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Depuis une vingtaine d’années, les études descriptives (DTS) n’ont cessé d’emprunter à la sociologie. Parallèlement à celles de Pierre Bourdieu, d’Anthony Giddens et de Bruno Latour (pour ne citer que quelques noms), les idées de Niklas Luhmann se sont taillé une place grâce aux travaux d’Andreas Poltermann, de Theo Hermans, de Hans Vermeer et, plus récemment, de Sergey Tyulenev. L’objectif du présent ouvrage consiste à appliquer le modèle de Luhmann à la traduction de la façon la plus « exhaustive » et la plus « satisfaisante » qui soit (p. 1), les tentatives précédentes ayant été, selon l’auteur, fragmentaires ou déficientes, car souvent basées sur une mauvaise compréhension de ce modèle. La démonstration ne vise pas uniquement les phénomènes de traduction interlinguistique, mais les trois types de traduction définis par Jakobson, ce qui rend l’entreprise d’autant originale, intéressante et audacieuse.

« Luhmann replaces subject-centered reason with systems rationality » (p. 5). En un mot, la théorie des systèmes sociaux (TSS) développée par Luhmann a pour particularité d’envisager le monde social comme un ensemble de systèmes autopoiétiques. Dès l’introduction, l’auteur nous met en garde. La TSS est complexe. Pour autant, cet ouvrage ne cherche pas à la vulgariser ni même à la présenter. Il comprend cependant un glossaire très bien fait des notions clés de cette théorie. Ceux qui ne la connaîtraient pas sont donc invités (et auront intérêt) à consulter au préalable d’autres références. L’essai se compose de deux parties qui s’articulent autour de la notion de système.

La première partie pose les jalons. On y explore comment la traduction peut être considérée comme un système social à part entière (c’est-à-dire un système de communication) au même titre que la médecine, le droit, la politique ou l’économie. Selon l’auteur, « there is no doubt, that the history of translation over time is an evolution from a lower degree of organization to a higher degree of organization. Moreover, this evolution is a development from a lower degree of self-organization to a higher degree of self-organization » (p. 36). Dans la foulée, la professionnalisation de la traduction est évoquée comme un signe (parmi d’autres) que la traduction peut être considérée comme un système ou un champ au sens bourdieusien. Après avoir rappelé les arguments opposés, Tyulenev conclut qu’aucun ne pose un obstacle dans la mesure où « translation can be considered as a systemic social phenomenon based on its intrinsic properties […] » (p. 38). Autrement dit, le système renvoyant à lui-même (autoréférentialité) doit être défini en ses propres termes : « The possibility to describe translation as a system means that it is a system. If it were not, it would be impossible to construct translation as a system » (p. 80).

Cette première partie s’attache donc à déterminer les particularités dudit système : sa nature, sa fonction, ses propriétés, son code, etc. Ainsi, l’existence d’une réflexion sur la traduction, ou le fait que la traduction soit non seulement une pratique (observation de premier degré), mais aussi un discours sur la pratique (observation de deuxième degré) fournit une preuve qu’elle est bien un système. Ce système serait, par nature, un système de médiation ayant pour fonction d’assurer l’interaction entre chaque système et son environnement ainsi qu’entre les systèmes. Il s’agirait donc d’un « phénomène frontière ».[1] Cette fonction est ce qui différentierait la traduction de tous les autres systèmes sociaux. Par ailleurs, comme tout système social, celui de la traduction se composerait d’événements de communication, mais ceux-ci auraient pour spécificité de faire intervenir non pas deux, mais trois parties. Autre propriété importante : la traduction requerrait deux côtés de valeur égale. Elle rechercherait et atteindrait son équilibre dans la tension entre ces deux côtés (cf. traduction littérale vs traduction libre). Le code, qui est toujours binaire, résiderait dans la distinction entre les événements de communication qui ont déjà fait et ceux qui n’ont pas encore fait l’objet d’une traduction/médiation. Les seconds représenteraient la valeur marquée (cf. positive) du code, celle qui nourrit le système et lui permet de se reproduire. La partie se conclut sur une analogie surprenante entre le système de la médecine et celui de la traduction.[2] Cette première partie crée, à la lecture, une curieuse impression d’étrangeté (dans les modes de raisonnement et concepts) et de familiarité (dans les idées avancées sur la traduction). Porté à « ne reconnaître que ce qu’il a appris au préalable à connaître » (Folkart, 1991, p. 310), le lecteur se demande alors si derrière l’apparence de nouveauté, le modèle proposé ne le reporterait pas quelques décennies en arrière (en renouant avec des postulats traductologiques aujourd’hui largement contestés) ou, au contraire, si ce modèle reprend les mêmes idées en leur donnant une autre portée.[3]

Une fois les bases énoncées, la deuxième partie approfondit la réflexion en analysant les particularités de la traduction comme sous-système social. Certains passages atteignent des niveaux d’abstraction vertigineux tandis que d’autres tentent d’interpréter quelques études de cas concrètes en termes « luhmanniens ». L’auteur y montre aussi comment la traduction peut agir au sein du système politique, comment elle peut être un vecteur de conflit, le rôle qu’elle exerce dans l’évolution des systèmes, etc. La conclusion présente enfin une synthèse du travail, une recension des « pour et des contre » de la TSS suivie d’un plaidoyer dans lequel, après avoir spécifié que cette théorie n’était pas la seule façon d’étudier la traduction, l’auteur invite les traductologues à ouvrir leurs horizons, à envisager la contribution potentielle d’autres penseurs des sciences sociales et à étudier les liens entre des théories et concepts trop souvent perçus comme incompatibles. Cette dernière section est particulièrement riche, offrant de nombreuses avenues de recherche et de réflexion.

Si la première application traductologique de la théorie des systèmes sociaux de Luhmann remonte à une vingtaine d’années, celle-ci est, de loin, la plus fine, la plus approfondie, la plus exhaustive et certainement la plus ambitieuse produite jusqu’ici. Ne serait-ce que pour cette raison, le livre de Sergey Tyulenev intéressera tous ceux qui aspirent au développement d’une réflexion sociologique sur la traduction. Au chapitre des bémols, s’agissant d’un livre publié dans une collection de traductologie, on peut regretter que l’auteur n’ait pas pris le temps de présenter, de façon plus étayée et objective, l’auteur de la TSS : ses influences, sa trajectoire et sa position dans le champ de la sociologie.[4] Cet aspect n’est qu’effleuré dans l’introduction, où Luhmann apparaît comme celui « who bravely exploded sociological boundaries » (p. 3), comme le premier à être parvenu à dépasser le fonctionnalisme de Talcott Parson (dont il se réclame néanmoins) en appliquant, à l’étude du monde social, des concepts empruntés à la biologie et la cybernétique (p. 6). Par ailleurs, Luhmann s’est-il jamais intéressé aux phénomènes de traduction (restreinte ou élargie) ? Si oui, qu’en a-t-il dit ? Sinon, que penser de ce silence, sachant que la traduction/médiation serait finalement, selon Tyulenev, essentielle à l’existence même des systèmes ? Son oeuvre a-t-elle été traduite ? Si oui, par qui, quand et dans quelles langues ? Quelle en a été la réception dans ces langues ? Ces questions simples et susceptibles d’intéresser les traductologues ne sont malheureusement pas explorées (sans doute parce qu’elles n’étaient pas non plus essentielles à la démonstration). Un autre bémol est le caractère souvent circulaire des raisonnements. Cette circularité a beau être assumée et faire partie intégrante du système de pensée luhmannien, elle n’en reste pas moins dérangeante. En contrepartie, l’auteur établit de nombreux parallèles et liens entre la TSS et d’autres théories sociologiques. Ainsi les notions/idées des uns et des autres (Bourdieu, Latour, Even-Zohar, Habermas et bien d’autres) sont convoquées de façon aussi fréquente que ponctuelle lorsqu’elles peuvent servir la démonstration. Ces liens sont intéressants. Ils enrichissent le propos, mais, compte tenu des autres bémols mentionnés plus haut, ils semblent revêtir une fonction plus instrumentale que proprement « dialogique ». Enfin, il est clair que la TSS permet d’envisager les phénomènes de traduction à un niveau d’abstraction jusque-là inégalé. Là réside son principal intérêt et la fascination qu’elle peut exercer. Cela dit, comme le rappelle le sociologue Johan Heilbron à propos de la traduction dans le « système mondial des livres » : « Il n’y a évidemment pas de transition simple et immédiate entre l’analyse d’un système mondial, celle d’une industrie éditoriale nationale, et celle de stratégies de traduction particulières » (Heilbron, 1999, p. 440, notre traduction). Si le système évoqué ici n’est pas de type luhmannien, cette réserve relative au passage d’un niveau d’analyse à l’autre s’applique néanmoins tout autant, voire plus encore, à la TSS qui se déploie et aspire à un niveau d’abstraction infiniment plus élevé. Autrement dit, à quel point la TSS permet-elle d’analyser et d’interpréter de façon satisfaisante des pratiques de traduction (restreinte ou élargie) complexes, et plus ou moins locales/globales ? Quelles sont les limites et difficultés du passage d’un niveau (ou d’un ordre) d’analyse à l’autre ? On peut regretter que l’auteur n’aborde pas directement ces questions. Cela dit, en tentant, à plusieurs reprises, de « traduire » en termes « luhmanniens » des études de cas traductologiques, il offre à chacun la possibilité de se forger une idée. Ainsi chaque lecteur pourra juger, par lui-même, de ce travail de « traduction ». Ceux et celles qui, toute bigoterie mise à part, préfèrent expliquer la traduction en mobilisant les notions de sujet ou d’agent (plutôt qu’en invoquant la rationalité d’un système) seront sans doute mitigé(e)s tandis que les traductologues ayant un goût prononcé pour l’abstraction pure et qui sont en quête d’une théorie unificatrice à prétention universelle seront sûrement séduits. Au final, tous apprécieront le travail conceptuel, la richesse des idées, l’érudition, la rigueur, l’ambition et les analogies audacieuses qui font de cet essai – résultat d’une réflexion aussi profonde qu’originale – un livre exigeant et une contribution importante à la sociologie de la traduction.