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Par le biais d’une narration fluide présentant un ensemble de traducteurs et leurs oeuvres au lecteur, Villes en traduction de Sherry Simon est un ouvrage qui se veut le reflet de la réalité des espaces divisés de chacune de ses villes de prédilection : Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal. Habitées d’acteurs continuellement tiraillés entre les pressions politiques, culturelles et sociales, les villes, pour Simon, sont des entités à fort quotient traductionnel. Les traductions qui y sont produites résultent du découpage géographique, politique et culturel du moment autant que de la dualité des langues qui en découle. Le « pouvoir de la traduction » (p. 17) n’est pas toujours là où on le supposerait, et les subversions traductionnelles sont nombreuses, entretenant un jeu de coulisse avec les différences.

Mais c’est surtout dans sa définition de ce qu’est une ville double que le lecteur saisit le sens que prennent les villes choisies par Simon. Il existe au sein de ces villes deux communautés linguistiques fortes dotées d’institutions parallèles, de mémoires culturelles différentes et d’histoires communes de longue date, qui « revendiquent un droit sur le même territoire » (p. 24). D’autres langues de communautés linguistiques mineures viennent aussi brouiller la médiation que les deux communautés linguistiques dominantes ont instaurée entre les deux langues principales. Dans cet enchevêtrement de dualités complexes, Simon nous présente des traducteurs et traductrices qui en ont fait leur cheval de bataille et ont produit des « récits urbains de la modernité » (p. 28).

Le choix de traducteurs et de traductrices de même que leurs textes s’analysent en fonction de deux phénomènes : 1) le dépassement, qui explique comment une traduction devient un catalyseur de création inédite dans la langue et la culture cible; 2) la distanciation, qui aborde la façon dont une traduction fait ressortir l’écart et le manque de complicité entre les cultures source et cible.

L’ouvrage compte quatre chapitres qui prennent chacun pour sujet une ville. Leurs descriptions plongent le lecteur au coeur de moments historiques qui ont façonné la vision des traducteurs et des traductrices qui en sont issus.

Dans le chapitre sur Calcutta, Simon nous montre que la traduction est un élément clé dans l’émergence et l’importance de la Renaissance bengalie, ce mouvement littéraire qui a vu, entre autres, la naissance du genre romanesque en bengali. Cette ville coloniale s’incarne géographiquement en une « ville noire » et une « ville blanche » (p. 51) dont la séparation démographique est clairement délimitée par l’architecture autant que par l’aménagement urbain. Dans ces circonstances de transparence coloniale, Simon explique que c’est dans les espaces opaques qu’il faut chercher la trace du dépassement. À travers les traductions, les écrits et les parcours de personnages comme l’homme de théâtre Herasim Stepanovich Lebedeff, la très jeune traductrice littéraire Toru Dutt, le missionnaire irlandais James Long et le père du roman indien Bankimchandra Chatterjee, le lecteur découvre la complexité coloniale de Calcutta à la fin du XIXe siècle, début du XXe. La traduction est un moyen par lequel le bengali et sa littérature se sont hissés à l’avant-plan culturel par le biais et en dépit d’une impitoyable pression coloniale anglaise, créant un moment visible « dans le déploiement des interprétations de l’histoire culturelle » de cette ville (p. 94).

Le lecteur est ensuite plongé dans la Trieste de la fin de l’empire des Habsbourg, où la hiérarchisation des langues (l’allemand et l’italien, ainsi que le dialecte triestin) représente bien le découpage culturel et administratif de la ville. La proximité de la péninsule des Balkans, la situation de Trieste sur le territoire italien et son inclusion dans l’empire des Habsbourg en font une ville hybride qui, à cette époque, jouit d’un réseau intellectuel nourri d’oeuvres d’écrivains et de philosophes allemands traduites vers l’italien. Pour aller de l’allemand à l’italien, l’écrivain triestin filtrait naturellement sa traduction à l’aide du dialecte triestin, sa langue maternelle, elle-même imbibée de slovène, d’allemand ainsi que d’autres langues romanes comme le frioulan et le vénitien. Dans un contexte de psychanalyse freudien, Simon décrit la relation compliquée que l’écrivain Italo Svevo a entretenue avec les langues et la traduction. Cette « fracture linguistique » (p. 131), comme la nomme Simon, se résume chez Svevo par l’incapacité de bien écrire en une langue et la fausseté que véhicule le texte traduit.

Avec Barcelone, Simon nous rapproche de notre époque. La configuration linguistique de Barcelone semble sortie d’un miroir qui double sa présence. D’un côté, le catalan, avec ses racines profondes et revendicatrices d’une identité locale, se voit confronté au plus récent et envahissant castillan (espagnol) issu d’une immigration intranationale récente. Chez l’auteur barcelonais, les langues agissent comme doublure; la traduction vers le catalan (ou même l’original en catalan) prend une valeur symbolique et devient un exercice de mémoire et de « défense de la langue » (p. 169). Le roman policier trouve tout particulièrement sa place dans cet espace urbain nationalisé double. Simon présente les oeuvres de Manuel Vásquez Montalbán, Teresa Solana et Enrique Vila-Matas, dont les titres comme Des jumeaux presque parfaits et Imposture reflètent en amont l’idée de la « cohabitation de deux originaux » (p. 170). Simon aborde aussi la configuration du double par l’entremise des structures postmodernes comme celles qu’on trouve dans les oeuvres de Carme Riera. Enfin, le roman Le dernier patriarche de Najat El Hachmi, immigrante marocaine ayant choisi d’écrire en catalan, situe sa narratrice autant que son auteure dans « une démarche de traduction » (p. 183) reflétant la société moderne de Barcelone et ses enjeux sociaux et politiques immédiats.

Les explorations urbaines prennent fin avec le chapitre consacré à Montréal. Simon y aborde la ville et ses trois modernités, soit les mouvements modernistes francophone, anglophone et yiddishophone qui s’y sont développés parallèlement et de façon indépendante, culminant dans les années 1940. Le chapitre permet d’illustrer comment les acteurs de ces mouvements ont tenté de communiquer entre eux et de se traduire, malgré la distance linguistique, sociale et politique qui les séparait. Ainsi, il semble que la communication entre les communautés francophone et anglophone, à cette époque, relève principalement de la distanciation, exacerbée par le contexte politique et les tensions sociales entre le peuple québécois et l’élite anglophone. Malgré les efforts du poète F. R. Scott de réunir les deux communautés littéraires sous un même toit, les échanges restent superficiels. Par ailleurs, le yiddish s’implante à Montréal vers la fin du XIXe siècle à la suite d’une vague d’immigration en provenance de l’Europe de l’Est. La florissante littérature yiddish montréalaise traduit tout sur son passage, ce qui s’avère un des moyens de l’enrichir, autant que cette langue vernaculaire qui la compose. Sa disparition dans le dernier tiers du XXe siècle est vue par Simon comme une sorte de dépassement : sa traduction vers l’anglais, la langue d’assimilation de la communauté juive, se matérialise dans le travail de poètes comme Irving Layton et A. M. Klein, les deux premiers poètes juifs montréalais à écrire directement en anglais. Ce qui relie, comme dans un élan de survivance, l’écriture yiddish de Montréal et son pendant bien vivant francophone aujourd’hui s’incarne dans le travail de Pierre Anctil, traducteur des grandes oeuvres yiddish de la ville vers le français. Le va-et-vient traductionnel à Montréal ne se limite pas à une mobilité uni- ou bidirectionnelle. Au contraire, l’enrichissement du patrimoine se fait au gré des influences culturelles et littéraires, qui ne se contentent pas de suivre une chronologie linéaire.

Villes en traduction est bien plus qu’une recherche universitaire : l’ouvrage bénéficie d’un oeil sensible à la poésie de la traduction et de son déplacement socioculturel continu, propre à chaque ville, sur l’axe du temps comme sur celui de l’espace. Simon démontre que ce mouvement prend racine chez les écrivains-traducteurs, dont les oeuvres sont le reflet de leur ville. En terminant, il faut mentionner la performance magistrale du traducteur Pierrot Lambert, qui a su faire ressortir avec brio en français tout le travail de terrain fait par l’auteure.