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Le titre de l’ouvrage de Jane Koustas fait référence à un événement littéraire tenu annuellement à Paris : lors de son édition de 1996, le festival Les Belles Étrangères (qui réunit, comme son nom l’indique, des écrivains représentatifs de ces littératures dites étrangères) accueillait certains auteurs anglo-canadiens parmi les plus connus en France. Comme le suggère d’emblée l’auteure, le seul nom du festival laisse déjà deviner quelque chose de l’attitude du milieu littéraire français face aux oeuvres étrangères, notamment celles lui arrivant du Canada anglais; car bien qu’elles soient effectivement reçues en tant que littérature étrangère, les oeuvres canadiennes sont lues en traduction française et sans qu’il soit presque jamais fait mention, curieusement, du passage d’une langue à une autre.

L’étude de Koustas aborde donc la question de la traduction et de la publication des auteurs canadiens à Paris et s’articule autour d’un concept tiré des théories de la réception développées par Robert Jauss (1982) et Wolfgang Iser (1978) : celui de l’« horizon d’attente » (horizon of expectations) du public cible. Cet horizon est déterminé par l’expérience sociale et littéraire préalable que le lecteur d’une culture donnée possède au moment où il aborde une oeuvre littéraire. Le public est quant à lui envisagé en tant que communauté interprétative (Fish, 1980) partageant un certain nombre de points de vue, critères et attentes en matière de littérature, et possédant un système de références commun qui non seulement détermine les conditions de réception des oeuvres dans le polysystème littéraire de la société, mais qui façonne aussi les conditions de production de la littérature au sein de cette société. Le concept d’horizon d’attente se révèle particulièrement pertinent dans la présente étude, puisqu’il permet à l’auteure d’interroger, d’une part, les raisons qui motivent les éditeurs français à publier tels auteurs canadiens et à laisser de côté tels autres, et, d’autre part, à se pencher sur la réception des oeuvres qui parviennent à se faire lire en France, par une communauté interprétative distincte de celle à laquelle ces oeuvres étaient destinées en premier lieu.

Comme point de départ de ses recherches, Koustas s’est penchée sur les critiques et les comptes rendus parus sur la « CanLit » dans la presse française, considérant que l’avis des critiques littéraires, quoique ne pouvant être tenu pour représentatif de la totalité du lectorat et présentant forcément un côté subjectif et personnel, reflète néanmoins dans son ensemble la réception des oeuvres étrangères dans la communauté interprétative – de même qu’elle contribue à l’influencer, par l’accueil favorable ou défavorable qu’elle réserve à ces ouvrages. L’un des constats déterminants de cette étude réside dans le fait que les lecteurs français, lorsqu’ils se tournent vers un auteur canadien, tendent à le faire en ayant en tête qu’il s’agit de littérature proprement canadienne (par opposition à américaine ou britannique) et, dans bien des cas, en espérant que cet auteur sera à même de leur procurer une image claire et une compréhension accrue de la réalité canadienne.

Pour mieux illustrer son propos, Koustas fait appel à l’analogie d’abord utilisée par Michael Cronin entre la traduction et une carte postale (2000, p. 56) : les Français s’attendraient à retrouver dans la littérature anglo-canadienne une certaine image du Canada qui, paradoxalement, repose surtout sur des clichés et des stéréotypes déjà bien implantés dans la culture cible (le « Grand Nord blanc », la nature et les paysages, la problématique de l’identité, pour n’en nommer que quelques-uns); autrement dit, des images de type carte postale qui n’offrent, par ailleurs, qu’un aperçu très limité de la réalité canadienne. Le mérite littéraire des oeuvres elles-mêmes est donc relégué, dans cette perspective, à un plan non pas complètement facultatif mais à tout le moins secondaire. Également révélatrice au plan de la traduction à proprement parler, la métaphore de la carte postale convie l’idée du voyage mais sans pour autant faire allusion aux difficultés et aux dangers associés à ce voyage. De fait, si la grande majorité des critiques et des comptes rendus étudiés par Koustas mentionnaient l’origine anglo-canadienne de l’auteur(e), seulement deux d’entre eux faisaient explicitement référence à la traduction : au pire, le nom du traducteur ou de la traductrice ne figurait nulle part et le livre était traité comme s’il avait été écrit en français; et au mieux, le titre original apparaissait au bas de la notice, parfois accompagné du nom du traducteur ou de la traductrice.

Le premier chapitre du livre, « Translating the (Canadian) Other », explore les grandes lignes de l’histoire de la traduction des oeuvres de fiction au Canada afin de situer l’étude dans le contexte plus large des pratiques de la traduction littéraire en sol canadien et de souligner le poids politique qu’a revêtu cette pratique dans la représentation de l’Autre de chaque côté de la « barrière » linguistique. En effet, si les recherches de Koustas visent surtout à éclairer les modalités de la traduction des auteurs canadiens anglais en France, il semble néanmoins tout à fait pertinent de souligner que la traduction littéraire a pu remplir, à l’intérieur même des frontières du Canada, une fonction similaire à celle qu’elle semble remplir depuis quelques décennies en France, soit d’ouvrir, à travers la littérature, une fenêtre sur une culture linguistiquement et géographiquement distincte. Toujours dans ce chapitre, l’auteure approfondit le concept d’horizon d’attente et ses implications aux plans de la traduction, de la promotion et de la diffusion des auteurs canadiens en France – le festival Les Belles Étrangères s’offrant ici comme un exemple particulièrement révélateur des tendances générales mises en évidence dans l’étude.

Dans le deuxième chapitre, intitulé « From Can with Lit.: Eight Postcards », Koustas se plonge dans l’étude détaillée de toutes ces considérations et examine méticuleusement le cas de huit auteurs anglo-canadiens dont les oeuvres ont franchi l’Atlantique pour parvenir jusqu’aux rayons des librairies françaises. Ce chapitre constitue le coeur de l’ouvrage, le lieu où les remarques théoriques émises jusque-là se vérifient à travers l’analyse de la traduction et de la réception des oeuvres de Mavis Gallant, Nancy Huston, Robertson Davies, Carol Shields, Margaret Atwood, Michael Ondaatje, Ann-Marie MacDonald et Alistair MacLoed. Sans faire ici le détail du cas particulier que présente chacun de ces auteurs, il faut cependant mentionner que les huit sous-parties de ce chapitre constituent autant d’illustrations de la façon dont les tendances ethnocentriques peuvent se concrétiser dans les traductions et jettent un éclairage sur la spécificité de chaque auteur traduit, avec son statut, son parcours personnel et sa manière de se positionner par rapport au Canada, notamment. De Gallant, qui écrit des oeuvres au contenu « canadien » assez limité depuis une position d’exilée en France, à Ondaatje qui fait figure d’écrivain canadien à l’« héritage mixte » (p. 102), en passant par Nancy Huston qui écrit dans les deux langues et traduit elle-même certaines de ses oeuvres, l’étude de Koustas prend ici toute son ampleur; car il ne fait pas de doute que si la question de la traduction des auteurs canadiens anglais en France a déjà pu être abordée avant, jamais elle n’avait été traitée et analysée de manière aussi complète, avec exemples à l’appui.

Et effectivement, un peu partout à travers ce chapitre, Koustas se livre à un examen comparatif de quelques passages originaux et traduits afin d’illustrer, à partir d’exemples précis, les diverses stratégies annexionnistes visant à voiler l’origine étrangère des oeuvres aux yeux des lecteurs français. Ainsi, force est de constater que les traducteurs français, en général, n’hésitent pas à user de stratégies visant à effacer du texte cible ce qui pourrait placer le lecteur dans une situation de « uncomfortable unfamiliarity » (p. 25) et à s’assurer que celui-ci ne se trouvera pas dérangé dans ses habitudes de lecture. Ces stratégies ont cependant pour effet de créer, dans certaines oeuvres, « a somewhat troubling dislocation » (p. 86); par exemple, lorsque les personnages d’un roman de Carol Shields, pourtant bien ancrés dans la ville de Winnipeg, s’expriment dans la version française en… argot parisien. Cet exemple laisse entrevoir ce qui se dessine à travers tous les autres : ce curieux paradoxe qui consiste à promouvoir une littérature étrangère tout en faisant non pas disparaître toutes les traces de cette origine étrangère, mais en les conformant aux normes françaises pour éviter que les lecteurs ne se retrouvent dans une situation d’inconfort devant l’étranger, de malaise devant ce qui déborderait de leur horizon d’attente.

Bien sûr, à travers son argumentation, Koustas ne manque pas de mettre en relation ces considérations avec toute la question des stratégies éditoriales et commerciales dans le milieu littéraire en France, un pays qui a su et qui sait toujours user du pouvoir d’assimilation qui est le propre des cultures dominantes. À cet égard, il n’est pas étonnant de constater que les éditeurs français acceptent rarement de travailler avec des traducteurs québécois, et que les rares traductions made-in-Québec d’oeuvres anglo-canadiennes sont passées quasi inaperçues outre-Atlantique, à quelques exceptions près. Cependant, Koustas apporte de nombreux exemples permettant de nuancer quelque peu les remarques faites jusqu’ici, l’étude laissant également poindre ce que l’on pourrait qualifier de changement d’attitude du lectorat français envers la littérature canadienne. En effet, elle note que certaines des traductions étudiées n’employaient pas autant les stratégies ethnocentriques d’adaptation évoquées plus haut, et que certains comptes rendus et critiques insistaient bel et bien sur le mérite littéraire des oeuvres en elles-mêmes plutôt que sur l’origine canadienne de leurs auteurs. Les discussions sur Ann-Marie MacDonald et Alistair MacLoed permettent quant à elles d’introduire des exemples de traductions québécoises ayant été publiées et ayant obtenu du succès en France – quoique cela n’ait pas été possible sans de nombreux compromis et négociations de part et d’autre de la table de discussion.

L’étude de Koustas, qui se clôt par une remarquable bibliographie exhaustive de tous les ouvrages de littérature anglo-canadienne traduits et publiés en France (un total de plus de 640 titres par plus de 170 auteurs), est habilement menée et bien documentée. L’auteure rejoint adroitement les considérations d’ordre traductologique, littéraire, éditorial et commercial pour produire un tout solidement construit et cohérent. Certaines des conclusions de l’ouvrage n’étonneront peut-être pas ceux qui sont déjà familiers avec l’histoire de la traduction en France; car ce n’est pas d’hier que l’on s’est octroyé là-bas la liberté d’adapter au goût et aux préférences stylistiques du jour les oeuvres provenant de l’extérieur, comme ces « belles infidèles » que le titre ne manque d’ailleurs pas d’évoquer. Le cas des auteurs canadiens ne diffère sans doute pas beaucoup, pouvons-nous le présumer, de celui d’autres auteurs issus d’autres littératures étrangères et publiés en traduction dans l’Hexagone. L’étude documentée et approfondie du cas particulier que présente chacun des écrivains abordés n’en demeure pas moins exceptionnelle, autant par son ampleur que par la finesse de l’analyse qui y est déployée. L’ouvrage sera d’un grand intérêt pour tous ceux qui se questionnent sur les modalités de transfert d’un texte littéraire d’une culture à une autre, d’un point de vue traductologique et littéraire, mais aussi éditorial et commercial.