Corps de l’article

The colonial attitude is characterized not only by scopophilia, a drive to look, but also by an urge to penetrate, to traverse, to know, to translate, to own and exploit.

Garneau, 2016, p. 23

Les récents jalons et subséquentes célébrations de l’histoire coloniale du Canada, du 150e anniversaire de la Confédération canadienne au 375e anniversaire de Montréal, sont l’occasion de souligner la présence immémoriale de plus de 10 000 ans des peuples autochtones sur ce territoire. Le contexte s’avère également propice pour réfléchir au rôle de la traduction entre les langues européennes et autochtones dans le parcours national. Comme le remarque l’important penseur de la décolonisation David Garneau (Métis) dans l’épigraphe, la traduction s’est souvent révélée un outil de colonialisme par sa volonté de traduire pour imposer une certaine vision du monde. D’ailleurs, l’asymétrie actuelle entre les langues d’origine européenne et les langues autochtones illustre comment la traduction a participé à une médiation idéologique qui a historiquement tendu vers la colonisation avec, en contrepartie, l’éradication de la présence des peuples autochtones par des processus d’assimilation intriqués. Comment l’existence et la survie des langues autochtones contribuent-elles à mettre en lumière la fonction et les postulats de la traduction au Canada ? Dans la réflexion qui suit, des tendances politiques et idéologiques qui se sont exprimées à travers le prisme de la traduction seront abordées. L’histoire de la traduction au Canada repose sur certains postulats eurocentriques qui, malgré leur ubiquité et leur normalisation, sont éminemment politiques dans leur construction. Tout en nuançant ces postulats de la traduction répertoriés par la traductologue Maria Tymoczko (2003) pour les adapter au contexte canadien, je présenterai des exemples de pratique de traduction décoloniale qui reflètent une conception de la traduction hors des schémas axiologiques occidentaux.

L’attention accrue portée à la pluralité des traditions à travers lesquelles se sont élaborées diverses pratiques de la traduction appelle les chercheuses et chercheurs non autochtones à la reconnaissance de leur positionnement qui est, dans tous les cas, subjectif. Cette réflexivité est une négociation constante, et, dans mon cas, le point de départ peut être entamé de mon lieu physique d’énonciation, de ma communauté d’appartenance non autochtone ainsi que des langues que je maîtrise, qui circonscrivent mes savoirs. D’entrée de jeu, Montréal et son histoire sont un lieu de contestation idéologique. Certains chercheurs exclusivement allochtones comme Denys Delâge et Alain Beaulieu appuient la thèse voulant que les Iroquoïens du Saint-Laurent sont les seuls qui pourraient revendiquer le territoire de Montréal. Décrits dans les carnets de voyage de Jacques Cartier en 1534 comme n’ayant pas de liens de parenté avec les Kanien’kehá:ka (Mohawks), ces Iroquoïens auraient disparu, sans explication, entre la visite de Jacques Cartier et l’arrivée de Samuel de Champlain en 1604, faisant de Montréal une terra nullius, propice à la colonisation. En revanche, les aînés et les détenteurs de savoir kanien’kehá:ka (mohawks) affirment que Tiohtià:ke – le nom qu’ils attribuent à l’île de Montréal et qui signifie « où le groupe se sépare » en kanien’kéha – fait partie de leur territoire traditionnel ancestral non cédé et que l’île a toujours été un lieu de convergence culturelle et économique avec d’autres peuples, dont les Anishnaabe, les Algonquins, les Innus et les Wendats (Mohawk Council of Kahnawà:ke, 2018). Un ancrage de la recherche dans le territoire exige déjà une distanciation face aux savoirs convenus telle la thèse de terra nullis attribuée à Tiohtià:ke et une réflexion sur ce qu’une reconnaissance d’un territoire non cédé implique pour ma recherche à titre de non-autochtone.

Bref retour sur l’histoire de la traduction idéologique

Le rôle de la traduction dans l’élaboration d’empires a déjà été abordé dans de nombreuses recherches (Dickason, 1993 ; Cheyfitz, 1997 ; Doran, 2005 ; Morrissey, 2013) et au sein de la discipline traductologique au Canada avec les contributions de Sherry Simon et Paul St-Pierre (2000). S’inscrivant d’emblée dans une perspective politique, des penseurs et penseuses ont établi comment la langue et la traduction étaient des éléments centraux à la création et à l’établissement d’empires. Par exemple, les missionnaires ont employé diverses stratégies, que ce soit la traduction d’écrits religieux en langues autochtones à l’aide de systèmes pictographiques qui se révélaient d’une piètre utilité pour lire des textes en alphabet romain, ou la francisation de convertis pour les amener à s’installer dans les missions et devenir des sujets du roi (Morrissey, 2013, p. 45). La visée était immanquablement de « civiliser » le « sauvage » et de le rendre « correct » (Cheyfitz, 1997, p. xiii). L’assimilation des Premiers Peuples par la langue était intégrale à la volonté d’assimilation des territoires.

Dans son étude de récits littéraires, Eric Cheyfitz, sans se pencher spécifiquement sur le cas du Canada, affirme que dès l’amorce du projet colonial en Amérique, du moins d’un point de vue figural, la doctrine de la découverte a servi à « traduire » les territoires autochtones en propriété européenne, telle une extension de l’espace domestique européen. L’aliénation dans cet espace entre le domestique et l’étranger avait comme seul aboutissement la rédemption de l’Autre en le « traduisant » comme « soi ». Ainsi, cette approche traductive aura mené à un modèle de communication interculturelle qui réprime les difficultés politiques inhérentes à la traduction comme outil de dialogue (ibid.). Plutôt, tout un processus se mettait en place : les incompréhensions et les désaccords internes au groupe de colons étaient stratégiquement objectivés, extériorisés et projetés sur une ligne de partage imaginaire qui divisait le « Nous » des « Autres ». L’historienne Olive P. Dickason (Métis) affirme, dans Le mythe du sauvage, que dès les premiers contacts, l’incompréhension interculturelle était imbriquée à l’intérieur d’un paradigme de besoin, pour la société européenne, d’un modèle de l’Homme sauvage (1993, p. 184).

Traductologie et langues autochtones

Dans l’une des rares études traductologiques sur la question des contacts des débuts de la colonisation, Carmen Mata Barreiro étudie la traduction du matériel sémiotique des communications interculturelles dans les relations de voyage en Nouvelle-France aux XVIe et XVIIe siècles en y analysant la traduction européenne d’éléments isolés tels le lexique, les toponymes et les gestes, ainsi que les éléments plus complexes comme les discours ou les harangues[1], les textes et les cérémonials (1996, p. 22-23). Pour Barreiro, l’écrivain voyageur est acteur dans une communication interculturelle et traducteur des éléments qui y interviennent ; cela étant, elle soutient également que leur identité et leur fonction peuvent, paradoxalement, à la fois converger et diverger avec l’activité traduisante (ibid., p. 12). L’illusion universaliste a ainsi produit une tendance chez les Européens à estimer que les gestes pouvaient être transparents, qu’ils seraient, en somme, des « signes évidents » (ibid.). Au moyen d’écrits de voyages mettant en scène des cérémonials et des harangues, soit des gestes sémiotiques non linguistiques, Barreiro analyse des extraits de récits où les voyageurs rapportent ne pas savoir comment interpréter ces signes.

Selon l’analyse de Barreiro, les Européens, à défaut de remettre en question la notion d’universalité sémiotique, apposaient leur propre grille d’analyse biaisée ou encore profitaient de l’ambiguïté d’interprétation pour traduire en fonction de leurs avantages recherchés. La chercheuse conclut que les problèmes de traduction « découlent essentiellement de l’action des préjugés et des idées reçues agissant dans la lecture et la traduction de la langue et la culture de l’Autre » (ibid., p. 22). Ces idées reçues incluaient la perception et la conviction que les langues autochtones étaient inférieures et que les cultures correspondantes étaient défectueuses. Les langues autochtones ont également été perçues par les Européens comme outil de domination visant à « vaincre » les Autochtones, d’abord chez les missionnaires, et ensuite par l’État canadien. Toujours selon Barreiro, ce sont la méconnaissance du système culturel de l’Autre et de son éthos ainsi que la non-ouverture vers l’Autre qui expliquent les obstacles aux processus de traduction (ibid., p. 23).

La notion de traduction comme moyen d’assimilation ou encore comme moyen d’intégration – dans une visée discursive préétablie – est à l’oeuvre depuis l’arrivée des premiers voyageurs européens, dont les écrits demeurent encore aujourd’hui les principales sources historiques scientifiquement reconnues, comparativement aux savoirs transmis oralement. L’exemple de la controverse entourant la présence historique des Kanien'ke:hàka à Montréal le démontre d’ailleurs. Ces voyageurs traduisaient parfois des textes autochtones sans bien connaître la langue source. Cette méconnaissance n’a que peu été abordée, puisque la traduction servait principalement de vecteur pour l’affirmation de l’universalité de la pensée occidentale (Cheyfitz, 1997, p. xxi). Lorenzo Veracini (2011) avance la thèse selon laquelle le colonialisme avait pour objectif l’implantation à long terme des colons. De cette façon, les structures coloniales ont été reproduites dans le langage, ce qui a permis de développer des termes qui évoquent la notion de « permanence », comme le terme « colon » ou le terme évocateur « settler » en anglais. Ce dernier terme distingue le colon de la société d’implantation du colon « classique » qui utilise la force de travail colonisée pour extraire des ressources, mais qui, ultimement, retourne en Europe. En contrepartie, la société coloniale d’implantation se compose de « colons » qui, eux, resteront. Pour Veracini, ce fait de langue empêche de concevoir un dépassement de cet état des choses (2011, p. 6). D’autres termes plus récents, comme « revendication territoriale » ainsi que la terminologie pour nommer les peuples autochtones, évoquent également la reproduction de la structure coloniale dans la langue[2].

De la traduction coloniale à la traduction décoloniale

Historiquement, l’imposition de langues coloniales et la traduction ont joué un rôle central dans la colonisation du territoire aujourd’hui appelé le Canada et le Québec. Or, il est permis de penser que ces zones traductives et langagières opèrent en tension entre l’anglais hégémonique, le français – qui occupe une position à la fois dominante au Québec et minoritaire en Amérique – et les langues autochtones subalternes, qui sont mises de côté dans le débat linguistique. En partant de cette dynamique, je défends toutefois l’hypothèse qu’il est possible de concevoir ces mêmes vecteurs de langue et de traduction comme des outils potentiels de décolonisation ; qu’il est possible, autrement dit, de décoloniser la traductologie dans les rapports qu’elle entretient avec les langues autochtones. Il ne s’agit pas d’inverser la dynamique entre ces langues, mais plutôt de reconsidérer le rapport de prédominance qui les détermine les unes par rapport aux autres. De ce fait, il existe déjà des formes de traduction décoloniale qui sont à l’oeuvre dans les pratiques artistiques autochtones et dont la traductologie peut s’inspirer pour remettre en question la représentation de son rôle historique ainsi que ses postulats théoriques « occidentaux ».

D’abord, il importe de définir le concept de « décolonisation ». Les chercheurs Eve Tuck (Unangax) et Wayne Yang le mettent en rapport avec la recherche universitaire :

Decolonization brings about the repatriation of Indigenous land and life; it is not a metaphor for other things we want to do to improve our societies and schools. The easy adoption of the decolonizing discourse […] turns decolonization into a metaphor [which] makes possible a set of evasions, or « settler moves to innocence » that problematically attempt to reconcile settler guilt and complicity, and rescue settler futurity.

2012, p. 1; je souligne

Pour Tuck et Yang, les discussions qui entourent la décolonisation doivent inévitablement s’avérer unsettling, c’est-à-dire « déstabilisantes » ou encore « perturbantes ». Puisque la vraie décolonisation doit nécessairement se conjuguer à une décolonisation physique des territoires, elle force la société coloniale à envisager la précarité de son avenir et à en comprendre les raisons. Cette définition s’adresse également aux critiques postcoloniales dont l’approche ne parvient pas, à l’heure actuelle, à reconnaître les particularités du phénomène de colonialisme d’implantation[3], où la société coloniale accapare le territoire convoité pour en faire son lieu de demeure, mais aussi une source de capital. Une telle violence s’apparente plus à une structure qu’à un événement (Wolfe, 1999, p. 3) ; elle se déploie et se réitère tous les jours lorsque la société coloniale exclut, en les qualifiant de prémodernes et de dépassés, les rapports épistémologiques, ontologiques et cosmologiques que les peuples autochtones entretiennent avec le territoire, les savoirs et les langues (Tuck et Yang, 2012, p. 5).

Les recherches en méthodologie décoloniale se multiplient de nos jours dans le domaine des Études autochtones, et certaines peuvent être mises à profit en traductologie. L’ouvrage Elements of Indigenous Style: A Guide for Writing By and About Indigenous Peoples (2018) de Gregory Younging (Cri) se révèle d’une grande utilité en ce qui a trait au style d’écriture d’auteurs autochtones ainsi qu’aux questions relatives aux meilleures façons de collaborer avec les Premiers Peuples, par exemple, quand et comment aller s’enquérir auprès d’aînés et comment protéger les traditions orales et les savoirs traditionnels. L’ouvrage, à la fois prescriptif et comparable au Chicago Manual of Style, et qui sera certainement réédité au fil des ans, comprend des études de cas où les meilleures pratiques sont employées, notamment le cas de l’édition d’un roman de Lee Maracle (Sto:lo) et le travail de collaboration entre Deanna Reder (Cri-Métis) et Sophie McCall.

Des postulats traductologiques à désamorcer

Si de nombreux penseurs ont déjà établi le lien qui unit la langue à l’empire, il reste à étudier comment la traduction fait office d’outil idéologique et à révéler les présupposés véhiculés par une telle vision de la traduction. Plus impératif encore, il importe d’imaginer à quoi pourraient ressembler les sciences humaines, y compris la traductologie, avec l’apport des humanités autochtones. Le rôle des agents et agentes de traduction dans la création et l’implantation d’empires ayant déjà été étudiés, il incombe maintenant de se défaire de ce que Marie Battiste (Mi’kmaw) appelle « l’impérialisme cognitif » (2016, p. 2-3), imposé par le modèle occidental du savoir.

La pédagogue Marie Battiste propose d’allier les formes de savoir de diverses traditions autochtones aux traditions européennes tout en soulignant leurs distinctions. Elle travaille depuis des dizaines d’années à élaborer une méthodologie mi’kmaq transsystémique au sein des humanités. De son côté, Tymoczko invite les traductologues à étudier et à intégrer les concepts qui sous-tendent les pratiques traductives non occidentales, car ceux-ci, en plus d’élargir les théories contemporaines, permettent de déceler les biais théoriques et les postulats de la pratique « occidentale » de la traduction et, ainsi, de les dépasser (2003, p. 2). Ces suppositions de la traduction « occidentale » s’articulent entre autres dans le rapport entre les langues coloniales et les langues autochtones, et c’est en les analysant qu’il est possible pour la pratique traductive contemporaine de renverser ses a priori et d’être mise à profit dans les projets de décolonisation. De ce fait, la traduction, malgré son histoire, n’est pas vouée à jouer le rôle de l’empire.

Postulat 1 : le monolinguisme et le bilinguisme d’État

La norme du monolinguisme en traduction renvoie à la notion selon laquelle l’identité nationale est homogène et liée aux frontières des États-nations. Dans le cas du Canada, on parle plutôt d’un bilinguisme officiel d’État, mais celui-ci tend tout de même à suivre des lignes de partage de langue liée à l’identité entre un Québec majoritairement francophone et d’autres provinces à dominance anglophone, malgré la présence de minorités linguistiques. Néanmoins, les zones linguistiques et culturelles des divers Premiers Peuples ne correspondent nullement aux frontières des États modernes. Seulement au Canada, on retrouve plus de 70 langues autochtones réparties en 10 familles linguistiques. Les aires d’influences culturelles de nombreuses d’entre elles, comme le nehiyawewin (cri des plaines) et le kanien’kéha (mohawk), traversent les frontières et même les continents, notamment dans le cas de l’inuktitut (Coronel-Molinas et McCarty, 2016, p. 76). Derrière la volonté de monolinguisme des États-nations se cache un riche substrat de langues diverses, tant migrantes, régionales, dialectales qu’autochtones, qui, dans le dernier cas, sont présentes depuis des temps immémoriaux et ne se retrouvent nulle part ailleurs au monde.

La déconstruction de ce premier postulat suscite diverses questions sur la traduction, telles que sa fonction dans un contexte plurilingue. La traduction n’est pas que médiation culturelle ; Tymoczko nous fait prendre conscience que, dans les contextes pluriculturels et plurilingues, la traduction permet de forger un rapport avec une culture marginalisée, plutôt que de l’occulter en la médiatisant dans une autre langue. Par exemple, les mouvements de revitalisation des langues autochtones au sein de diverses communautés font usage de la traduction, utilisant une langue coloniale, l’anglais ou le français, pour enseigner des langues autochtones, qui, elles, permettent d’appréhender des formes de savoirs traditionnels. La traduction joue donc un rôle prépondérant dans deux domaines de la résurgence culturelle autochtone : 1) la diffusion des arts autochtones tels les littératures, le théâtre et les arts visuels, où se manifestent de façon marquée le lien entre la langue et la culture ; 2) la revitalisation des langues autochtones, qui exige une forme de traduction dans l’apprentissage des langues et des savoirs.

Le rôle de la traduction pour contrer le monolinguisme des États-nations ancre la pratique dans le contexte politique actuel, où un important écart existe entre le discours gouvernemental d’appui aux programmes de revitalisation des langues autochtones et leur financement concret[4]. Malgré les recommandations de valorisation des langues et des cultures autochtones de la Commission Vérité et réconciliation (CVR) et la reconnaissance officielle, mais symbolique, des gouvernements pour les droits coutumiers autochtones, les langues dans lesquelles ces droits sont articulés et véhiculés ne sont pas reconnues officiellement[5]. C’est ce que Montréal Autochtone, un organisme qui travaille à la revitalisation des langues autochtones, souligne dans son mémoire sur le financement des projets de revitalisation, en citant la chercheuse Naiomi Metallic (Mi'kmaw) :

[La survie des langues autochtones est] subordonnée aux connaissances traditionnelles, aux territoires traditionnels (y compris leurs ressources et leur gestion), à l’identité collective (liée notamment à la culture et aux formes traditionnelles d’organisation publique), à la revitalisation des droits autochtones coutumiers ainsi qu’à l’identité des personnes et au bien-être spirituel des Autochtones.

2014, p. 901

L’argument de Metallic en faveur de la revitalisation des langues autochtones s’inscrit dans un objectif politique plus global de décolonisation des territoires et des savoirs. Du même souffle, les arts autochtones expriment précisément cet objectif de résurgence totale. Le théâtre autochtone, par exemple, tente depuis les années 1980 d’opérer un changement de paradigme au sein de la société dans son ensemble, « en favorisant une transformation politique, sociale et plus largement symbolique des identités autochtones, bafouées dans leur mémoire et, pour la plupart encore, interdites d’avenir » (Paré, 2013, paragr. 14). Comme le note Dalie Giroux, depuis les trente dernières années, les leaders autochtones ont visé un bouleversement fondamental touchant tous les volets de la vie personnelle et collective (2008, p. 32). C’est pourquoi on a cherché à penser le théâtre et les littératures autochtones sans recourir aux théories anthropologiques et littéraires issues de la tradition occidentale. L’usage des langues des Premiers Peuples au théâtre – avec ou sans recours à la traduction – s’explique, selon Heather Macfarlane, par la volonté de faire de la langue un outil de résistance politique et pour rendre l’expression à la fois plus facile et plus puissante (2010, p. 98).

La traduction vers le français de la pièce de théâtre Where the Blood Mixes de Kevin Loring (N'lakap'mux), récompensée d’un Prix littéraire du Gouverneur général en 2009, est un exemple particulièrement puissant de traduction hors-norme. La pièce de Loring, située de sa communauté de Kumsheen en Colombie-Britannique, a été présentée par les Productions Menuentakuan sous le titre Là où le sang se mêle (2018). Traduite par Charles Bender (Wendat), la pièce en français met en scène des langues autochtones régionales, dont le kanien’kéha et l’innu, plutôt que les langues utilisées dans la version anglaise. Puisque la pièce traite des effets des pensionnats autochtones, cette adaptation langagière force à réfléchir aux conséquences humaines des pensionnats autochtones au niveau local. L’usage d’un français régional rappelle les tradaptations de Michel Garneau (Hellot, 2009, p. 86), et c’est en discutant avec les comédiens et comédiennes à la suite de la représentation que le public peut poser des questions sur les enjeux abordés et sur les répliques et cérémonies non traduites.

Postulat 2 : la traduction se limite aux textes écrits

Tymoczko identifie un deuxième postulat de la traduction « occidentale » selon lequel la traduction se limite aux textes écrits (2003, p. 6). De ce présupposé procède la notion, encore actuelle, que l’écriture contribue à la « conservation » des cultures autochtones, malgré le lien historique qui lie la traduction à l’appropriation et à la transformation des récits selon les goûts du public dominant. Les exemples sont nombreux.

Philippe Cardinal relate l’épisode du poète Robert Bringhurst, qui a reçu son lot de critiques en 1999 à la suite de la publication du premier tome de récits fondateurs haïdas qu’il a traduits (Cardinal, 2014, p. 271-287). La traduction anglaise de ces poèmes en langue haïda est le fruit d’une trouvaille que Bringhurst a faite de notes ethnologiques des récits d’aînés haïdas dans un musée. Des membres de la communauté haïda l’ont critiqué pour avoir publié ces histoires sans leur permission ou leur consultation. Mais ceci n’a pas empêché Bringhust de récolter les éloges et de publier deux tomes subséquents. Bringhust estime avoir contribué à la diffusion de ces poèmes épiques pour les inclure dans le canon littéraire. Selon lui, son travail n’était pas de l’appropriation culturelle. Pourtant, l’article 31 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007) est clair à ce sujet[6]. Dans une entrevue accordée en 2002 à Terry Galvin pour la revue BC Studies, Bringhust a rétorqué ceci à ses détracteurs :

What is at work here is something rather more troubling. It has been the fate of almost all of North America’s aboriginal literature to remain hidden away in obscure monographs and in unpublished field notes. Instead of being read side by side with the works of Herodotus, aboriginal literature is largely ignored.

Galvin, 2003, n. p.

Mais Bringhurst n’arrive pas à s’expliquer pourquoi cela est le cas, en supposant que les peuples autochtones veulent que des ethnologues, des linguistes ou des traducteurs mettent leurs récits par écrit. À quoi aurait ressemblé le travail de Bringhurst s’il avait fait usage d’une méthodologie décolonisante ? Plutôt que s’approvisionner de sources d’un musée, Bringhurst n’aurait-il dû consulter la communauté haïda pour demander l’avis des membres quant au bien-fondé de la traduction et de la publication de leurs récits ? Comme l’explique la penseuse nishnaabeg Leanne Simpson, il existe une éthique aux récits autochtones : par exemple, certains sont racontés seulement par des aînés ou lors de cérémonies, et d’autres ne sont pas largement diffusés (2011, p. 35). Le cas soulevé ne peut recevoir une réponse définitive et généralisable, mais il appelle les traducteurs et les traductrices à reconnaître les enjeux politiques et sociaux qu’il soulève. Les controverses entourant les récents projets de mise en scène de Robert Lepage, Kanata et SLĀV en 2018, font écho au cas de Bringhurst, en raison des débats publics que ceux-ci ont suscités, à savoir qui sont les personnes les mieux placées pour mettre en scène des récits d’oppression (Radio-Canada, 2019).

À l’idée que l’écrit puisse sauver des cultures d’une disparition inévitable, Patricia Monture-Angus (Kanien’kehá:ka) propose pour sa part un autre point de vue :

It is probably fortunate for Aboriginal people today that so many of our histories are oral histories. Information that was kept in people’s heads was not available to Europeans, could not be changed and moulded into pictures of “savagery” and “paganism.”

1995, p. 11

Pour Monture-Angus, si les récits et leurs enseignements ont survécu jusqu’ici à l’assaut colonial, ce n’est pas grâce aux Européens et à leur volonté de transcrire les savoirs oraux, mais précisément parce que les membres des communautés se sont assurés que ces éléments culturels soient transmis aux leurs, loin des regards inquisiteurs, à l’abri de la scopophilie évoquée par David Garneau, qui caractérise trop souvent l’attitude coloniale. Dans le contexte historique de politiques gouvernementales qui ont imposé l’interdiction des cérémonies et l’expression en langues autochtones dans les pensionnats aux XIXe et XXe siècles, c’est la tradition orale, c’est-à-dire l’interprétation et la performance de récits, qui s’est avérée garante de la conservation des cultures, non pas la transcription de ces traditions par les ethnologues.

Postulat 3 : la catégorisation des types de textes

Le troisième constat de Tymoczko découle du peu d’importance que la traduction accorde à l’oralité. Dans le domaine des études littéraires, par exemple, une hiérarchie entre les catégories de l’écriture et de l’oralité s’est développée pour justifier la supériorité des cultures européennes écrites. Toutefois, les arts oratoires et l’interprétation sont des pratiques plus répandues que l’écriture à travers l’espace-temps (Tymoczko, 2003, p. 4). S’ouvrir aux possibilités de ce que constitue la traduction au-delà des textes écrits en s’intéressant à l’interprétation permet d’entrevoir différentes catégorisations de textes et de structures sémiotiques. Par exemple, Patricia Monture-Angus explique le rôle du gus-wen-qah (le wampum à trois rangs) qui est complexe, même s’il peut, à première vue, paraître visuellement simple. Elle écrit dans Journeying Forward :

Ce n’est pas par hasard que nous consignions nos lois, nos accords et nos traités à l’aide de coquilles ; et, ce n’est pas parce que nous sommes des peuples inférieurs. Je ne crois pas que le fait de tout écrire est une idée particulièrement évoluée ou encore la preuve d’une grande civilisation. Ce n’est pas ainsi que je vois les choses. Lorsqu’on écrit tout, on a plus tendance à oublier, puisqu’on présume que le papier nous tiendra lieu de mémoire. Les écrits sont facilement détruits, ne serait-ce que par le feu. Mais, si on jette une ceinture wampum dans le feu, les coquilles seront toujours là une fois que les cendres auront refroidi. Si vous avez appris ce que vous deviez apprendre, vous pourrez reconstituer la ceinture wampum. C’est là le niveau de connaissance de la Loi que tous les Mohawks sont responsables d’atteindre.

Monture-Angus, 1999, p. 17 ; ma trad.

La structure sémiotique du wampum constitue un exemple de ce que certains penseurs nomment la « littérature symbolique » ; or, on peut aisément délaisser le qualificatif et catégoriser ce texte simplement comme de la littérature. La particularité de ce type de texte réside dans son exigence d’une performance orale pour en faire l’interprétation, c’est-à-dire une traduction. La traduction de cette forme littéraire se voit invariablement actualisée à chaque performance du récit qui s’ancre dans l’histoire anticoloniale des traités et, plus largement, dans la pensée politique des Haudenosaunee.

Le litige juridique de Delgamuukw représente un autre exemple de traduction dans le cadre duquel des membres de la communauté haïda ont performé des récits fondateurs à la cour afin de réclamer leurs droits territoriaux (McCall, 2014, p. 430-443). Ces exemples permettent de considérer les différents noeuds de relations que l’oralité entretient avec diverses formes littéraires. En retour, ils déconstruisent de nombreux a priori, que ce soit l’existence d’un original ou l’idée voulant que la traduction ne puisse être qu’une pâle copie de son original. Dans ces cas, la traduction a pour rôle de rendre une interprétation contextualisée et créative d’enseignements ancestraux et collectifs.

Postulat 4 : la traduction professionnelle

Une des façons d’aborder les rapports politiques de colonisation dans la traduction consiste à se poser des questions sur la situation des agents de traduction (Tymoczko, 2003, p. 8). À partir de quels textes, littéraires, symboliques ou oraux, doivent-ils travailler ? Dans quelles langues opèrent-ils ? Dans quels contextes de travail se trouvent-ils ? Quelles sont les conceptions de la traduction qui sont à l’oeuvre ? L’étude de ces questions à partir d’exemples de traduction des Premiers Peuples révèle la nécessité d’élargir les définitions de la traduction, de ses fonctions et de ses contextes. En retour, admettre un plus large éventail de définitions de la traduction et de ceux et celles qui la pratiquent désamorce certains postulats traductifs qui nous cantonnent trop souvent à des visions étriquées de la traduction. À titre d’exemple, l’historien, anthropologue, commissaire et écrivain wendat Louis-Karl Picard-Sioui (2011) a coécrit avec le critique d’art, commissaire et performeur Guy Sioui Durand le texte de l’exposition La Loi sur les Indiens revisitée. La performance a réuni plusieurs artistes ; Picard-Sioui assurait, pour sa part, le rôle de surintendant. Au cours de l’exposition, Sioui déploie une violence physique – théâtrale, certes, mais fort troublante – en simulant de battre un acteur captif, pour ainsi dire, d’exemplaires du texte de loi collés sur son corps. La traduction de la violence de ce texte qui date de 1876 passe ici par une interprétation contemporaine des conséquences d’un texte historique, l’usage d’armes à feu, afin de détruire le texte ainsi que la performance orale.

L’étude des processus de traduction entre les langues autochtones et les langues coloniales révèle des caractéristiques propres aux langues et littératures minoritaires. Comme le remarque la traductologue Hélène Buzelin,

[…] il est à noter que les textes en question font parfois, voire souvent, l’objet de projets de traduction collectifs rassemblant des lecteurs provenant d’horizons divers et donc susceptibles de porter, sur le texte à traduire, des regards différents. Qu’ils soient ou non motivés par la complexité linguistique et culturelle des textes, ces projets instaurent d’emblée une rupture avec les modèles associant la traduction à un processus individuel et binaire allant de l’étranger vers le domestique.

2004, p. 738

La traduction professionnelle est une exigence qui sied mal lorsqu’on parle de langues autochtones, en raison des tentatives d’élimination étatiques et de leur absence dans les disciplines. La première fiction en langue atikamekw, Avant les rues (2016), réalisée par Chloé Leriche, propose une méthode intéressante de traduction non professionnelle. Le scénario en français de Leriche a été traduit en langue atikamekw par les comédiens et comédiennes qui ont travaillé sur les répliques de leur personnage pour ensuite discuter des choix de traduction collectivement. Par la suite, une linguiste spécialisée en langue atikamekw a pris en charge le sous-titrage en français (Chagnon, 2016).

De tels exemples offrent des pratiques et des définitions de la traduction qui s’inscrivent dans des épistémologies plus larges auxquelles les traducteurs et traductrices méritent de s’attarder, ne serait-ce que pour admettre la non-universalité des notions convenues de la discipline et pour développer une sensibilité face aux enjeux politiques que soulèvent ces formes de traduction.

Postulat 5 : les modalités d’interfaces culturelles non linguistiques

Une dernière façon de décloisonner la traduction consiste à considérer plusieurs modalités d’interface culturelle telles que définies par Tymoczko : le transfert (le déplacement de matériel culturel d’un contexte culturel à un autre), la représentation (avec l’illustration du pouvoir et de la représentation) et la transculturation (la transmission de caractéristiques culturelles d’un groupe à un autre) (2003, p. 22-23). À l’occasion des célébrations du 375e anniversaire de la Ville de Montréal, l’organisme Montréal Autochtone a entamé un projet de consultation auprès de la communauté urbaine autochtone en matière de logement. De cette consultation s’est dégagé le constat que Montréal, malgré son intention de devenir la métropole de la réconciliation (avec son nouveau drapeau, ses nouvelles armoiries et ses discours de reconnaissance territoriale), ne fait pas suffisamment valoir son héritage autochtone ou la communauté urbaine autochtone de 35 000 habitants. Dans le cadre du Sommet mondial du design 2017, l’organisme a présenté une exposition sur le design autochtone d’ici et d’ailleurs, qui avait pour objectif de promouvoir la présence des cultures autochtones dans l’espace public de la ville. L’organisme propose divers projets pour Montréal, comme des logements sociaux, un lieu de rassemblement extérieur et un projet de sculptures en forme de bâtons de parole géants à la Place d’Armes de Montréal pour « répondre » au discours colonial, représenté par la statue de Sieur de Maisonneuve. Comme nous pouvons le constater, outre les ressources linguistiques qui sont à l’oeuvre dans ces exemples de modification d’interfaces culturelles, une approche sémiotique permet d’élargir ce que l’on conçoit comme étant de la traduction. Les projets d’architecture, de design et d’art de rue autochtones font également état de la possibilité de traduire des systèmes de signes par le biais de diverses ressources sémiotiques (langue, image, son) pour déceler de multiples couches de présences culturelles et de discours au sein d’une même ville.

Quels espoirs pour la décolonisation de la discipline ?

Quelles sont les conséquences de la déconstruction des postulats traductologiques « occidentaux » par l’entremise des langues autochtones ? D’abord, une mise en garde de Tymoczko : l’approche postcoloniale en traductologie peut mener à la création d’une nouvelle sorte d’orientalisme. Il importe dès lors de réfléchir aux risques que comporte l’approche postcoloniale de réinscrire les cultures marginalisées dans une nouvelle archive impériale. Toutefois, ces débats appellent les universitaires à se questionner sur la capacité collective de transformer les humanités en disciplines plus flexibles et inclusives, ce qui mènerait à des changements politiques plus larges, voire à une décolonisation physique des territoires.

Puisque la traduction n’est jamais neutre, le danger de lui conférer un caractère encore plus hégémonique persiste. De fait, de nombreux écrits en approche postcoloniale rédigés uniquement en anglais font état de ce risque. La chercheuse Linda Tuhiwai Smith (Maori) (2012) aborde la méthodologie de décolonisation en appelant les universitaires à porter une attention particulière à la façon de s’engager dans le discours postcolonial. Selon elle, ce type de recherche représente un moyen souvent facile pour les intellectuels occidentaux de réinscrire leur pouvoir de définir le monde en raison de leur éducation limitée en matière de savoirs non occidentaux. Cela ne veut pas dire que les recherches venant d’allochtones ne sont jamais bien reçues, seulement que les habitudes et les savoirs convenus doivent être remis en question. Concrètement, Tuhiwai Smith propose aux chercheurs et chercheuses d’éviter ces pièges en articulant clairement les conséquences possibles des enjeux de la recherche.

Dans une perspective résolument tournée vers l’avenir, la pédagogue Marie Battiste envisage l’intégration plus généralisée dans toutes les disciplines de diverses traditions de pensée, qu’elles soient mi’kmaq ou innu, par exemple, tout en soulignant leurs différences. Une telle intégration, qui doit immanquablement se faire avec les détenteurs de savoirs des diverses communautés et éviter de se limiter à des universitaires, ne sert pas seulement à critiquer les formes de pensée et les catégories disciplinaires occidentales, mais aussi à déstabiliser les conceptions eurocentriques qui constituent les sciences humaines. Pour ce faire, Battiste propose une méthodologie qui traverse les disciplines afin d’appréhender des visions du monde qui se structurent à la fois par les langues, les récits, les histoires, les cultures visuelles et la pensée politique. Heureusement, cette approche qui tente de dépasser la binarité occident/non occident s’arrime particulièrement bien aux tendances de la traductologie à puiser dans une diversité de disciplines. Les prochaines années seront déterminantes pour repenser les catégories universitaires au vu des pratiques de décolonisation, et tout porte à croire que la traductologie pourra avancer dans ces pistes de réflexion.