Corps de l’article

1. Introduction

L’anthologie traduite, explique Stefan H. Kaszyński, n’est pas une création qui présente quelque chose de nouveau, mais une oeuvre dérivée d’ordre « substitutif » :

Sie bildet selbst keine literarische Gattung, besteht aber aus literarischen Texten, die sich nach eigenem Ermessen auswählt, beinordnet und in Bezug setzt. Im Klartext heißt das, sie bildet eine eigenständige paraliterarische Konstruktion, die ihr Weltbild im Auswahlverfahren aus fremden Texten zusammensetzt.

1995, p. 84

[Elle ne constitue pas, en soi, un genre littéraire, mais se compose de textes littéraires qui ont été choisis, ordonnés et mis en relation à la seule discrétion des compilateurs. En clair, l’anthologie constitue un objet paralittéraire autonome, qui présente sa propre vision du monde au moyen d’une sélection de textes étrangers.] (notre trad.)

Kaszyński croit que l’anthologie traduite prend une part active au transfert culturel, ce pourquoi il juge que la répercussion de la sélection déborde le simple cadre littéraire (ibid., p. 85). Selon lui, les compilateurs ont donc une lourde responsabilité : celle de présenter non pas qu’une littérature, mais carrément une culture, à un nouveau public. Dans le cas de la poésie québécoise diffusée au Mexique et en Argentine, nos recherches indiquent que les traductions ont été un vecteur de la culture québécoise qui, de façon complémentaire aux efforts diplomatiques, a contribué à renforcer les liens entre ceux que l’on appelle aujourd’hui les « Latins du Nord » et les autres « Latins » des trois Amériques (Stratford, 2013b). Nous avons donc entrepris, au cours des dernières années, d’étudier comment les anthologies de poésie québécoise traduite en espagnol présentent l’identité québécoise au public hispano-américain[1].

La présente étude, qui s’intéresse à la traduction comme espace de médiation culturelle, s’inscrit dans la continuation de nos recherches antérieures. Cette fois, nous voulons cerner l’image du Québec transmise au public mexicain au moyen de Poesía México-Quebec, c’est pourquoi nous nous concentrerons ici sur la moitié de l’anthologie consacrée aux poèmes québécois[2]. Coéditée en novembre 2008 par les Écrits des Forges et la Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), cette anthologie traduite se distingue passablement des autres que nous avons recensées à ce jour au Mexique. Les Écrits des Forges ont un long historique de coédition avec le Mexique[3], mais, à notre connaissance, celle-ci est la seule coédition qui réunit à la fois des poètes québécois et mexicains, la seule à être traduite par plus de deux personnes, et la seule aussi où la sélection québécoise ne semble pas avoir été compilée par Bernard Pozier. En effet, dans le paratexte des autres anthologies répertoriées, Pozier était explicitement mentionné comme compilateur, voire comme auteur, des ouvrages. Curieusement, le nom du ou des compilateurs de Poesía México-Quebec n’apparaît nulle part dans le péritexte ni dans les épitextes connus du livre.

Comme l’explique Jane Everett, il peut s’avérer « difficile de reconstituer de l’extérieur l’ensemble des décisions prises lors de la conception et de la production d’une anthologie donnée; le plus souvent, il faut se livrer à un exercice de déduction » (2010, p. 60). Dans le cas qui nous occupe, cette affirmation ne saurait être plus juste. La seule information que nous ayons trouvée à ce sujet est une entrevue de l’agence de nouvelles mexicaine Notimex avec Jorge Quintanar, qui signe le prologue de l’ouvrage. Dans l’article, Quintanar explique :

la selección de los poetas mexicanos fue en base a los méritos literarios de cada uno de ellos y, después, cada poeta mexicano eligió sus propias obras para conformar el poemario »

Notimex, 2009, n. p.

[la sélection mexicaine a été faite au mérite littéraire de chaque poète, puis ceux-ci ont eux-mêmes choisi les textes qu’ils voulaient faire inclure dans le recueil] (notre trad.).

On peut imaginer que la sélection québécoise s’est faite de manière similaire, la maison d’édition choisissant d’abord des poètes jugés « méritoires », ceux-ci se chargeant ensuite eux-mêmes de proposer les extraits à traduire. Cela pourrait expliquer pourquoi les poètes inclus sont ceux que l’on trouve dans les autres anthologies traduites des Forges (Claude Beausoleil, Nicole Brossard, Jean-Marc Desgent, Gatien Lapointe, Bernard Pozier, Élise Turcotte et Yolande Villemaire), mais que les poèmes, eux, diffèrent passablement de ceux que la maison tend à faire traduire en espagnol[4].

À l’été 2008, Beausoleil écrivait dans Lettres québécoises :

Nos mots voyagent. Dans la langue d’origine. Traduits. […] À l’Encuentro de poetas del Mundo latino, j’ai entendu les poèmes lus et traduits de France Mongeau, d’Élise Turcotte et de Bernard Pozier. Nos mots voyagent.

2008a, p. 13

Nous nous intéressons ici au « voyage » de « nos mots » français et traduits dans Poesía México-Quebec, parue à peine quelques mois plus tard. Nous analyserons d’abord le contenu québécois d’un point de vue sémantique, en ciblant les marques thématiques de l’espace québécois présentées dans le prologue : latinité, nordicité, nationalisme et universalité. Lors de l’étude d’autres anthologies coéditées par les Forges[5], nous avions remarqué, dans les textes comme dans les paratextes, une insistance certaine sur le nationalisme québécois, que l’on ne retrouve pas dans Poesía México-Quebec, qui met plutôt l’accent sur la double identité latine et nordique du Québec. Ensuite, nous étudierons l’anthologie d’un point de vue linguistique, en nous attardant surtout aux passages où les marques du français québécois sont les plus présentes, afin de déterminer comment elles sont traitées en traduction. Nous verrons notamment que le français est beaucoup moins marqué que celui des poèmes de 15 Poetas de Quebec, par exemple, une autre anthologie des Forges parue en août de la même année, et que les marques distinctives se concentrent essentiellement chez Villemaire.

2. L’espace québécois sous la plume des poètes

D’entrée de jeu, l’anthologie établit une parenté entre le Mexique et le Québec sur les plans linguistique et géographique, soulignant leur latinité et leur américanité partagées. En effet, Jorge Quintanar affirme, dès la première phrase de son prologue :

Le Québec et le Mexique sont unis par l’origine commune de leur langue; ce sont des lieux d’Amérique du Nord où habitent des cultures latines qui ont lutté pour conserver leur identité face au harcèlement et aux assauts d’autres cultures voisines.

2008b, p. 7[6]

Dans le paragraphe suivant, Quintanar cherche à établir un certain rapprochement climatique entre les deux régions en citant l’été, où il ferait aussi chaud au Québec qu’au Mexique. Toutefois, il se voit obligé d’admettre que la distance géographique qui les sépare fait en sorte qu’ils ont « des climats fort différents ». Quintanar cite à cet égard le traditionnel hiver québécois, qui n’a pas son pareil au Mexique. Il souligne d’ailleurs cette différence en entrevue avec le quotidien mexicain Crónica : « los poemas que se abordan en este primer tomo es muy diversa [sic], pues en las obras de los poetas quebequenses se aborda el frío y la nieve » [les poèmes présentés dans ce premier tome[7] témoignent d’une grande diversité, car, dans leur oeuvre, les poètes québécois abordent les thèmes du froid et de la neige] (Notimex, 2009, n. p.; notre trad.).

Dans l’analyse qui suit, nous verrons à quel point ces quelques phrases de Quintanar donnent le ton au reste de l’ouvrage, du moins à la sélection de poèmes québécois, où la langue et la nordicité occupent une place centrale sur le plan thématique[8].

2.1. Latinité

Le thème de la langue est probablement celui qui saute le plus aux yeux dans la sélection québécoise. En effet, notre analyse a permis de recenser quatorze occurrences du mot « langue » dans le corpus; tous les auteurs québécois l’utilisent au moins une fois, à l’exception de Villemaire. En revanche, cette dernière fait de nombreuses allusions à la langue sans employer ce mot explicitement. D’ailleurs, outre le mot « langue » lui-même, le vocabulaire lié à ce thème occupe une place prédominante dans les poèmes étudiés. Qu’il s’agisse de verbes de parole, comme « dire », « affirmer », « appeler », « répondre », « entendre », « commander », « ordonner », « nommer », « saluer », « parler » (échantillon recueilli uniquement chez Lapointe), ou de vocables comme « mot », « phrase », « alphabet », « glossolalie », « aphasie », « écholalie », « parole », « poésie », « poète », « écrire », « histoires » ou « légendes », force est de constater que les allusions à l’acte verbal ou littéraire sont omniprésentes. Les sentiments associés à ce thème varient selon les auteurs, mais, en général, les poèmes trahissent un rapport plutôt difficile avec la langue. Dans ces vers de Desgent : « Je suis mentalement cuit : magnétisme de ma dure aphasie / mots, gros mots de têtes souillées » (2008b, p. 117) et de Pozier : « Je m’épuise à t’écrire / Dans les langues que je peux / Avec mes pauvres mots / Guère meilleurs que moi » (2008b, p. 215; en italique dans l’original[9]), par exemple, il paraît difficile pour le sujet lyrique d’entrer en communication avec autrui. En outre, dans plus d’un passage, le mot « langue » se trouve dans le voisinage de cooccurrents dont la connotation est négative, comme dans « langue morte » (Turcotte, 2008b, p. 283), et « langue ou guerre » (Brossard, 2008e, p. 37). Ce thème ne semble donc pas, règle générale, associé à des sentiments positifs.

Le fait que le mot « silence » revienne à une dizaine de reprises est très évocateur à cet égard. Dans les poèmes sélectionnés, quand il est impossible d’exprimer ce que l’on veut dire, on se tait, et souvent, ce mutisme est douloureux : la sélection de poèmes de Beausoleil s’intitule d’ailleurs « La blessure du silence ». En revanche, il arrive que le silence et la langue soient associés à des sentiments positifs. Brossard appelle le silence « bruit de beauté » (2008b, p. 33). Villemaire exprime son amour pour Montréal, ville « bilinguale » (2008b, p. 307). Chez Lapointe, la parole se fait porteuse d’espoir : « À chaque instant mot à mot / Je construis mon univers / Je prends racine dans une présence / Vivrai-je dans une parole pure? » (2008a, p. 191). Enfin, pour Beausoleil, la langue peut apporter du réconfort : « sous les mots d’une autre langue / ne plus ressentir/ni les larmes / ni l’usure / quand vacillent les heures trouées d’angoisse / angoisse irréversible / des grands vents du nord » (2008c, p. 27). Notons toutefois que ce n’est pas de sa propre langue qu’il s’agit…

En somme, pour les poètes de l’anthologie, la langue occupe une place importante : les textes choisis semblent donner du Québec l’image d’une nation préoccupée par la question linguistique, qui peine parfois à s’exprimer, mais qui cherche à communiquer malgré tout. Fait intéressant, la langue demeure essentiellement « anonyme » dans les poèmes québécois cités : il n’y est pas ouvertement question de la langue française (ni d’une autre langue en particulier, à part chez Pozier, où il semble être question de l’espagnol, même s’il ne le mentionne pas concrètement). Voilà qui étonne en contexte québécois, où c’est clairement le français qui fait l’objet d’un enjeu identitaire. Dans Poesía México-Quebec, l’anonymat de la langue, tout en appuyant l’« universalité » des poètes de l’anthologie annoncée dans le prologue (Quintanar, 2008b, p. 9), sort la problématique linguistique du contexte proprement québécois pour la situer dans celui, plus large, de la poésie. En effet, il n’est pas rare que le pouvoir communicatif du langage soit remis en question par les poètes contemporains. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si Octavio Paz a déjà déclaré :

nuestros grandes poetas han hecho de la negación de la poesía la forma mas alta de la poesía: sus poemas son crítica de la experiencia poética, critica del lenguaje y el significado, critica del poema mismo »

[nos grands poètes ont fait de la négation de la poésie la plus haute forme de poésie : leurs poèmes sont une critique de l’expérience poétique, une critique du langage et de la signification, une critique du poème même]

Paz cité par Chirinos, 1998, p. 53; notre trad.

2.2. Nordicité

Après la langue, le deuxième thème qui se dégage des poèmes sélectionnés en lien avec l’identité québécoise est celui de la nordicité. Comme nous l’avons vu, le climat est, dans le prologue, un point qui sert à la fois à rapprocher et à distinguer le Québec du Mexique. Dans le corpus québécois, les poètes font directement référence aux saisons à une quinzaine de reprises, que ce soit par l’usage du mot « saison » en tant que tel, du nom d’une saison ou encore de celui d’un mois de l’année. Seul le printemps est nommé explicitement deux fois, dont une fois par Pozier pour déplorer le fait qu’il n’arrive pas (ce qui évoque en fait l’hiver); les mots « hiver », « automne » et « été » ne figurent qu’une fois chacun dans le recueil.

À première vue, il peut sembler étonnant que l’hiver, saison emblématique du Québec, ne soit pas mentionné plus souvent. En réalité, il serait faux de croire qu’il ne s’y trouve pas, car les mots rattachés à son champ sémantique, comme « neige » ou « neiger » (seize occurrences), « froid » (quatre occurrences) ou « glace » (trois occurrences), sont omniprésents, et ce, chez tous les poètes. Le blanc, couleur hivernale par excellence, et le noir, qui rappelle les longues nuits de cette période de l’année, occupent aussi une place importante dans le corpus. Du côté des mois, janvier est nommé deux fois, tandis qu’avril, octobre et mars[10] le sont une fois chacun. Les autres mois, notamment les plus chauds de l’année (ceux qui justifieraient selon Quintanar un parallèle avec le Mexique), sont absents de l’anthologie.

Les saisons constituent un élément central des poèmes de Gatien Lapointe. Les six occurrences du mot « saison » proviennent de cette sélection, où l’hiver occupe d’ailleurs une place moins dominante que dans la plupart des autres poèmes. Peut-être serait-il juste d’affirmer que le discours de Lapointe, globalement plus optimiste que celui des autres poètes, cadre davantage avec le printemps, comme en témoigne le poème « Le printemps du Québec », où un fort vent d’espoir est associé à l’arrivée de cette saison : « À jamais l’avril du feu ferme nos blessures,/Bouche à bouche nous ouvrons le seuil d’une patrie. » (2008d, p. 203).

En fait, si l’hiver est la saison qui caractérise le plus souvent le Québec, c’est souvent le printemps que les poètes et chansonniers associent au rêve du pays. Félix Leclerc fut peut-être le premier à en parler dans son « Hymne au printemps », annonçant le début d’une nouvelle ère où « les crapauds chantent la liberté » (Leclerc cité par Chamberland et Gaulin, 1994, p. 37). En 1976, Paul Piché écrit la chanson qui allait le rendre célèbre, « Heureux d’un printemps ». Au tournant du XXIe siècle, cependant, le chansonnier en a changé les deux derniers vers – « le jour où ce sera nous qui ferons la fête/imaginez le printemps, quand l’hiver sera vraiment blanc » – pour une formule clairement engagée : « en attendant le jour où on fera la fête/ben j’poursuis mon chemin pour un Québec souverain », explicitant le sens que revêtait pour lui la métaphore initiale. Presque au même moment, en 1999, on organise bel et bien, au printemps, une série d’événements culturels dans la Ville Lumière qu’on intitule « Le Printemps du Québec à Paris », signe net et clair qu’on associe consciemment cette saison à l’émancipation culturelle et politique du Québec. Si « mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver », comme le chantait Gilles Vigneault, on dirait bien que c’est au printemps que le Québec s’épanouit vraiment[11]. D’ailleurs, le premier référendum sur la souveraineté n’a-t-il pas eu lieu en pleine fièvre printanière, le 20 mai 1980?

Quoi qu’il en soit, c’est l’hiver qui s’impose dans la sélection québécoise de Poesía México-Quebec, et la vie nordique n’est généralement pas présentée sous un jour favorable, même s’il arrive que sa symbolique soit positive. Comme l’écrivait Monique Durand dans Le Devoir le 9 janvier 2014 :

Le froid, et son incarnation dans l’hiver, la neige et les tempêtes, pourrait définir une âme québécoise depuis toujours trempée dans le paradoxe. Comme une génétique inscrite dans le désir d’hiver et, en même temps, son repoussoir. […] C’est ainsi que le froid, la neige et les tempêtes nous ont fait écrire. Sur tous les tons et dans tous les registres.

2014, n. p.

Pour Beausoleil, la « beauté des glaces sous les mots » est « fragile » (2008c, p. 19), et les vents du Nord sont synonymes d’angoisse (ibid., p. 27); Desgent évoque avec violence l’image de phoques massacrés sur une banquise (2008b, p. 117); Pozier parle du « calme » et de la « paix » d’un « janvier d’autrefois » (2008b, p. 213), mais se plaint de son pays trop blanc, affligé par la neige abondante et les longues nuits (ibid., p. 211). Même la section d’Élise Turcotte, dont les poèmes ne décrivent pas des réalités propres au Québec, débute par : « Peut-être qu’avec la neige, je t’ai fait des adieux » (2008a, p. 281) et accorde une place à la froidure, souvent négative : « une fine couche de neige recouvre le vide » (2008c, p. 285), « les chiens sont morts gelés » (2008d, p. 287), même si on retrouve de « l’amour enlacé dans le froid » (ibid.). Les textes de Villemaire, quant à eux, présentent divers tableaux de la métropole en plein hiver, dont plusieurs, en particulier le premier, témoignent de conditions de vie pénibles : il y est question d’un « hiver de force » où l’on « avance dans la slutche », « sur les trottoirs glacés », contre la « poudrerie », menacé par « le bip-bip angoissant des souffleuses » (2008b, p. 305-307). Toutefois, d’autres passages des poèmes de Villemaire paraissent plus positifs, comme celui où sont décrites deux ravissantes ballerines aux mitaines angora (ibid., p. 315). Cette relation d’amour-haine des Québécois avec l’hiver que l’on trouve dans ces poèmes semble conforme à ce qu’annonce le prologue, à savoir cette « neige d’un blanc infini qui émeut et saisit l’esprit avec un mélange de sentiments : solitude, majesté, désarroi » (Quintanar, 2008b, p. 7).

Enfin, notons que la langue et la nordicité sont souvent abordées de pair dans les poèmes québécois de l’anthologie. Beausoleil, en particulier, écrit que « la neige parle du silence » (2008c, p. 17) et que « dans la neige bleutée, des histoires craquèlent » (ibid., p. 21), mais reconnaît également « qu’existe fragile la beauté des glaces sous les mots » (ibid., p. 19). Nicole Brossard parle des « adjectifs de glace et d’actualité » d’une « langue […] tournée vers le Nord » (2008e, p. 37) tandis que Gatien Lapointe se demande : « Quelle neige pourrit le songe dans ma bouche » (2008b, p. 193). C’est aussi en plein hiver, sous la neige et le « bip bip angoissant des souffleuses » que la « troubadoure d’armoure tremblante » de Villemaire s’exclame « bilinguale » (2008b, p. 307). Turcotte, quant à elle, associe la neige aux adieux (2008a, p. 281). Ces rapprochements entre la saison froide et la langue ajoutent une dimension supplémentaire aux écueils évoqués plus tôt : l’hiver semble ajouter à la difficulté de communiquer. C’est là, peut-être, dans cette nordicité et son lien intime avec le froid, que l’on peut situer la québécité de la langue évoquée dans les poèmes, que l’on croyait au départ « anonyme ».

2.3. Nationalisme et universalité

En fin de prologue, Quintanar traite des caractères particulier et universel de l’anthologie; il évoque aussi le dialogue qui se tisse entre deux cultures grâce aux voix singulières des poètes. Dans d’autres anthologies de poésie québécoise traduites au Mexique et coéditées par les Écrits des Forges, le désir d’indépendance du Québec constitue un thème principal, dans les préfaces comme dans les choix de poèmes (voir Stratford, 2013a, 2014; Stratford et Jolicoeur, 2014). Dans Poesía México-Quebec, le prologue ne fait aucune mention du nationalisme québécois, et les allusions à ce thème ne sont pas fréquentes au sein des poèmes sélectionnés. Cela dit, comme l’anthologie cherche à établir un dialogue entre un pays (le Mexique) et une province qui se considère parfois comme un pays (le Québec), il paraît pertinent d’examiner le sentiment véhiculé par le corpus québécois à l’égard du thème du « pays », d’autant plus que certains extraits, même s’ils ne sont pas nombreux, expriment une position sans équivoque sur le sujet.

Les poèmes de Gatien Lapointe sont de loin ceux qui contiennent le plus de références explicites au Québec et à son désir d’indépendance. Cependant, les extraits choisis datent des années 1960 et ne dressent donc pas un portrait actuel de la situation. Dans certains poèmes plus récents, l’échec du projet souverainiste semble peser lourd sur le moral : Desgent parle de « capitulation nationale » (2008b, p. 103) et Pozier s’apitoie sur le sort de son « pauvre pays qui n’existe pas », dans un « printemps qui n’en finit plus de ne pas venir » (2008b, p. 217; en italique dans l’original) (ce qui rappelle aussi le thème de la nordicité). Autrement, à part une référence par Villemaire au poème « Speak White » de Michèle Lalonde (2008b, p. 309), que l’on peut également assimiler au thème de la langue, le recueil ne comporte pas d’autres allusions directes au nationalisme québécois, ce qui tranche avec ce que l’on remarque dans d’autres anthologies (voir Stratford, 2014; Stratford et Jolicoeur, 2014).

Les références au Québec en tant que pays sont souvent rattachées aux deux autres thèmes étudiés précédemment, à savoir le rapport à la langue et aux saisons. En ce qui a trait à la langue, par exemple, Lapointe termine l’un de ses poèmes par : « Québec ton sang ta langue ta patrie » (2008c, p. 199). Quant aux liens entre nordicité et nationalisme, Pozier traite abondamment du climat de son « pays trop blanc » (2008b, p. 211; en italique dans l’original). Il est intéressant de comparer son pessimisme hivernal avec l’espoir qui caractérise « Le printemps du Québec » de Lapointe, qui prédisait, avant la Révolution tranquille, qu’« Avec la première branche de l’année,/Un peuple trace[rait] sur la terre sa liberté » (2008d, p. 203).

Si l’on résume, il semblerait que le désir de constituer un pays (ou peut-être plutôt le regret de n’avoir pas réussi à le faire) est présent dans certains poèmes, mais que les préoccupations liées à la langue et à la nordicité occupent une place plus importante dans le corpus. Ces trois thèmes sont souvent exploités en interrelation les uns avec les autres, ce qui consolide l’image de nation latine et nordique conférée au Québec. Toutefois, cette nation n’est pas pour autant refermée sur elle-même. De nombreux éléments de l’anthologie témoignent d’une ouverture sur le monde, ce qui contribue à renforcer les liens entre les deux cultures réunies dans l’anthologie. Beausoleil ne se libère-t-il pas, « sous les mots d’une autre langue » (2008c, p. 27), de l’angoisse propre à sa contrée nordique? On sait que Beausoleil est l’un des poètes québécois entretenant le plus de relations avec le Mexique. Desgent, quant à lui, évoque ses « langues étranges » et son « crâne pluriel » (2008b, p. 115), et Brossard, dans « Le dos indocile des mots », parle de « lagune et de langue lointaines lyriques » (2008j, p. 49). Vue sous cet angle, la langue apparaît non seulement comme un trait distinctif de la nation québécoise, mais aussi comme un moyen libérateur de tisser des liens, impression qui semble d’ailleurs confirmée par le parallèle suivant établi par Brossard : « je suis comme ça se prononce/langue ou guerre ou précoce/tantôt tournée vers le Nord/ses adjectifs de glace et d’actualité/tantôt phrase lancée libre/dans la lumière des rapprochements » (2008e, p. 37).

Plus concrètement encore, Pozier dédie son « Post-scriptum à une lettre d’amour » de 13 pages à une femme mexicaine et il multiplie les allusions à ce pays. Il va même jusqu’à déclarer explicitement que « nous sommes des latins d’Amérique » (Pozier, 2008b, p. 215; en italique dans l’original). Mentionnons aussi que certains poèmes d’Élise Turcotte ne se situent pas au Québec, mais plutôt dans des villes étrangères. Certains passages semblent évoquer ouvertement le Mexique : « J’ose me distraire au pied de la pyramide rose/Souffler dans un instrument à la forme de Dieu aztèque » (Turcotte, 2008d, p. 287). Ces vers prennent tout leur sens quand on apprend que les poèmes sont tirés d’un recueil dont une partie « nous transporte à la frontière du Mexique et des États-Unis »[12]. L’inclusion de poèmes comme ceux de Pozier et de Turcotte dans l’anthologie semble servir à insister sur les liens entre le Québec et le Mexique, peut-être plus encore qu’à diffuser une certaine image de la poésie québécoise.

Bref, le Québec représenté dans l’anthologie, au-delà de sa nordicité et de son nationalisme, apparaît comme ouvert sur le monde et, surtout, désireux de se rapprocher du Mexique, avec lequel il partage les mêmes origines latines. À cet égard, il est intéressant de constater que la mise en page de l’ouvrage accentue ce rapprochement en brouillant la frontière entre les langues de départ et d’arrivée. En effet, puisque le texte espagnol apparaît toujours sur la page de gauche et le texte français, sur la page de droite, le lecteur unilingue (hispanophone ou francophone) finit par avoir du mal à distinguer les originaux des traductions et les poètes mexicains des québécois.

3. La langue de l’ouvrage sous la plume des traducteurs

Si, d’un point de vue thématique, les poètes québécois traitent la langue comme un concept général, nous constaterons ici que celle qu’ils adoptent dans les textes de l’anthologie est rarement marquée. L’Office québécois de la langue française distingue deux types de québécismes : les « québécismes lexicaux » dont le signifiant et le signifié sont particuliers au français du Québec, et les « québécismes sémantiques » dont le signifié est propre au Québec, le signifiant revêtant un autre sens ailleurs dans la francophonie[13]. Dans l’anthologie, nous n’avons répertorié que neuf vocables pouvant être considérés comme des québécismes, dont sept dans la sélection de Villemaire (traduite par Diana Ibarrola et Áyax García), les deux autres apparaissant respectivement chez Pozier (traduit par Samuel Ronzón) et chez Turcotte (traduite par María Muller et Patricia Ireta)[14]. Une majorité de ces québécismes sont d’ordre lexical. Certes, on trouve « turluter » (Pozier, 2008b, p. 221), qui réfère à un type de chanson folklorique canadienne-française et « déviergées » (Villemaire, 2008b, p. 313), équivalent québécois très familier pour « dépucelées », mais la majorité des québécismes lexicaux servent à décrire l’espace québécois, étant reliés à la faune (« chevreuils », Turcotte, 2008f, p. 289; « carcajou », Villemaire, 2008b, p. 305) ou au climat nordique (« poudrerie » et « mitaines », ibid., p. 305 et 315). Ajoutons à ce groupe deux québécismes sémantiques : « chat sauvage » (ibid., p. 305), qui désigne un raton-laveur (ils se promènent dans les parkings de Montréal) et « souffleuse » (ibid., p. 307), qui désigne le camion qui déneige les rues. Quant à l’abréviation « cell », qui devrait normalement figurer dans la liste des québécismes, nous la traiterons plutôt dans la catégorie des emprunts à l’anglais, puisque c’est ainsi qu’elle semble avoir été perçue par les traducteurs ou les éditeurs, apparaissant en italique en français comme en traduction.

Chez Pozier, l’action exprimée par le verbe « turluter », qui n’existe à notre connaissance qu’en contexte canadien-français, a fait l’objet d’un transfert partiel au moyen du verbe « repetir », qui conserve la notion itérative mais fait disparaître la musicale. Chez Turcotte, la seule référence linguistique proprement québécoise a été évacuée, les « chevreuils » devenant des « cabrillas » [petites chèvres] (2008e, p. 288). Il est difficile de savoir si cette solution traductive de Muller et Ireta est due à un genre de calque phonétique assorti d’une mauvaise lecture ou compréhension du mot, ou plutôt à une volonté consciente d’adapter l’image pour le lectorat mexicain. Chez Villemaire, « déviergées » a fait l’objet d’un calque, qui produit incidemment un changement de niveau de langue, « desvirgadas » étant l’équivalent standard de « dépucelées ». Dans le cas de « mitaines », on peut considérer que « mitones » est un transfert, puisqu’il peut désigner à la fois l’acception franco-française et la québécoise. En fait, ce sont les québécismes sémantiques (« chats sauvages » et « souffleuses ») qui semblent avoir posé le plus problème aux traducteurs de Villemaire, et pour cause : comment pouvaient-ils se douter qu’un mot ou un syntagme qu’ils croyaient connaître ne désigne pas, au Québec, la même chose qu’en France? Certes, les « gatos salvajes » d’Ibarrola et García sont plus proches des chats errants (voire des lynx) que des ratons-laveurs, mais ils restent au moins toujours des animaux que l’on trouve au Canada. Jusqu’à un certain point, on pourrait voir dans le choix de « mapaches » (« ratons-laveurs ») pour traduire « carcajous » (un mustélidé d’Amérique, aussi surnommé « glouton » ou « goulu ») une volonté de compenser, à un endroit où l’espagnol ne dispose pas vraiment d’équivalent idéal.

Néanmoins, on ne peut en dire autant des « souffleuses », devenues « apuntadores » en espagnol. Ici, non seulement les traducteurs ont troqué le féminin pour le masculin, mais ils ont transformé la machine déneigeant les rues en la personne qui souffle des répliques au théâtre, évacuant ainsi toute référence à l’hiver et créant, au sein du poème, une image pour le moins étrange. Notons que la référence hivernale disparaît aussi dans la traduction de « poudrerie » par le mot apparenté « polvareda », car ce n’est plus de la neige, mais de la poussière, qui est poussée par le vent. Peut-être y aurait-il lieu ici de commenter la traduction d’un autre segment relié à l’espace québécois, même s’il ne s’agit pas d’un québécisme proprement dit. Dans le poème, Villemaire écrit « ville-marie », faisant référence à l’ancien nom de Montréal et, indirectement, à la zone du centre-ville où se situe la Place Ville-Marie. Peut-être parce que le mot composé était écrit en minuscules, les traducteurs n’y ont pas vu une référence topographique, et ils ne possédaient probablement pas le bagage cognitif nécessaire pour la déceler. En fait, ils semblent même avoir confondu « marie » avec « mariée », traduisant le syntagme par « ciudad casada » [« ville mariée »].

Par ailleurs, nous avons relevé chez Villemaire neuf emprunts directs à l’anglais (auxquels nous joindrons le mot « cell »), qui donnent à la langue du poème un effet hybride qui contraste avec le reste des poèmes québécois de l’anthologie. L’un d’eux, « slutche », réfère à l’hiver et un autre, l’expression « Speak White! », est une allusion au poème de Michèle Lalonde. Les autres emprunts renvoient à une réalité résolument urbaine : « fast food », « parkings », « PR », « se shootent », « punk », « piercings », « smog »[15]. En fait, Ibarrola et García ont reporté tels quels presque tous ces emprunts, sauf « parkings », devenu l’équivalent espagnol standard « estacionamiento ». Cependant, tous les reports n’ont pas le même effet sur le sens et le style du poème. D’abord, l’importation directe d’anglicismes d’usage comme « fast food », « punk » et « smog » produit un effet équivalent en espagnol, puisqu’on les trouve dans le Petit Robert comme dans Clave, voire dans le Diccionario de la Real Academia dans le cas de « punk ». De même, bien que « piercing » ne figure dans aucun des dictionnaires d’usage français ou espagnol que nous avons consultés, une recherche dans Google sur les sites mexicains de langue espagnole laisse croire que cet emprunt est plutôt courant, avec plus de 400 000 entrées (en date du 7 février 2015). Pour sa part, l’expression « Speak White! » sera aussi perçue comme une intrusion de la langue anglaise, malgré la perte presque inévitable de l’allusion au poème de Lalonde (sauf peut-être pour les rares experts mexicains de la poésie québécoise). Cela dit, le titre du poème de Lalonde est en soi porteur, et il a le potentiel de générer, chez les hispanophones maîtrisant l’anglais, plusieurs interprétations pertinentes.

Par contraste, le report direct d’abréviations comme « cell » et PR ou de graphies francisées comme « slutche » et « se shootent » risque de créer un grand effet d’étrangeté, aucun de ces mots n’existant ni de près ni de loin en espagnol. En particulier « slutche » et « se shootent » (qui est reproduit tel quel, avec la conjugaison française) pourront ressembler, aux yeux des Mexicains, à des mots inventés dont ils peineront à dégager le sens. Incidemment, comme la poésie de Villemaire contient parfois bel et bien des segments en langue inventée, même les hispanophones habitués à sa poésie pourraient n’y voir que du feu. Quoi qu’il en soit, ces reports sont susceptibles d’engendrer une fausse impression d’hermétisme de la langue du poème, certes bigarrée, mais tout à fait compréhensible pour un lecteur québécois.

Au début de notre étude, nous avions l’intention de vérifier si les divers traducteurs de l’ouvrage partageaient ou non un même postulat traductif à l’égard des québécismes et des anglicismes en usage au Québec. Or, comme nous en avons répertorié un si petit nombre et qu’ils se concentrent presque exclusivement dans une même sélection, il est difficile de procéder à une comparaison entre les approches. Cela dit, les stratégies traductives employées par les traducteurs de Villemaire fournissent quand même des indices sur leur degré de connaissance de la langue et de la culture québécoises. De façon globale, on constate chez eux un penchant manifeste pour ce que Francis R. Jones (1989, p. 187) nommerait une stratégie d’importation, qui consiste à privilégier les emprunts, les mots apparentés et les calques. Que les traducteurs aient ou non été conscients de traiter les marques distinctives du français québécois de façon plutôt littérale, il n’en reste pas moins que cette approche génère souvent un effet d’étrangeté et un hermétisme plus grands que les originaux, ainsi que des glissements, voire des faux sens, qui tendent à sortir les « Fakirs urbains » de Villemaire de leur Montréal d’origine pour les situer ailleurs, dans un univers urbain plus déraciné et plus déjanté. Sherry Simon a déjà avancé que « le littéralisme manifeste un refus poli de prendre contrôle de l’autre texte, de le soumettre à un travail de projection, d’assimilation ou d’appropriation » (2008, p. 82). Paradoxalement, on dirait que ce « refus poli de prendre contrôle » est ici précisément ce qui constitue un mode « d’appropriation ».

Lorsqu’on étend l’analyse à la traduction du français qui n’est pas proprement « québécois », on trouve dans les versions d’Ibarrola et García d’autres glissements de sens ou faux sens qui semblent relever d’une lecture trop littérale, voire erronée, du texte original. Dans la section consacrée à Beausoleil, par exemple, Ibarrola et García rendent « les joues endormies » par « los juegos adormecedores » [les jeux qui endorment] (2008b, p. 16) et voient des miroirs ou du verre (« cristales ») dans les « glaces » hivernales des mots du poète (ibid., p. 18). Dans ce dernier cas, c’est, encore une fois, une marque de l’espace québécois qui disparaît. Si l’on retourne dans la sélection de Villemaire, on remarque d’autres faux sens notables, comme « cour des miracles » traduit par « corazón de los milagros » [coeur des miracles] (2008a, p. 312 et 313) ou « gorgones », qui réfère à la triade de monstres de la mythologie grecque, traduit par « tragos » [gorgées] (ibid., p. 314 et 315).

Cela dit, c’est surtout l’aspect volontairement féminin et subversif de la langue de Villemaire qui disparaît dans la traduction d’Ibarrola et García. En effet, ceux-ci y évacuent plusieurs marques du féminin, si bien que la voix lyrique de « Fakirs urbains » n’est plus nettement celle d’une femme : « errante tatouée » devient « errante tatuado » (Villemaire, 2008a, p. 303 et 304); « lionnes » devient « leones » (ibid., p. 312 et 313); « Messagères de la Mort » devient « Mensajeros de la Muerte » (ibid., p. 318 et 319). Du côté plus subversif de son écriture, notons l’adjectif « bilinguale » (ibid., p. 307 et 323), qui rappelle bien sûr le mot anglais « bilingual », mais qui constitue aussi un mot-valise fusionnant « bilingue » et « linguale », évoquant ainsi les deux sens du mot « langue » : « langage » et « organe ». En espagnol, l’équivalent choisi, « bilingüe » (ibid., p. 306 et 322), ne traduit que la signification linguistique, soit « qui parle deux langues ». Une autre expression imagée subit un nivellement stylistique : « troubadoure d’armoure » (ibid., p. 307 et 323). Ici, « troubadoure » est une féminisation consciente du mot « troubadour », qui n’a pas de forme féminine attestée. Pour sa part, « armoure » est un mot-valise, vraisemblablement féminin, construit à partir des vocables « armure » et « amour ». Répété deux fois dans le long poème de Villemaire, ce syntagme est à la fois créatif et subversif sur le plan linguistique, porteur d’une charge manifestement féminine, voire féministe. Or, il ne reste plus aucune trace de subversion ou de créativité dans le segment espagnol correspondant, « trovador de armadura » (ibid., p. 306 et 322), qui signifie simplement « troubadour (masculin) d’armure ». Enfin, la double référence de Villemaire à une « Montréale » explicitement féminine (ibid., p. 309 et 323) est complètement absente en traduction, où le report traditionnel « Montreal » a été privilégié (ibid., p. 308 et 322).

Si l’on compare les traductions qu’Ibarrola et García ont faites de Villemaire à celles que Delia Cabrera a faites de Brossard, on constate que ces dernières, généralement plus justes sur le plan du sens, contiennent quand même quelques erreurs, comme le vers « phrases que nous touchons un peu » (2008g, p. 41), devenu « frases que nos conmueven poco » [phrases qui nous touchent peu] (2008f, p. 40), où le « que » complément a été confondu avec le « que » sujet, ou encore l’expression courante « certains jours », qui a été comprise au sens figuré, comme si les jours étaient eux-mêmes « certains » (ibid., « certeros días », p. 40). De surcroît, les versions de Cabrera aplanissent à l’occasion la langue éclatée de Brossard. Des expressions telles que « dans l’infiniment nuit » (Brossard, 2008b, p. 33) ou « je dois l’imaginer mains sincères » (2008d, p. 35) deviennent « en la noche infinita » [dans la nuit infinie] (2008a, p. 32) et « debo imaginarlo sinceramente » [je dois l’imaginer sincèrement] (2008c, p. 34). En outre, un lexème typiquement brossardien, « mrmre » (pour « murmure »), a été explicité par Cabrera, « murmullos (mmlls) », ce qui donne l’impression d’un étrange pléonasme (2008h, p. 46; 2008i, p. 47).

D’autres erreurs de sens qui pourraient être issues d’une lecture erronée se glissent aussi dans les sélections traduites par María Muller et Patricia Ireta. Nous nous limiterons ici à mentionner celles qui sautent aux yeux. Dans les poèmes de Jean-Marc Desgent, par exemple, « J’ai couru les mères » (2008b, p. 101), où « courir » signifie « chercher » ou « pourchasser », devient « Corrí con las madres » [j’ai couru avec les mères] (2008a, p. 100; l’italique est de nous); « Je parle longuement à quelque chose » (2008b, p. 103) devient « hablo largamente de algunas cosas » (2008a, p. 102; l’italique est de nous), si bien que « quelque chose » n’est plus l’interlocuteur potentiel, mais le sujet dont on parle; et « épaules dénudées » (2008b, p. 111) devient « espaldas desnudas » [dos nus] (2008a, p. 110). Dans les poèmes de Gatien Lapointe, « alléguer » [invoquer] devient « aligerar » [alléger] (2008a, p. 187; 2008e, p. 186); « griser » [exciter] devient « ponerse gris » [devenir grise] (ibid.); « accoupler » devient « aceptar » [accepter] (ibid., p. 188 et 189); « joue » devient « juego » [jeu] (2008c, p. 199; 2008f, p. 198) et « à jamais » [pour toujours] devient « jamás » [jamais] (2008d, p. 203; 2008g, p. 202). Enfin, dans les poèmes d’Élise Turcotte, le syntagme « syllabes enfoncés » [sic] s’est littéralement dissous dans la traduction « hundidas », où les « syllabes » sont inexistantes (2008g, p. 300; 2008h, p. 301). Or, il est curieux que l’absence d’un mot rattaché à la langue, un des principaux thèmes de l’anthologie, soit passée inaperçue.

En fait, seules les traductions espagnoles que Samuel Ronzón a faites du long poème de Bernard Pozier semblent vraiment se démarquer par leur justesse, sur les plans du sens comme de la forme. Sachant que Pozier parle couramment espagnol et qu’il a lui-même cotraduit en français, avec Ana Cristina Zúñiga, les poèmes de Delia Cabrera et de Jorge Quintanar inclus dans l’ouvrage, il ne serait pas étonnant qu’il ait jeté un coup d’oeil avisé à la version de Ronzón avant sa publication.

4. Conclusion

Au terme de l’analyse, il appert que la nature hybride de Poesía México-Quebec incarne, sur le plan thématique du moins, l’affirmation d’une certaine communion d’esprit entre poètes québécois et mexicains. L’anthologie constitue aussi un signe tangible de l’importance croissante des échanges littéraires entre ces deux peuples latins d’Amérique, entamés au début des années 1980, renforcés en 2003 par la Foire du livre de Guadalajara où le Québec était invité d’honneur, puis en 2010, à l’occasion du Salon du livre de Québec consacré au Mexique. Au final, cependant, on a l’impression d’avoir entre les mains un livre beaucoup plus mexicain que québécois. Après tout, l’illustration sur la page couverture, intitulée « Desierto », montre une femme nue assise dans le sable, sous le soleil, parmi les cactus, une image qui n’a rien de nordique.

Aussi, bien que les Écrits des Forges aient coédité l’ouvrage, le livre semble être un produit essentiellement mexicain : ce sont des Mexicains qui signent l’illustration et le design de la couverture ainsi que l’ensemble du travail éditorial, dont la mise en page et même la correction d’épreuves. D’ailleurs, des coquilles dans les textes français[16] portent à croire que les responsables de l’édition ne maîtrisaient pas bien cette langue.

Pour ce qui est des traductions des québécismes et des anglicismes, elles contiennent bon nombre de glissements de sens, ce qui donne à penser que les traducteurs des poèmes, spécialement ceux de Villemaire, n’étaient pas habitués aux particularités du français et de l’espace québécois. Au final, cependant, les nombreuses autres erreurs de sens relevées dans toutes les versions à part celles de Ronzón indiquent que les autres traducteurs n’avaient pas nécessairement une connaissance du français bien supérieure, ou encore qu’ils n’ont pas disposé du temps nécessaire pour se documenter avant de produire leurs versions. Cela souligne peut-être la nécessité pour le Québec et le Mexique d’apprendre à se connaître encore mieux, à se familiariser avec la langue de l’autre pour approfondir ensemble leur latinité et leur américanité communes.