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Les progrès de la traductologie sont tellement évidents qu’il est inutile de les rappeler. Au Canada, ces progrès sont le fruit d’une intense collaboration interdisciplinaire entre les universitaires et les parties prenantes de l’industrie de la langue : les centres de formation, les ordres professionnels et les représentants de l’industrie même. De plus, les ponts que les traductologues ont su bâtir en puisant à des disciplines telles que la littérature, la philosophie, l’anthropologie, l’ethnographie, la psychologie, les études postcoloniales et féministes, les études interculturelles, l’enseignement des langues étrangères et l’histoire, entre autres, permettent aux traductologues de s’aventurer dans des thématiques qui dépassent les discussions sur la manière de mieux traduire.

La capacité de renouvellement constant de la traductologie est telle et les champs d’études sont si nombreux, si variés et si spécialisés que les « generalists » si regrettés, déjà en 1992, par George Steiner se font de plus en plus rares :

To an extent almost defiant of common sense, approved academic studies have fragmented into minute specialization. The parish grows smaller with every teaching appointment or research grant. The sanctioned vision is microscopic. More and more is being published in learned journals, by academic presses, about less and less. The note is on Byzantine minutiae, of commentaries on commentaries on commentaries towering like inverted pyramids on single points often ephemeral. The specialist holds the ‘generalist’ or ‘polymath’ in vengeful disdain. And his authority and technical grasp over a given inch of ground may, indeed, exhibit a confidence, an immaculate humility, denied to the comparatist, to one who (awkwardly or with a peremptory bound) crosses stiles between fields.

Steiner, 1992, p. x

La citation de Steiner déborde de nostalgie d’un temps où l’on confondait l’érudit et l’universitaire. En effet, un survol des thématiques abordées dans les articles publiés par les deux revues canadiennes de traductologie Meta et TTR confirme vite que la multiplication des domaines d’intérêt des traductologues est telle qu’il est difficile même pour ceux qui doivent référencer les ouvrages publiés dans la discipline de se tenir au courant des publications.

Durant la séance de questions qui a suivi sa présentation dans le cadre du colloque international du 50e anniversaire de la revue Meta, Luc Van Doorslaer déclarait que même les compilateurs de la Translation Studies Bibliography, commer-cialisée par John Benjamins, éprouvaient des difficultés à suivre le rythme de publication dans le domaine de la traductologie. La fragmentation des disciplines universitaires, dont parle George Steiner dans la citation ci-dessus, serait, au moins en partie, à l’origine de ces difficultés.

En amont de l’interdisciplinarité et de la diversité des sujets de recherche, les traductologues doivent, néanmoins, assurer la formation des professionnels de la traduction. Cela fait de la formation des traducteurs le lieu de rencontre des traductologues et de la didactique de la traduction, l’un des sujets les plus importants de la traductologie du point vue quantitatif (Van Doorslaer, 2005). Or, les dynamiques d’interaction à l’intérieur des cours pratiques de traduction ne semblent pas avoir bénéficié de tout cet intérêt de la part des traductologues.

L’objectif de ce travail, circonscrit principalement au contexte canadien, est, d’une part, de mettre en lumière, pour la énième fois, le fait que malgré une production bibliographique abondante en didactique de la traduction, les formules pédagogiques mises en application à l’intérieur des cours pratiques de traduction restent pour la plupart les mêmes qu’il y a plus de cinquante ans (Cronin, 2005). De l’autre, insister sur l’importance de créer un lien interdisciplinaire solide entre la traductologie et les sciences de l’éducation comme un préalable vers l’innovation et l’intégration des nouvelles réalités de la profession aux pratiques d’enseignement.

Ceci est un énième plaidoyer, parce que ce n’est pas la première ni certainement la dernière fois que l’on s’inquiète du fait que les formules pédagogiques choisies par les formateurs de traducteurs, en ce qui concerne les interactions dans les cours pratiques de traduction, en particulier, n’ont pas beaucoup changé au cours des cinq dernières décennies.

Parler du manque d’innovation dans le système d’éducation postsecondaire revient à enfoncer des portes ouvertes (Smith, 1991). Néanmoins, puisque l’innovation et l’avancement des connaissances sont les forces motrices de l’institution universitaire, on en est droit d’espérer que les formateurs (surtout les nouvelles générations) soient capables d’introduire les innovations nécessaires afin de mettre les pratiques d’enseignement au diapason des changements vécus par la société en général et par l’exercice professionnel de la traduction en particulier.

En s’appuyant sur des connaissances produites dans les sciences de l’éducation, les nouvelles générations de formateurs feront en sorte que les épistémologies minimalistes et inductives (Pym 1993, 2003; Robinson, 2003) qui marquent une bonne partie du discours théorique sur l’enseignement de la traduction cèdent la place à un discours fondé sur des connaissances partagées de l’apprentissage et de l’enseignement.

1. Un enseignement d’avant-hier pour des professionnels d’après-demain

Comme l’affirment Gauthier et Tardif (2004, p. 13), la tradition fait que l’homme moderne vive selon des modèles propres de son passé. L’homme traditionnel agit comme sa famille, son clan, sa tribu. Il mène sa vie suivant les vieilles façons de faire, de penser et d’agir; il répète ce qu’il a vu et voit faire. C’est précisément ce qui arrive dans l’enseignement de la traduction. Bien des instructeurs répètent ce que leurs prédécesseurs ont fait, ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils voient faire.

Devant l’absence endémique d’études expérimentales et empiriques sur lesquelles fonder l’affirmation que les dynamiques dans les cours pratiques de traduction ont peu évolué, c’est la bibliographie sur la formation des traducteurs qui confirme que les rôles des participants à l’intérieur des cours pratiques de traduction restent essentiellement les mêmes depuis que la formation des traducteurs est devenue la responsabilité des universitaires. Pour illustrer cette immobilité, deux citations séparées chronologiquement de presque soixante ans confirment cet état de choses. La première extraite d’une lettre de Pierre Daviault, le créateur du premier cours de traduction à l’Université d’Ottawa, cité par Jean Delisle en 1981.

[…] les élèves ont chaque semaine un texte à traduire, qu’ils me remettent et que je corrige avec grand soin, puis que je commente en classe, relevant les erreurs commises et éclairant sur les règles applicables.

Pierre Daviault, 1943, cité par Delisle, 1981, p. 10

La deuxième provient d’un article de Michel Ballard publié en 2005 dans Meta, vol. 50, no 1, commémoratif du 50e anniversaire de la revue et consacré à l’enseignement de la traduction :

Le cours de traduction est essentiellement un cours de pratique où l’on fait de la traduction de semaine en semaine en espérant parvenir à un certain degré de compétence par une pratique intuitive assaisonnée de remarques faites au fil des textes et dont l’objet est purement ponctuel.

Ballard, 2005, p. 49

Des auteurs tels que Jean-René Ladmiral (1979), Jean Delisle (1980), Amparo Hurtado (1999) et María González Davis (2004) se sont exprimés à propos de la persistance de cette manière d’assurer les cours pratiques de traduction qu’ils ont nommée performance magistrale (Ladmiral), traductions collectives ou en groupe (Delisle) et méthodologie du lisez et traduisez (Hurtado et González Davis). Il faut aussi noter que les deux ouvrages de Donald Kiraly, Pathways to Translation (1995) et A Social Constructivist Approach to Translator Education (2000), sont nés essentiellement du désir de proposer une solution de rechange à la performance magistrale. Notons que les auteurs que nous venons de citer, sauf Jean Delisle, évoluent en Europe. Cela voudrait dire que la situation que nous dénonçons n’est pas particulière au Canada. Malgré tous les progrès technologiques et tous les écrits sur la pédagogie, l’utilisation de formules pédagogiques autres que la performance magistrale demeure plutôt exceptionnelle. Cela ne veut pas, cependant, dire que les traductologues ne se sont pas mobilisés pour innover en matière d’enseignement.

Les tentatives d’apporter des innovations à la formation des traducteurs professionnels sont nombreuses : Cormier (1998), Delisle (1980, 2003), Durieux (1988), González Davis (2004), Hurtado (1999), Kiraly (2000), Maier et Massardier (1993), Robinson (2003), pour n’en mentionner que quelques-unes. Parmi tous ces travaux, l’approche d’enseignement par objectifs proposée par Jean Delisle, il y déjà presque 30 ans, a connu un impact international retentissant seulement comparable à celui que commence à connaître le travail de Donald Kiraly.

Justement, la place importante que prennent les ouvrages de Jean Delisle et de Donald Kiraly dans notre travail s’explique par le fait que ces auteurs constituent les principales voix à se lever contre les méthodes traditionnelles (décrites plus haut dans les citations de Daviault et de Ballard) et parce qu’ils ont accompagné leurs critiques d’une proposition pédagogique fondée sur une théorie de l’apprentissage reconnue dans les sciences de l’éducation. Delisle n’a cessé d’observer dans ses publications que :

L’enseignement-bricolage des séminaires de traduction/correction en groupe ne peut manquer d’avoir un effet négatif sur la motivation des étudiants qui ont, à juste titre, l’impression de piétiner au lieu de tendre vers des objectifs clairement définis.

Delisle, 1980, p. 14

Entre autres, Delisle a toujours mis en évidence le caractère improvisé, voire empirique, de ces méthodologies, car elles se fondent sur l’intuition et le vécu personnel de chaque enseignant plutôt que sur l’application pratique de connaissances partagées par les traductologues en matière de formation. Delisle affirme que ces méthodologies traditionnelles présentent trois inconvénients : a. les contenus d’apprentissage sont « presque nuls »; b. il n’y a pas de méthode. La matière à apprendre est déterminée par les difficultés du texte à traduire qui sont « abordées au hasard des textes »; c. les séances de traduction sont « démotivantes et mortellement ennuyantes ». (Delisle, 1988, p. 211)

En l’absence d’une formation propre à l’enseignement de la traduction, nombreux sont les formateurs qui procèdent de manière intuitive ou, tout simplement, tentent d’imiter leurs collègues ou leurs anciens enseignants. :

Like most other translator educators, I had also received no special training in translation teaching methods prior to assuming my duties in Germersheim. I was encouraged to sit in on classes run by my colleagues and to pick up ideas on how to teach from them.

Kiraly, 2000, p. 6

I went into translator training about 35 years ago, two weeks after graduating as a translator. I had a few very inspired trainers (some had been trained as translators, others as language teachers, others were ‘just’ native speakers with a juridical or technical background), but did this qualify me for translator training? It didn’t. At first I tried to imitate the teachers I had liked the best in my own training, but then I felt this was not enough, and I started to develop my own teaching methodology.

Nord, 2005, p. 209

Cette tradition d’imitation, d’intuition et d’empirisme a pour conséquence qu’on forme, aujourd’hui, les traducteurs des 10 ou 20 prochaines années suivant des formules pédagogiques vieilles de 50 ans. Dans le contexte nord-américain où, depuis presque trois décennies, la main-d’oeuvre qualifiée est destinée aux secteurs de l’information et des services, il est anachronique de concevoir la formation des langagiers sur la base de formules pédagogiques conçues pour la société manufacturière d’il y a 50 ans dans laquelle le travail manuel l’emportait sur le travail intellectuel.

2. Peut-on faire mieux en faisant autrement?

En 1980, dans son ouvrage L’analyse du discours comme méthode de traduction, Delisle proposait de centrer les discussions autour de la formation des professionnels sur les activités réalisées à l’intérieur de la salle de classe et il se posait, entre autres, les questions suivantes :

  1. Quels sont les rôles respectifs de l’enseignant et des étudiants dans un cours-séminaire de traduction?

  2. La traduction (ou correction) d’un texte en groupe au cours d’un séminaire est-elle la meilleure façon d’enseigner cet art de réexpression?

  3. Peut-on faire mieux que de remettre aux étudiants des textes à traduire dont on sanctionne les erreurs?

  4. Quelle forme pourrait prendre un enseignement plus systématique? (Delisle, 1980, p. 15)

Presque trente ans plus tard, on constate que les travaux de Delisle ont apporté une réponse concrète, sous la forme de son manuel, à la dernière question de cette liste; les trois autres, celles qui portent spécifiquement sur les interactions dans les salles de cours, attendent encore la réaction des formateurs de langagiers. La méthode proposée par Delisle a sans conteste représenté un pas en avant vers l’organisation systématique des cours, mais sa contribution n’a pas eu le même succès dans l’introduction de nouvelles formules pédagogiques pour diversifier les interactions à l’intérieur des salles de cours.

Si l’exercice de la traduction professionnelle n’est plus le même qu’il y a cinquante ans, comme le soutiennent plusieurs traductologues (Kiraly, 2000; Gambier, 2003; Pym et coll. 2003), il est permis de se demander si les futurs traducteurs ne tireraient pas plus d’avantages d’une formation universitaire suivant des formules pédagogiques répondant aux exigences du jour.

Comment innover, diversifier ou au moins varier les techniques d’intervention dans les cours pratiques de traduction? La réponse à cette question passe d’abord par l’acceptation, de la part de toutes les parties prenantes de l’industrie de la langue, du fait que la formation des traducteurs constitue un défi pédagogique, que, là où la profession est socialement reconnue, on s’improvise de moins en moins professionnel de la traduction et, partant, qu’on ne devrait pas plus s’improviser formateur de traducteurs.

La traductologie a certes su bâtir des ponts avec d’autres disciplines qui lui permettent de se ressourcer constamment afin de renouveler et d’approfondir ses champs d’intérêt. En tendant un autre pont vers les sciences de l’éducation, la traductologie pourra se nourrir des discours propres à l’enseignement pour innover, tout en dépassant l’épistémologie du « pour apprendre à traduire, il faut traduire » (Pym, 1993, pp. 100-116; Robinson, 2003, p. 1). La toile de fond de ce discours est la formule de l’essai et de l’erreur propre des épistémologies béhavioristes telles que préconisées par Edward Lee Thorndike (1874-1949) au début du XXe siècle. Pour apprendre à sortir de la boîte-problème, les rats de Thorndike devaient d’abord sortir de la boîte par essais et erreurs (Doré et Mercier 1992, pp. 44-47). S’il est vrai que « la pratique fait le maître », ce type de discours ne contribue d’aucune manière au progrès de connaissances en matière d’enseignement de la traduction. Ce discours est en fait nuisible à la production de connaissances en pédagogie de la traduction, car ce type d’axiomes empêche les discussions sérieuses sur la manière de former les traducteurs. Ces épistémologies sont plus appropriées pour la formation du traducteur qui évolue dans des contextes où la profession est moins institutionnalisée et où les enjeux sociolinguistiques ne prennent pas une place aussi importante qu’au Canada. C’est le cas du traducteur visé par l’ouvrage Becoming a Translator, celui qui n’a pas de diplôme universitaire en traduction. Comme le spécifie Robinson : « Since most translators traditionally (myself included) were not trained for the job, and many undergo no formal training even today, I have also set up the book for self-study » (Robinson, 2003, p. 3).

Le pont manquant entre la traductologie et les sciences de l’éducation devra se bâtir sur l’examen attentif de certains aspects abordés par ces dernières en vue d’encourager l’innovation dans les pratiques d’enseignement. Toutefois, avant de passer au recensement des cinq aspects que nous considérons les balises pour l’innovation, il est important de se pencher sur l’importance de l’innovation dans l’éducation universitaire. Tout d’abord, qu’entend-on vraiment par innovation?

L’innovation, mot à la mode dans le contexte de l’éducation supérieure, obéit au besoin permanent de l’être humain de s’adapter aux changements de son environnement. Tardif définit l’innovation comme l’intention de répondre à une problématique dans une logique de changement planifié. Par changement planifié, il faut entendre : le diagnostic d’une situation, la planification d’une action, sa mise en oeuvre et l’évaluation de son impact (Tardif, 2004). Tardif cite également trois types de raisons qui justifient l’innovation en enseignement universitaire : les premières sont liées à l’université. L’université doit tenir ses promesses face à la société. Or, tandis que les attentes de la société évoluent, certains apprentissages à l’université restent peu signifiants, dans le sens où ils ne correspondent pas aux demandes sociales d’aujourd’hui et sont peu transférables. Les apprentissages sont plutôt théoriques et disciplinaires et ne contribuent que peu au développement de la pensée critique. Les secondes sont des questions liées aux étudiants : ceux-ci affichent un niveau d’engagement et de motivation faible et ils confèrent peu de sens aux apprentissages. L’activité d’apprentissage se limite aux activités d’acquisition de connaissances (se rappeler des termes, des chiffres, des conventions, des faits) et à la compréhension (interpréter à partir de certaines connaissances), mais l’apprentissage touche rarement les processus cognitifs supérieurs tels que l’analyse, la synthèse ou l’évaluation. Finalement, les troisièmes raisons exposées par Tardif sont liées à la société de demain : les jeunes adultes doivent faire face à des problématiques de plus en plus complexes et multidimensionnelles dont les solutions demandent une approche transdisciplinaire et des compétences relationnelles et cognitives qui leur permettent de faire « la part des choses » en toute situation. De son côté, Roland Viau propose quatre pistes de réponse à la question : pourquoi innover? Selon lui, il faut innover : 1. parce que les étudiants changent; 2. parce que les demandes du marché du travail changent; 3. parce que le travail professoral change; 4. parce que les connaissances sur l’apprentissage changent (Viau, 2004).

Sur la base de ces raisons, cinq actions sont à envisager afin qu’on puisse créer des conditions favorables à l’innovation dans la formation des traducteurs : la formation pédagogique de base des formateurs, l’introduction de la composante métacognitive de l’apprentissage, la responsabilisation des apprenants dans le déroulement des cours, la mise en valeur de la présence physique des apprenants dans les salles de cours et les formules d’apprentissage actif (approche par compétences).

3. La formation pédagogique de base des formateurs de traducteurs

L’innovation en éducation passe par une connaissance des enjeux éducatifs contemporains. La formation des traducteurs ne peut que bénéficier des connaissances produites dans les sciences de l’éducation et plus particulièrement dans les études sur l’éducation supérieure. Une formation pédagogique de base offre à l’enseignant de traduction la possibilité de prendre ses distances face aux expériences vécues et de proposer un enseignement fondé sur son savoir-enseigner et non sur son expérience d’étudiant ou sur son expérience professionnelle. Bien que le savoir-enseigner des formateurs de traduction ne doive pas nécessairement viser un haut degré de spécialisation, il doit, au moins, outiller l’enseignant de sorte que ce dernier soit capable de poser des gestes novateurs sur la base des connaissances partagées par la communauté d’experts rassemblés autour des sciences de l’éducation. En traductologie, plusieurs propositions pédagogiques nous permettent de voir la pertinence de ce postulat : Delisle (1980 – apprentissage par objectifs), Cormier (1998 – apprentissage par problèmes), Hurtado-Albir (1999 – apprentissage par tâches), Kiraly (2000 – apprentissage par projets). Tous ces auteurs, sans être des experts en éducation, ont su poser des gestes novateurs prenant comme point de départ des connaissances produites dans les sciences de l’éducation.

L’une des conditions essentielles de l’accès à l’enseigne-ment universitaire est la possession d’un diplôme de doctorat. Or, ces diplômes, en général, certifient la capacité des détenteurs à mener à terme un projet de recherche d’une certaine envergure. Ils ne garantissent pas que les détenteurs aient une compétence certifiée pour l’enseignement. Au Canada, la formation en traductologie au niveau du doctorat est offerte dans deux universités (l’Université d’Ottawa et l’Université de Montréal), et seul le programme de l’Université d’Ottawa compte dans la liste des cours offerts en troisième cycle un cours de pédagogie de la traduction.

Toujours dans le contexte canadien, les cours pratiques de traduction sont dans la plupart des cas la responsabilité de deux groupes de formateurs. D’un côté, on trouve les professeurs débutants (adjoints). Étant donné qu’ils sont en début de carrière, ces professeurs débutants doivent composer avec leur intégration au contexte universitaire et avec la consolidation de leur poste. Ces deux préoccupations, en plus d’autres activités inhérentes à leur charge de travail, leur laissent peu de temps pour l’innovation en matière d’enseignement. De l’autre côté, il y a les chargés de cours, un grand groupe de traducteurs chevronnés dont le seul mandat est d’assurer les cours. Le savoir-enseigner du premier groupe est acquis traditionnellement par l’imitation des collègues. Les formateurs du deuxième groupe tirent leur savoir-enseigner essentiellement de leur expérience en tant que traducteurs professionnels. La contribution que ces deux groupes de formateurs peuvent apporter à la pédagogie de la traduction en termes d’avancement des connaissances a été jusqu’à maintenant limitée. Pour les premiers, l’innovation pédagogique n’est pas une priorité. Pour les derniers, elle ne fait pas partie du mandat.

Revenons à la formation pédagogique de base. Il faut entendre par là une connaissance fonctionnelle des concepts pédagogiques clés. On pourrait parler notamment d’une histoire sommaire de la pédagogie, des différentes théories de l’apprentissage et de l’enseignement avec leurs approches et formules pédagogiques respectives, ainsi que des différents types de connaissances : procédurales, déclaratives et opératoires. Font aussi partie de cette formation de base des concepts tels que les stratégies d’apprentissage et les stratégies d’enseignement et d’autres concepts qui leur sont associés comme les styles d’apprentissage et les styles d’enseignement, la motivation, les différents types de mémoire, etc. Enfin, on inclura les principales méthodes de recherche en salle de classe telles que la recherche-action, la recherche collaborative, la recherche ethnographique, l’observation participative, etc. Le grand mérite d’une telle formation est de permettre aux futurs formateurs de se rendre compte qu’il est possible de faire autrement.

Une formation pédagogique permettrait aux formateurs de traducteurs d’aborder les propositions pédagogiques propres à la traduction sous un autre angle. Prenons le cas de l’approche par objectifs proposée par Delisle en 1980. Au moment de sa parution, cet ouvrage représentait un pas en avant pour la formation des traducteurs, une innovation par rapport aux pratiques d’enseignement de l’époque.

La critique est un droit inaliénable des esprits novateurs et la proposition de Delisle n’a pas manqué de critiques au sein de la traductologie. On a critiqué sa nature néo-comparatiste (Larose, 1994), son rejet des théories linguistiques en tant que théories sur lesquelles on pourrait fonder une didactique de la traduction (Sing, 2005), l’explication de sa méthodologie sur des exemples idéalisés qui rendent difficile son application aux problèmes les plus courants de traduction (Moya, 2004), le fait que son approche n’est pas très pertinente pour la traduction littéraire (Moya, 2004) ou l’absence d’observations empiriques sur lesquelles fonder sa proposition théorique (Kiraly, 1995). Cependant, à notre connaissance, aucun traductologue ne s’est encore prononcé sur la pertinence des fondements béhavioristes de l’approche proposée par Delisle. Or, au cours des deux dernières décennies, les sciences de l’éducation ont mis en évidence les limites des épistémologies béhavioristes. On critique leur but de n’étudier que les comportements observables et, dans le cas spécifique de l’approche par objectifs, la concrétisation pédagogique du béhaviorisme, l’atomisation excessive des contenus. On reproche aussi à l’approche par objectifs le fait de se limiter aux deux premiers niveaux de la célèbre taxonomie de Bloom : l’acquisition des connaissances et la compréhension, au détriment des processus mentaux supérieurs tels que l’application, l’analyse, la synthèse, l’évaluation. En d’autres termes, on critique dans les épistémologies béhavioristes la centralité des contenus à apprendre et le peu d’importance accordée aux sujets apprenants. Voilà une discussion qui fait défaut en traductologie.

4. La prise en compte de la composante métacognitive de l’apprentissage

La métacognition est un concept largement connu dans les sciences de l’éducation, mais très peu étudié par les traductologues[1]. Le terme métacognition a été introduit par le psychologue américain John Flavell à la fin des années soixante-dix. En 1979, Flavell définissait la métacognition comme « […] knowledge and cognition about cognitive phenomena » (Flavell, 1979, p. 906), la connaissance que l’être humain a de l’activité cognitive. D’autres auteurs (Paris et Winograd, 1990; Brown, 1987; Lafortune et coll., 2000) distinguent deux grandes composantes de la métacognition. Premièrement, il y aurait la connaissance que le sujet possède de sa connaissance et de ses propres processus cognitifs. Le sujet sait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas et, en même temps, il est conscient des facteurs qui facilitent ou qui rendent difficile soit l’acquisition de connaissances, soit la mobilisation des connaissances déjà acquises. Deuxièmement, la métacognition implique le contrôle que l’être humain peut exercer sur ses processus cognitifs à l’égard de la planification, de la supervision et de l’évaluation.

Par rapport à la première composante, la métacognition est la connaissance que le sujet possède :

  1. De lui-même : l’apprenant connaît ses points forts et ses faiblesses. Dans le cas des apprenants de la traduction, ils ont recours à des activités métacognitives lorsque, par exemple, ils reconnaissent qu’ils manquent de connaissances culturelles ou que leurs connaissances sur la profession ne leur permettent pas de se faire une idée exacte de ce qu’implique la pratique professionnelle de la traduction.

  2. Des autres apprenants : représentation construite par comparaison qui aide l’apprenant à se situer par rapport à ses condisciples. De cette manière, l’apprenant non seulement s’auto-évalue, mais il se fait une meilleure idée du type de connaissances qu’il doit posséder à un moment précis de sa formation. Il se peut que l’étudiant perçoive un avantage sur ses collègues de classe ou que, au contraire, il sente qu’il doit faire du rattrapage.

  3. Du fonctionnement de la pensée en général : l’apprenant est conscient, par exemple, que la mémoire à court terme est limitée et qu’il doit concevoir des stratégies pour ne pas surcharger sa mémoire de travail et avoir un accès constant et immédiat, par exemple, à une terminologie qui a été le sujet d’un travail de recherche préalable. L’apprenant sait aussi qu’il lui sera impossible de mémoriser toute la matière que lui présente son instructeur et qu’il devra concevoir des stratégies pour garder une trace de ce qui est dit lors d’une séance de cours. Soit par la prise de notes, soit par l’enregistrement électronique du cours, l’apprenant compense les limites de sa mémoire qu’il doit bien connaître.

  4. De la tâche à accomplir : son utilité, les exigences et les conditions liées à son exécution. Au moment où l’apprenant se voit assigner une tâche se déclenchent des processus métacognitifs qui lui permettent d’évaluer la complexité de la tâche. De la même manière, l’apprenant met en perspective ses chances de réussite. Ces processus métacognitifs déterminent en grande partie la qualité des apprentissages que l’apprenant pourra tirer de la réalisation d’une tâche.

  5. Des stratégies : quelle est la manière la plus efficace de mener une activité à terme? Quelle est la séquence d’actions la plus pertinente pour l’exécution de la tâche? (Lafortune et coll., 2000)

La deuxième composante de la métacognition est le contrôle (gestion, supervision et évaluation) de ses propres connaissances. Il s’agit de la capacité de l’apprenant :

  1. À planifier : analyser la tâche, se fixer un but, anticiper et choisir les stratégies pour l’exécution de la tâche. Déterminer des critères d’évaluation selon des paramètres qui lui sont imposés de l’extérieur (instructeur, institution, équipe de travail) ou qu’il se donne à lui-même.

  2. À surveiller : suivre ce qu’il est en train de faire, vérifier ses progrès, porter constamment un regard évaluatif pour savoir s’il est sur la bonne voie ou si au contraire il a fait un faux pas. C’est un processus métacognitif très présent dans les activités de lecture pendant lesquelles le sujet contrôle constamment sa compréhension du texte.

  3. À réguler : modifier sa démarche pour apporter les correctifs nécessaires au moment où il devient évident que la manière de procéder n’est pas la plus indiquée.

La métacognition est la connaissance et le contrôle de tout ce qui touche au domaine du cognitif. Par conséquent, la traduction, activité cognitive, comporte des processus métacognitifs. L’apport de l’étude et de l’application des aspects métacognitifs de l’apprentissage à la formation des traducteurs est triple. Premièrement, la métacognition est un domaine de recherche muni d’un vaste cadre théorique permettant l’intégration des nouveaux concepts qui ont cours en pédagogie de la traduction tels que : l’image de soi, la responsabilisation (empowering) selon Kiraly, la prise de décisions, l’autonomie, la capacité d’apprendre à apprendre, l’adaptabilité, l’auto-évaluation, la résolution de problèmes. Deuxièmement, les professions langagières ont évolué de telle manière qu’aux compétences traditionnelles (linguistique, culturelle, etc.) qui se dégagent des contenus spécifiques des cours se sont ajoutées d’autres compétences qui ne sont pas prises en compte par les méthodes d’enseignement traditionnelles. Selon deux études menées auprès des employeurs de traducteurs (Mauriello, 1999; RSITC[2], 1999), les nouveaux diplômés :

  1. N’ont pas le sens de l’autocritique et sont incapables de travailler en équipe.

  2. Ne savent pas comment agir face aux clients ou face à leurs propres collègues ni comment gérer leurs propres activités.

  3. Ont du mal à s’organiser d’une manière autonome pour établir des rapports avec leurs collègues et leurs clients sur leur lieu de travail et à l’extérieur.

  4. Ont une capacité réduite à résoudre des problèmes.

De plus en plus, les offres d’emploi en traduction incluent ce type de compétences de nature métacognitive, étroitement liées à la pratique professionnelle de la traduction, mais rarement considérées dans les programmes de formation. Troisièmement, l’idée d’apprendre à apprendre est devenue un des objectifs principaux du système éducatif en général. C’est une manière de préparer les apprenants aux changements toujours plus rapides des sociétés en ce qui concerne la production de connaissances et, bien sûr, les progrès technologiques qui modifient les façons de faire. Cette idée d’apprendre à apprendre oriente la réflexion, dans un premier temps, vers une meilleure compréhension de l’être humain en tant qu’apprenant. C’est l’un des avantages que Paris et Winograd (1990, p. 18) confèrent à la métacognition. Elle permet en effet à l’être humain de rendre ses processus cognitifs conscients et de les contrôler. Une meilleure connaissance de soi en tant qu’apprenant offre la possibilité d’une meilleure gestion de son apprentissage.

Du point de vue métacognitif, le processus de traduction commence quand le traducteur prend connaissance du projet de traduction. Les processus métacognitifs dans le cas de la traduction s’activent selon les différentes étapes du processus de traduction. Ainsi, le traducteur planifie avant de traduire, contrôle pendant qu’il traduit et évalue lorsqu’il révise. À partir du moment où il prend connaissance d’un projet de traduction, le traducteur déclenche des processus mentaux de préparation à la traduction. Il cherche dans sa mémoire à long terme les connaissances qu’il possède du sujet à traduire ou, au contraire, il est conscient qu’il ne connaît pas le sujet et prévoit la manière de se documenter.

La métacognition a toujours fait partie de la formation des traducteurs. En fait, il s’agit d’un phénomène propre à l’être humain, indépendamment de sa profession. Toutefois, dans l’enseignement de la traduction, ces processus métacognitifs sont présentés comme des actions que l’apprenant exerce sur un objet extérieur : une traduction, un devoir, etc. La métacognition présentée de manière explicite aux apprenants leur permet d’agir à la fois sur les objets et sur eux-mêmes, et ainsi de prendre conscience de leurs propres processus d’apprentissage. L’apprenant acquiert de la sorte une connaissance des processus qui l’aideront à se responsabiliser face à son propre processus d’apprentissage et par conséquent à se prendre en charge.

5. La responsabilisation des apprenants dans les cours

Par « responsabiliser » il faut comprendre « se prendre en charge », se charger de quelque chose et non « assumer des responsabilités face à une situation problématique ». À l’intérieur des cours pratiques de traduction, les apprenants peuvent se responsabiliser par rapport aux activités de cours. Plutôt que de se poser comme centre de la classe et de contrôler chaque action accomplie par les apprenants, l’instructeur peut transférer la responsabilité de la réalisation des séances de cours aux apprenants. Une manière de le faire consiste à demander aux apprenants d’expliquer au reste de la classe la démarche suivie pour la réalisation d’une tâche : plan de travail, outils employés, commentaires sur les difficultés rencontrées (lexicales, culturelles, linguistiques, terminologiques). Ces présentations individuelles deviennent le fil conducteur d’une discussion en groupe dans laquelle tous les participants sont supposés collaborer avec des propositions, des opinions et des questions. L’instructeur guide la discussion et participe à l’exercice, mais cède la prise de décisions quant aux solutions des problèmes rencontrés durant les exercices aux apprenants. Il en profite pour les diriger vers les meilleurs outils de référence et il montre comment s’en servir efficacement. Chaque étudiant est donc responsable de sa traduction et ses décisions doivent découler des discussions avec les autres participants dans la situation d’apprentissage et de recherche personnelle. Les apprenants doivent comprendre que l’ambiguïté produite par ces pratiques sera proportionnelle à la participation de chacun à la réalisation de l’exercice de traduction et au degré d’engagement à la réalisation de la tâche proposée. Étant donné que l’ambiguïté est une constante du travail de traduction, les apprenants doivent apprendre à la gérer.

Une autre possibilité est de transférer une partie des tâches de révision des traductions aux apprenants. Au lieu de faire des séances de traduction collective, l’instructeur transfère la responsabilité des révisions aux apprenants. Le principe des révisions par les pairs doit être le dialogue. Plutôt que de signaler des fautes dans les textes, les apprenants, par le biais de questions ou de demandes de clarification, attirent l’attention de leurs collègues sur les aspects qui, selon eux, doivent être révisés. L’auteur du texte à son tour doit être capable de justifier ses décisions de traduction. Ce type de responsabilisation comporte deux avantages principaux. Tout d’abord, grâce à la connaissance de ce qu’implique la révision de travaux de collègues, les étudiants développent les compétences nécessaires pour apporter des corrections aux textes et, en même temps, ils confirment l’état de leurs connaissances soit par l’autocorrection, dans les cas où il s’agit effectivement d’une faute, soit par la justification de leurs décisions de traduction auprès de leurs collègues qui, à leur tour, devront évaluer constamment l’état de leurs connaissances.

Ensuite, une fois responsabilisés par rapport aux activités de classe, les apprenants comprennent que leur rôle à l’intérieur de la salle de cours est actif, qu’ils doivent être préparés pour les activités de classe en apportant toujours les exercices de traduction en version finale. Il n’y a là certes rien de neuf, mais il convient d’insister sur cet aspect, car une des conséquences les plus néfastes des exercices de traduction collective est ce que nous appelons « le syndrome du brouillon ». Sachant que les exercices de traduction seront révisés en classe, bon nombre d’apprenants se présentent aux cours pratiques avec des traductions incomplètes, des solutions approximatives, voire des brouillons. Ces brouillons sont peaufinés à la lumière des commentaires et des solutions proposées par l’instructeur lors de sa « performance magistrale ». Cette dynamique fait que bon nombre d’apprenants ne se responsabilisent jamais des décisions finales de traduction, attendant toujours la validation de quelqu’un d’autre plus expérimenté. Tel que le confirme l’étude de Mauriello (1999, p. 172), les nouveaux diplômés de traduction ont des capacités réduites pour la solution de problèmes. Autrement dit, ils sont incapables de prendre des décisions.

Si l’on tient compte du fait que ces pratiques sont utilisées tant dans les cours d’initiation que dans les cours avancés, il n’est plus surprenant qu’au moment d’intégrer le marché du travail, le nouveau diplômé croit que son travail sera perpétuellement corrigé. Il laisse la responsabilité de la décision finale à quelqu’un d’autre. Grâce à une telle responsabilisation, les apprenants devraient parvenir à ne plus voir leurs traductions comme des devoirs qui vont être toujours révisés, voire corrigés, mais plutôt comme des textes finis que l’on révise dans le seul but d’assurer leur qualité.

Enfin, il revient à chaque instructeur de chercher la manière de responsabiliser les apprenants et de leur donner des rôles actifs à l’intérieur des cours pratiques de traduction. L’objectif est de faire comprendre aux apprenants la valeur sociale de leur présence physique et surtout active dans la salle de classe.

6. La mise en valeur de la présence physique des apprenants dans les salles de cours

Si, dans toute situation d’apprentissage, l’enseignant enseigne toujours, l’apprenant, lui, n’apprend pas toujours. Voilà bien un paradoxe de l’éducation. Dans le cas des cours pratiques de traduction, une manière de mettre l’accent sur l’apprentissage et non sur l’enseignement est de mettre en valeur la présence physique des apprenants dans les salles de cours. Cette mise en valeur commence par la reconnaissance que les apprenants sont porteurs d’un bagage cognitif et linguistique qu’ils peuvent mettre au profit de toute la classe grâce à l’apprentissage collaboratif. À une époque déjà révolue où l’accès aux connaissances était le privilège de quelques-uns, le rôle des enseignants comme seule source de savoir était justifié. De nos jours, du moins dans certains contextes, les connaissances sont à la portée d’un nombre plus grand de gens. Les enseignants sont devenus une source de connaissances parmi bien d’autres (livres, médias, Internet, etc.).

Un avantage de l’apprentissage collaboratif est la possibilité de multiplier les épisodes d’apprentissage. Un épisode d’apprentissage est toute situation qui a le potentiel de créer un changement dans le système de connaissances des apprenants. Dans le cas de la traduction, au niveau le plus élémentaire, en permettant aux apprenants de profiter des possibilités d’interaction sociale, on leur donne l’occasion de multiplier leurs chances de repérer leurs lacunes linguistiques, culturelles et techniques et, partant, de les corriger sans avoir à attendre le moment d’une évaluation, dans bien des cas le seul type d’interaction directe entre l’enseignant et l’apprenant, pour s’en rendre compte. Bref, plus le nombre de possibilités d’interaction est grand, plus le nombre d’épisodes d’apprentissage augmente.

Quant aux aspects théoriques, par l’interaction sociale, les apprenants multiplient les possibilités de voir leur « théorie » personnelle de la traduction et leur compréhension des concepts clés de la traductologie remises en question. Les remises en question peuvent susciter le doute et, par conséquent, le besoin de le dissiper. Le doute peut aussi motiver l’apprenant à entamer un dialogue avec l’enseignant ou avec les autres membres de la classe, ou à se documenter. La présence physique des apprenants dans les salles de cours n’est pas seulement la raison d’être des universités : c’est une énorme possibilité de diversifier les sources de connaissances et de multiplier les épisodes d’apprentissage. Proposer l’apprentissage collaboratif comme un préalable à l’innovation n’a rien d’original ni de nouveau. Cependant, la capacité de travailler en équipe est tellement essentielle dans la société contemporaine qu’il vaut la peine de faire un énième plaidoyer sur le sujet pour insister sur son importance dans la formation des traducteurs.

7. L’exploration de formules propres à la formation par compétences

L’approche par compétences est l’expression à la mode dans le domaine de l’éducation en contexte francophone et spécialement au Québec où la réforme en cours du système d’éducation secondaire est fondée sur l’adoption de cette approche. Le principe de cette approche est que la réussite scolaire ne doit pas être conçue seulement en termes de ce que les individus savent, mais en termes de la capacité qu’ils possèdent à mobiliser leurs savoirs dans l’exécution d’une tâche. Cette approche prévoit le passage des programmes axés sur l’acquisition des contenus disciplinaires à des programmes dans lesquels on recherche l’intégration des savoirs, des savoir-faire et des attitudes nécessaires à l’accomplissement de tâches professionnelles. Lasnier (2000, p. 481) définit une compétence comme :

[…] un savoir-agir complexe qui fait suite à l’intégration, à la mobilisation et à l’agencement d’un ensemble de capacités et d’habiletés (pouvant être d’ordre cognitif, affectif, psychomoteur et social) et des connaissances (connaissances déclaratives) utilisées efficacement, dans des situations ayant un caractère commun. 

Le savoir-agir est complexe parce qu’il intègre un ensemble d’éléments nécessaires à la réalisation de tâches complexes. L’idée d’agencement renvoie au fait que, pour être efficace, l’apprenant doit activer toutes ses capacités de manière cohérente. Les connaissances déclaratives renvoient aux contenus disciplinaires que l’apprenant a acquis et dont il peut rendre compte oralement ou par écrit. Du fait qu’elle cherche à développer un savoir-agir pour l’exécution de tâches complexes (la traduction en est une), l’approche par compétences offre des voies intéressantes à l’innovation dans la formation des professionnels de la traduction.

À l’heure actuelle, il serait naïf de proposer ce type de formation comme la solution à la relative léthargie dans laquelle se trouvent les pratiques de formation des traducteurs. En traductologie, des études théoriques et des expériences empiriques portant sur les apports potentiels de cette approche seraient nécessaires pour encourager son application, mais aussi pour enrichir le cadre conceptuel du discours sur l’enseignement de la traduction.

Dans le but de trouver une solution de rechange aux traductions collectives, à la performance magistrale et à la formule du lisez et traduisez, bref à la tradition, les traductologues peuvent orienter leur intérêt vers des stratégies d’intervention proposées par les tenants de l’approche par compétences : stratégies de travail individuel (étude de cas, apprentissage par problèmes, pratique autonome), stratégies interactives (groupe de discussion, jeu de rôle, modelage, pratique guidée) et stratégies socioconstructivistes (enseignement par les pairs, tutorat, travail en équipe, apprentissage coopératif, apprentissage par projets). (Lasnier 2000, p. 107; Chamberlan et coll., 2006, pp. 35-151)

Dans la formation des traducteurs, quelques-unes de ces stratégies s’avèrent déjà pertinentes. C’est le cas notamment de l’apprentissage par problèmes et de l’apprentissage par projets. Notre but n’étant pas de faire une apologie de ces formules, sinon de les présenter comme une option de rechange par rapport aux traductions collectives et à la performance magistrale, nous en ferons une description sommaire.

Le premier cas correspond à l’application de l’apprentissage par problèmes (APP) dans un cours de terminologie et terminographie donné à l’Université de Montréal par Monique C. Cormier. Les résultats, de l’avis des apprenants consultés après ce cours, sont très positifs en ce qui concerne la capacité à mobiliser les connaissances acquises et à les appliquer à la réalisation des tâches professionnelles liées au travail des terminologues. Néanmoins, le coût en termes de ressources humaines, notamment des tuteurs, rend l’utilisation de cette formule peu rentable d’un point de vue économique. Nonobstant, nous avons adapté cette méthodologie à un cours de Recherche documentaire et terminologique pendant plusieurs sessions et avons constaté qu’elle est tout à fait pertinente. Le changement le plus important apporté à la méthodologie a été l’élimination de la figure des tuteurs et une confiance accrue dans la capacité des étudiants de gérer eux-mêmes les discussions.

Dans cette formule pédagogique, les apprenants travaillent en équipes de 5 à 10. Ils doivent résoudre un problème qui est la description d’une situation réaliste tirée de la vie réelle. Les problèmes sont travaillés en deux séances de classe : une pour l’analyse du problème et l’autre pour la synthèse des résultats de recherche.

Exemple d’un problème :

Dans la conception du problème, l’instructeur doit tenir compte du niveau de développement cognitif des apprenants, d’abord, pour activer des connaissances déjà acquises et, ensuite, pour s’assurer que la complexité du problème permet aux apprenants de s’approprier les nouvelles connaissances visées sans leur poser des difficultés insurmontables. Tout problème doit contenir quatre éléments :

  1. Un objectif à atteindre,

  2. Des données que les apprenants doivent visualiser mentalement,

  3. Des défis à relever,

  4. Les connaissances qui doivent être mobilisées pour résoudre le problème.

Les apprenants ne reçoivent aucune explication théorique préalable sur les contenus du cours que la solution du problème doit véhiculer. Ainsi, le contenu à apprendre est acquis par le travail de documentation. Grâce aux discussions au sein des équipes et à l’orientation de l’instructeur, l’apprenant doit sortir de la salle de cours à la fin de la première séance avec une idée claire de ce qu’il doit apprendre, le type de sources qu’il doit consulter et le type de tâches qu’il devra être en mesure d’exécuter pour résoudre le problème. Dans le cas du problème cité ci-dessus, l’étudiant doit, d’abord, se documenter sur ce qu’il doit savoir pour mener une recherche terminologique ponctuelle et ensuite appliquer le savoir qu’il vient de se construire à la solution du problème. Il devra proposer au client une traduction française pour le terme anglais Bed and Breakfast tout en démontrant qu’il est capable de mobiliser les connaissances acquises dans des situations semblables. C’est par la démonstration verbale ou écrite des connaissances acquises que l’étudiant prouvera qu’il a assimilé les contenus disciplinaires du cours tout en les appliquant à la solution du problème.

En général, le rôle de l’enseignant dans l’APP est de guider les discussions et d’assister la prise des décisions. À l’intérieur des équipes, les apprenants doivent remplir des rôles spécifiques : l’animateur dirige les débats; le secrétaire est en charge du procès-verbal; le porte-parole communique les discussions de l’équipe à l’ensemble de la classe lors d’une séance de mise en commun. Le déroulement des discussions se fait suivant des étapes établies au préalable :

Première session :

  1. Lecture du problème et repérage des indices : mots clés, termes inconnus et contrôle de la compréhension du problème,

  2. Définition du problème,

  3. Proposition de pistes de solution (remue-méninges),

  4. Établissement d’un plan d’action,

  5. Définition des objectifs d’apprentissage.

Deuxième session :

  1. Étude individuelle : présentation individuelle des résultats de recherche,

  2. Synthèse de l’information recueillie par l’équipe et application de cette information à la solution du problème,

  3. Bilan du travail en équipe,

  4. Bilan individuel.

Le calendrier du cours doit être organisé de telle manière qu’entre les deux séances les apprenants disposent du temps nécessaire (quelques jours, une semaine) à la réalisation de leur travail de recherche. L’application de cette formule pédagogique à la formation d’autres professionnels (médecine à l’Université de Sherbrooke et à l’Université de Montréal) a largement démontré sa pertinence dans des contextes d’éducation supérieure. Malheureusement, l’expérience illustrée ici reste un effort individuel et limité à une professeure et à ce cours. Des recherches longitudinales seraient nécessaires pour assurer le suivi des effets de l’APP sur la formation des langagiers. Des recherches expérimentales seront aussi nécessaires pour produire des données empiriques qui permettront de juger de la pertinence de cette formule d’apprentissage sur la base des résultats prouvés et non sur la base des expériences personnelles comme nous sommes en train de le faire.

La deuxième formule, celle de l’apprentissage par projets, est utilisée par Donald Kiraly en Allemagne dans des cours avancés de traduction allemand/anglais. Dans son ouvrage A Social Constructivist Approach to Translator Education: Empowerment from Theory to Practice, l’auteur consacre un chapitre entier (chapitre 6) à la description détaillée de l’adaptation qu’il a faite de cette formule dans son cours.

Tout comme l’apprentissage par problèmes, cette formule est fondée sur le travail en équipe. Il s’agit de l’intégration et de l’application d’un ensemble de connaissances à la réalisation d’un projet. Dans ce cas, les étudiants doivent appliquer les connaissances acquises au cours de leurs études à la réalisation d’un projet de traduction. Kiraly utilise des projets authentiques de traduction dont il est le responsable et que ses clients acceptent qu’ils soient exécutés dans le contexte de la salle de classe en situation d’apprentissage. La qualité finale du travail est la responsabilité exclusive de l’instructeur. La situation est authentique et implique une rémunération monétaire que les apprenants destinent normalement à des causes philanthropiques. À en juger par la description que l’auteur fait des résultats, cette formule est particulièrement efficace en termes d’amélioration de la capacité des apprenants à travailler en équipe et en termes de consolidation de l’image de soi des futurs traducteurs.

L’approche par compétences s’applique à une grande variété de formules pédagogiques dont la caractéristique commune est l’apprentissage actif, au double sens où l’apprenant participe à l’exécution des exercices d’apprentissage et construit ses connaissances en agissant directement sur la matière à apprendre sans intermédiaires. Il est important de noter que cette formule a de fortes chances de bien fonctionner dans les cours avancés, tandis que son application dans les cours d’initiation à la traduction peut s’avérer problématique.

Cormier et Kiraly ont puisé, comme Delisle l’a fait en son temps, dans les sciences de l’éducation pour innover en matière de formation des traducteurs. Ce qui distingue leurs propositions de la grande majorité des propositions pédagogiques est le fait d’avoir fondé leurs initiatives sur des connaissances sinon prouvées, du moins partagées dans les sciences de l’éducation. L’innovation, comme Tardif (2004) l’indique, est un projet de changement planifié qui comprend le diagnostic d’une situation de formation, la planification des actions à entreprendre, la mise en oeuvre de ces actions et l’évaluation de leur impact. Les instructeurs désireux d’innover doivent avoir une idée claire des particularités de leur contexte de travail, de leurs styles d’enseignement et des spécificités des cours qu’ils assurent avant de s’aventurer dans l’introduction de nouvelles formules pédagogiques. Une chose est certaine, une formation de base à la pédagogie en général, et à l’enseignement de la traduction en particulier, fournirait aux formateurs des traducteurs des éléments leur permettant de mieux peser les avantages et les inconvénients des formules pédagogiques existantes.

Conclusion

Malgré les progrès de la formation des traducteurs en termes de contenus disciplinaires et de compétences essentielles au travail des professionnels, les pratiques d’enseignement sont encore trop souvent marquées par les méthodes traditionnelles qui donnent aux étudiants un rôle passif et dans lesquelles la responsabilité des activités de classe incombe surtout aux formateurs. Bien que l’innovation paraisse nécessaire à l’intérieur des cours pratiques de traduction, le premier pas doit être l’enrichissement du discours sur l’enseignement, jetant un pont interdisciplinaire entre la traductologie et les sciences de l’éducation. Comme Roberto Mayoral l’a clairement exprimé dans Innovation and E-learning in Translator Training: Reports on an Online Symposium : « […] our knowledge of translation pedagogy is not sufficiently established, consistent or agreed upon for it to become the basis for a translation program » (Pym et coll., 2003, p. 5). La création de ponts vers des disciplines telles que les sciences de l’éducation peut stimuler des recherches expérimentales et empiriques favorisant la production de connaissances pédagogiques qui permettent enfin de faire correspondre les formules pédagogiques utilisées dans les salles de cours avec l’activité professionnelle à laquelle se destinent les apprentis traducteurs.

Dans ce sens, nous avons proposé la prise en compte de cinq aspects vers lesquels il est possible de diriger les efforts d’innovation. Dans le contexte européen, il semblerait que les traductologues se soient rendu compte que l’innovation en matière de formation des traducteurs passe d’abord par la formation des formateurs. Dorothy Kelly (2006, p. 154) mentionne plusieurs cours spécifiques adressés aux formateurs de traducteurs : ceux du Consortium for Training Translator Teachers (CTTT) réalisés annuellement à Rennes (France) sous la direction de Daniel Gouadec, et ceux du Annual Certificate in Collaborative Translation Teaching organisé à l’Universitat de Vic (Espagne), dirigé par Anthony Pym depuis 2004. La seule mention que Kelly fait de ce type de formation en Amérique concerne un séminaire réalisé à l’Université de Monterey en Californie en 2002. Les traductologues, du moins les Européens, ont donc compris que la formation des traducteurs est un défi pédagogique et qu’une formation pédagogique de base des instructeurs est souhaitable. Au Canada, à en juger par l’absence d’initiatives de formation des formateurs, on ne serait pas encore arrivé à une telle conclusion. On est donc en droit de se demander si la persistance de la méthode traditionnelle est due à son efficacité ou à la non-prise en compte d’autres méthodes.

Le Canada a connu son heure de gloire en matière de pédagogie de la traduction grâce aux jalons pédagogiques tels que la Stylistique comparée du français et de l’anglais de Vinay et Darbelnet et La traduction raisonnée de Delisle. Ces travaux ont marqué deux époques clés de l’histoire de la formation des traducteurs. Aujourd’hui, compte tenu du manque d’innovation dans les interactions à l’intérieur de cours pratiques de traduction, on comprend mieux ce que Christine Durieux déclarait quand elle affirmait qu’en matière d’enseignement de la traduction, le Canada « […] reste attaché à la mise en regard de ces deux langues, comme par un effet de miroir, l’une se reflétant dans l’autre ». (Durieux, 2005, p. 42)