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Introduction : Eugène Onéguine, un défi pour les traducteurs

La majeure partie du public occidental associe automatiquement Eugène Onéguine à Tchaïkovsky et à son opéra éponyme. Seuls les russophiles et les amateurs de littérature sauront la place qu’occupe en Russie l’oeuvre dont l’opéra est inspiré. Les témoignages sont nombreux et parlants. Markowicz en parle comme d’une lecture d’enfance (2005, p. 368)[1], Hofstadter se remémore un échange rimé improvisé à Saint-Pétersbourg (1999, pp. ix-xi)[2], Giudici évoque une cérémonie commémorative à Moscou (1999, pp. 191-193)[3]. Au-delà de ces témoignages, l’imposante littérature critique consacrée au « poète national » de la Russie et à son oeuvre témoigne de son importance majeure; John Fennel rappelle ainsi que l’Eugène Onéguine de Pouchkine « a été appelé “une encyclopédie de la vie russe” » (Bélinsky), décrite comme « surtout et avant tout un phénomène de style » (Nabokov) ou encore « le premier roman réaliste russe » (Gorky), et même comme « la première création réaliste réellement grandiose de la littérature mondiale du dix-neuvième siècle » (Blagoy). Elle a aussi été décrite comme « un portrait vaste et précis du monde du mensonge, de l’hypocrisie et de la vacuité » (Meylakh), « la plus intimiste des oeuvres de Pouchkine » (Blagoy à nouveau), et « un roman parodique et une parodie de roman » (Shklovsky) (Fennel, 1987, p. 92)[4].

Si donc la place qu’occupe Eugène Onéguine n’est pas la même en Russie que hors de Russie, il existe toutefois un fait intéressant à remarquer : on compte presque plus de traductions différentes du roman en vers de Pouchkine que de Crime et Châtiment de Dostoïevski ou d’Anna Karénine de Tolstoï, qui sont pourtant deux des romans les plus représentatifs de la littérature russe pour les Occidentaux. Ce fait, aussi singulier soit-il, semble pouvoir s’expliquer de deux manières. La culture personnelle des traducteurs est un premier facteur. Tout russophone connaît son Pouchkine et sait, à la différence du lectorat ordinaire, la place qu’occupe son Eugène Onéguine dans le paysage littéraire russe. Mais il existe une autre raison, qui relève du caractère même d’Eugène Onéguine. En effet, Pouchkine signale à la suite de son titre qu’il s’agit d’un « roman en vers » (roman v stihah), lançant ainsi à tout traducteur le défi de traduire un texte qui appartient à deux genres différents à la fois. Douglas Hofstadter ne s’y est pas trompé lorsqu’il a décidé de s’attaquer lui aussi à la traduction du texte de Pouchkine alors que, de son propre aveu, sa maîtrise du russe était très approximative. C’est bien par défi – un « défi fou » (a crazy challenge) – que l’auteur de Ton beau de Marot s’est lancé dans cette entreprise :

Arrivé ici, j’entends mes lecteurs qui brûlent de me demander : « Pourquoi diable vouloir faire votre propre traduction si vous admirez tant celle de Falen? » Eh bien, je leur répondrai par ces questions : s’est-on arrêté de grimper en haut de l’Everest après qu’Hillary et Tenzing l’ont fait? Un bon pianiste s’arrête-t-il de jouer un morceau simplement parce qu’il en existe déjà un enregistrement remarquable? Bien sûr que non.[5]

Reste à définir ce qui constitue un tel défi pour tous les russophiles. De Vogüé l’a fait en une formule devenue célèbre auprès des spécialistes français de Pouchkine : « Traduire cette langue de diamant est une gageure à rendre fou de désespoir » (Backès, 1996, p. 29). Mais il nous reste à caractériser cette « langue de diamant » qui s’est inventée en même temps qu’elle s’est écrite, défiant les lois des genres.

Roman poétique ou poème narratif?

La singularité indubitable de cette oeuvre, c’est d’abord, nous l’avons dit, son statut. Pouchkine l’appelle un « roman libre » et surtout un « roman en vers ». Or ces deux termes, « roman » et « vers », semblent a priori en opposition l’un avec l’autre, car ils renvoient à la division poésie/prose, donc à deux rhétoriques contraires, l’une contemplative et l’autre narrative. Pouchkine lui-même était parfaitement conscient de cette différence générique entre prose et poésie : « La prose demande des idées, puis plus d’idées; sans elles, les phrases éclatantes ne servent à rien. Il en va autrement pour la poésie » (Eikhenbaum, 1987, p. 120)[6].

On se souvient encore d’Hugo Friedrich qui parlait de « l’immense distance qui sépare la poésie du “récit” », affirmant que « la poésie moderne évite de reconnaître la réalité objective du monde (extérieur ou intérieur) en admettant des vers descriptifs ou narratifs, qui mettraient en danger la prépondérance du style » (Friedrich, 1976, pp. 198 et 203). Mais Friedrich parle de la poésie moderne; or en a-t-il toujours été ainsi en poésie? Un contre-exemple est offert par les romantiques, Byron en tête, qui surent mêler poésie et narration en de longs récits versifiés.

Pouchkine multiplie d’ailleurs les allusions et les renvois aux oeuvres de Byron. En 1824, alors qu’il a commencé la composition d’Eugène Onéguine, il écrit à un ami qu’il est en train d’écrire « les strophes bariolées d’une épopée romantique »[7]. Et dans une préface au premier chapitre de son Eugène Onéguine (qui ne figurera pas dans la version finale de l’oeuvre), Pouchkine avoue que son texte « rappelle Beppo, cette oeuvre plaisante du sombre Byron » (Backès, 1996, p. 288). Mais c’est surtout au Don Juan que, de par sa dimension et son ambition, le texte de Pouchkine fait penser. Pouchkine lui-même en avait conscience, avouant dans la même préface que son poème ne serait « vraisemblablement pas achevé ». Or, rêver un long poème narratif inachevé, c’est rêver le Don Juan de Byron, son inachèvement structural, son personnage désabusé, mais aussi une liberté de ton porté à l’ironie et au sarcasme[8].

On ne s’empêchera pas de noter cependant que c’est Beppo et non Don Juan qu’évoque Pouchkine dans sa préface. Par ailleurs, il écrit à un ami qui avait comparé le premier chapitre d’Eugène Onéguine au Don Juan de Byron : « Personne n’estime Don Juan plus que moi... mais il n’a rien en commun avec Onéguine »[9]. Les différences sont aussi nombreuses que les ressemblances[10], mais l’écart fondamental entre les deux oeuvres est l’écart des genres. Alors que le Don Juan de Byron demeure un poème narratif[11], Eugène Onéguine se veut un roman (I, 52, et I, 60), même s’il est en vers. L’analyse proposée par Yury Lotman sur les rapports entre prose et poésie est très intéressante en ce sens : contre l’opinion courante qui fait de la prose un phénomène primaire du langage et de la poésie un phénomène secondaire, Lotman explique qu’il en va en réalité à l’inverse dans le cas de la littérature russe et il fait de Pouchkine l’inventeur de la prose littéraire russe :

La prose au sens moderne du terme apparait dans la littérature russe avec Pouchkine[12]. Elle unit simultanément l’idée du noble art et de la non-poésie. Derrière cela il y a l’esthétique de la « vie réelle » avec la conviction que la source de la poésie est la réalité. Ainsi, la perception esthétique de la prose n’est possible que sur fond de culture poétique. La prose est un phénomène ultérieur à la poésie, apparaissant à une époque chronologiquement plus mature en termes de conscience esthétique. Et précisément, comme la prose est esthétiquement secondaire par rapport à la poésie, un auteur peut conduire le style d’un récit de belle littérature en prose aussi près du langage ordinaire sans craindre que le lecteur perde son impression d’avoir devant lui non la réalité mais sa recréation.[13]

1976, p. 24

Lotman fait ainsi d’Eugène Onéguine l’oeuvre qui fait la transition de la poésie à la prose. En effet, l’une des particularités d’Eugène Onéguine – et ce qui en fait un roman – c’est cette irruption du réel, qui a pu faire dire que ce roman inaugurait le réalisme dans la littérature russe[14]. On pense à certaines énumérations d’ustensiles de la vie courante (VII, p. 31), aux propos très terre-à-terre de la nourrice de Tatyana (II, pp. 17-20, pp. 33-35), à la course de Tatyana au fond du jardin du chapitre III qui, d’une manière caractéristique, rompt le rythme des strophes en recourant à l’enjambement entre les deux strophes 38 et 39, et à la description très concrète et « prosaïque » du chargement du pistolet avant le duel (VI, p. 29) :

Вот пистолеты уж блеснули,

Гремит о шомпол молоток.

В граненый ствол уходят пули,

И щелкнул в первый раз курок.

Вот порох струйкой сероватой

На полок сыплется. Зубчатый,

Надежно ввинченный кремень

Взведен еще. За ближний пень

Становится Гильо смущенный.

Плащи бросают два врага.

Зарецкий тридцать два шага

Отмерял с точностью отменной,

Друзей развел по крайний след,

И каждый взял свой пистолет.[15]

Cette « manière prosaïque » dans Eugène Onéguine se caractérise, pour reprendre l’analyse de John Fennel, par « l’élimination des épithètes inutiles, l’absence d’éléments abstraits ou vagues dans le discours, de périphrases, de clichés, d’hyperboles, etc., l’économie de mots, une syntaxe simplifiée avec un minimum de subordination, de fréquents enjambements entre lignes et quatrains, une tendance au catalogue, en particulier d’objets concrets » (1987, p. 103)[16].

Coexistant avec cette « manière prosaïque », les vers plus traditionnels évoquent le romantisme mais pour mieux s’en jouer, parodiant une certaine pompe propre au lyrisme romantique et aux romans sentimentaux qu’apprécient les deux jeunes filles du roman, Tatyana et Olga. En réalité, c’est même cette coexistence des genres qui fonde le véritable sujet du roman en vers de Pouchkine. Comme le remarque en effet J. Douglas Clayton, lorsque Pouchkine écrit à son ami pour lui parler de l’oeuvre à laquelle il travaille, « il ne discute ni du héros ou de l’héroïne, ni de l’intrigue, ni de l’époque qui sert de cadre au roman, ni même du lieu où se déroulent les événements relatés, mais précisément du genre » (2005, p. 155)[17]. Bakhtine, quant à lui, parlera de polyglossie, de multilinguisme, ou encore d’hétéroglossie, pour définir en fin de compte le texte de Pouchkine comme un « système de langues qui s’interaniment les unes les autres mutuellement et idéologiquement » (1981, p. 47)[18].

Traduire la prose-poésie d’Eugène Onéguine

Le traducteur qui aborde Eugène Onéguine se trouve par conséquent face à un objet hybride, sans « langue unitaire singulière » (Bakhtine, 1981, p. 47)[19], où « la liberté du style est compensée par une rigoureuse discipline strophique » (Nemzer, 1999, p. 180), relevant donc de deux poétiques qui appellent la plupart du temps deux approches traductives différentes[20], alternant les passages descriptifs ou purement narratifs dans un style rappelant la prose – ainsi que nous l’avons déjà souligné – avec des strophes qui, poétiquement et esthétiquement, paraissent autonomes de l’ensemble, du récit lui-même. C’est ce qui a permis, entre autres choses, à Aragon d’intégrer certaines strophes d’Eugène Onéguine dans son Anthologie de la poésie russe (2007, pp. 1288-1298).

Voyons donc comment peut s’envisager la traduction de la strophe onéguienne d’abord lorsqu’elle pointe vers la prose en prenant pour exemple la première strophe du chapitre III qui contient un dialogue anodin entre Lenski et Onéguine :

« Куда? Уж эти мне поэты! »

— Прощай, Онегин, мне пора.

« Я не держу тебя; но где ты

Свои проводишь вечера? »

— У Лариных. — «Вот это чудно.

Помилуй! и тебе не трудно

Там каждый вечер убивать?»

— Ни мало. — «Не могу понять.

Отселе вижу, что такое:

Во-первых (слушай, прав ли я?),

Простая, русская семья,

К гостям усердие большое,

Варенье, вечный разговор

Про дождь, про лён, про скотный двор… ».

Traductions A[21]

“Where are you off to? Oh, you – poet!”

“Good-by, Eugene, it’s time I went.”

“There is no holding you, I know it;

But where, pray, are your evenings spent?”

“Why, at the Larins.” “How intriguing!

And yet, own up, it grows fatiguing

To sit there, killing time, no doubt?”

“Of course not.” “I can’t make you out.

I know the place without inspection:

You find (correct me if you can)

A simple-hearted Russian clan

That treats a guest to great affection,

Preserves, and everlasting yarns

Of rain and flax and cattle barns…

« Tu pars? O poètes instables!

- C’est l’heure, Onéguine, au revoir!

- Je ne te retiens pas. Où diable

Passes-tu, dis-moi, tous tes soirs?

- Chez les Larine. – Pas possible!

Bon Dieu! trouves-tu pas pénible

D’y tuer chaque soir le temps?

- Point du tout. – C’est hors de mon sens!

Je peux voir ça d’ici, sans faute :

D’abord (me trompé-je beaucoup?)

De simples gens, bien de chez nous,

Pleins de zèle auprès de leurs hôtes...

Confitures... Pour seuls propos :

Le lin, la pluie... et le troupeau!

Traductions B[22] -

“Where now? How very like a poet!”

“Onegin, I must go, goodbye.”

“By all means, but (I’d like to know it),

Where do you spend your evenings?” “Why

I see the Làrins.” “That’s amazing.

Mercy, does it not drive you crazy

To murder every evening thus?”

“Not in the least.” “I am nonplussed.

From here I picture the occasion:

First (listen, am I right?); I see

A simple, Russian family,

Concern for guests and their provision,

Jam, endless chatter with regard

To rain and flax and cattle-yard…”

- Déjà? Ah, j’aime ces poètes!

« J’y vais, c’est l’heure. » – On peut savoir

Quel est le nom de la retraite

Où tu t’enterres tous les soirs?

« Chez les Larine. » – La merveille!

Et toutes ces soirées pareilles,

Tu te les gâches sans regret?

« Evidemment. » – Attends, je sais,

Je vois ces gens comme en peinture :

Un foyer simple, de chez nous,

Hospitalier et tout et tout –

Des régiments de confitures,

Et les potins jusqu’à la nuit,

La basse-cour, le lin, la pluie...

On voit bien dans ces deux groupes de traductions anglaises et françaises de la strophe russe ce qui les distingue : les unes (traductions A) envisagent le texte original comme un poème, rompant la syntaxe courante (« where, pray, are your evenings spent? »), cédant à des archaïsmes au nom de la poésie (« – Point du tout. – C’est hors de mon sens! ») et sacrifiant à la nécessité de la rime; les autres (les traductions B) optent pour une langue plus crue (« où tu t’enterres tous les soirs; les potins jusqu’à la nuit ») quitte à sacrifier la rime (« amazing/crazy », « thus/nonplussed »).

En revanche toutes les traductions proposées ici s’astreignent à reproduire le rythme[23] et la structure strophique de l’original. Cette structure a été amplement discutée, tantôt comparée au sonnet shakespearien (Roubaud, 1999, pp. 190-197), tantôt à certaines fables de La Fontaine (Nabokov, 1990, pp. 9-12)[24], mais on en retiendra surtout les caractéristiques principales :

  1. chaque strophe est composée de 14 vers;

  2. chaque vers suit la forme d’un tétramètre iambique (dans un système syllabo-tonique);

  3. ces 14 vers sont rimés suivant un ordre original : ABAB, CCDD, EFFEGG;

  4. enfin, les rimes alternent rimes féminines et masculines.

S’agissant de cette alternance rimes féminines/rimes masculines, on notera, à la suite de Douglas Hofstadter, que « l’un des effets du recours aux rimes féminines dans le tétramètre iambique est que chaque vers féminin compte neuf syllabes, dont cinq temps sont inaccentuées, tandis que les vers masculins n’ont que huit syllabes avec seulement quatre temps non-accentués. Il y a ainsi une légère irrégularité métrique dans la strophe d’Onéguine : 9898, 9988, 988988, pour faire le décompte des syllabes explicitement » (1999, p. xvi)[25]. La métrique anglaise de par son système qui lui aussi est syllabo-tonique pourra, dans sa traduction du rythme de la strophe onéguienne, adopter ce même schéma « légèrement irrégulier » (repérable dans les strophes citées précédemment) tandis que le français adaptera l’alternance russe de rimes masculines et féminines à sa propre définition des rimes masculines et des rimes féminines marquées par le -e muet.

Eugène Onéguine en Corée

Comment une langue qui ne connait pas la rime et dont le système métrique ne correspond pas aux métriques occidentales ou russe peut-elle alors envisager la traduction de la strophe onéguienne? Et comment s’accommode-t-elle de l’ambivalence « prosaïsme »/lyrisme qui, suivant les termes de Michaël Meylac, « complique à l’infini sa traduction » (cité par Markowicz, 2005, p. 6)?

Prenons le cas de la langue coréenne, une langue agglutinante dont la syntaxe s’éloigne fortement de celle des langues indo-européennes, ne connaissant pas d’article et autorisant, entre autres particularités, des phrases sans sujet ou avec au contraire deux sujets[26]. Sa poésie suit en réalité deux traditions, l’une chinoise et l’autre vernaculaire. Kevin O’Rourke nous apprend ainsi que « les hansi (poèmes écrits par des poètes coréens en caractères chinois) sont destinés à être lus et médités; les poèmes vernaculaires à être chantés et entendus » (O’Rourke, 2006, p. 2)[27]. En termes de métrique, les hansi suivent la métrique classique chinoise qui suit en réalité le nombre de caractères prévus pour chaque vers suivant les formes choisies; mais la métrique des poèmes vernaculaires – encore qu’elle ait mis du temps à se constituer comme telle, tant la supériorité de la langue écrite chinoise était établie parmi les lettrés – se caractérise par des segments métriques (metric segments) (Lee, 2002, pp. 4-5) ou par ce que Cho Dong-il appelle des « pieds » :

Le vers de la poésie coréenne traditionnelle ne se caractérise pas par le nombre de syllabes mais par celui de ses pieds. Ceux-ci peuvent se définir comme étant des groupes de syllabes réunies par le sens entre deux pauses de la voix. Chacun de ces agrégats sémantiques est de longueur variable, de deux, trois ou quatre syllabes, parfois de cinq.

Cho, 2004, p. 14

Si l’on est contraint de parler de la poésie traditionnelle coréenne lorsqu’on veut interroger sa métrique, c’est qu’au début du XXe siècle, la plupart des poètes « rompirent le lien avec l’expression poétique traditionnelle. Ils adoptèrent, non sans fierté, le vers libre, à l’instar des Japonais. À vrai dire, leurs oeuvres ne sont guère parfois que de simples morceaux de prose, sans nombre ni mesure » (Cho, 2004, p. 15).

On voit donc le problème qui se posent aux traducteurs qui sont face à un texte en vers comme celui de Pouchkine : à moins de chercher une métrique dans la poésie traditionnelle et donc « datée », ou pour le moins culturellement et historiquement connotée, pour traduire la modernité de la strophe pouchkinienne, le traducteur est contraint d’opter pour le vers libre; ce que font de facto les traducteurs coréens d’Eugène Onéguine. En effet, si l’on observe les quatre traductions coréennes[28] de la strophe citée précédemment (III, 1), on constate qu’il n’y a aucun problème particulier[29] :

「어이구! 어디로? 시인이란 곤란한 친구야.」

「미안하지만 오네긴 돌아갈 시간이야.」

「뭐 말리진 않아. 그런데 너는 도대체

어디서 매일 밤을 지새는 거야?」

「그걸 몰라, 라아린씨 댁이지.」

「뭐라고? 미쳤나! 그런 데서 매일 밤

시간을 보내고 답답치도 않단 말인가?」

「아니, 천만에!」 「그거 신통하군.

거기 놀고들 있는 모습은 여기서도 잘 알지.

우선 말이야(아마 꼭 그럴 거야)

혼히 있는 러시아의 가정

손님 대접은 아주 열심히

잼이 듬뿍. 이야긴 무언고 하니

雨 이야기, 麻 이야기, 마구간 이야기......」

「그래도 난 별로......」

Traduction de Yi Ch’ŏl, 1974, p. 53

«어딜 가는 거야? 시인이란 친구들이란!"

"잘 있게, 오네긴. 돌아갈 시간이야."

"붙잡지는 않겠네, 그런데 어디서

매일 밤을 보내는 거야?"

"라린 씨 댁에서." "그것 놀랍군.

맙소사! 지겹지도 않나,

매일 밤 그렇게 시간을 보내는 게?"

"아니, 천만에." "이해를 못하겠군.

어떻게들 노는지는 여기서도 잘 알지.

우선 말이야(들어봐, 내 말이 맞지?),

아주 단순한 러시아식 가정,

손님 접대를 아주 잘 하지,

잼이 듬뿍, 끝없이 하는 얘기라는 게

비 이야기, 亞麻, 마구간 따위......"

Traduction de Hŏ Sŭng-ch’ŏl, Yi Pyŏng-hun, 1999, p. 86

<어디 가나? 나 원 참, 시인이란!>

<잘 가게, 오네긴, 이만 가보겠네.>

<말리진 않겠네만, 대체

어디서 밤을 보내는 겐가?>

<라린 씨 댁이네.> <놀랍군.

대단해! 그런 곳에서 매일 밤 시간을 죽이면서

자넨 답답하지도 않은가?>

<전혀.><이해할 수 없군.

안 보아도 뻔하네.

우선 (내 말이 맞지?)

소박한 러시아 식 가정,

후한 손님 접대,

잼이 나오고 늘상 똑 같은 이야기,

비(雨), 아마(亞麻), 외양간 운운하며......>

Traduction de Sŏk Yŏng-jung, 1999, p. 83

«어디로 가나? 도대체 시인들이란 도무지!"

- "잘 있어요, 오네긴, 나 가 봐야..."

"붙잡지 않겠네, 그런데 자넨 도무지

어디서 저녁 시간을 보내는 거야?"

«라린 댁에서." – "거 정말 이상하군.

맙소사! 자네는 그 집에서 내내

매일 저녁을 죽이는 게 힘들지도 않나?"

- "전혀 안 그런데." – "이해할 수 없군.

안 가 봐도 어떤지 난 잘 알지.

우선 (들어 보게, 내 말이 맞지?)

보통 러시아 가족은 말이지

손님대접을 아주 잘하지

과일 졸임에 항상 똑 같은 얘기,

비, 삼베, 가축사육 등등..."

Traduction de Ch’oe Sŏn, 2009, p. 113

On le voit, ces quatre traductions se rapprochent en fin de compte de la traduction littérale de Nabokov[30], insouciante du rythme et des rimes de l’original. Mais alors que Nabokov faisait un choix traductologique et idéologique, les traducteurs coréens sont contraints par la nature même de leur langue de renoncer à traduire le rythme et la rime (la rime n’existant pas dans la poésie coréenne). Dans son parti pris pour la prose romanesque, Yi Ch’ŏl va jusqu’à ajouter des interjections (ŏigo [ah!], kŭgŏl, mollâ [ne le sais-tu pas?], muŏrago [comment!]), et même une ligne supplémentaire à la fin des quatorze vers originels (kŭraedo nan pyŏllo... [il n’empêche, moi... ]).

On remarque en revanche un effort dans la production d’un rythme marqué par une régularité du nombre de pieds dans chaque vers (même si le nombre des syllabes entre chaque pied varie) et la restitution (même approximative) de la rime (« tomuji/tomuji »; « boa-ya/kŏ-ya »; « yisanghagun/halsuŏpgun »; mais « naenae/anna »; « yaegi/tŭngdŭng ») dans la traduction de Ch’oe Sŏn. C’est que la traductrice a conscience de la nature du texte original et voudrait en rendre compte dans sa traduction. C’est ainsi qu’elle parle de sa traduction comme d’une expérience (silhŏmjŏk sido) dans son avant-propos :

J’ai estimé qu’en traduisant il serait bon de terminer chaque vers par la même syllabe et de les disposer rythmiquement. C’est pourquoi j’ai utilisé des strophes de 14 vers comme la strophe onéguienne, en liant ensemble les syllabes finales de deux vers par deux vers et j’ai également tenté de préserver la disposition des rimes de la strophe onéguienne. Je me suis efforcé de donner à chaque vers une longueur similaire, en les composant de trois ou quatre pieds. Sachant toutefois que le coréen ne possède aucun roman en vers avec des rimes plates, croisées ou embrassées, selon le schéma abab, ccdd, effegg, et que donc il n’a jamais vu de strophes de la sorte, notre tentative est proprement expérimentale.[31]

Ch’oe, 2009, p. xi

L’enjeu est ici de faire entendre le rythme pouchkinien, tant il est vrai que, pour reprendre le témoignage d’Abram Terz, « la poésie, comme l’imagine Pouchkine, consiste à rappeler des sons déjà entendus, des rêves déjà rêvés qui, lors du travail poétique, se débarrassent de leur croûte [...] et dévoilent le tableau d’un génie » (Minor, 1990, p. 8). Et pour reprendre le témoignage d’André Markowicz déjà cité, les Russes savent leur Onéguine par coeur bien plus qu’ils ne le lisent; il y a donc aussi la nécessité de rendre accessible le texte aux « oreilles des yeux » (Markowicz) par la restitution ou plutôt la « transposition créatrice » (Jakobson) d’un rythme. C’est exactement ce que vise la tentative expérimentale de Ch’oe Sŏn, qui crée une écriture qui n’est ni celle du russe, ni celle du coréen, mais celle du russe dans le coréen, ou qui, pour reprendre la formule de Berman, « ouvr[e] l’Étranger en tant qu’Étranger à son propre espace de langue » (Berman, 1999, p. 74). On pense encore au fameux « novenario » de Giudici, qui inventait en italien un mètre russe :

J’ai cherché à rendre la iambe tétrapédique russe (huit syllabes pour les vers se terminant par une rime « masculine » et neuf pour ceux se terminant par une rime « féminine ») par un vers en italien optant pour neuf syllabes avec trois accents forts, qui n’étaient pas et non sont pas nécessairement un « novenario » à proprement parler et dont la mesure peut varier à huit, dix, et même dans certains cas à sept syllabes.

Giudici, 1999, p. 98[32]

Giudici avait conscience des limites et des imperfections de son « novenario » (Giudici, 1999, pp. 198-199)[33]; et de même, Ch’oe Sŏn avoue que « dans bien des cas [elle] a échoué à faire rimer entre eux deux vers et à disposer les rimes à la manière triple de la strophe onéguienne »[34], et on peut dès lors se demander si ces traducteurs n’ont pas « pris le vers pour le poème » (Meschonnic, 1999, p. 260), oubliant le continu du texte de Pouchkine, des strophes entre elles, de ce qui se dit à l’intérieur d’une même strophe au-delà de la composition métrique et rimée. Giudici s’en défend en évoquant le caractère expérimental du texte de Pouchkine lui-même et voit son Eugenio Onieghin qualifié d’entreprise « expérimentale » par Rebecchini (Rebecchini, 2008, p. 280), attitude revendiquée, on l’a vu, par Ch’oe Sŏn elle aussi (Ch’oe, 2009, p. xi).

Si l’on admet avec Charles Le Blanc qu’une traduction « n’est qu’une hypothèse sur le texte » et que « tout ce qu’elle peut, c’est de contribuer à des développements méthodologiques » (Le Blanc, 2009, p. 46), on comprendra les efforts de Ch’oe Sŏn comme une telle contribution dont l’apport méthodologique consiste à faire résonner, même de façon expérimentale, dans la langue coréenne la poésie pouchkinienne, créant, bien plus que le « novenario » de Giudici une étrangeté qui n’est pas tant celle de l’Autre, Pouchkine, mais bien celle de l’Autre de l’Autre qu’est le traducteur[35]. Comme le révèle Ch’oe Sŏn en écrivant sa postface en vers « à la Onéguine » (Ch’oe, 2009, p. 428), c’est-à-dire dans le style que Ch’oe Sŏn a créé dans la langue coréenne pour présenter la langue pouchkinienne, le traducteur crée de fait un langage qui, à terme, transforme sa propre langue, la langue d’arrivée, l’enrichit, et surtout lui ouvre un nouvel horizon de possibilités.

Conclusion

Dans l’introduction de son ouvrage Tradurre lOnegin (Ghini, 2003, pp. 11-14), Giuseppe Ghini compare le travail de la traduction poétique à une randonnée sur un sentier en sommet de montagne, où on est contraint de se maintenir en équilibre sur la crête pointue, les flancs de chaque côté représentant la langue d’arrivée et la langue de départ, le texte source et le texte cible[36]. On pourrait filer la métaphore et ajouter que, dans le cas d’Eugène Onéguine, on se trouve également avec, de tous côtés, des « langues » (et par « langue », on nous permettra d’entendre, tout à la fois, style, registre, lexique, genre, notamment); aussi le traducteur d’Eugène Onéguine n’a pas deux versants à sa droite et à sa gauche, mais, à chaque pas qu’il fait, mille versants qui l’entourent de tous côtés. Aussi la traduction d’Eugène Onéguine est-elle le lieu où les dichotomies traditionnelles sont à leur comble et en même temps le lieu où elles implosent par trop de tension. Ce n’est donc ni un roman (prose) ni un poème (poésie), ni un dialogue ni une pure narration; son style est tout à la fois ancien et moderne, sérieux et ironique. Si bien que l’on comprend dès lors l’attrait que représente pour les traducteurs ce texte qui empêche de choisir un versant car cela équivaudrait à renoncer à toute une moitié de l’oeuvre originale. Choisir le roman contre le vers (comme l’a fait Ikeda Kentarō en 1963), c’est nier que l’oeuvre est écrite en vers; n’y voir qu’un poème (comme Aragon), c’est s’autoriser à faire fi de sa trame narrative et oublier qu’il est un roman. Par ailleurs, la strophe onéguienne est une construction propre à Pouchkine dont tous les Russes reconnaissent et admirent la musicalité et l’originalité; ainsi ne pas rendre compte de cette strophe, c’est méconnaître un des aspects majeurs de l’oeuvre. Mais rendre cette strophe onéguienne par des formes poétiques propres à la langue d’arrivée (comme le fait par exemple Le Gatto en choisissant le décasyllabe emblématique de la poésie classique italienne), c’est effacer sa singularité. C’est ce que le détour par les traductions en langues coréenne et japonaise (qui ne connaissent pas de système métrique équivalent) permet de mettre en évidence.

Meschonnic affirmait que la traduction était « un prolongement inévitable de la littérature » (Meschonnic, 1999, p. 82); cela signifie donc que le rôle du traducteur, son devoir, est de faire oeuvre de littérature et la traduction doit dès lors se penser comme oeuvre, comme texte. En ce sens, elle se doit d’être une écriture qui tend à transformer sa langue autant que l’oeuvre originale transforme sa langue, ou, pour reprendre l’expression de Meschonnic : « Faire ce que fait le texte, non seulement dans sa fonction sociale de représentation (la littérature), mais dans son fonctionnement sémiotique et sémantique » (1999, p. 85). C’est d’ailleurs bien la seule façon d’envisager une traduction d’Eugène Onéguine, et de se sortir du dilemme auquel le traducteur est soumis face à ce texte dont l’une des ambitions est justement, par sa complexité, sa richesse, sa polyglossie, de nous inviter à la considérer au-delà des catégories habituelles.