant à l’hébreu de l’Ancien Testament et aux langues apparentées. Né à Halle, il venait d’une famille ayant déjà fait sa marque dans ce domaine : son père, Christian Benedikt (1680-1764), un spécialiste du syriaque, était professeur de théologie et de langues orientales à l’université de Halle depuis 1714; son oncle, Johann Heinrich (1668-1738), avait été directeur du Collegium Orientale Theologicum à Halle et enseignait aussi, depuis 1694, les langues orientales et, par la suite, la littérature hébraïque et l’histoire religieuse à Halle[15]. À cette époque, Halle était l’un des grands centres du piétisme et, après s’être initié à la philosophie de Leibniz et de Christian Wolf, le jeune Michaelis s’arracha à ce milieu pour entreprendre un voyage d’études en Hollande et en Angleterre en 1741-1742. À l’occasion d’un court séjour à Oxford en octobre 1741, il assista à une conférence de Robert Lowth, alors professeur à Oxford, intitulée Praelectiones de sacra poesia Hebraeorum, et qui présente une interprétation proprement esthétique de la littérature biblique qui préfigure bon nombre de thèmes de la poétique développée par les Romantiques allemands. Ces Conférences sur la poésie sacrée des Hébreux furent éditées en Angleterre en 1753 et traduites ensuite par Michaelis avec ses commentaires en 1758 et 1761.

À son retour d’Angleterre, Michaelis enseigna quelque temps à Halle, y dispensant des cours sur la Bible, le syrien et le chaldéen aussi bien que sur l’histoire naturelle et les auteurs latins. En 1745, il fut convoqué à l’université de Göttingen où il obtint assez vite le poste d’« ordinarius » (1750); ce fut une bénédiction pour lui, étant désireux de s’affranchir de la sphère d’influence piétiste, car Göttingen baignait plus volontiers dans le climat de l’Aufklärung et commençait à se distinguer en tant que centre d’études historico-textuelles de la Bible, d’Homère et de la littérature antique. De 1751 à 1756, Michaelis fut secrétaire de la Société des Sciences de Göttingen (Göttingen Societät der Wissenschaften) et, de 1753 à 1770, éditeur du « Bulletin des Érudits » [Gelehrte Anzeigen]; en 1761, il se vit confier la direction du séminaire de philologie et de la bibliothèque.

Dès les années 1750, Michaelis comptait au nombre des érudits les plus éminents de l’Europe. S’il avait déjà publié des travaux portant sur des problèmes de grammaire hébraïque à Halle, bientôt le champ de ses activités scientifiques connut une expansion de plus en plus large : outre l’exégèse de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, il se consacra activement à l’étude de l’arabe, du chaldéen et du syrien ainsi qu’à celle des problèmes d’antiquité orientale et du droit. Ses nombreuses publications dans ces divers domaines en font foi[16].

À première vue, le propos de la Beantwortung de 1759 semble bien éloigné des préoccupations du philologue orientaliste, de l’austérité monacale que commandent la collation et l’arpentage inlassable des textes exigeant de l’érudit les soins les plus attentifs, par contraste avec la dispute d’école où l’on s’attache à faire valoir son point. Mais ce n’est là qu’un préjugé, car il y a réelle continuité entre la discipline du philologue et les revendications du théoricien. Deux thèmes majeurs courent en filigrane de ce traité, deux motifs d’ailleurs si étroitement liés qu’on peut parler ici d’union organique, soit, d’une part, la conception du langage comme moteur de la « démocratie » et, de l’autre, la reconnaissance du capital de ressources expressives mais aussi d’éléments de connaissance que recèle le « trésor de l’étymologie ». Bref, chez Michaelis une compréhension plus étendue de la nature sociale et égalitaire du langage est associée à la plus enthousiaste confiance dans les ressorts de l’étymologie, visant alors au progrès intellectuel du commun des mortels et luttant contre toute forme d’élitisme en matière de langue et d’usage, surtout celui qui donne dans l’ésotérisme intéressé et sectaire. Pour étonnante qu’elle paraisse cette solidarité entre sens communautaire et passion étymologique ne l’est pas tant; en fait, comme nous le rappelle Ernst Cassirer, que Michaelis se soit surtout distingué en son temps comme « théologien novateur » ayant rompu les « chaînes de l’interprétation dogmatique de l’Écriture » n’est pas étranger à cet antagonisme à l’endroit de toute conception élitiste de la langue, où d’ailleurs le rejoint de manière significative Johann August Ernesti (1707-1781), professeur à Leipzig, théoricien de l’arbitraire du signe et opposant farouche à la prédominance du sens allégorique en matière d’exégèse biblique.

Bien que n’ayant pas tous les paramètres en vue, je dirais volontiers, pour résumer la situation, que la décanonisation du magistère commandant l’accès à la lettre du texte sacré va de pair avec une appréciation accrue, inédite, des ressources créatrices des langues vernaculaires. On peut aller plus loin et oser davantage en matière de prospective : par exemple, y entrevoir l’amorce des revendications démocratiques et des révolutions sociales qui couvaient alors sous le boisseau, concurremment à des considérations plus abouties sur la teneur du relativisme linguistique et à son corollaire, la ronde d’intuitions et de tâtonnements en vue d’établir une méthode comparative qui fasse droit à la diversité des idiomes dont l’afflux, déjà à l’époque où Leibniz consultait ses correspondants jésuites sur la nature de la langue chinoise[17], débordait désormais largement le seul continent européen et le pourtour méditerranéen. Mais voyons plutôt ce dont il en retourne chez notre érudit de Göttingen.

La première section du traité de Michaelis concerne « l’influence des opinions d’un peuple sur le langage ». Tout l’appareil langagier dont jouit une communauté historique de locuteurs à une époque donnée est le corrélat obligé du degré d’évolution atteint par la somme des connaissances partagées par les membres de cette communauté, degré d’évolution qui est lui-même historiquement conditionné et lié à certains champs d’intérêt et besoins spécifiques. L’exemple qu’il donne quant à la précellence de l’aspect pragmatique sur la composante abstraite du signe, est la classification primitive des plantes en fonction de leur aptitude à satisfaire les besoins immédiats, qui précède donc leur ordonnancement systématique en genres et en espèces. La fonction utilitaire est la motivation primordiale dans l’apprentissage des signes destinés à assurer un progrès relativement constant de la qualité de vie. Le consensus sur l’usage repose pour Michaelis sur une décision majoritaire démocratique qui a fait ses preuves dans le temps et qui n’est donc pas le fait d’un décret arbitraire ponctuel. C’est dans le rapport ou la tension dialectique entre l’usage normatif prescrit par la communauté et l’écart assumé dans la créativité de l’individu que se trouve le levier de toute connaissance comme de toute évolution linguistique. On peut ainsi retracer à l’état embryonnaire la distinction fondamentale qu’établira Ferdinand de Saussure entre la « langue », c’est-à-dire la « partie sociale du langage extérieure à l’individu qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier », et la « parole » comme « acte individuel de volonté et d’intelligence »[18].

La seconde section s’intéresse à « l’influence avantageuse des langues sur les opinions ». C’est ici que Michaelis introduit la notion d’étymologie, du moins celle qu’il entend développer et faire valoir. Il distingue d’abord les mots dont le sens correspond à des « descriptions exactes » et des « définitions réelles », et ceux qui ne répondent qu’à l’association d’un « son arbitraire » et d’une « idée quelconque ». Il s’attache ensuite à la distinction entre la motivation historico-étymologique des mots, la thésaurisation des racines, et, par ailleurs, le degré variable auquel ils sont motivés et qui ne peut être établi qu’à la faveur d’une analyse synchronique systématique. Il stipule cependant que les concepts d’arbitraire et de motivation ne valent que par référence à l’attitude du locuteur face à la langue. En général, Michaelis semble attacher une valeur positive aux mots qu’il considère motivés, et négative à ceux qui seraient le fruit d’une association arbitraire, les premiers étant garants d’univocité, les seconds source d’équivoque. Ce « cratylisme » contredit la tangente « démocratique » de sa conception du langage. Observation certes plus judicieuse, la relation au contenu descriptif originel d’un vocable peut générer des connotations au fil de l’usage, lesquelles finissent par recouvrir le contenu cognitif objectif du terme qui se voit investi par l’attitude caractéristique de certains locuteurs appartenant à des couches sociales partageant des intérêts plus spécifiques, qui ressortissent à différentes échelles de valeur.

Par ailleurs, Michaelis présuppose une structure atomique commune au langage et à la nature qui se réalise virtuellement lorsque le degré d’adéquation est relativement élevé, comme dans la langue arabe ou la langue hébraïque; mais la base de ce postulat est purement quantitative, voire cumulative, par contraste avec un système de signes permettant la formation d’expressions en nombre pratiquement infini à partir d’un nombre fini d’éléments de base. Il finit par résumer les influences avantageuses de la langue à deux chefs, soit l’abondance des termes et la fécondité des étymologies. Cette conception atomiste limite considérablement la portée de son analyse. C’est pourquoi sans doute il rejette finalement l’idée d’une langue parfaite comme irréalisable en raison du nombre astronomique d’éléments de base requis pour parvenir à l’adéquation avec la multiplicité indéfinie des objets entrant dans le champ de l’expérience.

Il reste néanmoins que le langage est un élément constitutif du processus cognitif : l’articulation de la réalité ne se réalise que par l’intermédiaire du système de référence que constitue le langage, où la représentation symbolique vient suppléer aux carences de la mémoire vive et de la perception sensible. Refusant de se prononcer sur la supériorité présumée de l’une ou l’autre langue, par crainte d’être désobligeant, il dénonce du même coup le chauvinisme larvé, parfois patent, qui s’attache à la langue maternelle. La traduction lui semble être le meilleur moyen de déterminer le degré d’achèvement et de fécondité sémantique auquel sont respectivement parvenues les diverses langues ornant le microcosme humain, facteur de croissance qui est lié à l’ampleur des savoirs thésaurisés par les peuples et à la richesse de leurs ressources lexicales. On ne saurait cependant en tirer un jugement absolu, d’autant plus que chaque langue admet divers degrés de densité sémantique liés à la diversité des rapports, intérêts et besoins sociaux, nettement différenciés d’un peuple à l’autre.

Dans la troisième section, qui me semble beaucoup plus faible et même parfois indigente en termes d’argumentation, Michaelis répertorie les « influences nuisible du langage sur les opinions ». Il en dénombre six. D’abord, la « disette » ou la pénurie de termes, qui enraye toute progression dans la connaissance. Ensuite, l’abondance des termes, par exemple quand on exprime le rapport entre genres et espèces par une combinaison de morphèmes. Troisième défaut caractéristique, la synonymie, qui tantôt vient grossir inutilement le lexique de base des locuteurs, tantôt aussi, dans sa face positive, permet d’exprimer les nuances plus subtiles. Il envisage l’équivoque dans le même sens, notant que la dualité ou la pluralité des significations de certains signifiants est souvent annulée par le contexte dans lequel leur sens présent est clairement établi. Enfin, s’intéressant aux « idées et jugements accessoires », Michaelis pose comme problème principal de toute cette discussion un peu fastidieuse la distorsion possible à l’intérieur même du champ sémantique de la langue maternelle partagée par une communauté de locuteurs, affectant certains termes liés à certains usages qui, en raison de divers facteurs idéologiques ou psychosociaux, font obstacle à une représentation univoque et objectivement motivée de faits extra-linguistiques.

La quatrième et dernière section examine la possibilité d’apporter « des remèdes contre l’influence nuisible de la langue ». Michaelis y réitère les points qu’il a soulevés et développés au cours de sa dissertation. Mais la partie sans conteste la plus intéressante de cette section est celle « où l’on examine s’il est possible d’inventer une langue savante proprement ainsi nommée ». Il s’agit donc de considérer l’opportunité d’inventer une langue scientifique universelle qui saurait pallier les imperfections des langues dites « naturelles ». Évidemment, cette utopie s’inscrit dans le droit fil de la quête d’une « caractéristique universelle » chez Leibniz, laquelle devait satisfaire aux exigences d’un rapport univoque réversible entre le concept (idée) et l’expression qui le représente (caractère). Compte tenu de la prolifération prodigieuse des signes et des vocables au sein des langues déjà existantes, un principe de parcimonie devrait guider ce qui ne saurait être autre qu’une combinatoire mobilisant un ensemble clos de signes de base qui sont couplés et agencés suivant des règles strictes de composition.

Or Michaelis affiche un scepticisme à peu près complet quant à une telle opportunité, considérant déjà irréalisable l’exigence d’un rapport univoque réversible entre les caractères et les idées : la prétendue langue savante n’est pour lui qu’un succédané défectueux de la langue maternelle. Mais sa critique la plus vive s’exerce à l’endroit du caractère anti-démocratique d’une telle langue qui, faute de n’être qu’un avorton ou un surrogat insipide de la langue vivante, représente à la fois une menace et une utopie parce qu’elle contredit la nature fonctionnelle, orale et sociale de l’expression ordinaire. En vérité, l’économie symbolique générée par les langues vernaculaires et leurs ramifications dialectales est beaucoup plus productive : à la somme considérable de signes qu’exigerait une « caractéristique universelle », la parole oppose l’économie de la polysémie et des tropes, grâce auxquels, avec à peine « la dixième partie des caractères », on peut figurer « un nombre égal d’idées ». Aussi l’oralité du langage est-elle une bénédiction, car elle supplée amplement comme acquis de la dynamique évolutionniste aux carences expressives de l’écriture, et ce tant du point de vue cognitif que dans une perspective historique, dans la mesure justement où l’évolution a mis « au-delà de dix siècles » pour rendre nos idiomes « faciles à prononcer, et agréables à entendre ». En fait, ce sont également, de façon interdépendante, le caractère social de la langue et l’exigence de communicabilité qui retiennent sa mutabilité et la plasticité de son tropisme dans les limites d’une certaine unité. En fin de compte, seule la « forme démocratique de nos langues ordinaires » est en mesure de conjurer toute dérive babélienne.

À mon sens, l’acquis le plus considérable de cet exercice parfois inégal est la restitution de la faculté de langage et de son étude notamment, jadis considérée l’apanage à peu près exclusif des doctes et des scribes, à son milieu de vie, à sa fécondité immédiate, celle qui sied aux échanges quotidiens partagés par tout un chacun dans son commerce avec ses semblables. C’est un geste que va aussi esquisser Ludwig Wittgenstein lorsqu’il reconnaîtra dans la seconde phase de ses recherches l’exercice du langage comme Lebensform, comme « forme de vie ». Cela lui est apparu de plus en plus clairement au gré d’une prospection minutieuse des tournures de langage les plus usitées, parfois les plus anodines et les plus prosaïques, y retraçant un spectre très étendu de jeux de langages, de protocoles et d’attitudes propositionnelles qui partagent certains « airs de famille » et qui entérinent l’hypothèse qui finira par former un axiome à l’horizon de ses recherches : meaning as use. La signification, c’est l’usage[19].

En dépit de l’accueil très favorable dont elle a pu jouir, la Beantwortung de Michaelis suscita aussi quelques réserves de la part de Moses Mendelssohn, le grand érudit juif et auteur du remarquable Jerusalem (1783), et une critique débridée de la part de Johann Georg Hamann qui, dans sa manière habituelle, cryptique et forcenée, n’y voyait qu’un tissu de trivialités[20]. Il est évident que la façon dont Michaelis, en cela typique d’un zélateur de l’Aufklärung, traite des rapports entre langage et société ne pouvait qu’irriter Hamann qui, avec Herder à sa suite, nourrissait de tout autres vues sur l’essence du langage, donnant plutôt dans la veine mystique, voire oraculaire.

3. Dom Quichotte à Königsberg

Johann Georg Hamann (1730-1788) est un véritable cas d’espèce. Né à Königsberg, où Kant professa tout au long de sa carrière, il fut l’une des sources d’inspiration du Sturm und Drang (Tempête et élan, titre d’une tragédie de Klinger), un mouvement littéraire créé en Allemagne vers 1770 en réaction au rationalisme de l’Aufklärung, et dont Goethe et Schiller furent les principaux initiateurs. Autodidacte pour l’essentiel, si jamais vie d’homme a pu corroborer l’affirmation de Buffon selon laquelle « le style est l’homme même », c’est bien celle de Hamann. Sa personnalité complexe, déconcertante, rappelle la figure de Socrate autant que celle de Diogène le Cynique, alors que ses élans de ferveur religieuse pétrie d’ironie ne sont pas sans anticiper la tourmente dans laquelle sera parfois plongée l’âme torturée de Søren Kierkegaard. Dans la superbe monographie qu’il lui a consacrée, le grand historien des idées Isaiah Berlin n’hésite pas à décrire Hamann comme « le plus passionné, le plus consistant, le plus extrême et le plus implacable ennemi des Lumières et, en particulier, de toutes les formes de rationalisme de son temps ». Mais, poursuit Berlin, si Hamann est le pionnier de l’antirationalisme dans toutes les sphères de la culture savante, il a aussi fourni « un arsenal dont les Romantiques plus modérés – Herder, même des têtes aussi froides que le jeune Goethe ou Hegel, qui rédigea un long compte-rendu, pas très amical, des oeuvres de Hamann, ou encore un esprit aussi pondéré que Humboldt et ses épigones libéraux – ont tiré leurs armes les plus effectives. Il est la source oubliée d’un mouvement dans lequel la culture européenne dans son entier allait finir par s’engouffrer »[21].

À l’âge de quinze ans, Hamann entra à l’université de Königsberg où pendant six ans il butinera à travers une variété étonnante de disciplines, de l’histoire et de la géographie, en passant par l’algèbre et la géométrie, jusqu’à l’étude de l’hébreu. Il était un glaneur plutôt qu’un laborantin studieux, n’ayant cure de se mériter un quelconque diplôme. Il se lia d’amitié avec les frères Berens, fils d’une riche famille de marchands de Riga, pour qui il devint tuteur en plus d’assurer d’autres fonctions, de courrier et de commissionnaire. Au début de 1757, il fut dépêché à Londres où, après avoir vécu de façon très dissolue, il encourut une expérience mystique, une conversion foudroyante qui changea le cours de sa vie.

De retour à Königsberg, Hamann entreprit sa croisade tous azimuts, quichottesque à maints égards, contre les tenants de l’Aufklärung. Ses premiers écrits, les Méditations bibliques [Biblische Betrachtung, 1758], les Pensées sur le cours de ma vie [Gedanken über meinen Lebenslauf, 1758-1759], et les Fragments (1758), qui n’étaient pas destinés à la publication, reflètent la crise spirituelle dans laquelle il était plongé, notamment suite à sa lecture attentive des écrits sur la religion du philosophe écossais David Hume (1711-1776). Selon toute vraisemblance, Hamann avait trouvé sa voie et, si l’on peut dire, sans vain jeu de mots, sa voix, le ton même de son écriture, en soupesant les observations très justes de Hume, lui-même athée, dont l’une selon laquelle un croyant ne peut exercer sa foi que suivant une conviction transrationnelle soutenue qui n’a absolument rien à voir avec les vérités creuses dont se nourrit la plate tiédeur du « sens commun » ou le règne de l’évidence. Søren Kierkegaard aurait façonné ses propres vues sur la religion à la lecture du commentaire de Hamann sur les écrits de Hume. Hamann fut particulièrement ébranlé par le dernier dialogue d’une oeuvre posthume de Hume, ses Dialogues Concerning Natural Religion, qui se termine avec l’affirmation selon laquelle, non sans ironie de la part du philosophe écossais, le scepticisme philosophique est une phase cruciale sur le chemin qui conduit à l’adoption d’un mode de vie qui s’inspire du christianisme. Hamann décida de traduire ce passage en allemand pour le faire lire à Kant, espérant le plier à ses vues, mais en vain.

Selon Hume le fondement de nos connaissances, celles que nous avons de nous-mêmes aussi bien que du monde extérieur, ne peut être basé sur aucune raison a priori, mais repose sur la croyance pure et simple qu’il en est ainsi, à quoi se résolvent ultimement tout principe ou théorie ainsi que l’ensemble des constructions de notre esprit. Autrement dit, nous ne percevons pas des causes ou la nécessité dans la nature, nous y croyons et agissons comme si elles existaient. Bref, nous pensons et formulons nos idées en conformité avec de telles croyances, mais elles ne sont elles-mêmes que des habitudes mentales, des formes de facto du comportement humain. Kant lui-même développera cette dimension du als ob, du « comme si » mis de l’avant par Hume, notamment dans sa distinction cruciale entre l’impénétrabilité de la réalité nouménale et la gestion transcendantale de catégories de l’entendement qui commandent l’accès au seul domaine accessible à nos facultés cognitives, la sphère phénoménale. Mais Hamann ira plus loin, pavant la voie à une relativisation des artifices de la raison qui sera ultimement relayée par la force du verbe, toute construction de l’esprit étant essentiellement tributaire de la Gestaltung langagière à laquelle elle est intriquée. Comme l’écrit Hamann, « l’existence des plus petites choses repose sur une impression immédiate, et non sur la ratiocination ». Dans une lettre à son disciple Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819), il écrit encore : « Je suis près de croire que toute notre philosophie est davantage faite de langage que de raison, et les méprises sur d’innombrables mots, la personnification d’abstractions arbitraires […] ont généré un monde de problèmes qu’il est aussi vain de tenter de résoudre qu’il l’a été de les inventer » (cité dans I. Berlin, ibid., pp. 37-38).

Aucun pont n’a à être jeté entre les vérités nécessaires et celles qui seraient frappées de contingence, parce que les lois qui gouvernent le monde phénoménal sont aussi contingentes que peuvent l’être les faits qui entrent dans sa configuration. Peut-être est-ce la toute première fois qu’une alliance stratégique entre mysticisme et empirisme émerge pour faire front contre les prétentions du rationalisme. Hamann est un nominaliste radical, d’où sa répudiation sans équivoque de la notion selon laquelle il y aurait un monde constitué d’essences éternelles connectées entre elles par des relations logiques indéfectibles ou encore enserrées dans des liens ontologiques qui les subordonnent à l’ordre de la nécessité. La connaissance que peut avoir de lui-même le sujet humain passe par le même crible, une catharsis tout aussi intransigeante. Comme on pouvait s’y attendre, Hamann est prêt à pourfendre toute complaisance quant à la possession présumée de facultés cognitives qui dispenseraient le mortel de se rendre à l’injonction socratique, reprise à l’antique maxime delphique : « Connais-toi toi-même », qui procède chez Socrate d’un aveu préalable : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». La rigueur de cette tabula rasa ne semble laisser rien en partage à la créature pourtant dotée du verbe et parvenue à un certain niveau d’intelligence et de cohésion dans ses rapports avec l’ensemble des êtres peuplant le microcosme humain, sans compter sa capacité d’appréhender l’abondance des formes exhibées par la munificence intarissable du cosmos sensible. Mais Hamann est loin de se vouloir contempteur d’une réalité qu’il approche toujours en mystique. Sa cible est l’architectonique de la raison qui liquide ou ignore sans plus toute l’épaisseur charnelle, bien incarnée, de l’expression qui se déploie dans une multiplicité de langues dont la dissémination babélienne est signe de félicité plutôt que de malédiction. À cet égard, la poétique de Hamann trahit une certaine gémellité avec les cosmologies visionnaires des poètes John Milton et William Blake.

Comme le note Isaiah Berlin, la conception du langage chez Hamann est sans conteste la doctrine la plus féconde et la plus consistante qui puisse être arrachée au labyrinthe dans lequel nous entraîne le cours rhapsodique de ses pensées. Nous l’avons vu, la problématisation de l’origine du langage, l’interrogation sur son essence, à savoir si son usage fut prodigué à l’homme ou s’il en est le concepteur, faisait alors l’enjeu de vifs débats en Allemagne. Süssmilch, en bon théologien, renvoyait dos à dos apprentissage et intelligibilité des signes pour les rapatrier dans le giron de la prodigalité divine. Herder, que nous aurons l’occasion d’étudier plus loin, se lança dans le débat en usant des armes fourbies par Hamann lui-même : la notion d’un langage complet surgissant tout équipé, avec une structure grammaticale et tout le reste, avant que la raison humaine se soit développée jusqu’à un degré pertinent de sophistication, est pure chimère. L’argumentation de Herder est celle-ci : « Pour être capable d’entendre la première syllabe de l’enseignement divin », l’homme devait « pouvoir penser clairement, et dès la première pensée claire la langue était déjà en son âme, donc il l’avait découverte par son propre moyen et non par un enseignement divin ». Le langage, pour Herder, est l’excroissance évoluée d’une genèse marquée par l’interpénétration organique, symbiotique, des facultés humaines. L’argument de Herder est celui de la « création continuée », prolongée dans les pouvoirs créateurs qui sont dévolus à l’agent humain. Cette gestation immanente rebutait énormément Hamann cependant et Herder en fut quitte pour un sévère coup de semonce de la part du « Mage du Nord ». La querelle anticipée eut néanmoins un effet stimulant : Hamann commença à exposer de façon plus constante sa propre théorie du langage. La thèse centrale défendue par Hamann, ici condensée par Berlin, est la suivante (je traduis) :

La notion voulant qu’il existe un processus appelé pensée ou raisonnement qui soit une activité indépendante « à l’intérieur » de l’homme, dans quelque partie de son cerveau ou de son esprit, qu’il peut choisir selon sa volonté pour l’articuler dans un ensemble de symboles qu’il invente à cette fin (ou dérive d’autres, pleinement formés), mais qu’il peut aussi, alternativement, gérer au moyen d’idées non verbalisées ou non symbolisées dans quelque médium non empirique, dénué d’images, de sons, de données visuelles, est une illusion insignifiante – encore que ce soit là, évidemment, ce que les hommes ont souvent considéré comme vrai et peut-être ce que la majorité d’entre eux croient encore.

ibid., pp. 74-75

Hamann, en effet, est l’un des tout premiers penseurs à soutenir clairement que l’exercice de la pensée n’est autre que l’usage de symboles et qu’il n’existe rien de tel qu’une pensée s’actualisant dans l’exclusive de toute symbolisation. L’éveil de l’esprit en l’homme se produit dans la langue, par la puissance du verbe, qui est l’Urfaktum : « Le langage est le tout premier et l’ultime organe et critère de la raison ». Les concepts et catégories ne sont qu’agencement de symboles. Hamann chérissait la remarque de Luther selon laquelle la théologie n’est autre que de la grammaire appliquée aux vocables émis par l’Esprit-Saint. De la même façon, lorsque Kant croit qu’il opère avec les concepts et les catégories de l’entendement, il use en réalité des formes du langage, une substance fluide, instable, fuyante qui échappe à la maîtrise du principal intéressé. L’attaque la plus incisive à l’endroit de la forteresse kantienne, passée à la postérité pour sa perspective cavalière et l’allure quichottesque de l’entreprise, se trouve dans son opuscule intitulé Métacritique du purisme de la raison [Metakritik über den Purismus der Vernunft][22]. Hamann a rédigé ce bref essai au début des années 1780 (circa 1784) mais, pour des raisons qu’on ignore, n’a pas permis qu’il soit publié de son vivant. Il y déplore l’absence de toute considération de la part de Kant sur l’essence même du langage alors qu’il forme le substrat de ses spéculations sur l’espace et le temps, d’autant qu’il aurait pu ainsi convenir du non-sens que recèle l’expression « raison pure ».

En vérité, le mutisme de Kant sur la question n’est pas que le symptôme d’une allergie théorique ou même d’une simple incurie de sa part, mais trahit un rejet occasionné par un net pressentiment de la menace pesant sur sa propre analyse des facultés cognitives, développée à l’aune d’une analytique transcendantale. Dans une étude toute récente, Katie Terezakis fait le point sur la question. En effet, « même en l’absence d’une communication étroite sur le plan personnel entre Hamann et Kant, ce dernier s’avisa promptement de la menace que représentait pour l’idéalisme critique la théorie linguistique qui était alors en train d’émerger, et son rejet fut catégorique »[23]. Bien que féru de poésie et admirateur de la prose de Rousseau qu’il estimait nettement supérieure à la sienne, Kant n’était vraiment pas disposé à concéder que quelque considération que ce soit émanant du milieu littéraire puisse « ajouter quelque chose d’essentiel à son analyse de la cognition, et il n’entendait pas admettre la possibilité d’une médiation de la pensée par le langage. En fait, la philosophie critique de Kant est explicitement et consciemment élaborée de façon à exciser le travail du langage de l’opération de la pensée » (ibid.). La seule occurrence digne de mention où Kant esquisse un rapprochement entre l’exercice du langage et celui de la pensée est un bref aparté de ses Prolégomènes à toute métaphysique future où il observe bien candidement que les règles pour l’usage effectif des mots dans la grammaire sont très « étroitement liées » à notre détection de concepts constitutifs de l’expérience, encore que lesdites règles ne soient aucunement dépendantes de quelque expérience particulière que ce soit. Comme nous le verrons plus loin, Herder réservera lui aussi un sort à ce qu’on peut considérer comme une forme d’ingénuité, sinon de myopie de la part du professeur Kant.

D’un autre côté, les excursions philologiques[24] de Hamann, souvent livrées à l’emporte-pièce, à coup d’étymologies faramineuses traversées d’éclairs de génie, trahissent une psyché tortueuse engoncée dans les méandres de la langue pulvérisée dans la généalogie protéenne des vocables qui affluent sous le ressac des multiples idiomes qui par vagues successives viennent saturer une sensibilité polyglotte : Hamann, en effet, outre sa Muttersprache, connaissait le français et l’anglais, le grec et le latin, l’italien, le portugais et un peu de letton aussi bien que l’hébreu et une certaine part d’arabe. La chorégraphie des vocables et des racines ne pouvait que l’entraîner dans un maelström de délire kabbalistique. En témoigne bien cet autre opuscule, plutôt baroque, intitulé Aesthetica in nuce : eine Rhapsodie in Kabbalistischer Prose. Cet ouvrage singulier influencera et inspirera notamment le Kalligone de Herder, Die Künstler de Schiller et les Vorschule des Aesthetik de Jean-Paul Richter. En outre, Hamann y prend à partie un essai de Johann David Michaelis, publié en 1757 à Göttingen, qui traite entre autres de l’extinction de la langue hébraïque, qu’il considère donc comme une « langue morte » (ausgestorbene Sprache)[25]. Hamann n’était absolument pas disposé à contresigner le certificat de décès de la langue hébraïque, arguant au contraire que c’est le procédé analytique de Michaelis, sa prose clinique, qui exhale des odeurs de cadavre. Le sous-titre de l’opuscule, certes rhapsodique, donne à entendre que la prose de Hamann est kabbalistique, mais elle l’est assez peu en fin de compte, car sa connaissance de cette science herméneutique était plutôt fragmentaire, pour ne pas dire fantasmatique.

Son intuition des ressorts complexes de la langue, voire de certaines articulations secrètes qui en font une forme de vie autonome, reste inégalée. De plus, et ce point est notoire, il est l’un des tout premiers à avoir formulé des vues décisives sur l’activité de traduction, affirmant d’emblée que « parler, c’est traduire (metapherein) », tandis qu’il en concluait à un incorrigible hiatus entre les idiomes gratifiant notre usage même le plus prosaïque de la langue. Et cette asymétrie foncière, de caractère ontologique, loin de marquer une indigence de l’intelligibilité nouée à la pluralité des formes langagières, se voulait bien davantage pour lui une source de créativité. Dans les cercles contemporains des translation studies on se plaît à répéter, à la suite de Jacques Derrida et de Paul de Man, qu’il y a impossibilité radicale de la traduction (ou impossibilité d’une traduction radicale) et que ce diagnostic transpire du fameux essai de Walter Benjamin sur « L’abandon du traducteur » [Die Aufgabe des Übersetzers], que j’ai eu moi-même l’occasion de traduire et d’analyser en collaboration avec Alexis Nouss. Mettons les choses au clair : premièrement, Benjamin n’a jamais rien avancé de tel; deuxièmement, celui qui a le tout premier convenu de cet état de choses, c’est Hamann lui-même, qui aurait bien malgré lui été pénétré, avant la lettre, mutatis mutandis, de cette ironie caractéristique de la sensibilité postmoderne, du moins s’il existe quelque chose de tel[26].

Cette sensibilité alerte, inquiète, toujours à l’affût de la tension vibratoire qui anime la « fibre de la langue », selon le mot de George Steiner, l’amènera donc à concevoir que « chaque langue est une “épiphanie”, une révélation cohérente d’un paysage historico-culturel déterminé » (G. Steiner, ibid., p. 125). En 1761, Hamann se lance dans une étude comparée des ressources lexicales du français et de l’allemand qu’il recueille dans ses Vermischte Anmerkungen. Ces explorations rhapsodiques des codes et dérives morphologiques, bien qu’esquissées de façon brouillonne, contiennent aussi des intuitions de génie dont la percée, s’annonçant par coups de sonde, frayera sa voie jusque dans le vaste chantier anthropologique qui se découvre à la lecture des essais parfois copieux, d’emblée exploratoires, de Wilhelm von Humboldt. Ce dernier, en effet, le tout premier, élabora le concept de « diversité » (Verschiedenheit) et en fit le levier d’une vision holistique du devenir des langues et des cultures, voulant qu’elles obéissent comme telles à une « raison génétique » répondant à une évolution historique qui se résout dans une multiplicité de points de vue : la pluralité des langues nous fait découvrir autant de « visions du monde » (Weltansichten), autant d’horizons ontologiques dont la configuration n’est absolument pas réductible à un dénominateur commun mais en appelle plutôt à une comparaison (Vergleichung) minutieuse, circonspecte, de l’échantillonnage.

Or Hamann s’était déjà avancé et commis dans cette direction. Par exemple, comme le souligne Steiner, en assimilant la dynamique de l’action (Handlung) à la gestation des formes langagières (Sprachgestaltung), Hamann anticipe la « grammaire des motifs » de Kenneth Burke. Son herméneutique est aussi tributaire d’une conviction profonde qu’il partage avec Leibniz, selon laquelle « une trame nerveuse de significations et de révélations secrètes double la structure apparente de toutes les langues » (ibid., p 125). Même si son jugement est parfois carencé par des évaluations approximatives, l’intuition qui court en filigrane de l’écheveau des trouvailles parsemées dans ses Philologische Einfälle und Zweifel de 1772 annonce nettement le relativisme linguistique de Sapir et de Whorf. Son intransigeance peut certes rebuter voire risquer de le confiner dans les limbes du délire monomaniaque, mais ce qu’on voit ainsi se profiler est une tradition de pensée qui, loin de s’abandonner à un relativisme tous azimuts comme d’aucuns ont cru bon l’estimer, ne laissera d’entériner le constat initial de Hamann selon lequel « la langue sécrète son mode de connaissance spécifique » (ibid.). Aux yeux de Hamann, en effet, « ni les coordonnées cartésiennes du raisonnement discursif universel ni le mentalisme kantien ne rendent compte du foisonnement des mécanismes féconds, irrationnels, par lequel le langage, unique au niveau de l’espèce, mais aussi multiple que les nations, modèle la réalité et se trouve, en retour, soumis à l’action de l’expérience locale des hommes » (ibid., p. 126).

On ne saurait cependant faire l’économie du climat et de la conjoncture dans lesquels se sont mises en branle ces interrogations sur l’apport plus que significatif de la dynamique interculturelle liée à l’enracinement des terroirs et au capital de connaissances qu’ils recèlent et qui ne peut se révéler qu’à la faveur d’une prise de conscience explicite du facteur de croissance et de fécondation mutuelle ancré dans le travail de la traduction. Hamann et Herder à sa suite, aussi bien que Humboldt et les Romantiques du cercle d’Iéna, ont tous en commun une perception très lucide de la plus-value s’attachant à la fréquentation de cultures et d’idiomes exogènes. Mais pareille sollicitude, convient-il de le préciser, était dans l’« air du temps ». Bref, tout ce brassage d’idées n’allait pas sans se conjuguer au Zeitgeist qui imprégnait alors l’éveil de la Bildung, de la culture comme instance formatrice du destin des peuples. Cette sensibilité accrue aux inflexions d’une langue saturée d’éléments épousant la constellation des formes inédites en provenance de contrées étrangères se cristallisera dans le tourbillon des débats animant une époque caractérisée par une incomparable effervescence dans le domaine des arts et des idées : elle voyait naître une nation dans sa langue et dans ses oeuvres marquantes, en même temps qu’elle devenait l’un des terreaux les plus fertiles aux fins de ce processus créatif d’acculturation que Herder appelait déjà de ses voeux, concevant alors l’oeuvre de traduction comme travail de transplantation (Fortpflanzung) : « Nous recevons de contrées étrangères des notions à transplanter dans notre langue – hier bekommen wir Begriffe aus fremden Gegenden in unsre Sprache zu verpflanzen »[27].

4. Herder : « un faisceau d’étoiles, où chacun épelle telle ou telle constellation »

Avec Johann Gottfried Herder (1744-1803), penseur polymathe servi par un intellect d’une finesse et d’une plasticité remarquables, nous entrons de plain-pied dans le domaine constitutif d’une science du langage. « Sa Sprachphilosophie, écrit Steiner, marque le passage des élucubrations inspirées de Hamann à l’élaboration de la véritable linguistique comparée du début du XIXe siècle » (G. Steiner, ibid., p. 126). Héritier de Giambattista Vico et disciple de Hamann, Herder est une nébuleuse à lui seul, ou comme l’écrivait le grand Romantique allemand Jean-Paul Richter dans ses Cours préparatoires d’esthétique, « un faisceau d’étoiles, où chacun épelle telle ou telle constellation »[28]. Il incarne ce moment-charnière, cet espace de transition où s’effectue la translation entre les pistes de recherches dégagées dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746) de Condillac et le plein épanouissement d’une anthropologie du langage chez Wilhelm von Humboldt, qui éclata en une constellation de figures météoriques dans le Romantisme allemand, notamment l’aréopage réuni autour de Friedrich Schlegel et de l’Athenäum à Iéna, tandis que fermentaient les germes d’une étude comparative des langues chez Bopp et les frères Grimm.

Herder a fait ses études à l’université de Königsberg, d’abord en médecine, ensuite en théologie, pour enfin suivre les cours de Kant qui l’initia aux vues de Montesquieu, Hume et Rousseau. Il se lia d’amitié avec Hamann, qui exerça un ascendant considérable sur le développement de sa pensée. Herder quitta Königsberg en 1764, lorsqu’il fut ordonné pasteur luthérien pour enseigner ensuite à l’école épiscopale de Riga. Sa première oeuvre d’importance, Sur la nouvelle littérature allemande. Fragments I [Über die neuere deutsche Literatur. Fragmente I], est publiée à Riga en 1767. Il quittera cette ville deux ans plus tard pour voyager et s’installer ensuite à Strasbourg où il rencontra Goethe. Ensemble, ils rédigèrent un essai intitulé Du style et de l’art allemands [Von Deutscher Art und Kunst], paru en 1773 et où Herder propose, pour la première fois, la notion de Volkgeist, d’« esprit du peuple », lequel s’exprime dans la langue et la littérature d’un groupe national. Entre-temps, il s’était mérité, à l’instar de Michaelis en 1759, le prix du concours de l’Académie de Berlin pour son Traité sur l’origine de la langue [Abhandlung über den Ursprung der Sprache], en 1772[29]. En 1774, il publia Une autre philosophie de l’histoire pour contribuer à l’éducation de l’humanité [Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menscheit][30]. Il fut alors nommé surintendant du clergé luthérien à Weimar et y passa le reste de sa vie. En 1782-1783, il publia aussi, sous l’impulsion de Hamann qui désirait dénoncer et pallier les insuffisances des Praelectiones de sacra poesia Hebraeorum de Robert Lowth (1753), largement publicisées par Michaelis, les deux parties de l’Esprit de la poésie hébraïque [Vom Geist der Ebräische Poesie][31]. Enfin, de 1784 à 1791, il publia les quatre Parties (Teile) d’une oeuvre magistrale, qui connut un très grand rayonnement, soit ses Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité [Ideen zur Philosophie der Geschichte des Menscheit][32].

Se présentant dans ses grandes lignes, tant de par son orientation, faisant une large part à la composante langagière de la culture, que par ses conclusions, faisant valoir la singularité et la pluralité irréductibles des peuples et de leurs langues, comme le digne successeur de la Scienza nuova de Giambattista Vico, l’opus magnum de Herder fait voler en éclats les prétentions du rationalisme cartésien et newtonien selon lesquelles les seuls sujets susceptibles d’être étudiés de façon scientifique sont ceux qui peuvent être compris dans les termes du langage mathématique et selon la méthode d’investigation prévalant dans les sciences de la nature. En outre, il entend réfuter l’exclusivité qui s’attache essentiellement chez Kant à l’exercice des facultés cognitives, au détriment des autres strates constitutives de la conscience humaine, sensorielle, affective, poétique et idéoplastique entre autres. D’ailleurs, Herder publiera en 1799 une Metakritik de la Critique de la raison pure, un travail herculéen de plus de neuf cents pages rédigé en deux mois, et, en 1800, un autre pamphlet très étoffé à l’encontre de la Critique de la faculté de juger, où il met en question le statut synthétique et a priori des mathématiques aussi bien que les assertions de Kant sur les formes innées de l’intuition.

Langue et histoire, discours et société : singularité et genèse, telles sont les lignes de force de son argumentation. Les groupes humains se sont développés pour former des familles, des clans, des communautés et enfin s’incorporer à une société civile à la faveur d’une évolution dont le nerf sensible est le partage d’une langue qui a contribué à façonner les moeurs du groupe et l’ethos de l’individu en conformité avec les institutions qui les régissent et dont les statuts sont pareillement tributaires de l’assise linguistique par laquelle on procède à la mise en discours de l’expérience individuelle et collective. À l’instar de Montesquieu dont il a subi l’influence déterminante, Herder estime que les divers groupes humains se sont réunis pour former des nations en réponse à divers facteurs géographiques et climatiques[33]. L’idée d’unité nationale est particulière à chaque groupe humain et n’est pas uniformément modélisable, puisqu’elle répond à un principe d’individuation comportant un haut indice de contingence et un degré tout aussi élevé de relativité.

Bien que d’aucuns aient laissé entendre que Herder professait un nationalisme étroit, chauviniste, rien n’est plus éloigné de sa pensée, qui s’est développée aux antipodes d’un pareil postulat. Il s’intéressait essentiellement à la dynamique des sociétés évoluant à la mesure même des langues et des littératures qui forment le creuset de leurs différences, lesquelles ne sauraient en aucune façon se plier à une forme quelconque de hiérarchie ou d’échelle graduée agréant la discrimination, tant d’un point de vue synchronique, eu égard au développement de certaines facultés cognitives, que diachronique, épousant par exemple le scénario d’une évolution sanctionnée par l’idée de progrès, et basée comme telle sur la rationalisation de l’agir et le projet, alors très prégnant, d’une modélisation mathématique des lois de la nature. De plus, Herder rejetait formellement l’eurocentrisme larvé, parfois patent, qui imprégnait les vues des penseurs de l’Aufklärung, ne pouvant tolérer, trouvant même carrément vexatoire l’espèce de racisme diffus qui émane des conférences sur l’anthropologie de Kant, où l’Aufklärer dénigre les cultures africaines et se plaît à répéter que les hommes de race noire sont naturellement inférieurs intellectuellement aux Caucasiens.

Puisque nous y sommes, j’en profiterai pour enfoncer un clou dans le cercueil du professeur Kant. Étant donné que le maître de Königsberg ne s’embarrasse guère de scrupules pour poser un diagnostic sur la présumée indigence intellectuelle de l’homme africain, je céderai la parole à un penseur africain, Alioune Sow, de Yaoundé au Cameroun, qui dans un excellent article révoque en doute le prétendu « ethnisme » imputé au propos de Herder, qui donne bien davantage dans la veine universaliste et multiculturaliste. Alioune Sow observe d’entrée de jeu que l’homme Herder affiche un « profil intellectuel polymorphe » dont l’oeuvre autorise une multiplicité d’approches. L’approche que Sow privilégie ici est celle de « l’accoucheur de valeurs susceptibles d’orienter une réflexion sur un autre type de discours sur la nation. En effet, la pensée de Herder, quoique d’une remarquable cohérence thématique, est plutôt une pensée ouverte, matrice béante toujours prête à tous les rapports fécondants »[34]. Détail crucial, Sow rapporte la gestation de la pensée de Herder, notamment de l’idée de nation, à son séjour à Riga, province baltique sous administration russe. Or ce « déplacement culturel », précise-t-il, aura tôt fait « germer en lui le sentiment de solidarité avec des populations culturellement opprimées. C’est là qu’il se rend compte avec une conscience aiguë que les Estoniens et les Lapons, encore sous servage, doivent préserver leurs spécificités culturelles qui ont la même valeur intrinsèque que celles des Russes et des Allemands qui constituent la classe dominante. C’est là qu’il réalise que l’ethnie doit demeurer un référentielculturel dans le processus de construction nationale » (art. cit., p. 2).

Cet ancrage de l’autochtonie, loin d’isoler et d’enfermer le sentiment d’appartenance dans une sphère d’exclusion et de discrimination centripète, ouvre de l’intérieur la conscience de soi et la projette dans une dialectique ascendante sollicitée par la force centrifuge qui solidarise les groupes humains dans leur aspiration à l’universel. Bref, comme l’écrit Alioune Sow, « la prise de conscience de l’ethnicité dans tout ordre sociopolitique est contenue dans la thèse de la différence (« Verschiedenheit ») et le principe de la co-naissance (« Zusammenwirken »). C’est l’essence de la dialectique herdérienne où s’éclaire le statut des représentations d’une nation dans sa pensée : différence à la base et convergence au sommet dans un processus de dépassement orienté par une quête exigeante de l’humain, c’est-à-dire de ce qu’il y a d’universel en chaque homme » (ibid.).

Une considération essentielle de l’analyse d’Alioune Sow, qui a pour horizon la réévaluation de l’articulation du local et du global dans une Afrique sujette aux assauts des vagues de globalisation des marchés et des cultures de masse, est l’arrière-plan conceptuel qui sous-tend l’élaboration de la pensée de Herder. Très pertinemment, il nous reporte à l’influence exercée aussi bien par la monadologie de Leibniz que par le panthéisme cosmique de Spinoza. Herder entend substituer à une conception mécanique des rouages de la société une conception organique qui « redynamise » certaines implications de la monadologie de Leibniz et qui avalise sa conception pluraliste de la société. La multiplicité, en effet, est « propre aux monades qui sont différentes l’une de l’autre. D’après Leibniz, les monades sont localisées dans un processus permanent de devenir. En opposant la monade à l’atome, Leibniz parvient à substituer à une conception mécanique de la nature une conception organique qui viendra reformuler les termes de la question : une nation n’est pas la somme de ses composants, mais une totalité qui possède de multiples organes qui fonctionnent spécifiquement » (ibid., p. 3). Herder métabolise en quelque sorte la monadologie leibnizienne de façon à ce que les unités discrètes que sont les monades s’intègrent à un processus permanent de devenir, de nature cyclique, qui forme l’horizon implicite de toute construction sociale qui se voit ainsi soumise à une succession d’évaluations et de réévaluations de l’ordre symbolique qui lui confère son unité et sa cohérence.

Or cette ouverture est tributaire d’une transformation constante qui repose sur l’intelligibilité immanente des processus d’acculturation qui nourrissent l’interface entre l’Un et le Multiple, scénario dont le cadre de référence, nous logeant à l’enseigne de l’antique maxime Hen kai Pan (l’Un et le Tout), n’est autre que le panthéisme cosmique associé au monisme ontologique défendu par Spinoza. Frappé d’un herem, d’un décret d’exclusion définitive (schamatta) par le bras séculier (Mahamad) de la communauté juive d’Amsterdam, le polisseur de lentilles tenait là une position qui allait faire couler beaucoup d’encre et qui se révélait déjà une source d’âpres débats en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle. Partisan de ce panthéisme, Herder le reformulera de façon à en tirer les linéaments d’une dynamique sociale purement immanente. Alioune Sow évoque entre autres ce que le philosophe de l’École de Francfort Alfred Schmidt désigne comme le « panthéisme de l’histoire », qui agrée une multiplicité de points de vue issus d’une diversité non moins étendue d’acteurs sociaux évoluant en interaction tant au centre qu’à la périphérie et qui portent à l’actif de l’universalité des formes intelligibles les ressources locales des idiomes et des terroirs culturels. Le « panthéisme de l’histoire » mis de l’avant par Herder est exemplifié de façon on ne peut plus éloquente, comme nous le verrons plus loin, par sa cueillette et sa thésaurisation des « chants du peuple », anticipant de la sorte le concept goethéen de « Weltliteratur », dont on ne peut aujourd’hui dénier l’incidence pour le moins marquante dans le concert des nations. Je songe ici aussi bien à la « World music » ou à la « World poetry » qu’à la transmutation idiolectale des langues métropolitaines par les auteurs postcoloniaux. Je dirais volontiers que les terroirs, loin de se balkaniser dans un chauvinisme myope et obtus ou de se recroqueviller sur un patrimoine idyllique, sont en mouvance dans la translation multilatérale entre les diverses poétiques qui font aussi bien éclater les genres qu’elles déroutent le tracé des frontières imaginaires auxquelles l’usure du temps a fini par se conformer. De la même façon, en appelant de ses voeux un décloisonnement des consciences et un élargissement des perceptions, la fréquentation assidue par Herder du florilège des nations et du large spectre des harmoniques qui y entrent en résonance orientera sa pensée dans le sens d’une décentralisation qui redistribue à de nouveaux frais la dialectique du global et du local. Je fermerai cette parenthèse en notant combien il peut être significatif qu’un penseur africain invoque la pensée de Herder pour reconsidérer l’impact de la relation sinon litigieuse, du moins « sensible » entre le global et le local à une époque où les cultures jouissant de peu de moyens de diffusion sont fragilisées et parfois même rendues orphelines par l’empire de la culture de masse générée par les économies de l’Hémisphère Nord.

Le relativisme culturel professé par Herder, qui défend l’idée d’une genèse interne autonome propre à chaque peuple, lequel est défini par l’aire de rayonnement de sa langue et de sa culture, n’étant donc pas confiné aux seules limites territoriales, vise à faire échec à la standardisation d’un prototype humain défini par les critères objectifs d’une rationalité dont l’argumentation se résout le plus souvent dans une pétition de principe. Il n’existe rien de tel qu’une nature humaine objective, ni du reste un progrès vers un seuil de perfectibilité uniforme : l’expression singulière de chaque groupe humain comme des diverses couches sociales qui le composent possède son degré propre d’achèvement, lequel n’a à se mesurer à aucun étalon ni à se justifier en regard d’un quelconque objectif anhistorique.

L’étude de l’origine et de la genèse du langage est la pièce maîtresse de ce renversement des postulats rationalistes de l’Aufklärung. Mais il faut savoir aussi, comme je l’annonçais plus haut, que Herder était l’un des traducteurs les plus accomplis de son époque, se faisant entre autres ethnographe lorsqu’il recueille et scrute les chants des Esquimaux, des Chinois, des Estoniens, des Iroquois et de bien d’autres ethnies encore, et forge du même coup la notion de Volkslieder, de « chants du peuple ». Son projet, passablement ambitieux, on en conviendra, consistait à rassembler les voix des peuples, les fragments épars d’une humanité disséminée à perte d’horizon, sous tous les firmaments de l’Ancien et du Nouveau Monde. Délassement de dilettante, d’un esprit cosmopolite féru de curiosités ethniques? Absolument pas. Herder a en vue le devenir multilatéral de la conscience historique ressourcée par la pluralité des langues et des cultures. La problématique de la traduction est au coeur de cette poussée centrifuge qui renonce à tout ancrage préétabli et qui épouse plus volontiers la constellation des formes dans leur dynamique propre. Aussi, comme le précise Pierre Pénisson, « la dissémination, babélienne ou historique, des langues, permet, par la traduction, une insémination productrice d’originalité » (ibid., p. 152). Et, à cet égard, Herder ne s’est jamais préoccupé de

[…] vérifier un texte « premier » ni même de le traduire à partir de sa langue première; les retraductions ne sont pour un traducteur créateur nullement un obstacle à la compréhension. Si l’humanité est prise dans un devenir, le postulat philologique d’une immobilité d’un texte premier (Urschrift ou Urkunde) est une contradiction intenable que Herder supprime, sans qu’on ait jamais pris la mesure de sa pensée, situé qu’il est entre des problèmes classiques de mimésis et les sciences philologiques et linguistiques à venir.

ibid.

Tout aussi intenable pour Herder est la tendance à la systématisation, au graphisme taxinomique ou au simple balisage ethnographique où

[…] l’on « décrit les peuples selon de prétendues races, variétés, jeux, rites de mariage, etc. ». Ce faisant on ne traduit pas, mais on entre « dans une ruche, dans l’atelier ou la garde-robe des peuples, mais non dans la création vivante, dans ce grand jardin, dans le peuple, tel que les cultures y poussèrent ». C’est par de tels procédés que le politique, guerrier, se substitue à la pensée et qu’on en vient à penser que « notre culture européenne est l’aune de la bonté et de la valeur humaine universelle », et s’il n’y avait pas la fécondité des traductions on pourrait se demander si la littérature européenne ne s’est pas faite uniquement sur les champs de bataille ou dans les monastères.

ibid., pp. 154-155

Au contact de Hamann, Herder apprendra l’anglais en lisant Hume et Shakespeare notamment, dont la poétique est porteuse de l’univers concentré dans le microcosme humain, dans la force expressive de la langue, la puissance de l’histoire traversée par cette unité panique, torrentielle, dionysiaque, qui se déploie en vagues successives happant la frêle figure du mortel enivré par le son de sa propre voix. Le « génie créateur » qui s’exerce ici n’a rien à voir avec une conception élitiste de la langue mais puise aux ressources dialectales les plus éclectiques, où la densité chiffrée dans l’unité vibratoire, intensive, des vocables cristallise diverses nébuleuses sémantiques embrassant la mémoire profonde de la langue. Il lui incombait donc de fouir les interstices de cette mémoire, d’en explorer les sédiments, d’atteindre aux anfractuosités les plus intimes, bref, comme l’écrit Herder lui-même, d’« explorer les gisements de la langue » (« die Fundgruben der Sprache erforschern »). Aussi l’indigence caractéristique de l’analytique kantienne à ce chapitre, l’absence de toute problématisation de la langue comme matrice sinon comme vecteur de la pensée, fait-elle l’objet d’une critique féroce, sans concession, de la part de Herder. Comme le note Pénisson, Kant élabore une philosophie transcendantale très opposée à « l’idée d’une puissance de la langue, fidèle à une sémantique stoïcienne où la pensée serait toute indépendante du langage, où celui-ci est impur tout autant que la raison peut être pure, où la langue enfin n’est que le residuum de la raison » (ibid., p. 158). Or, pour Herder, tel qu’il l’écrit dans Kalligone, l’idéal transcendantal kantien représente « l’institution d’un royaume de fantômes infinis, d’institutions aveugles, de phantasmes, de schématismes, de mots creux épelés, de prétendues Idées et spéculations transcendantales » (ibid., pp. 158-159).

Kant lui-même ne verra dans l’entreprise de Herder qu’un « flot d’éloquence » livré à une équipée promise au naufrage dans les myriades d’éléments hétéroclites qu’il sollicite sous couvert d’une justice rendue à la pluralité des points de vue venus se greffer au devenir filant la trame de l’histoire. L’épistémè de Herder est délibérément conjecturelle, refusant de se plier aux paramètres d’une analyse, aux instances d’un paradigme sacrifiant le singulier au profit d’un universel qui, dans ce cas, n’est qu’une fiction métaphysique. Mais, justement, comme le stipule à juste escient Pierre Pénisson, « la rigueur analytique n’est ici qu’une part, tout instrumentale de la pensée, et non la pensée même » (ibid., p. 161). La traduction est aussi l’instigatrice d’une réflexion critique qui, elle, ne fait pas l’économie de son substrat, qui n’est autre que la dynamique migratoire de la signifiance, la polysémie originelle s’inscrivant dans la mouvance de la translatio, le metapherein qui épouse le mouvement vivant des langues où s’incarne le destin des peuples. C’est pourquoi Herder ne s’attache pas à des généralités taxinomiques mais plutôt à des objets individualisés. À cet égard, il a développé le concept majeur d’Einfühlung, d’« empathie », signifiant littéralement une manière de pénétrer, en s’en laissant pénétrer, au coeur de la langue à traduire qui, en retour, « transporte » au coeur même de la langue propre, dont la genèse est encore en devenir dans l’acte même de traduction.

Si pour Herder la traduction est génératrice de plus-value, c’est qu’elle fait écho au pluralisme ontologique incarné dans la diversité irréductible des idiomes dont le coefficient de traductibilité est facteur d’exponentialité et dont la fécondation mutuelle résulte en un accroissement en principe infini des possibilités de l’expression. À cet égard, il n’est guère étonnant, en considération de la rencontre fort heureuse, de la félicité même de la fécondation de la langue allemande par l’hébreu, suivant alors une intuition formulée déjà par Robert Lowth dans ses Praelectiones de sacra poesia Hebraeorum (1753), traduites et commentées par Michaelis, que Herder associe l’activité de traduction à la possibilité de « transplanter » (verpflanzen), de « rajeunir » (verjüngen), de « réveiller » (wiedererwecken) le style poétique allemand. La mobilisation expresse de ces verbes par Herder tisse un réseau sémantique qui conforte l’idée que l’exercice du langage correspond à une « forme de vie », une Lebensform comme en conviendront éventuellement, dans leurs manières respectives, Ludwig Wittgenstein et Walter Benjamin.

Il est tout à l’honneur de la culture allemande que d’avoir assumé cette ouverture au devenir dans la fidélité à l’essence et à la forme des oeuvres-sources. Dans le chapitre qu’il consacre à Herder dans L’épreuve de l’étranger, Antoine Berman nous rappelle que « la problématique de la traduction qui s’instaure en Allemagne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle pourrait être placée sous le signe de deux concepts qui reviennent fréquemment dans les textes de l’époque : Erweiterung et Treue »[35]. Soit, d’une part, l’élargissement, l’amplification, de l’autre, la fidélité. Cette attitude se construit consciemment contre les traductions « à la française », qui raturent, triturent, tronquent, gomment, enjolivent, polissent et émaillent le texte d’origine comme s’il s’agissait d’un avorton, tel un Golem d’argile, qu’on prend bien soin d’insuffler de l’« esprit français ». Pour Herder, la traduction ou l’« épreuve de l’étranger » entre dans l’équation essentielle du devenir de la langue maternelle accédant à ce qui lui est propre, elle est une variable indispensable de sa formation, de sa Bildung. Du même coup, l’oeuvre s’individualise, s’arrache à son terreau natal pour devenir un objet en soi, valant pour soi et sollicitant la traduction dans un mouvement centrifuge qui culminera chez les Romantiques du cercle d’Iéna, notamment Friedrich Schlegel et Novalis, dans l’élaboration d’une théorie critique, alors marquée par un usage circonspect, tactique, de l’ironie célébrant l’éclosion intempestive du Witz, du « trait d’esprit » qui aiguillonne la mise en abyme de l’oeuvre, la réflexivité immanente qui procède à son autocritique dans le même mouvement où elle est saisie de sa propre finitude et de son inachèvement, sous bénéfice d’infinitisation de sa force d’évocation, sa Potenzierung ou élévation à la puissance. Walter Benjamin sera très sensible à ce principe d’individuation de l’oeuvre parvenue à un stade critique de la réflexivité immanente qui la révèle à elle-même au gré de la translation qui l’amène à une facture encore plus définitive par les soins de la traduction. Dans un passage de son essai « Die Aufgabe des Übersetzers » où il use précisément du verbe « transplanter » (verpflanzen), que l’on retrouve fréquemment sous la plume de Herder et dont l’usage n’est sans doute pas étranger aux recherches de Goethe sur le monde végétal, notamment son mémoire sur La métamorphose des plantes, Benjamin y va de cette mise au point décisive :

La traduction transplante ainsi l’original dans un domaine du langage – ironiquement – plus définitif, dans la mesure du moins où il n’est plus possible de l’en déloger par un quelconque transfert, mais seulement de le laisser toujours s’y élever dans son renouveau et en d’autres parties. Il n’est pas du tout fortuit que le mot « ironique » puisse ici évoquer la démarche spéculative des Romantiques. Ils furent précurseurs dans le discernement exercé quant à la vie des oeuvres, dont la traduction témoigne de la façon la plus éloquente.[36]

Or c’est ce souci critique, cette ironie même qui est en germe, qui se développe à l’état embryonnaire dans le Traité sur l’origine de la langue, paru en 1772 et où, prenant pour cible les vues du théologien Süssmilch, Herder réfute sans ambages la thèse d’une origine divine du langage. Il en profite aussi pour dégommer les « hypothèses » de Rousseau et de Condillac, tout comme les « remarques » de Diderot et de Maupertuis. Ces estocades n’ont en fin de compte d’autre but que d’accréditer la préexistence de la langue pour quiconque parle.

D’abord, Herder ne s’embarrasse guère de cette gêne toujours rémanente chez la plupart de ces penseurs quand il s’agit de théoriser, d’expliciter l’origine du langage, plus précisément son plan d’effraction chez l’humain : la proximité entre le cri de la bête, le râle ou le pleur de l’animal et le clair vocable émis par la bouche de l’homme. Si, pour Herder, l’origine du langage n’est pas divine mais humaine, c’est que « l’invention du langage lui est aussi naturelle que le fait d’être homme ». Herder réfère d’entrée de jeu à die innere Entstehung der Sprache, impliquant une incidence co-originelle de la réflexivité immanente de la conscience et de l’usage circonspect des virtualités du son articulé en un langage. Herder se dispense de tout recours à quelque schème fantasmatique référant l’éclosion de la faculté de langage à une insémination miraculeuse de l’Adam pétri de souffle et d’argile. En dépit des tâtonnements sans doute fort laborieux de nos lointains ancêtres, pour Herder l’invention du langage n’en demeure pas moins investie, voire saturée de génialité poétique, bref concentrée dans ce momentum génial, paroxystique, où le conflit intime entre divinité et animalité se transmue en cette tension inhérente à l’assomption de la liberté humaine dans l’exercice d’une parole arrachée au néant des origines : la « céleste étincelle de Prométhée », selon le mot de Denise Modigliani. Cette dimension prométhéenne sous-tend l’ensemble des développements dans le Traité de Herder où liberté et empathie, individuation et mutualité, réflexivité et genèse s’entrelacent dans l’indénouable conflit des facultés imparties à l’homme au gré d’une évolution dont nous sommes toujours à remonter le fil et où son improbable protagoniste n’aura laissé d’apprivoiser l’impondérable, la part d’inconnu qui s’attache à sa condition.

Sans pour autant ignorer l’origine animale de l’homme, le reflux constant des vestiges d’une animalité qui nous remue les entrailles, Herder décèle une disposition naturelle de l’être humain qu’il désigne par le terme de Besonnenheit, une forme de « réflexion » ou de « circonspection » à la faveur de laquelle s’opère le maillage entre la profondeur des affects, le noeud de la sensibilité, et l’essor de la spiritualité en l’homme qui se résout ultimement dans l’apanage d’une liberté qui seule est en mesure d’affronter l’abîme des possibilités qui s’ouvre et ne laisse de s’approfondir au fur et à mesure que se creuse la faille qui le distancie de la spécialisation de l’instinct animal.

Cette ouverture se produit selon Herder dans l’oralité du sens, une sensibilité phonocentrique qui se traduit immédiatement, en vertu d’une réflexivité immanente, dans la constitution d’une conscience symbolique. Cette prérogative est stratégique, sinon polémique, puisqu’elle se dresse directement à l’encontre du privilège accordé à la vision, la métaphore optique, chez Descartes et chez Kant ainsi que chez bon nombre de zélateurs de l’Aufklärung. Plus encore, tout en les distinguant, Herder n’entrevoit aucune discontinuité significative entre le vecteur émotionnel du langage, véhicule des affects, et sa fonction représentationnelle, plus conceptuelle ou abstraite. L’ontogenèse du sujet parlant, l’apprentissage de sa liberté en tant qu’agent disposant des latitudes de la parole, recoupe la phylogenèse où l’espèce apprivoise les virtualités du son articulé à partir de l’onomatopoïèse, de la mimésis verbale déjà à l’oeuvre dans la nature.

Herder en arrive ainsi à discerner ce qu’il désigne comme les « quatre lois de nature », à la faveur desquelles l’être humain s’est rompu aux vertiges de la parole comme nécessité impartie par la nature à sa condition propre en le projetant hors du cercle de l’instinct : « L’homme est un être actif, pensant librement, dont les forces agissent en progression, c’est pour cela qu’il est une créature de langage »[37]. La vulnérabilité qui rançonne son affranchissement du cercle de l’instinct, loin d’être un handicap, est le levier de sa réflexivité immanente, qui procède chez lui d’une nécessité « aussi intime que l’impulsion à naître chez l’embryon ». Qui plus est, l’instinct grégaire, toujours prégnant dans l’espèce humaine, fait intervenir une tangente évolutive liée à la sociabilité et la transmission intergénérationnelle qui, à son tour, se ramifie dans la diversification des groupes humains. En l’occurrence, seconde « loi de nature », la destinée de l’homme en fait « une créature sociale, vivant en horde : l’élaboration progressive d’une langue s’avère donc pour lui naturelle, essentielle, nécessaire »[38]. D’où alors cette troisième « Naturgesetz », qui veut que l’homme ne puisse se confiner à une seule horde, pas plus qu’il ne lui est désormais loisible de ne cultiver qu’une seule langue, entraînant la prolifération et la dissémination des idiomes à l’échelle de l’oekoumène et, par conséquent, la cristallisation des terroirs et des langues nationales[39]. Le franchissement de ce stade critique allait donc se traduire par l’éclosion d’une pluralité irréductible de peuples et de langues qui sont apparus dans la mouvance de conflits « évolutifs », selon le mot de Herder, déterminant divers axes migratoires et modalités d’acculturation qui viennent ici se substituer au mythe d’une postérité babélienne. La quatrième « loi de nature » noue le fil sur la trame diversifiée de l’histoire comme vecteur de perfectionnement du genre humain. Si, en effet, selon toute vraisemblance, « le genre humain forme un tout progressif d’une origine unique au sein d’une grande ordonnance unique, il en est de même de toutes les langues et avec elles de toute la chaîne de la culture »[40].

La trame diversifiée de l’histoire qui, pour Herder, nonobstant une saisie parfois lacunaire et elliptique, n’en constitue pas moins le substrat d’une véritable science de l’humain, est tissée de déchirures et de conflits irrésolus qui forment un palimpseste, une espèce de « structure feuilletée », pour user ici de la belle locution forgée par Claude Lévi-Strauss, dont les couches successives tracent les contours d’une unité émergeante situant l’origine non point dans quelque arrière-monde mythique mais dans le cours rhapsodique du devenir où l’homme ne laisse d’en découdre avec l’opacité primordiale des formes dont il tire sa propre intelligibilité. Pour Herder en fait, comme le souligne Pierre Pénisson, il n’est plus question d’origine, d’un surgissement ex nihilo, mais bien de « raison génétique » : « La question n’est point celle d’un commencement absolu mais d’une provenance ou antériorité », puisque « le recours à l’origine n’a d’autre fonction que celle d’un mythe inaugural épargnant en effet les efforts argumentatifs » (P. Pénisson, ibid., p. 175). On ne peut remonter le fil de l’origine, qui dans le fond n’est qu’une configuration fantasmatique, il s’agit plutôt de plonger dans l’élément matriciel de la langue, de suivre à la trace une multiplicité indéfinie de pistes qui vont se perdre dans la nuit des temps. « En place d’une origine, instrument narratif efficace et objet épistémologique impropre, on découvre une antériorité opaque » (ibid., p. 176).

Aussi la terminologie implicite que mobilise Herder dans son Traité de 1772, notamment la notion de « réflexion » ou celle de « circonspection » (Besinnung, Besonnenheit), dénote-t-elle cette aperception immédiate du discret dans le flux indistinct des masses sonores, la force du rythme qui, du tréfonds de la pulsation primordiale qui anime le vivant, articule le son qui noue le fil sur la trame narrative où l’homme se constitue et se reconnaît comme un être « de part en part tissé de langage » (Traité sur l’origine de la langue, trad. Pénisson, p. 106). Alors que chez Leibniz les expressions sont liées à leur exprimé « suivant une certaine loi de rapport » qui serait « comme l’ellipse au cercle », pour Herder aucun rapport n’est isolé et stable, tout est translation d’une expression à une autre au sein d’un processus dynamique pleinement temporalisé où chaque terme est porteur d’une polysémie qui excède toute assignation donnée pour originelle et définitive. La réflexivité immédiate de l’expression qui éveille l’aperception chez le locuteur qui la sollicite rapproche donc cette réflexion, cette « activité interne » (innere Thätigkeit) évoquée par Herder, du concept-clef développé par Humboldt, celui de « forme interne de la langue » (innere Sprachform).

Herder refuse toute division ontologique ou échelonnement hiérarchique du sensible au psychique et du psychique au rationnel : pareille partition n’est que le fruit d’abstractions métaphysiques venues se greffer à la dynamique vivante des langues. Autrement dit, la raison ne saurait être pure, la pensée jamais exempte de perception et l’entendement jamais vierge d’imaginaire. Tout aussi vaine est l’interrogation sur le caractère motivé ou conventionnel des signes, puisque « leur rapport aux choses n’est pour le locuteur jamais si immotivé qu’ils puissent être vraiment pris comme aliquid pro aliquo, une chose pour une tout autre chose. Depuis le monde confusément bruissant jusqu’à la marque acoustique et à l’abstraction la plus affirmée, de l’indistinction première à la distinction acquise, il n’y a pas de rupture, mais des transitions ou, suivant la métaphore si essentiellement fréquente sous la plume de Herder, des vagues, ou « vagues contre vagues », c’est-à-dire des mouvements qui se poursuivent et s’entraînent et se relaient » (ibid., pp. 185-186).

L’origine est dans le mouvement même de la langue qui certes appelle la syncope, la césure qui scande le débit de la phrase, lui confère un rythme, mais ce n’est que pour mieux la relancer, l’abandonner à l’incessant débordement dont procède son action et vers lequel elle fait signe. Cela étant, nous ne pouvons que souscrire à la remarque de Karl-Otto Apel selon laquelle Herder nous fait découvrir « le langage comme a priori sensible de notre compréhension du monde »[41]. De la même façon que la traduction ne saurait être confinée à une fonction ancillaire, ainsi le langage ne peut-il être simplement conçu comme un dispositif arbitraire destiné, dans sa vocation purement instrumentale, à servir de véhicule au concept. Même la faculté de juger, qui se prévaut du concept qui, sous condition d’univocité, doit faire l’économie du métaphorique pour faire profession de vérité en conformité avec le réquisit d’universalité, est incessamment appelée à se transformer au gré du tropisme généré par la réflexivité immanente de la langue.

Créature de langage, l’être humain est voué à la liberté, qui lui est d’autant plus dévolue originellement qu’il doit sans cesse la reconquérir dans la prise de parole. Sous la vision grandiose que proposent les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité se découvre une vérité plus profonde, celle qui certes fait droit à la pluralité des perspectives, à leur infinité nouée à l’aveu de notre finitude, mais qui implique aussi, pour reprendre un très beau titre de Henri Michaux, cette « connaissance par les gouffres » qui happa dans sa spirale l’extrême lucidité de Friedrich Nietzsche et le messianisme éclaté de Walter Benjamin, soit la solitude implacable de notre espèce face à l’immensité de l’univers – solitude qui se traduit dans le langage, le bruissement de la voix bordée de silence, du silence de ces espaces infinis, de l’encre noire de la nuit criblée d’yeux, des lueurs d’astres fossiles, depuis longtemps éteints, tels les sémaphores d’une nef cosmique désertée par les dieux et où la terre fait figure de radeau de Méduse arraché au naufrage de la mâture céleste.